Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 017

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Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 80-86).


XVII

Considérations sur le trapèze


… Marcella m’aima durant quinze mois et onze contos de reis ; rien de plus, rien de moins. Mon père, dès qu’il eut vent des onze contos, prit la chose au tragique : il trouva que l’aventure dépassait de beaucoup les limites d’un simple caprice de jeune homme.

— Cette fois, dit-il, tu vas me faire le plaisir de filer en Europe pour suivre les cours d’une université, probablement celle de Coimbra. Je veux faire de toi un homme sérieux, et non un muscadin et un voleur. Voleur ! oui, répéta-t-il en voyant mon geste de protestation ; quel autre nom donner à un fils qui se conduit comme toi ?…

Ce disant, il tira de sa poche mes divers billets qu’il avait rachetés, et me les mit sous le nez.

— Vois-tu, freluquet ! Est-ce ainsi qu’on doit respecter l’honneur des siens ? Crois-tu que moi et ceux qui m’ont précédé nous avons gagné notre fortune dans les tavernes ou à courir les rues ? Libertin ! cette fois tu prendras le droit chemin, ou je te déshérite.

Sa fureur était courte et pondérée. Je l’écoutai en silence, et je ne fis point, comme en d’autres circonstances précédentes, d’objections à l’ordre de départ. Je ruminais d’emmener Marcella avec moi. J’allai la trouver, je lui en fis la proposition. Marcella m’écouta, les yeux en l’air, sans répondre. Comme j’insistais, elle me déclara qu’elle ne pouvait aller en Europe.

— Et pourquoi pas ?

— Je ne puis, me dit-elle d’un air dolent, je ne puis aller respirer l’air de ces rivages, qui me rappellent la mémoire de mon pauvre père, victime de Napoléon…

— Lequel des deux : le jardinier ou l’avocat ?

Marcella fronça le sourcil. Elle chantonna une séguédille, se plaignit de la chaleur, et demanda un verre de sirop. La femme de chambre l’apporta sur un plat d’argent qui faisait partie de mes onze contos. Marcella m’offrit poliment le rafraîchissement. Pour toute réponse je fis sauter d’un revers de main le verre et le plateau. Elle reçut le liquide sur son corsage ; la négresse hurla et je lui ordonnai de s’en aller au plus vite. Demeuré seul avec Marcella, je laissai déborder tout le désespoir de mon âme. Je lui dis qu’elle était un monstre, que jamais elle ne m’avait aimé, qu’elle m’avait laissé commettre des folies, sans même avoir l’excuse de la sincérité. Je l’accablai d’injures que j’accompagnais de gestes violents. Marcella demeurait assise, mâchonnant le bout de ses doigts, froide comme un morceau de marbre. J’avais envie de l’étrangler, de l’humilier tout au moins, en la subjuguant sous mes pieds. J’allais peut-être le faire, mais mon impétuosité changea de forme : ce fut moi qui me jetai à ses pieds, contrit et suppliant. Je la couvris de baisers, je lui rappelai les quinze mois de notre félicité, je lui répétai les tendres paroles des meilleurs jours, et je lui serrai les mains, assis sur le plancher, la tête entre ses genoux. Palpitant, égaré, je la suppliai, en pleurant, de ne point m’abandonner… Marcella me regarda pendant quelques instants quand j’eus fini de parler, puis elle m’écarta doucement, avec un geste d’ennui.

— Laisse-moi tranquille, me dit-elle.

Elle se leva, secoua ses vêtements encore tout mouillés, et se dirigea vers sa chambre.

— Non ! m’écriai-je, tu n’entreras pas… je te le défends !… J’allais porter la main sur elle. Trop tard ; elle était entrée et s’était enfermée à double tour.

Je sortis désespéré. Pendant deux mortelles heures, j’errai au hasard dans les quartiers excentriques et déserts, où j’étais certain de ne rencontrer aucune personne de connaissance. Je mâchonnais mon désespoir avec une avidité morbide. J’évoquais les heures, les jours, les instants de délire, et tantôt je me plaisais à les croire éternels, et à supposer qu’ils survivraient à mon cauchemar passager, tantôt, me mentant à moi-même, je les rejetais loin de moi comme un fardeau inutile. Alors j’aurais voulu m’embarquer tout de suite, couper ma vie en deux morceaux et je me délectais à l’idée que Marcella, avertie de mon départ, serait pénétrée de regrets et de remords. Je me persuadais que, m’ayant aimé follement, elle éprouverait quelque chose, une tristesse quelconque, comme lorsqu’elle pensait au sous-lieutenant Duarte. Cette réminiscence m’emplit alors de jalousie. La nature tout entière me criait qu’il fallait emmener Marcella avec moi.

— Il le faut… il le faut… disais-je en montrant le poing à l’espace.

Soudain une idée géniale… Ah ! trapèze de mes péchés, trapèze des conceptions folles ! mon idée se mit à y faire des cabrioles comme plus tard celle de l’emplâtre (chap. ii). Il fallait fasciner Marcella, l’éblouir, l’entraîner. Et je découvris un moyen beaucoup plus convaincant que les supplications. Je ne considérai point les conséquences possibles. Je fis de nouveaux billets ; je me rendis rue dos Ourives, j’achetai le plus joli bijou en montre, trois diamants énormes, enchâssés dans un peigne d’ivoire ; et je courus chez Marcella.

Elle était couchée sur un hamac, dans une attitude amollie, la jambe pendante, montrant le petit pied chaussé de soie, les cheveux épars, le regard tranquille et somnolent.

— Tu m’accompagnes, dis-je. J’ai trouvé de l’argent, beaucoup d’argent ; tu auras tout ce que tu désireras. Tiens, prends.

Et je lui montrai le peigne avec ses diamants. Marcella tressaillit, dressa son buste, s’appuya sur le coude, et considéra le peigne pendant un instant très court. Puis elle détourna les regards. Elle s’était reprise. Alors je saisis ses cheveux, je les tordis, je les nouai à la hâte, j’improvisai une coiffure, et je couronnai mon œuvre du peigne aux diamants. Je reculai, je m’approchai de nouveau, retouchant les tresses, les abaissant ou les relevant, cherchant à établir quelque symétrie dans ce désordre. Et j’apportais à ces minuties une tendresse de mère.

— Voilà, dis-je enfin.

— Quel fou ! s’écria-t-elle.

Ce fut sa première réponse. La seconde consista à m’attirer, à me payer de mon sacrifice par un baiser, le plus ardent de tous. Ensuite elle prit le peigne, en admira la matière et le travail, me regardant de temps à autre, en secouant la tête d’un air de reproche.

— A-t-on jamais vu !… disait-elle.

— Viendras-tu ?

Elle réfléchit un instant. L’expression de ses regards ne me plut guère, qui allaient de moi au mur et du mur au bijou. Mais cette mauvaise impression se dissipa quand elle m’eut répondu résolument :

— J’irai. Quand pars-tu ?

— D’ici deux ou trois jours.

— C’est bon.

Je la remerciai à genoux. J’avais retrouvé ma Marcella des premiers jours. Je le lui dis. Elle sourit, et elle alla garder le bijou, tandis que je descendais l’escalier.