Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 025

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Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 117-121).


XXV

À la Tijuca


Mais ne voilà-t-il pas que j’allais glisser à l’emphase !… Soyons simple, comme l’était la vie que je menai à la Tijuca pendant les premières semaines qui suivirent la mort de ma mère.

Le septième jour, aussitôt après le service funèbre, je pris un fusil, quelques livres, des vêtements, des cigares, mon domestique mulâtre, nommé Prudencio, — le Prudencio du chapitre xi, — et j’allai m’enterrer dans une vieille propriété que nous possédions. Mon père fit tout son possible pour me détourner de ma résolution ; mais je sentais qu’il était au-dessus de mes forces de lui obéir. Sabine eût désiré que j’habitasse quelque temps avec elle : deux semaines pour le moins. Mon cousin voulait à toute force m’emmener. Un brave garçon, ce Cotrim : de prodigue, il était devenu circonspect. Il faisait alors le commerce des produits alimentaires, et travaillait avec ardeur du matin au soir, sans perdre un moment. Le soir, assis devant sa fenêtre, il caressait ses favoris sans penser à rien. Il aimait sa femme et son fils, qui mourut quelques années plus tard. On le disait avare.

Je refusai toutes les propositions, tant je me sentais abattu. Ce fut alors, je crois, que commença à s’épanouir en moi la fleur jaune de l’hypocondrie, solitaire et morbide, d’un si subtil et si enivrant parfum. « Qu’il est bon d’être triste et de ne rien dire ! » Quand je tombai sur cette phrase de Shakespeare, j’avoue qu’elle trouva en moi un écho délicieux. Je me rappelle que j’étais assis sous un dattier, le livre du poète ouvert sur mes genoux, l’esprit attriste plus encore que le visage. J’avais l’air d’une poule triste. Je serrais dans mon sein ma douleur taciturne, et j’éprouvais une sensation unique qu’on pourrait appeler la volupté de l’ennui. La volupté de l’ennui : retenez cette expression, lecteur, méditez-la, et si vous ne parvenez à la comprendre, c’est que vous ignorez une des sensations les plus subtiles de ce monde et de notre temps.

Je chassais de temps à autre, ou bien je dormais, ou bien je lisais ; je lisais beaucoup. Parfois encore je restais à ne rien faire, passant d’une idée à une autre, laissant mon imagination vagabonder comme un papillon qui flâne ou qui a faim. Les heures tombaient, une à une, le soleil déclinait, les ombres de la nuit voilaient la montagne et la cité. Personne ne venait me rendre visite : j’avais expressément recommandé qu’on me laissât à moi-même. Un jours, deux jours, une semaine entière passa de la sorte. Cette quiétude devait être suffisante pour me lasser de la Tijuca, et me rendre à mon agitation habituelle. Au bout de sept jours, j’étais parfaitement saturé de solitude. Ma douleur s’apaisait. Mon fusil, mes livres, le spectacle des arbres et du ciel ne me suffisaient plus. La jeunesse bouillait en moi : je voulais vivre. Je fourrai dans ma malle le problème de la vie et de la mort, les hypocondries du poète, mes chemises, mes méditations, mes cravates, et j’allais la fermer, quand le mulâtre Prudencio me dit qu’une personne de ma connaissance demeurait depuis la veille dans la maison violette située à deux cents pas de la nôtre.

— Qui donc ?

— Peut-être Monsieur ne se rappelle-t-il plus de Dona Eusebia…

— Je me rappelle… C’est elle ?

— Elle et sa fille. Elles sont arrivées hier matin.

L’épisode de 1814 se présenta aussitôt à ma mémoire, et je me sentis embarrassé. Les événements m’avaient donné raison. Oui, vraiment, il avait été impossible d’éviter que les amours de Villaça et de la sœur du sergent-major n’allassent jusqu’aux dernières conséquences. Même avant mon départ, on parlait vaguement de la naissance d’une fille. Mon oncle Jean m’écrivait dans la suite que Villaça, en mourant, avait laissé un legs important à Dona Eusebia, et qu’on avait pas mal glosé à ce sujet dans le quartier. L’oncle Jean, friand de scandale, ne me parla que de cette aventure dans une de ses lettres, longue de plusieurs pages. Oui, les événements m’avaient donné raison. Quoi qu’il en pût être, 1814 était loin, et avait emporté ma gaminerie, Villaça et le baiser du massif. Du reste, il n’existait aucune intimité entre moi et Dona Eusebia. Cette réflexion faite, j’achevai de fermer ma malle.

— Monsieur n’ira pas rendre visite à Dona Eusebia ? me demanda Prudencio. C’est elle qui a enseveli le corps de ma défunte maîtresse.

Je me rappelai l’avoir vue parmi d’autres dames, au moment de la mort et au moment de l’enterrement. J’ignorais d’ailleurs qu’elle eût rendu à ma mère ce suprême devoir. La remarque du mulâtre était juste. Je lui devais une visite. Je résolus de m’en acquitter immédiatement et je descendis aussitôt.