Mémoires (Vidocq)/Chapitre 29

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Tenon (Tome IIp. 392-419).


CHAPITRE XXIX.


Les officiers de paix envoyés à la poursuite d’un voleur célèbre. — Ils ne parviennent pas à le découvrir. — Grande colère de l’un d’entre eux. — Je promets de nouvelles étrennes au préfet. — Les rideaux jaunes et la bossue. — Je suis un bon bourgeois. — Un commissionnaire me fait aller. — La caisse de la préfecture de police. — Me voici charbonnier. — Les terreurs d’un marchand de vin et de madame son épouse. — Le petit Normand qui pleure. — Le danger de donner de l’eau de Cologne. — Enlèvement de mademoiselle Tonneau. — Une perquisition. — Le voleur me prend pour son compère. — Inutilité des serrures. — Le saut par la croisée. — La glissade, et les coutures rompues.


On a vu quels désagréments m’a causés l’infidélité d’un agent ; je savais depuis longtemps qu’il n’est de secret bien gardé que celui qu’on ne confie pas ; mais la triste expérience qu’il m’avait fallu faire me convainquit de plus en plus de la nécessité d’opérer seul toutes les fois que je le pourrais, et c’est ce que je fis, ainsi qu’on va le voir, dans une occasion très importante.

Après avoir subi plusieurs condamnations, deux évadés des îles, les nommés Goreau et Florentin, dit Chatelain, dont j’ai déjà parlé, étaient détenus à Bicêtre comme voleurs incorrigibles. Las du séjour dans ces cabanons, où l’on est comme enterré vivant, ils firent parvenir à M. Henry une lettre dans laquelle ils offraient de fournir des indices, au moyen desquels il serait possible de se saisir de plusieurs de leurs camarades qui commettaient journellement des vols dans Paris. Le nommé Fossard, condamné à perpétuité, et plusieurs fois évadé des bagnes, était celui qu’ils désignaient comme le plus adroit de tous, en même temps qu’ils le représentaient comme le plus dangereux. « Il était, écrivaient-ils, d’une intrépidité sans égale, et il ne fallait l’aborder qu’avec des précautions, attendu que, toujours armé jusqu’aux dents, il avait formé la résolution de brûler la cervelle à l’agent de police qui serait assez hardi pour vouloir l’arrêter. »

Les chefs supérieurs de l’administration ne demandaient pas mieux que de délivrer la capitale d’un garnement pareil : leur première idée fut de m’employer à le découvrir ; mais les donneurs d’avis ayant fait observer à M. Henry que j’étais trop connu de Fossard et de sa concubine pour ne pas faire manquer une opération si délicate, dans le cas où l’on m’en chargerait, il fut décidé que l’on recourrait au ministère des officiers de paix. On mit donc à leur disposition les renseignements propres à les diriger dans leurs recherches ; mais, soit qu’ils ne fussent pas heureux, soit qu’ils ne se souciassent pas de rencontrer Fosard, qui était armé jusqu’aux dents, ce dernier continua ses exploits, et les nombreuses plaintes auxquelles son activité donna lieu, annoncèrent que, malgré leur zèle apparent, ces messieurs, suivant leur coutume, faisaient plus de bruit que de besogne. Il en résulta que le préfet, qui aimait que l’on fit plus de besogne que de bruit, les manda un jour, et leur adressa des reproches qui durent être assez sévères, à en juger par le mécontentement qu’en cette occasion ils ne purent s’empêcher de manifester.

On venait justement de leur laver la tête, lorsqu’il m’arriva, sur le marché Saint-Jean, de faire la rencontre de M. Yvrier, l’un d’entre eux : je le salue ; il vient à moi, et, presque bouffi de colère, il m’aborde en me disant : – Ah ! vous voilà, monsieur le grand faiseur, vous êtes la cause que nous venons de recevoir des réprimandes au sujet d’un nommé Fossard, forçat évadé que l’on prétend être à Paris. À entendre M. le préfet, on croirait que dans l’administration il n’est que vous qui soyez capable de quelque chose. Si Vidocq, nous a-t-il dit, eût été envoyé à sa poursuite, nul doute qu’il ne fût depuis longtemps arrêté. Allons, voyons, monsieur Vidocq, tâchez un peu de le trouver, vous qui êtes si adroit, prouvez que vous avez autant de malice que l’on vous en attribue.

M. Yvrier était un vieillard, et j’eus besoin de respecter son âge pour ne pas rétorquer avec humeur son impertinente apostrophe. Quoique je me sentisse piqué du ton d’aigreur qu’il prenait en me parlant, je ne me fâchai point, et me contentai de lui répondre que pour le moment je n’avais guère le loisir de m’occuper de Fossard ; que c’était une capture que je réservais pour le premier janvier, afin de l’offrir en étrennes à M. le préfet, comme l’année d’auparavant j’avais offert le fameux Delzève.

— Allez votre train, reprit M. Yvrier, irrité de ce persiflage, la suite nous montrera qui vous êtes : un présomptueux, un faiseur d’embarras. – Et il me quitta en murmurant entre ses dents quelques autres qualifications que je ne compris pas.

Après cette scène, j’allai au bureau de M. Henry, à qui je la racontai. – Ah ! ils sont courroucés, me dit-il en riant ; tant mieux ; c’est une preuve qu’ils reconnaissent votre habileté : ces messieurs, je le vois, ajouta M. Henry, sont comme les eunuques du sérail, parce qu’ils ne peuvent rien faire, ils ne veulent pas que les autres fassent. – Il me donna ensuite l’indication suivante :

Fossard demeure à Paris, dans une rue qui conduit de la halle au boulevard, c’est-à-dire à partir de la rue Comtesse-d’Artois jusqu’à la rue Poissonnière, en passant par la rue Montorgueil, et le Petit-Carreau ; on ignore à quel étage il habite ; mais on reconnaîtra les croisées de son appartement à des rideaux jaunes en soie, et à d’autres rideaux en mousseline brodée. Dans la même maison, reste une petite bossue, couturière de son état, et amie de la fille qui vit avec Fossard.

Le renseignement, ainsi qu’on le voit, n’était pas tellement précis que l’on pût aller droit au but.

Une femme bossue et des rideaux jaunes, avec accompagnement d’autres rideaux de mousseline brodée, n’étaient certes pas faciles à trouver sur un espace aussi vaste que celui que je devais explorer. Sans doute le concours de ces trois circonstances devait s’y présenter plus d’une fois. Combien de bossues, tant vieilles que jeunes, ne compte-t-on pas dans Paris ; et puis des rideaux jaunes, qui pourrait les nombrer ? En résumé, les données étaient assez vagues : cependant il fallait résoudre le problème. J’essayai si, à force de recherches, mon bon génie ne me ferait pas mettre le doigt sur le bon endroit.

Je ne savais pas par où commencer ; toutefois, comme je prévoyais que dans mes courses, c’était principalement à des femmes du peuple, c’est-à-dire à des commères, filles ou non, que j’allais avoir affaire, je fus bientôt fixé sur l’espèce de déguisement qu’il me convenait de prendre. Il était évident que j’avais besoin de l’air d’un monsieur bien respectable. En conséquence, au moyen de quelques rides factices, de la queue, du crêpé à frimas, de la grande canne à pomme d’or, du chapeau à trois cornes, des boucles, de la culotte et de l’habit à l’avenant, je me métamorphosai en un de ces bons bourgeois de soixante ans, que toutes les vieilles filles trouvent bien conservé : j’avais tout à fait l’aspect et la mise d’un de ces richards du Marais, dont la face rougeaude et engageante accuse l’aisance, et la velléité de faire le bonheur de quelque infortunée sur le retour. J’étais bien sûr que toutes les bossues auraient voulu de moi, et puis j’avais la mine d’un si brave homme, qu’il était impossible que l’on ne se fît pas scrupule de me tromper. Travesti de la sorte, je me mis à parcourir les rues, le nez en l’air, en prenant note de tous les rideaux de la couleur qui m’était signalée. J’étais si occupé de ce recensement, que je n’entendais ni ne voyais rien autour de moi. Si j’eusse été un peu moins cossu, on m’eût pris pour un métaphysicien, ou peut-être pour un poète qui cherche un hémistiche dans la région des cheminées : vingt fois je faillis être écrasé par des cabriolets ; de tous côtés j’entendais crier gare ! gare ! et en me retournant, je me trouvais sous la roue, ou bien encore j’embrassais un cheval ; quelquefois aussi, pendant que j’essuyais l’écume dont ma manche était couverte, un coup de fouet m’arrivait à la figure, ou, quand le cocher était moins brutal, c’étaient des gentillesses de la nature de celle-ci : Gare-toi donc, vieux sourdieau ! On alla même, je m’en souviens, jusqu’à m’appeler vieux lampion.

Ce n’était pas l’affaire d’un jour, que cette revue des rideaux jaunes ; j’en inscrivis plus de cent cinquante sur mon carnet, j’espère qu’il y avait du choix. Maintenant, n’avais-je pas travaillé, comme on dit, pour le roi de Prusse ? ne se pouvait-il pas que les rideaux derrière lesquels se cachait Fossard, eussent été envoyés chez le dégraisseur, et remplacés par des rideaux blancs, verts ou rouges ? n’importe, si le hasard pouvait m’être contraire, il pouvait aussi m’être favorable. Je pris donc courage, et quoiqu’il soit pénible pour un sexagénaire de monter et de descendre cent cinquante escaliers, c’est-à-dire de passer et de repasser devant environ sept cent cinquante étages ; de dévider plus de trente mille marches, ou deux fois la hauteur du Chimboraçao, comme je me sentais bonnes jambes et longue haleine, j’entrepris cette tâche, soutenu par un espoir du même genre que celui qui faisait voguer les Argonautes à la conquête de la Toison d’or. C’était ma bossue que je cherchais : dans ces ascensions, sur combien de carrés n’ai-je pas fait sentinelle pendant des heures entières, dans la persuasion que mon heureuse étoile me la montrerait ? L’héroïque don Quichotte n’était pas plus ardent à la poursuite de Dulcinée ; je frappais chez toutes les couturières, je les examinais toutes les unes après les autres : point de bossues, toutes étaient faites à ravir ; ou si, par cas fortuit, elles avaient une bosse, ce n’était point une déviation de la colonne vertébrale, mais l’une de ces exubérances qui peuvent se résoudre à la Maternité, ou partout ailleurs, sans le secours de l’orthopédie.

Plusieurs jours se passèrent ainsi, sans que je rencontrasse l’ombre de mon objet ; je faisais un métier d’enfer, tous les soirs j’étais échiné, et il fallait recommencer tous les matins. Encore si j’avais osé faire des questions, peut-être quelque âme charitable m’eût-elle mis sur la voie ; mais je craignais de me brûler à la chandelle : enfin, fatigué de ce manège, j’avisai un autre moyen.

J’avais remarqué que les bossues sont en général babillardes et curieuses ; presque toujours ce sont elles qui font les propos du quartier, et quand elles ne les font pas, elles les enregistrent pour les besoins de la médisance ; rien ne doit se passer qu’elles n’en soient averties. Partant de cette donnée, je fus induit à en conclure que, sous le prétexte de faire sa petite provision, l’inconnue qui m’avait déjà fait faire tant de pas, ne devait pas plus que les autres, négliger de venir tailler la bavette obligée près de la laitière, du boulanger, de la fruitière, de la mercière ou de l’épicier. Je résolus en conséquence de me mettre en croisière à portée du plus grand nombre possible de ces organes du cancan ; et comme il n’est pas de bossue qui, dans la convoitise d’un mari, ne s’attache à faire parade de tous les mérites de la ménagère, je me persuadai que la mienne se levant matin, je devais, pour la voir, arriver de bonne heure sur le théâtre de mes observations : j’y vins dès le point du jour.

J’employai la première séance à m’orienter : à quelle butière une bossue devait-elle donner la préférence ? nul doute, y eût-il un peu plus de chemin à faire, que ce fût à la plus bavarde et à la mieux achalandée. Celle du coin de la rue Thévenot me parut réunir cette double condition : il y avait autour d’elle des petits pots pour tout le monde, et au milieu d’un cercle bien garni, elle ne cessait pas de parler et de servir ; les pratiques y faisaient la queue, et vraisemblablement aussi elle faisait la queue aux pratiques ; mais ce n’était pas ce qui m’inquiétait ; l’important pour moi, c’est que j’avais reconnu un point de réunion, et je me promis bien de ne pas le perdre de vue.

J’en étais à ma seconde séance ; aux aguets comme la veille, j’attendais avec impatience l’arrivée de quelque Ésope femelle : il ne venait pas de jeunes filles, bonnes ou grisettes à la figure dégagée, à la taille svelte, au gentil corsage, pas une d’elles qui ne fût droite comme un I ; j’en étais au désespoir… Enfin mon astre paraît à l’horizon ; c’est le prototype, la Vénus des bossues. Dieu ! qu’elle était jolie, et que la partie la plus sensible de son signalement était admirablement tournée ; je ne me lassais point de contempler cette saillie que les naturalistes auraient dû, je crois, prendre en considération, pour compter une race de plus dans l’espèce humaine ; il me semblait voir une de ces fées du Moyen Âge, pour lesquelles une difformité était un charme de plus. Cet être surnaturel, ou plutôt extra-naturel, s’approcha de la laitière, et après avoir causé quelque temps, comme je m’y étais attendu, elle prit sa crème ; c’était du moins ce qu’elle demandait ; ensuite elle entra chez l’épicier, puis elle s’arrêta un moment vers la tripière, qui lui donna du mou, probablement pour son chat ; puis, ses emplettes terminées, elle enfila, dans la rue du Petit-Carreau, l’allée d’une maison dont le rez-de-chaussée était occupé par un marchand boisselier. Aussitôt mes regards se portèrent sur les croisées ; mais ces rideaux jaunes après lesquels je soupirais, je ne les aperçus pas. Cependant, faisant cette réflexion, qui s’était déjà présentée à mon esprit, que des rideaux, quelle qu’en soit la nuance, n’ont pas l’inamovibilité d’une bosse de première origine, je projetai de ne pas me retirer sans avoir eu un entretien avec le petit prodige dont l’aspect m’avait tant réjoui. Je me figurais malgré mon désappointement sur l’une des circonstances capitales d’après lesquelles je devais me guider, que cet entretien me fournirait quelques lumières.

Je pris le parti de monter : parvenu à l’entresol, je m’informe à quel étage demeure une petite dame tant soit peu bossue. – C’est de la couturière que vous voulez parler ? me dit-on, en me riant au nez. – Oui, c’est la couturière que je demande, une personne qui a une épaule un peu hasardée. On rit de nouveau, et l’on m’indique le troisième sur le devant. Bien que les voisins fussent très obligeants, je fus sur le point de me fâcher de leur hilarité goguenarde : c’était une véritable impolitesse ; mais ma tolérance était si grande que je leur pardonnai volontiers de la trouver comique, et puis n’étais-je pas un bonhomme ? je restai dans mon rôle. On m’avait désigné la porte, je frappe, on m’ouvre : c’est la bossue, et après les excuses d’usage sur l’importunité de la visite, je la prie de vouloir bien m’accorder un instant d’audience ; ajoutant que j’avais à l’entretenir d’une affaire qui m’était personnelle.

— Mademoiselle, lui dis-je avec une espèce de solennité, après qu’elle m’eut fait prendre un siège en face d’elle, vous ignorez le motif qui m’amène près de vous, mais quand vous en serez instruite, peut-être que ma démarche vous inspirera quelque intérêt.

La bossue imaginait que j’allais lui faire une déclaration, le rouge lui montait au visage, et son regard s’animait, bien qu’elle s’efforçât de baisser la vue : je continuai :

— Sans doute vous allez vous étonner qu’à mon âge on puisse être épris comme à vingt ans.

— Eh ! monsieur, vous êtes encore vert, me dit l’aimable bossue, dont je ne voulais pas plus longtemps prolonger l’erreur.

— Je me porte assez bien, repris-je, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Vous savez que dans Paris il n’est pas rare qu’un homme et une femme vivent ensemble sans être mariés.

— Pour qui me prenez-vous ? monsieur, me faire une proposition pareille ? s’écria la bossue, sans attendre que j’eusse achevé ma phrase. – La méprise me fit sourire. – Je ne viens point vous faire de proposition, repartis-je ; seulement je désire que vous ayez la bonté de me donner quelques renseignements sur une jeune dame qui, m’a-t-on dit, habite dans cette maison avec un monsieur qu’elle fait passer pour son mari. – Je ne connais pas cela, répondit sèchement la bossue. – Alors je lui donnai grosso modo les signalements de Fossard et de la demoiselle Tonneau, sa maîtresse. – Ah ! j’y suis, me dit-elle, un homme de votre taille et de votre corpulence à peu près ayant environ de trente à trente-deux ans, beau cavalier ; la dame, une brune piquante, beaux yeux, belles dents, grande bouche, des cils superbes, une petite moustache ; un nez retroussé, et avec tout cela une apparence de douceur et de modestie. C’est bien ici qu’ils ont demeuré, mais ils sont déménagés depuis peu de temps. Je la priai de me donner leur nouvelle adresse, et sur sa réponse qu’elle ne la connaissait pas, je la suppliai en pleurant de m’aider à retrouver une malheureuse créature que j’aimais encore malgré sa perfidie.

La couturière était sensible aux larmes que je répandais ; je la vis tout émue, je chauffai de plus en plus le pathétique. – Ah ! son infidélité me causera la mort ; ayez pitié d’un pauvre mari, je vous en conjure ; ne me cachez pas sa retraite, je vous devrai plus que la vie.

Les bossues sont compatissantes ; de plus, un mari est à leurs yeux un si précieux trésor ! tant qu’elles ne l’ont pas en leur possession, elles ne conçoivent pas que l’on puisse devenir infidèle : aussi ma couturière avait-elle l’adultère en horreur ; elle me plaignit bien sincèrement, et me protesta qu’elle désirerait m’être utile. – Malheureusement, ajouta-t-elle, leur déménagement ayant été fait par des commissionnaires étrangers au quartier, j’ignore complètement où ils sont passés et ce qu’ils sont devenus, mais si vous voulez voir le propriétaire ? La bonne foi de cette femme était manifeste. J’allai voir le propriétaire ; mais tout ce qu’il put me dire, c’est qu’on lui avait payé son terme, et qu’on n’était pas venu aux renseignements.

À part la certitude d’avoir découvert l’ancien logement de Fossard, je n’étais guère plus avancé qu’auparavant. Néanmoins je ne voulus pas abandonner la partie sans avoir épuisé tous les moyens d’enquête. D’ordinaire, d’un quartier à l’autre, les commissionnaires se connaissent ; je questionnai ceux de la rue du Petit-Carreau, à qui je me présentai comme un mari trompé, et l’un d’eux me désigna l’un de ses confrères qui avait coopéré à la translation du mobilier de mon rival.

Je vis l’individu qui m’était indiqué, et je lui contai ma prétendue histoire : il m’écouta ; mais c’était un malin, il avait l’intention de me faire aller. Je feignis de ne pas m’en apercevoir, et pour le récompenser de m’avoir promis qu’il me conduirait le lendemain à l’endroit où Fossard était emménagé, je lui donnai deux pièces de cinq francs, qui furent dépensées le même jour, à la Courtille, avec une fille de joie.

Cette première entrevue eut lieu le surlendemain de Noël (27 décembre). Nous devions nous revoir le 28. Pour être en mesure au 1er janvier, il n’y avait pas de temps à perdre. Je fus exact au rendez-vous ; le commissionnaire, que j’avais fait suivre par des agents, n’eut garde d’y manquer. Et quelques pièces de cinq francs passèrent encore de ma bourse dans la sienne.

Je dus aussi lui payer à déjeuner ; enfin il se décida à se mettre en route, et nous arrivâmes tout près d’une jolie maison, située au coin de la rue Duphot et de celle Saint-Honoré. – C’est ici, me dit-il ; nous allons voir chez le marchand de vin du bas, s’ils y sont toujours. Il souhaitait que je le régalasse une dernière fois. Je ne me fis pas tirer l’oreille ; j’entrai, nous vidâmes ensemble une bouteille de beaune, et quand nous l’eûmes achevée, je me retirai avec la certitude d’avoir enfin trouvé le gîte de ma prétendue épouse et de son séducteur. Je n’avais plus que faire de mon guide ; je le congédiai, en lui témoignant toute ma reconnaissance ; et pour m’assurer que, dans l’espoir de recevoir des deux mains, il ne me trahirait pas, je recommandai aux agents de veilller de près et surtout de l’empêcher de revenir chez le marchand de vin. Autant que je m’en souviens, afin de lui en ôter la fantaisie, on le mit à l’ombre : dans ce temps-là, on n’y regardait pas de si près ; et puis soyons plus franc : ce fut moi qui le fis coffrer ; c’était une juste représaille. – Mon ami, lui dis-je, j’ai remis à la police, un billet de cinq cents francs, destiné à récompenser celui qui me ferait retrouver ma femme. C’est à vous qu’il appartient, aussi vais-je vous donner une petite lettre pour aller le toucher. Je lui donnai en effet une petite lettre qu’il porta à M. Henry. – Conduisez monsieur à la caisse, commanda ce dernier à un garçon de bureau ; et la caisse était la chambre Sylvestre, c’est-à-dire le dépôt, où mon commissionnaire eut le temps de revenir de sa joie.

Il ne m’était pas encore bien démontré que ce fût la demeure de Fossard qui m’avait été indiquée. Cependant je rendis compte à l’autorité de ce qui s’était passé, et, à toute échéance, je fus immédiatement pourvu du mandat nécessaire pour effectuer l’arrestation. Alors le richard du Marais se changea tout à coup en charbonnier, et dans cette tenue, sous laquelle ni ma mère ni les employés de la préfecture qui me voyaient le plus fréquemment, ne surent pas me deviner, je m’occupai à étudier le terrain sur lequel j’étais appelé à manœuvrer.

Les amis de Fossard, c’est-à-dire ses dénonciateurs, avaient recommandé de prévenir les agents chargés de l’arrêter, qu’il avait toujours sur lui un poignard et des pistolets, dont un à deux coups était caché dans un mouchoir de batiste, qu’il tenait constamment à la main. Cet avis nécessitait des précautions ; d’ailleurs, d’après le caractère connu de Fossard, on était convaincu que, pour se soustraire à une condamnation à mort, un meurtre ne lui coûterait rien. Je voulais faire en sorte de ne pas être victime, et il me sembla qu’un moyen de diminuer considérablement le danger était de s’entendre à l’avance avec le marchand de vin dont Fossard était le locataire. Ce marchand de vin était un brave homme, mais la police a si mauvaise renommée, qu’il n’est pas toujours aisé de déterminer les honnêtes gens à lui prêter assistance. Je résolus de m’assurer de sa coopération en le liant par son propre intérêt. J’avais déjà fait quelques séances chez lui sous mes deux déguisements, et j’avais eu tout le loisir de prendre connaissance des localités, et de me mettre au courant du personnel de la boutique ; j’y revins sous mes habits ordinaires, et, m’adressant au bourgeois, je lui dis que je désirais lui parler en particulier. Il entra avec moi dans un cabinet, et là je lui tins à peu près ce discours : – Je suis chargé de vous avertir de la part de la police que vous devez être volé, le voleur qui a préparé le coup, et qui peut-être doit l’exécuter lui-même, loge dans votre maison, la femme qui vit avec lui vient même quelquefois s’installer dans votre comptoir, auprès de votre épouse, et c’est en causant avec elle, qu’elle est parvenue à se procurer l’empreinte de la clef qui sert à ouvrir la porte par laquelle on doit s’introduire. Tout a été prévu : le ressort de la sonnette destinée à vous avertir, sera coupé avec des cisailles, pendant que la porte sera encore entrebâillée. Une fois dedans, on montera rapidement à votre chambre, et si l’on redoute le moins du monde votre réveil, comme vous avez affaire à un scélérat consommé, je n’ai pas besoin de vous expliquer le reste. – On nous escofiera, dit le marchand de vin effrayé ; et il appela aussitôt sa femme pour lui faire part de la nouvelle. – Eh bien ! ma chère amie, fiez-vous donc au monde ! cette madame Hazard, à qui l’on donnerait le bon Dieu sans confession, est-ce qu’elle ne veut pas nous faire couper le cou ? Cette nuit même, on doit venir nous égorger. – Non, non, dormez tranquilles, repris-je, ce n’est pas pour cette nuit : la recette ne serait pas assez bonne ; on attend que les Rois soient passés ; mais si vous êtes discrets, et que vous consentiez à me seconder, nous y mettrons bon ordre.

Mme Hazard était la demoiselle Tonneau, qui avait pris ce nom, le seul sous lequel Fossard fût connu dans la maison ; j’engageai le marchand de vin et sa femme, qui étaient épouvantés de ma confidence, à accueillir les locataires dont je leur avait révélé le projet, avec la même bienveillance que de coutume. Il ne faut pas demander s’ils furent tout disposés à me servir. Il fut convenu entre nous que, pour voir passer Fossard et être plus à même d’épier l’occasion de le saisir, je me cacherais dans une petite pièce au bas d’un escalier.

Le 29 décembre, de grand matin, je vins m’établir à ce poste ; il faisait un froid excessif ; la faction fut longue, et d’autant plus pénible que nous étions sans feu : immobile et l’œil collé contre un trou pratiqué dans le volet, il s’en fallait que je fusse à mon aise. Enfin, vers les trois heures, il sort, je le suis : c’est bien lui ; jusqu’alors il m’était resté quelques doutes. Certain de l’identité, je veux sur-le-champ mettre le mandat à exécution, mais l’agent qui m’accompagne prétend avoir aperçu le terrible pistolet : afin de vérifier le fait, je précipite ma marche, je dépasse Fossard, et, revenant sur mes pas, j’ai le regret de voir que l’agent ne s’est pas trompé. Tenter l’arrestation, c’eût été s’exposer, et peut-être inutilement. Je me décidai donc à remettre la partie, et en me rappelant que quinze jours auparavant, je m’étais flatté de ne livrer Fossard que le 1er janvier, je fus presque satisfait de ce retard ; jusque-là je ne devais point me relâcher de ma surveillance. Le 31 décembre, à onze heures, au moment où toutes mes batteries étaient dressées, Fossard rentre ; il est sans défiance, il monte l’escalier en fredonnant ; vingt minutes après, la disparition de la lumière indique qu’il est couché : voilà le moment propice. Le commissaire et des gendarmes, avertis par mes soins, attendaient au plus prochain corps de garde que je les fisse appeler ; ils s’introduisent sans bruit, et aussitôt commence une délibération sur les moyens de s’emparer de Fossard, sans courir le risque d’être tué ou blessé ; car on était persuadé qu’à moins d’une surprise, ce brigand se défendrait en déterminé.

Ma première pensée fut de ne pas agir avant le jour. J’étais informé que la compagne de Fossard descendait de très bonne heure pour aller chercher du lait ; on se fût alors saisi de cette femme, et après lui avoir enlevé sa clef, on serait entré à l’improviste dans la chambre de son amant ; mais ne pouvait-il pas arriver que, contre son habitude, celui-ci sortît le premier ? cette réflexion me conduisit à imaginer un autre expédient.

La marchande de vin, pour qui, suivant ce que j’avais appris, M. Hazard était plein de prévenances, avait près d’elle un de ses neveux : c’était un enfant de dix ans, assez intelligent pour son âge, et d’autant plus précoce dans le désir de gagner de l’argent, qu’il était Normand. Je lui promis une récompense, à condition que sous prétexte d’indisposition de sa tante, il irait prier Mme Hazard de lui donner de l’eau de Cologne. J’exerçai le petit bonhomme à prendre le ton pieux qui convient en pareille circonstance, et quand je fus content de lui, je me mis en devoir de distribuer les rôles. Le dénouement approchait : je fis déchausser tout mon monde, et je me déchaussai moi-même, afin de ne pas être entendu en montant. Le petit bonhomme était en chemise ; il sonne, on ne répond pas ; il sonne encore : Qui est là ? demanda-t-on. – C’est moi, madame Hazard ; c’est Louis ; ma tante se trouve mal et vous prie de lui donner un peu d’eau de Cologne : elle se meurt ! j’ai de la lumière.

La porte s’ouvre ; mais à peine la fille Tonneau se présente-t-elle, que deux gendarmes vigoureux l’entraînent en lui posant une serviette sur la bouche pour l’empêcher de crier. Au même instant, plus rapide que le lion qui se jette sur sa proie, je m’élance sur Fossard, stupéfait de l’événement, et je l’ai déjà lié, garrotté dans son lit ; il est mon prisonnier, qu’il n’a pas eu le temps de faire un seul geste, de proférer un seul mot : son étonnement fut si grand, qu’il fut près d’une heure avant de pouvoir articuler quelques paroles. Quand on eut apporté de la lumière, et qu’il vit mon visage noirci et mes vêtements de charbonnier, il éprouva un tel redoublement de terreur que je pense qu’il se crut au pouvoir du diable. Revenu à lui, il songea à ses armes, ses pistolets, son poignard, qui étaient sur la table de nuit, son regard se porta de ce côté, il fit un soubresaut, mais ce fut tout : réduit à l’impuissance de nuire, il fut souple et se contenta de ronger son frein.

Perquisition fut faite au domicile de ce brigand, réputé si redoutable, on y trouva une grande quantité de bijoux, des diamants et une somme de huit à dix mille francs. Pendant que l’on procédait à la recherche, Fossard ayant repris ses esprits me confia que sous le marbre du somno, il y avait encore dix billet de mille francs : Prends-les, me dit-il, nous partagerons ou plutôt tu garderas pour toi ce que tu voudras. Je pris en effet les billets comme il le désirait. Nous montâmes en fiacre et bientôt nous arrivâmes au bureau de M. Henry, où les objets trouvés chez M. Fossard furent déposés. On les inventoria de nouveau ; lorsqu’on vint au dernier article :

— Il ne nous reste plus qu’à clore le procès-verbal, dit le commissaire, qui m’avait accompagné pour la régularité de l’expédition. – Un moment, m’écriai-je, voici encore dix mille francs que m’a remis le prisonnier. Et j’exhibai la somme, au grand regret de Fossard, qui me lança un de ces coups d’œil dont le sens est : voilà un tour que je ne te pardonnerai pas.

Fossard débuta de bonne heure dans la carrière du crime. Il appartenait à une famille honnête, et avait même reçu une assez bonne éducation. Ses parents firent tout ce qui dépendait d’eux pour l’empêcher de s’abandonner à ses inclinations vicieuses. Malgré leurs conseils, il se jeta à corps perdu dans la société des mauvais sujets. Il commença par voler des objets de peu de valeur ; mais bientôt ayant pris goût à ce dangereux métier et rougissant sans doute d’être confondu avec les voleurs ordinaires, il adopta ce que ces messieurs appellent un genre distingué. Le fameux Victor Desbois et Noël aux besicles, que l’on compte encore aujourd’hui parmi les notabilités du bagne de Brest, étaient ses associés : ils commirent ensemble les vols qui ont motivé leur condamnation à perpétuité. Noël, à qui son talent de musicien et sa qualité de professeur de piano, donnaient accès dans une foule de maisons riches, y prenait des empreintes, et Fossard se chargeait ensuite de fabriquer les clefs. C’était un art dans lequel il eût défié les Georget, et tous les serruriers mécaniciens du globe. Point d’obstacles qu’il ne vînt à bout de vaincre : les serrures les plus compliquées, les secrets les plus ingénieux et les plus difficiles à pénétrer ne lui résistaient pas longtemps.

On conçoit quel parti devait tirer d’une si pernicieuse habileté, un homme qui avait en outre tout ce qu’il faut pour s’insinuer dans la compagnie des honnêtes gens et y faire des dupes ; ajoutez qu’il avait un caractère dissimulé et froid, et qu’il alliait le courage à la persévérance. Ses camarades le regardaient comme le prince des voleurs ; et de fait, parmi les grinches de la haute pègre, c’est-à-dire, dans la haute aristocratie des larrons, je n’ai connu que Cognard, le prétendu Pontis, comte de Sainte-Hélène, et Jossas, dont il est déjà parlé dans ces Mémoires, qui puissent lui être comparés.

Depuis que je l’ai fait réintégrer au bagne, Fossard a fait de nombreuses tentatives pour s’évader. Des forçats libérés qui l’ont vu récemment, m’ont assuré qu’il n’aspirait à la liberté que pour avoir le plaisir de se venger de moi. Il s’est, dit-on, promis de me tuer. Si l’accomplissement de ce dessein dépendait de lui, je suis sûr qu’il tiendrait parole, ne fût-ce que pour donner une preuve d’intrépidité. Deux faits que je vais rapporter donneront une idée de l’homme.

Un jour Fossard était en train de commettre un vol dans un appartement situé à un deuxième étage : ses camarades qui faisaient le guet à l’extérieur, eurent la maladresse de laisser monter le propriétaire, qu’ils n’avaient sans doute pas reconnu : celui-ci met la clef dans la serrure, ouvre, traverse plusieurs pièces, arrive dans un cabinet et voit le voleur en besogne : il veut le saisir ; mais Fossard se mettant en défense, lui échappe ; une croisée est ouverte devant lui, il s’élance, tombe dans la rue sans se faire de mal et disparaît comme l’éclair.

Une autre fois, pendant qu’il s’évade, il est surpris sur les toits de Bicêtre ; on lui tire des coups de fusil ; Fossard, que rien ne saurait déconcerter, continue de marcher sans ralentir ni presser le pas, et parvenu du côté de la campagne, il se laisse glisser. Il y avait de quoi se rompre le cou cent fois, il n’eut pas la moindre blessure, seulement la commotion fut si forte que tous ses vêtements éclatèrent.