Mémoires d’un Éléphant blanc/XX

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Armand Colin et Cie (p. 127-132).



Chapitre XX

DÉSESPOIR

Grâce aux Anglais qui s’étaient interposés, et avaient fait cesser la guerre, un traité de paix avait été signé entre le maharajah de Mysore et le rajah de Golconde, mon maître. Mais, sous des apparences d’amitié, la rancune couvait toujours, et cette paix, dont la rupture eût causé la ruine de mon maître, moins puissant que son ennemi, on cherchait le moyen de la consolider.

Celui que l’on trouva fut terrible : terrible pour moi, et amena le malheur que l’anachorète m’avait annoncé, et, comme il l’avait prédit, je fus le propre ouvrier de mon infortune…

Parvati devint tout à coup singulière. Une préoccupation qu’elle ne me disait pas, l’absorbait continuellement, et je ne pouvais deviner si elle était triste ou joyeuse. Des heures entières elle restait immobile, étendue dans son fauteuil de rotin, les regards fixés devant elle, ses petites mains comme crispées sur les bras de son siège.

Je crus comprendre qu’elle était surtout inquiète, impatiente ; elle semblait attendre quelque chose. Mais elle, qui d’ordinaire me disait toutes ses pensées, restait mystérieuse cette fois-ci.

Un jour je la vis dans la grande avenue de tamariniers, regardant avec une attention extrême un objet qu’elle tenait dans la paume de sa main ; elle l’élevait à la hauteur de ses yeux, l’approchait tout près, puis l’éloignait et clignait les paupières. Elle finit par laisser retomber son bras en courbant la tête.

Je m’approchai d’elle, et je vis qu’elle avait des larmes dans les yeux. Alors, poussant des cris plaintifs, je m’agenouillai devant elle, tâchant de lui faire comprendre combien je souffrais d’ignorer la cause de son chagrin.

Elle avait compris et me fit relever en me flattant doucement de la main.

— Je vais tout te dire aujourd’hui, Iravata, s’écria-t-elle. Si je me taisais, c’est que je redoutais d’énoncer des choses que j’aurais voulu laisser dans le néant ; les évoquer dans des mots, cela me semblait devoir leur donner une sorte d’existence, un commencement de réalité. J’attendais, j’espérais que tout cela s’évaporerait comme les nuages au ciel présageant un orage et qui se dissipent sans qu’il éclate. Maintenant, tout est certain.

Je tremblais d’angoisse en l’entendant parler ainsi et d’une voix si grave. Elle s’était assise sur un banc sculpté, en bois laqué rouge et or, et regardait encore cet objet caché dans sa main.

— Je suis princesse, reprit-elle. J’ai cru longtemps que cela signifiait que j’étais plus puissante, plus riche, plus libre que les autres mortelles. J’ai appris que ce n’est pas cela seulement. Nous nous devons, paraît-il, au bonheur du peuple, dont nous sommes les chefs, et notre devoir est, quelquefois, de leur sacrifier notre propre bonheur.

elle regardait avec attention un objet qu’elle tenait à la main.

Le bonheur du peuple ! la sacrifier, elle ! Qu’allais-je donc apprendre ?

Tout à coup, elle ouvrit sa main, me montra un petit portrait encadré d’or et de diamants.

— Vois-tu, c’est un prince, dit-elle, examine-le bien… Cette face large, ce teint presque noir, sous le turban couleur de neige, cette bouche épaisse, surmontée d’une moustache ébouriffée, ces longs yeux à demi fermés, et qui ont un air si narquois. Tout cela constitue une figure qui ressemble peu à celle que je m’imaginais devoir être celle d’un jeune prince, et encore, ajouta-t-elle, il doit être flatté.

Elle élevait le portrait à la hauteur de mon œil droit, et je fermais l’autre pour mieux regarder.

Autant qu’un éléphant peut distinguer une peinture, et surtout d’après la description qu’en donnait la princesse, je reconnus que celle qu’on me montrait représentait un être très redoutable, un ennemi ; et, à peine avais-je aperçu cette image, que je pris en haine celui qu’elle reproduisait, sans savoir encore combien j’avais raison de le haïr.

— Ce prince s’appelle Baladji-Rao, dit Parvati, c’est le fils du maharajah de Mysore, celui qui, au temps de ma naissance, fit une guerre injuste au roi mon père, qui ne fut sauvé d’une mort honteuse que grâce à toi, mon cher Iravata. Eh bien ! vois combien est singulière la destinée des princes ! ce Baladji, fils de celui qui voulut me faire orpheline, on va me marier avec lui, pour rendre durable la paix entre les deux royaumes.

— La marier !

— Ce prince ne m’a jamais vue, continua-t-elle, je ne le connais pas, comment pourrait-il y avoir de l’amitié entre nous ? aussi ne s’agit-il pas d’amitié, mais de politique : je me dois au bien de l’État. Me plaindre serait indigne de ma noble origine, et de me voir triste, cela attristerait mes chers parents, qui semblent se réjouir de cette alliance.

J’étais atterré. Je restai immobile et muet pendant quelques instants ; mais je ne pus me contenir, je me mis bientôt à trépigner en poussant des cris de détresse.

— Non, non, Iravata ! s’écria-t-elle, ne te désole pas ainsi, tes plaintes semblent exprimer mon propre chagrin et je ne veux pas qu’il soit exprimé, je l’étouffe en moi-même, je refoule mes larmes ; je veux être une fille vraiment royale, digne de la longue et double file d’aïeux, qui forme dans l’histoire une chaîne lumineuse, dont je suis le dernier anneau. D’ailleurs, on ne te séparera pas de moi, cela je ne l’accepterai jamais.

Ne pas me séparer d’elle quand déjà, libre encore, elle était si peu avec moi ! Ah ! pourquoi n’était-elle pas restée l’enfant sur laquelle je devais veiller ? … Être ensemble était alors un plaisir pour elle comme pour moi, tandis qu’à présent, je la sentais occupée de tant de choses qui ne me concernaient pas, distraite par tant de plaisirs où je n’étais pour rien ! Quand elle serait mariée, elle aurait une cour à elle, tout un palais à organiser et à diriger, qu’est-ce que je deviendrais, moi ? J’avais honte de gémir ainsi sur moi-même, et de ne pas penser à sa peine à elle ; mais un sentiment nouveau, dont je n’étais pas maître, s’éveillait et grondait en moi, une fureur, une haine farouche contre cet homme inconnu qui allait me prendre ma petite princesse.

Elle me défendait d’exprimer mon désespoir et il m’étouffait ; je n’avais pas une âme royale, moi ; je ne devais rien à mes aïeux, je n’étais qu’une bête des forêts, amenée par la fréquentation des hommes à penser et à souffrir, mais je ne savais pas encore, comme eux, dissimuler mes sentiments ; je souffrais, il me fallait crier, et puisque ma princesse ne le permettait pas, je m’enfuis tout à coup de sa présence, et j’allais, comme une bête blessée, me lamenter, sur la litière de mon étable.