Mémoires inédits de Mme de Rémusat/03

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Mémoires inédits de Mme de Rémusat
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 34 (p. 304-333).
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MEMOIRE
DE
MADAME DE REMUSAT
(1802-1808)

CHAPITRE III.[1]
(1803).

Suite du voyage en Belgique. — Opinions du premier consul sur la reconnaissance, la gloire et les Français. — Séjour à Gand, à Malines, à Bruxelles. — Le clergé. — M. du Roquelaure. — Retour à Saint-Cloud. — Préparatifs d’une descente en Angleterre. — Mariage de Mme Leclerc. — Voyage du premier consul à Boulogne. — Maladie de M. de Rémusat. — Je vais le rejoindre. — Conversations du premier consul.

Quand Bonaparte arrivait dans une ville, aussitôt le préfet du palais était chargé d’en convoquer les diverses autorités, pour qu’elles lui fussent présentées. Le préfet, le maire, l’évêque, les présidens des tribunaux le haranguaient, ensuite, se retournant vers Mme Bonaparte, lui faisaient aussi un petit discours. Selon qu’il était en train de plus ou de moins de patience, Bonaparte écoutait ces discours jusqu’au bout, ou les interrompait pour faire aux différens individus des questions sur les attributions de leur charge ou sur le pays où ils l’exerçaient. Il questionnait rarement avec l’air de l’intérêt, mais avec le ton d’un homme qui veut prouver qu’il sait, et qui veut voir si l’on saura lui répondre. Dans ces harangues il était question de la république, mais, si on voulait se donner la peine de les relire, on verrait qu’à bien peu de choses près on les adresserait facilement à un souverain. Dans quelques villes de Flandre, il y eut certains maires qui osèrent pousser le courage jusqu’à presser le consul d’achever le bonheur du monde en remplaçant son titre trop précaire par un autre qui devait mieux convenir à la haute destinée qui l’appelait. J’étais présente la première fois que cela arriva, j’examinai Bonaparte. Quand de pareilles paroles furent prononcées, il eut quelque peine à ne point laisser échapper un sourire qui voulait effleurer ses lèvres ; mais, se rendant maître de lui cependant, il interrompit l’orateur, et répondit avec l’accent d’une colère feinte que l’usurpation d’un pouvoir qui altérerait l’existence de la république était indigne de lui, et comme César, il repoussa la couronne que peut-être il n’était pas fâché qu’on commençât à lui présenter. Et au fond ces bons habitans des provinces que nous visitions n’avaient pas grand tort en s’y trompant ; car l’éclat qui nous environnait, l’appareil de cette cour militaire, et pourtant brillante, le cérémonial exactement imposé partout, le ton impérieux du maître, la soumission de tous, et enfin cette épouse du premier magistrat à laquelle la république ne devait rien, et qu’on présentait à leurs hommages, tout cela ne pouvait guère indiquer que la marche d’un roi.

Après ces audiences, Bonaparte montait ordinairement à cheval ; il se montrait au peuple, qui le suivait avec des cris ; il visitait les monumens publics, les manufactures, toujours en courant un peu, car il ne pouvait écarter la précipitation d’aucune de ses manières. Ensuite il donnait à dîner, assistait à la fête qu’on lui avait préparée, et c’était là la partie la plus ennuyeuse de son métier ; « car, ajoutait-il d’un ton mélancolique, je ne suis pas fait pour le plaisir. » Enfin, il quittait la ville après avoir reçu des demandes, répondu à quelques réclamations, et fait distribuer des secours d’argent et des présens. Dans ces sortes de voyages, il prit l’habitude, après s’être fait informer des établissemens publics qui manquaient aux différentes villes, d’en ordonner lors de son passage la fondation. Et pour cette munificence, il emportait les bénédictions des habitans. Mais il arrivait que peu après : « conformément à la grâce que vous a faite le premier consul (et plus tard l’empereur), mandait le ministre de l’intérieur, vous êtes chargés, citoyens maires, de faire construire tel ou tel bâtiment, en ayant soin d’en prendre les dépenses sur les fonds de votre commune. » Et c’est ainsi que tout à coup les villes se trouvaient forcées de détourner l’emploi de leurs fonds, dans un moment souvent où ils ne suffisaient pas pour les dépenses nécessaires. Le préfet avait soin cependant que les ordres fussent exécutés, ou bien on laissait en souffrance quelque partie utile ; mais on pouvait ainsi attester que d’un bout à l’autre de la France tout s’embellissait, tout prospérait, et que l’abondance était telle qu’on pouvait vaquer partout à des entreprises nouvelles, quelque onéreuses qu’elles fussent. A Arras, à Lille, à Dunkerque, nous trouvâmes les mêmes réceptions ; mais il me sembla que l’enthousiasme diminuait un peu, quand nous eûmes quitté l’ancienne France. À Gand surtout, nous trouvâmes un peu de froideur. En vain les autorités s’efforcèrent d’animer les habitans, ils se montrèrent curieux, mais point empressés. Bonaparte en eut un léger mouvement d’humeur, et fut tenté de ne point séjourner ; mais cependant, se ravisant bientôt, il dit le soir à sa femme : « Ce peuple-ci est dévot et sous l’influence de ses prêtres ; il faudra demain faire une longue séance à l’église, gagner le clergé par quelque caresse, et nous reprendrons le terrain. » En effet, il assista à une grand’messe avec les apparences d’un profond recueillement ; il entretint l’évêque, qu’il séduisit complètement, et il obtint peu à peu dans les rues les acclamations qu’il désirait. Ce fut à Gand qu’il trouva les filles du duc de Villequier, l’un des quatre anciens premiers gentilshommes de la chambre, qui étaient nièces de l’évêque, et à qui il rendit la belle terre de Villequier avec des revenus considérables. J’eus le bonheur de contribuer à cette restitution, en la pressant de tout ce que je pus, soit auprès de Bonaparte, soit auprès de sa femme ; ces deux aimables jeunes personnes ne l’ont jamais oublié. Le soir de cette action, je lui parlais de leur reconnaissance : « Ah ! me dit-il, la reconnaissance ! c’est un mot tout poétique, vide de sens dans les temps de révolution, et ce que je viens de faire n’empêcherait point vos deux amies de se réjouir vivement si quelque émissaire royal pouvait dans cette tournée venir à bout de m’assassiner. » Et comme je faisais un mouvement de surprise, il continua : « Vous êtes jeune, vous ne savez ce que c’est que la haine politique. Voyez-vous, c’est une sorte de lunette à facettes au travers de laquelle on ne voit les individus, les opinions, les sentimens qu’avec le verre de sa passion. Il s’ensuit que rien n’est mal ni bien en soi, mais seulement selon le parti dans lequel on est. Au fond, cette manière de voir est assez commode, et nous autres nous en profitons ; car nous avons aussi nos lunettes, et si ce n’est pas au travers de nos passions que nous regardons les choses, c’est au moins au travers de nos intérêts. — Mais, lui dis-je à mon tour, avec un pareil système, où placez-vous donc les approbations qui vous flattent ? Pour quelle classe d’hommes usez-vous votre vie en grandes entreprises et souvent en tentatives dangereuses ? — Oh ! c’est qu’il faut être l’homme de sa destinée ; qui se sent appelé par elle ne peut guère lui résister. Et puis, l’orgueil humain se crée le public qu’il souhaite dans ce monde idéal qu’il appelle la postérité. Qu’il vienne à penser que dans cent ans un beau vers rappellera quelque grande action, un tableau en consacrera le souvenir, etc., etc. ; alors l’imagination se Monte, le champ de bataille n’a plus de dangers, le canon gronde en vain, il ne paraît plus que le son qui va porter dans mille ans le nom d’un brave à nos arrière-neveux. — Je ne comprendrai jamais, repris-je, qu’on s’expose pour la gloire, si l’on porte, intérieurement le mépris des. hommes de son temps. » Ici Bonaparte m’interrompit vivement : « Je ne méprise point les hommes, madame, c’est une parole qu’il ne faut jamais dire, et particulièrement j’estime les Français ! »

Je souris à cette déclaration brusque, et, comme s’il eût deviné la cause de mon sourire, il sourit aussi, et s’approchant de moi en me tirant l’oreille, ce qui était, comme je l’ai déjà dit, son geste familier quand il était de bonne humeur, il me répéta : « Entendez-vous, madame ? il ne faut jamais dire que je méprise les Français. »

De Gand nous allâmes à Anvers, où nous eûmes encore le plaisir d’une cérémonie toute particulière. Aux entrées des rois et des princes, les Anversois sont accoutumés de promener par les rues un énorme géant qui ne se montre absolument que dans les occasions solennelles. Il fallut bien consentir, quoique nous ne fussions ni prince, ni roi, à cette fantaisie du peuple ; elle mit Bonaparte en bonne disposition, pour cette bonne ville d’Anvers. Il s’y occupa beaucoup de l’importance qu’il voulait donner à son port. Il commença à ordonner les beaux travaux qui ont été exécutés depuis.

En allant d’Anvers à Bruxelles, nous nous arrêtâmes quelques heures à Malines ; nous y trouvâmes le nouvel archevêque, M. de Roquelaure[2]. Il était évêque de Senlis sous Louis XVI, et il avait été l’ami intime de mon grand-oncle, le comte de Vergennes. Je l’avais beaucoup vu dans mon enfance, et j’eus un extrême plaisir à le retrouver. Bonaparte le cajola beaucoup. À cette époque il affectait de soigner et de gagner les prêtres. Il savait à quel point la religion soutient la royauté, et il entrevoyait par eux le moyen de faire arriver au peuple le catéchisme dans lequel nous avons vu depuis menacer de la damnation éternelle quiconque n’aimerait point l’empereur, ou ne lui obéirait pas. C’était la première fois, depuis la révolution, que le clergé voyait le gouvernement s’occuper de son sort et lui donner un rang et de la considération. Aussi se montra-t-il reconnaissant, et fut-il un auxiliaire utile à Bonaparte, jusqu’au moment où, son despotisme s’accroissant toujours et s’égarant de plus en plus, il voulut l’imposer aux consciences et forcer les prêtres à hésiter entre lui et leurs devoirs. Mais à cette époque, quel moyen de succès lui donnait cette parole prononcée par toutes les bouches pieuses : « Il a rétabli la religion[3] ! »

Notre entrée à Bruxelles était magnifique ; de beaux et nombreux régimens attendaient le premier consul à la porte ; il monta à cheval ; Mme Bonaparte trouva une voiture superbe que la ville lui donnait ; la ville était fort décorée, le canon se faisait entendre, toutes les cloches étaient en mouvement, le nombreux clergé de chaque église en grande pompe sur les marches du temple ; une grande population, une foule d’étrangers, un temps admirable ! J’étais enchantée. Tout le temps que nous passâmes à Bruxelles fut marqué par des fêtes brillantes. Les ministres de France, le consul Lebrun, les envoyés des cours étrangères qui avaient des affaires à régler avec nous vinrent nous y joindre. Ce fut à Bruxelles que j’entendis M. de Talleyrand répondre d’une manière si adroite et si flatteuse à une question un peu subite de Bonaparte. Un soir, celui-ci lui demandait comment il avait fait sa grande fortune qui paraissait subite : « Rien de plus simple, répondit M. de Talleyrand, j’ai acheté des rentes le 17 brumaire et je les ai vendues le 19. »

Un dimanche il fut question d’aller à la cathédrale de Bruxelles. en grande cérémonie. Dès le matin, M. de Rémusat s’était transporté à l’église pour veiller à l’ordonnance de cette cérémonie. Il avait ordre secret de ne s’opposer à aucune des distinctions inventées par le clergé pour cette occasion. Cependant, comme on devait aller recevoir le premier consul avec le dais et la croix jusqu’aux grandes portes, quand il fut question de savoir si Mme Bonaparte partagerait cet honneur, Bonaparte n’osa pas la mettre dans cette évidence, et la fit placer dans une tribune avec le second consul. A midi, c’était l’heure convenue, le clergé quitte l’autel et va se ranger en dehors de son portail. Il attend l’arrivée du souverain, qui ne paraît point. On s’étonne, on s’inquiète, lorsque tout à coup, en se retournant, on s’aperçoit qu’il avait pénétré dans l’église et qu’il s’était placé sur le trône qu’on lui avait préparé. Les prêtres, surpris et troublés, regagnent le chœur pour commencer le service divin. Le fait est qu’au moment de se mettre en marche, Bonaparte avait appris que, dans une cérémonie pareille, Charles-Quint avait préféré entrer dans l’église de Sainte-Gudule par une petite porte latérale, qui depuis avait conservé son nom, et apparemment il eut la fantaisie de se servir du même passage, espérant peut-être qu’on l’appellerait désormais la porte de Charles-Quint et de Bonaparte. Je vis un matin le consul, ou pour mieux dire dans cette occasion, le général, passer en revue les nombreux et magnifiques régimens qu’on avait fait venir à Bruxelles. Rien n’était si enivrant que la manière dont il était accueilli des troupes à cette époque. Mais aussi il fallait voir comme il savait parler alors aux soldats, comme il les interrogeait les uns après les autres sur leurs campagnes, sur leurs blessures, comme il traitait particulièrement bien ceux qui l’avaient accompagné en Égypte. J’ai entendu dire à Mme Bonaparte que son époux avait longtemps conservé l’habitude d’étudier, le soir en se couchant, les tableaux de ce qu’on appelle les cadres de l’armée. Il s’endormait sur tous les noms des corps et même sur ceux d’une partie des individus qui composaient ces corps ; il les gardait dans un coin de sa mémoire, et cela lui servait ensuite merveilleusement dans l’occasion pour reconnaître le soldat, et lui donner le plaisir d’être distingué par son général. Il prenait avec les militaires en sous-ordre un ton de bonhomie qui les charmait, les tutoyait tous, et leur rappelait les faits d’armes qu’ils avaient accomplis ensemble. Plus tard, lorsque ses armées sont devenues si nombreuses, quand ses batailles ont été si meurtrières, il a dédaigné ce genre de séduction. D’ailleurs la mort avait emporté tant de souvenirs qu’en peu d’années il lui fût devenu difficile de retrouver un grand nombre de compagnons de ses premiers exploits, et lorsqu’il haranguait ses soldats en les conduisant au feu, il ne pouvait plus s’adresser à eux que comme à une postérité renouvelée incessamment, à laquelle l’armée précédente et détruite avait légué sa gloire. Mais cette autre manière de les encourager lui réussit encore longtemps avec une nation qui se persuadait remplir sa destinée en se dévouant chaque année à mourir pour lui.

J’ai dit que Bonaparte aimait beaucoup à rappeler sa campagne d’Égypte, et c’était en effet celle sur laquelle il s’animait le plus volontiers. Il avait emmené dans ce voyage M. Monge, le savant, qu’il avait fait sénateur, et qu’il aimait particulièrement, et tout simplement parce qu’il avait été au nombre des membres de l’Institut qui l’accompagnaient en Égypte. Souvent il rappelait avec lui cette expédition, « cette terre de poésie, disait-il, qu’avaient foulée César et Pompée. » Il se reportait avec enthousiasme à ce temps où il apparaissait aux Orientaux surpris comme un nouveau prophète ; cet empire qu’il avait exercé sur les imaginations, étant le plus complet de tous, le séduisait aussi davantage. « En France, disait-il, il faut tout conquérir à la pointe de la démonstration. Monge, en Égypte, nous n’avions pas besoin de nos mathématiques. »

Ce fut à Bruxelles que je commençai à m’apprivoiser un peu avec la conversation de M. de Talleyrand. Son visage dédaigneux, sa disposition railleuse, m’imposaient beaucoup. Cependant, comme l’oisiveté d’une vie de cour donne quelquefois cent heures à une journée, il se trouva que nous en passâmes un assez grand nombre dans le même salon, attendant celles où il plairait au maître de se montrer ou de sortir. Ce fut dans un de ces momens d’ennui que j’entendis M. de Talleyrand se plaindre de ce que sa famille n’avait point répondu aux projets qu’il avait formés pour elle. Son frère, Archambault de Périgord, venait d’être exilé. Il était accusé de s’être livré à ce langage moqueur assez commun à cette famille, mais qu’il avait appliqué à des personnages trop élevés, et surtout on lui savait mauvais gré d’avoir refusé de donner Eugène Beauharnais à sa fille, qu’il aima mieux marier au comte Just de Noailles. M. de Talleyrand, qui désirait ce mariage autant que Mme Bonaparte, blâmait la conduite de son frère avec amertume, et je comprenais fort que sa politique personnelle eût trouvé son compte dans une pareille union.

Une des premières choses qui me frappa, quand je causai un peu avec M. de Talleyrand, ce fut de le trouver sans aucune espèce d’illusion ni d’enthousiasme sur ce qui se passait autour de nous. Le reste de cette cour en éprouvait plus ou moins. La soumission exacte des militaires pouvait facilement prendre les couleurs du dévoûment, et il en existait réellement chez quelques-uns d’entre eux. Les ministres affectaient ou ressentaient une profonde admiration ; M. Maret se parait à toute occasion de toutes les apparences de son culte ; Berthier demeurait paisiblement sur les réalités de son amitié ; enfin il semblait que plus ou moins chacun éprouvât quelque chose. M. de Rémusat s’efforçait d’aimer le métier auquel il s’était soumis, et d’estimer celui qui le lui imposait. Quant à moi, je ne laissais pas échapper une occasion de m’émouvoir et de m’abuser. Le calme, l’indifférence de M. de Talleyrand, me déconcertaient. « Eh, bon Dieu ! osai-je lui dire une fois, comment se peut-il que vous puissiez consentir à vivre et à faire, sans recevoir aucune émotion de ce qui se passe, ni de vos actions ? . — Ah ! que vous êtes femme et que vous êtes jeune ! » répondit-il. Et alors il commençait à se moquer de moi comme de tout le reste. Ses railleries blessaient mon âme, et cependant elles me faisaient sourire. Je me savais mauvais gré de l’amusement qu’il me donnait par ses propos piquans, et de ce que, mon amour-propre se faisant une certaine vanité du petit mérite de comprendre son esprit, je me révoltais moins contre la sécheresse que je découvrais dans son cœur. Au reste, je ne le connaissais point encore, et ce ne fut que bien plus tard que, perdant avec lui l’état de gêne où il met toujours ira peu ceux qui l’abordent pour la première fois, je fus à portée d’observer le singulier mélange qui compose son caractère.

Au sortir de Bruxelles, nous visitâmes Liège et Maestricht, et nous rentrâmes dans l’ancienne France par Mézîères et Sedan. Mme Bonaparte fut charmante dans ce voyage, et laissa des souvenirs de sa bonté et de sa grâce que, quinze ans après, je n’ai point trouvés effacés.

Je rentrai dans Paris avec joie, je me retrouvai au milieu de ma famille, et libre de la vie de cour, avec délices. M. de Rémusat et moi, nous étions fatigués de la pompe oisive, et agitée cependant, dans laquelle nous venions de passer six semaines. Rien ne valait pour nous ces tendres épanchemens d’un intérieur uni par les plus douces affections et les plus légitimes sentimens.

A son arrivée à Saint-Cloud, Bonaparte fut harangué et complimenté, ainsi que Mme Bonaparte, par une députation des corps, des tribunaux, etc. ; il eut aussi la visite du corps diplomatique. Peu de temps après, il s’occupa de donner de la splendeur à la Légion d’honneur et lui nomma un chancelier, M. de Lacépède. Depuis la chute de Bonaparte, les écrivains libéraux, et Mme de Staël entre autres, ont jeté une sorte d’anathème sur cette institution, en rappelant une caricature anglaise qui représentait Bonaparte découpant le bonnet rouge pour en faire des croix. Cependant, s’il n’avait pas abusé de cette création, non plus que de tout le reste, il semble qu’on n’eût pas pu blâmer l’invention d’une sorte de récompense qui excitait à tous les genres de mérite, sans devenir une charge bien onéreuse pour l’état. Que de belles actions ce petit morceau de ruban a fait faire sur les champs de bataille ! Et s’il eût été accordé de même seulement à l’honneur exercé dans tous les états, si l’on n’en eût pas fait une distinction donnée souvent par le caprice, c’était une idée qui me semble généreuse que d’assimiler tous les services rendus à la patrie de quelque genre qu’ils fussent et de les décorer tous de la même manière. Quand il est question des créations faites par Bonaparte, il faut se garder de les condamner sans examen. La plupart d’entre elles ont eu un but utile et ont pu tourner à l’avantage de la nation. Mais son goût démesuré pour le pouvoir les gâtait ensuite à plaisir. Révolté contre tous les obstacles, il ne souffrait pas davantage ceux qui venaient de ses propres institutions, et il les paralysait et les discréditait promptement en y échappant par une décision spontanée et arbitraire.

Ayant dans le cours de cette année créé aussi les différentes sénatoreries, il donna un chancelier au sénat, un trésorier et des préteurs. Le chancelier fut M. de Laplace, qu’il honorait comme savant, et qui lui plaisait parce qu’il savait très bien le flatter. Les deux préteurs furent les généraux Lefebvre et Sérurier, et M. de Fargues[4] fut trésorier. L’année républicaine se termina comme de coutume au milieu de septembre, et l’anniversaire de la république fut célébré par de grandes fêtes populaires, et avec une pompe royale dans le palais des Tuileries. On apprit en même temps que les Hanovriens, conquis par le général Mortier, avaient fait des réjouissances le jour de la naissance du consul. C’est ainsi que peu à peu, d’abord en tête de tout, et ensuite tout seul, il accoutumait l’Europe à ne plus voir la France que dans sa personne, la présentant au lieu et place de tout le reste.

Comme Bonaparte avait le sentiment de la résistance qu’il devait rencontrer dans les vieilles opinions, il s’appliqua de bonne heure et assez adroitement à gagner la jeunesse, à laquelle il ouvrit toutes les portes pour l’avancement dans les affaires. Il attacha des auditeurs aux différens ministères et donna l’essor à toutes les ambitions, soit dans la carrière militaire, soit dans le civil. Il disait souvent qu’il préférait à tout l’avantage de gouverner un peuple neuf, et il le trouvait à peu près parmi les jeunes gens.

On discuta aussi cette année sur l’institution du jury. J’ai ouï dire qu’il n’y avait par lui-même aucune disposition ; mais son conseil d’état se montra ferme sur cet article, et dans l’intention où il était de gouverner dans la suite bien plus par lui qu’avec l’aide des assemblées qu’il craignait, il se trouva obligé de faire quelques concessions à ses membres les plus distingués. Ce fut ainsi que peu à peu il fit présenter toutes les lois à ce conseil par les ministres, qu’elles furent quelquefois transformées en simples arrêtés qui s’exécutèrent d’un bout de la France à l’autre, sans autre sanction, ou bien que, présentées à l’approbation silencieuse du corps législatif, elles ne donnèrent d’autre peine que celle que les différens rapporteurs du conseil eurent de les faire précéder d’un discours qui en colorait plus ou moins la nécessité.

On établit aussi des lycées dans toutes les grandes villes de France, et l’étude des langues anciennes, abandonnée pendant la révolution, rentra dans les obligations de l’éducation publique.

Cependant on faisait de grands préparatifs pour la flottille des bateaux plats qui devaient servir à l’expédition d’Angleterre. De jour en jour on répandait davantage la possibilité, au moyen d’un temps calme, de la faire parvenir jusque sur les côtes d’Angleterre, sans que les vaisseaux pussent gêner sa marche. On disait que Bonaparte lui-même commanderait l’expédition, et cette entreprise ne paraissait au-dessus ni de son audace, ni de sa fortune. Nos journaux nous représentaient l’Angleterre agitée et inquiète, et, dans le fond, le gouvernement anglais n’a pas été exempt de toute crainte à ce sujet. Le Moniteur combattait toujours avec acharnement les journaux libres de Londres, et le gant des injures se relevait des deux côtés. On exécutait en France la loi de la conscription, et de nombreux soldats commençaient à se réunir sous les drapeaux. Quelquefois on se demandait la raison d’un si grand armement, et l’on raisonnait sur des articles tels que ceux-ci, jetés sans réflexion dans le Moniteur : « Les journalistes anglais soupçonnent que les grands préparatifs de guerre que le premier consul vient d’ordonner en Italie sont pour l’Égypte. »

Aucun compte n’était rendu à la nation française ; mais elle avait en Bonaparte une sorte de confiance à peu près semblable à celle que la magie inspire à quelques esprits crédules ; et comme on croyait infaillible le succès de ses entreprises, chez un peuple naturellement épris de la réussite, il ne lui était pas difficile d’obtenir un consentement tacite à toutes ses opérations. Dès cette époque, un petit nombre de gens avisés ont commencé à s’apercevoir qu’il ne serait pas pour nous l’homme utile ; mais, comme la terreur du gouvernement révolutionnaire ne l’en proclamait pas moins l’homme nécessaire, on eût craint, en lui opposant quelque résistance, de faciliter la révolte du parti qu’on croyait que lui seul pouvait contenir.

Et lui, toujours actif, agissant, tenant à ne pas laisser les esprits dans le repos qui porte à la réflexion, jetait de côté et d’autre les inquiétudes qui devaient le servir. On imprimait une lettre du comte d’Artois, tirée du Morning Chronicle, qui offrait au roi d’Angleterre les services des émigrés en cas de descente ; on faisait courir le bruit de certaines tentatives faites dans les départemens de l’est ; et depuis que la guerre de la Vendée avait été remplacée dans cette partie de la France par les désordres sans gloire qu’y causaient les chouans, on s’était accoutumé à l’idée que les mouvemens qu’on essaierait d’y produire n’auraient d’autre fin que le pillage et l’incendie ; enfin on ne voyait de vraie chance pour le repos que dans la durée du gouvernement établi, et quand certains amis de la liberté déploraient sa perte au travers des institutions libérales, flétries à leurs yeux parce qu’elles étaient imposées par le pouvoir absolu, on leur répondait avec ce raisonnement que les circonstances peut-être justifiaient assez : Après tant d’orages, au milieu de la lutte de tant de partis, c’est la force seule qui peut nous donner, la liberté, et, tant qu’on verra qu’elle tend à relever les principes de l’ordre et de la morale, nous ne devons pas nous croire éloignés de la bonne route ; car enfin le créateur disparaîtra ; mais ce qu’il aura créé nous demeurera.

Et lui, tandis qu’on s’agitait ainsi plus ou moins par ses ordres, paraissait journellement dans une attitude fort paisible. Il avait repris à Saint-Cloud sa vie rangée et pleine, et nous passions nos journées telles que je les ai déjà décrites. Les frères de Bonaparte étaient tous occupés[5], Joseph au camp de Boulogne, Louis au conseil d’état, Jérôme, le plus jeune, en Amérique, où il avait été envoyé, et où il fut très tien reçu par les Anglo-Américains. Ses sœurs, qui commençaient à jouir d’une grande fortune, embellissaient à l’envi les maisons que le premier consul leur avait données, et cherchaient à l’emporter les unes sur les autres par le luxe de leurs ameublemens. Eugène Beauharnais se renfermait dans l’exercice de ses devoirs militaires ; sa sœur vivait paisiblement et assez tristement.

La jeune Mme Leclerc se livrait à un nouveau penchant qu’elle avait inspiré au prince Borghèse (depuis peu de temps arrivé de Rome en France), et qu’elle partageait. Ce prince demanda sa main à Bonaparte, qui, sans que j’aie trop su pourquoi, résista d’abord à cette demande. Peut-être sa vanité ne lui permettait-elle pas de paraître embarrassé d’aucun de ses liens, et ne voulait-il pas avoir l’air d’accepter avec trop d’empressement une première proposition. Mais, la liaison de ces deux personnes étant devenue publique, il consentit enfin à la légitimer par le mariage, qui se fit à Mortefontaine pendant le séjour du consul à Boulogne.

Il partit pour aller visiter le camp et la flottille, le 3 novembre 1803 ; cette course fut purement militaire. Il ne se fit accompagner que des généraux de sa garde, de ses aides de camp, et de M. de Rémusat.

En arrivant au Pont-de-Briques, petit village situé à une lieue de Boulogne, où Bonaparte avait fixé son quartier général, mon mari tomba dangereusement malade. Aussitôt que je l’appris, je courus pour le rejoindre, et j’arrivai à ce Pont-de-Briques au milieu de la nuit. Tout entière à mon inquiétude, je n’avais pensé en partant qu’à l’état dans lequel j’allais trouver un si cher malade ; mais lorsque je descendis de voiture, je fus un peu troublée de me trouver seule au milieu d’un camp ; et sans savoir ce que le consul penserait de mon arrivée. Ce qui me rassura cependant, c’est que les domestiques qui s’éveillèrent pour me recevoir me dirent qu’on avait bien prévu que je viendrais, et qu’on m’avait réservé une petite chambre depuis deux jours. J’y passai le reste de la nuit, en attendant le jour pour m’offrir aux regards de mon mari dont je ne voulais pas troubler le repos. Je le trouvai très abattu ; mais il éprouva une si grande joie de me voir près de son lit que je me félicitai d’être ainsi partie sans en avoir demandé la permission.

Quand le consul fut levé, il me fit dire de monter chez lui ; j’étais émue et un peu interdite ; il s’en aperçut dès mon entrée dans sa chambre. Il m’embrassa aussitôt, et, me faisant asseoir, il me tranquillisa par ses premières paroles : « Je vous attendais. Votre présence guérira votre mari. » À ces mots, je fondis en larmes. Il en parut touché et prit quelque soin pour me calmer. Ensuite il me prescrivit de venir tous les jours dîner et déjeuner avec lui, en me disant en riant : « Il faut que je veille sur une femme de votre âge ainsi lancée au milieu de tant de militaires. » Puis il me demanda comment j’avais laissé sa femme. Peu de temps avant son départ, quelques nouvelles visites secrètes de Mlle Georges avaient fait naître des discussions dans le ménage. « Elle se trouble, ajouta-t-il, beaucoup plus qu’il ne le faut. Joséphine a toujours peur que je devienne sérieusement amoureux ; elle ne sait donc pas que l’amour n’est pas fait pour moi. Car, qu’est-ce que l’amour ? Une passion qui laisse tout l’univers d’un côté pour ne voir, ne mettre de l’autre que l’objet aimé. Et assurément, je ne suis point de nature à me livrer à une telle exclusion. Que lui importent donc des distractions dans lesquelles mes affections n’entrent pour rien ? Voilà, continua-t-il en me regardant un peu sérieusement, ce qu’il faut que ses amis lui persuadent, et surtout qu’ils ne croient pas augmenter leur crédit sur elle en augmentant ses inquiétudes. » Il y avait dans ces dernières paroles une nuance de défiance et de sévérité que je ne méritais point, et je crois qu’il le savait fort bien à cette époque ; mais dans aucune occasion il ne voulait manquer à son système favori, qui était de tenir les esprits, ce qu’il appelait en haleine, c’est-à-dire en inquiétude.

Il demeura à peu près dix jours au Pont-de-Briques depuis mon arrivée. La maladie de mon mari était pénible, mais les médecins n’avaient aucune inquiétude. Excepté le quart d’heure que durait le déjeuner du consul, je passais la matinée entière dans la chambre de mon malade. Bonaparte, tous les jours, se rendait au camp, passait les troupes en revue, visitait la flottille, assistait à quelques légers combats, ou plutôt à des échanges de coups de canon entre nous et les Anglais qui croisaient incessamment devant le port et cherchaient à incommoder les travailleurs.

A six heures, Bonaparte rentrait, et alors il me faisait appeler. Quelquefois il donnait à dîner à quelques-uns des militaires de sa maison, ou au ministre de la marine, ou au directeur des ponts et chaussées qui l’avaient accompagné. D’autres fois, nous dînions en tête-à-tête, et alors il causait d’une multitude de choses. Il s’ouvrait sur son propre caractère ; il se peignait comme ayant toujours été mélancolique, hors de toute comparaison avec ses camarades de tout genre. Ma mémoire a conservé très fidèlement le souvenir de tout ce qu’il me dit dans ces conversations. Le voici à peu de choses près :

« J’ai été élevé, disait-il, à l’école militaire, et je n’y montrai de dispositions que pour les sciences exactes. Tout le monde y disait de moi : C’est un enfant qui ne sera propre qu’à la géométrie. Je vivais à l’écart de mes camarades. J’avais choisi dans l’enceinte de l’école un petit coin où j’allais m’asseoir pour rêver à mon aise ; car j’ai toujours aimé la rêverie. Quand mes compagnons voulaient usurper sur moi la propriété de ce coin, je le défendais de toute ma force. J’avais déjà l’instinct que ma volonté devait l’emporter sur celle des autres, et que ce qui me plaisait devait m’appartenir. On ne m’aimait guère à l’école, il faut du temps pour se faire aimer, et même quand je n’avais rien à faire, j’ai toujours cru vaguement que je n’en avais point à perdre.

« Lorsque j’entrai au service, je m’ennuyai dans mes garnisons ; je me mis à lire des romans, et cette lecture m’intéressa vivement. J’essayai d’en écrire quelques-uns ; cette occupation mit du vague dans mon imagination, elle se mêla aux connaissances positives que j’avais acquises, et souvent je m’amusais à rêver pour mesurer ensuite mes rêveries au compas de mon raisonnement. Je me jetais par la pensée dans un monde idéal, et je cherchais en quoi il différait précisément du monde où je me trouvais jeté. J’ai toujours aimé l’analyse, et, si je devenais sérieusement amoureux, je décomposerais mon amour pièce à pièce. Pourquoi et comment sont des questions si utiles qu’on ne saurait trop se les faire. J’étudiai moins l’histoire que je n’en fis la conquête ; c’est-à-dire que je n’en voulus et que je n’en retins que ce qui pouvait me donner une idée de plus, dédaignant l’inutile, et m’emparant de certains résultats qui me plaisaient.

« Je ne comprenais pas grand’chose à la révolution ; cependant elle me convenait. L’égalité qui devait m’élever me séduisait. Le 20 juin, j’étais à Paris, je vis la populace marcher contre les Tuileries. Je n’ai jamais aimé les mouvemens populaires ; je fus indigné des allures grossières de ces misérables ; je trouvai de l’imprudence dans les chefs qui les avaient soulevés, et je me dis : « Les avantages de cette révolution ne seront pas pour eux. » Mais quand on me dit que Louis XVI avait placé le bonnet rouge sur sa tête, je conclus qu’il avait cessé de régner, car en politique on ne se relève point de ce qui avilit.

« Au 10 août, je sentais que, si on m’eût appelé, j’aurais défendu le roi ; je me dressais contre ceux qui fondaient la république par le peuple ; et puis je voyais des gens en veste attaquer des hommes en uniforme, cela me choquait. « Plus tard, j’appris le métier de la guerre : j’allai à Toulon ; on commença à connaître mon nom. A mon retour, je menai une vie désœuvrée. Je ne sais quelle inspiration secrète m’avertissait qu’il fallait commencer par user mon temps.

« Un soir, j’étais au spectacle ; c’était le 12 vendémiaire. J’entends dire qu’on s’attend pour le lendemain à du train ; vous savez que c’était l’expression accoutumée des Parisiens, qui s’étaient habitués à voir avec indifférence les divers changemens des gouvernemens, depuis qu’ils ne dérangeaient ni leurs affaires, ni leurs plaisirs, ni même leur dîner. Après la terreur, on était content de tout ce qui laissait vivre.

« On contait devant moi que l’assemblée était en permanence ; j’y courus, je ne vis que du trouble, de l’hésitation. Du sein de la salle s’éleva une voix qui dit tout à coup : « Si quelqu’un sait l’adresse du général Bonaparte, on le prie d’aller lui dire qu’il est attendu au comité de l’assemblée. » J’ai toujours aimé à apprécier les hasards qui se mêlent à de certains événemens ; celui-là me détermina ; j’allai au comité.

« J’y trouvai plusieurs députés tous effarés ; entre autres Cambacérès. Ils s’attendaient à être attaqués le lendemain, ils ne savaient que résoudre. On me demanda conseil ; je répondis, moi, en demandant des canons. Cette proposition les épouvanta, toute la nuit se passa sans rien décider. Le matin, les nouvelles étaient fort mauvaises. Alors on me chargea de toute l’affaire, et ensuite on se mit à délibérer si pourtant on avait le droit de repousser la force par la force. « Attendez-vous, leur dis-je, que le peuple vous donne la permission de tirer sur lui ? Me voici compromis, puisque vous m’avez nommé ; il est bien juste que vous me laissiez faire. » Là-dessus, je quittai ces avocats qui se noyaient dans leurs paroles, je fis marcher les troupes, pointer deux canons sur Saint-Roch dont l’effet fut terrible ; l’armée bourgeoise et la conspiration furent balayées en un instant.

« Mais j’avais versé le sang parisien ! C’est un sacrilège. Il fallut en laisser refroidir l’effet. De plus en plus je me sentais appelé à quelque chose. Je demandai le commandement de l’armée d’Italie. Tout était à faire dans cette armée, les choses et les hommes. Il n’appartient qu’à la jeunesse d’avoir de la patience, parce qu’elle a de l’avenir devant elle. Je partis pour l’Italie avec des soldats misérables, mais pleins d’ardeur. Je faisais conduire au milieu de la troupe des fourgons escortés, quoique vides, que j’appelais le trésor de l’armée. Je mis à l’ordre du jour qu’on distribuait des souliers aux recrues ; personne n’en voulut porter. Je promis à mes soldats que la fortune et la gloire nous attendaient derrière les Alpes, je leur tins parole, et aussi depuis ce temps l’armée me suivrait au bout du monde.

« Je fis une belle campagne ; je devins un personnage pour l’Europe. D’un côté, à l’aide de mes ordres du jour, je soutenais le système révolutionnaire, de l’autre, je ménageais en secret les émigrés, je leur permettais de concevoir quelque espérance. Il est bien facile d’abuser ce parti-là, parce qu’il part toujours non de ce qui est, mais de ce qu’il voudrait qui fût. Je recevais des offres magnifiques dans le cas où je voudrais suivre l’exemple du général Monk. Le prétendant m’écrivit même dans son style hésitant et fleuri. Je conquis mieux le pape en évitant d’aller à Rome que ai j’eusse incendié sa capitale. Enfin je devins important et redoutable, et le directoire que j’inquiétais ne pouvait cependant motiver aucun acte d’accusation. On m’a reproché d’avoir favorisé le 18 fructidor ; c’est comme si on me reprochait d’avoir soutenu la révolution. Il fallait en tirer parti de cette révolution, et mettre à profit le sang qu’elle avait fait couler. Quoi ! consentir à se livrer, sans condition, aux princes de la maison de Bourbon, qui nous auraient jeté à la tête nos malheurs depuis leur départ, et imposé silence par le besoin que nous aurions montré de leur retour ; changer notre drapeau victorieux contre ce drapeau blanc, qui n’avait pas craint de se confondre avec les étendards ennemis ; et moi, enfin, me contenter de quelques millions et de je ne sais quel duché ! Certes, ce n’est pas un rôle difficile que celui de Monk, il m’eût donné moins de peine que la campagne d’Égypte, et même que le 18 brumaire ; mais y a-t-il une expérience pour les princes qui n’ont jamais vu le champ de bataille ? À quoi le retour de Charles II a-t-il conduit les Anglais, si ce n’est à détrôner encore Jacques ? Il est certain que j’aurais bien su, s’il l’eût fallu, détrôner une seconde fois les Bourbons, et le meilleur conseil qu’il y aurait eu à leur donner eût été de se défaire de moi.

« Quand je revins en France, je trouvai les opinions plus amollies que jamais. À Paris, et Paris c’est la France, on ne sait jamais prendre intérêt aux choses, si l’on n’en prend aux personnes. Les usages d’une vieille monarchie vous ont habitués à tout personnifier. C’est une mauvaise manière d’être pour un peuple qui voudrait sérieusement la liberté ; mais vous ne savez guère vouloir rien sérieusement, si ce n’est peut-être l’égalité. Et encore on y renoncerait volontiers, si chacun pouvait se flatter d’être le premier. Être égaux en tant que tout le monde sera au-dessus, voilà le secret de toutes vos vanités ; il faut donc donner à tous l’espérance de s’élever. Le grand inconvénient pour les directeurs, c’est que personne ne se souciait d’eux, et qu’on commençait à se soucier trop de moi. Je ne sais ce qui me fût arrivé sans l’heureuse idée que j’eus d’aller en Égypte. Quand je m’embarquai, je ne savais si je ne disais pas un éternel adieu à la France ; mais je ne doutais pas qu’elle ne me rappelât.

« Les séductions d’une conquête orientale me détournèrent de la pensée de l’Europe plus que je ne l’avais cru. Mon imagination se mêla pour cette fois encore à ma pratique. Mais je crois qu’elle est morte à Saint-Jean-d’Acre. Quoi qu’il en soit, je ne la laisserai pas faire.

« En Égypte, je me trouvais débarrassé du frein d’une civilisation gênante ; je rêvais toutes choses et je voyais des moyens d’exécuter tout ce que j’avais rêvé. Je créais une religion, je me voyais sur le chemin de pénétrer en Asie, parti sur un éléphant, le turban sur ma tête, et dans ma main un nouvel Alcoran que j’aurais composé à mon gré. J’aurais réuni dans mes entreprises les expériences des deux mondes, fouillant à mon profit le domaine de toutes les histoires, attaquant la puissance anglaise dans les Indes, et renouant par cette conquête mes relations avec la vieille Europe. Ce temps que j’ai passé en Égypte a été le plus beau de ma vie, car il en a été le plus idéal. Mais le sort en décida autrement. Je reçus des lettres de France ; je vis qu’il n’y avait pas un instant à perdre. Je rentrai dans le positif de l’état social et je revins à Paris, à Paris où on traite des plus grands intérêts du pays dans un entr’acte d’opéra.

« Le directoire frémit de mon retour ; je m’observai beaucoup ; c’est une des époques de ma vie où j’ai été le plus habile. Je voyais l’abbé Sieyès et lui promettais l’exécution de sa verbeuse constitution ; je recevais les chefs des jacobins, les agens des Bourbons ; je ne refusais de conseils à personne, mais je n’en donnais que dans l’intérêt de mes plans. Je me cachais au peuple, parce que je savais que, lorsqu’il en serait temps, la curiosité de me voir le précipiterait sur mes pas. Chacun s’enferrait dans mes lacs, et quand je devins le chef de l’état, il n’existait point en France un parti qui ne plaçât quelque espoir sur mon succès. »


CHAPITRE IV. (1803-1804).
Suite des conversations du premier consul à Boulogne. — Lecture de la tragédie de Philippe-Auguste. — Mes nouvelles impressions. — Retour à Paris. — Jalousie de Mme Bonaparte. — Fêtes de l’hiver de 1804. — M. de Fontanes. — M. Fouché. — Savary. — Pichegru. — Arrestation du général Moreau.

Un autre soir, tandis que nous étions à Boulogne, Bonaparte mit la conversation sur la littérature. J’avais été chargée par le poète Lemercier, qu’il aimait assez, de lui porter une tragédie nommée Philippe-Auguste qu’il venait de finir et qui contenait des applications à sa propre personne. Il voulut la lire tout haut, nous étions tous deux seulement. C’était quelque chose de plaisant de voir un homme toujours pressé, même quand il n’avait rien à faire, aux prises avec l’obligation de prononcer des mots de suite sans s’interrompre, forcé de lire des vers alexandrins dont il ne comprenait pas la mesure, et vraiment prononçant si mal qu’on eût dit qu’il n’entendait pas ce qu’il lisait. D’ailleurs, dès qu’il ouvrait un livre, il voulait juger. Je lui demandai le manuscrit, je le lus moi-même ; alors il se mit à parler, il se ressaisit à son tour de l’ouvrage et raya des tirades entières, y fit quelques notes marginales, blâma le plan et les caractères. Il ne courait pas grand risque de se tromper, car la pièce était mauvaise. Ce qui me parut assez singulier, c’est qu’à la suite de cette lecture, il me signifia qu’il ne voulait point que l’auteur crût que toutes ces ratures et ces corrections fussent d’une main si importante, et m’ordonna de les prendre sur mon compte. Je m’en défendis fort, comme on peut le penser, j’eus grand’peine à le faire revenir de cette fantaisie et à lui faire comprendre que, s’il était déjà un peu étrange qu’il eût ainsi biffé et presque défiguré le manuscrit d’un auteur, il serait sans aucune convenance que je me fusse, moi, avisée d’une pareille liberté. « A la bonne heure, disait-il, mais pour cela comme dans d’autres occasions j’avoue que je n’aime guère ce mot vague et niveleur des convenances que vous autres jetez en avant à toute occasion. C’est une invention des sots pour se rapprocher à peu près des gens d’esprit, une sorte de bâillon social qui gêne le fort et qui ne sert que le médiocre. Il se peut qu’elles vous soient commodes, à vous, qui n’avez pas grand’chose à faire dans cette vie ; mais vous sentez bien que moi, par exemple, il est des occasions où je serais forcé de les fouler aux pieds. — Mais, lui répondis-je, en les appliquant à la conduite de la vie, ne seraient-elles pas un peu ce que les règles sont aux ouvrages dramatiques ? elles leur donnent de l’ordre et de la régularité, et ne gênent réellement le génie que lorsqu’il voudrait s’abandonner à des écarts condamnés par le bon goût. — Ah ! le bon goût, voilà encore une de ces paroles classiques que je n’adopte point[6]. C’est peut-être ma faute, mais il y a certaines règles que je ne sens point. Par exemple, ce qu’on appelle le style, mauvais ou bon, ne me frappe guère. Je ne suis sensible qu’à la force de la pensée. J’ai aimé d’abord Ossian, mais c’est par la même raison qui me fait trouve du plaisir à entendre murmurer le vent et les vagues de la mer. En Égypte, on a voulu me faire lire l’Iliade, elle m’a ennuyé. Quant aux poètes français, je ne comprends bien que votre Corneille. Celui-là avait deviné la politique, et, formé aux affaires, eût été un homme d’état. Je crois l’apprécier mieux que qui que ce soit, parce qu’en le jugeant j’exclus tous les sentimens. dramatiques. Par exemple, il n’y a pas bien longtemps que je me suis expliqué le dénoûment de Cinna. Je n’y voyais d’abord que le moyen de faire un cinquième acte pathétique, et encore la clémence proprement dite est une si pauvre petite vertu, quand elle n’est point appuyée sur la politique, que celle d’Auguste, devenu tout à coup un prince débonnaire, ne me paraissait pas digne de terminer cette belle tragédie. Mais une fois Monvel, en jouant devant moi, m’a dévoilé tout le mystère de cette grande conception. Il prononça le Soyons amis, Cinna, d’un ton si habile et si rusé que je compris que cette action n’était que la feinte d’un tyran, et j’ai approuvé comme calcul ce qui me semblait puéril comme sentiment. Il faut toujours dire ce vers de manière à ce que de tous ceux qui l’écoutent, il n’y ait que Cinna de trompé.

« Quant à Racine, il me plaît dans Iphigénie ; cette pièce, tant qu’elle dure, vous fait respirer l’air poétique de la Grèce. Dans Britannicus, il a été circonscrit par Tacite, contre lequel j’ai des préventions parce qu’il n’explique pas assez ce qu’il avance. Les tragédies de Voltaire sont passionnées, mais ne fouillent pas profondément l’esprit humain. Par exemple, son Mahomet n’est ni prophète, ni arabe. C’est un imposteur qui semble avoir été élevé à l’École polytechnique, car il démontre ses moyens de puissance comme moi je pourrais le faire dans un siècle comme celui-ci. Le meurtre du père par le fils est un crime inutile. Les grands hommes ne sont jamais cruels sans nécessité.

« Pour la comédie, elle est pour moi comme si l’on voulait me forcer à m’intéresser aux commérages de vos salons ; j’accepte vos admirations pour Molière, mais je ne les partage pas ; il a placé ses personnages dans des cadres où je ne me suis jamais avisé d’aller les regarder agir. »

Il serait facile de conclure par ces différentes opinions que Bonaparte n’aimait à considérer la nature humaine que lorsqu’elle est aux prises avec les grandes chances de la vie, et qu’il se souciait peu de l’homme dégagé de toute application.

C’est dans de telles conversations que s’écoula le temps que je passai à Boulogne avec le premier consul, et ce fut à la suite de ce voyage que j’éprouvai le premier mécompte qui devait commencer à m’inspirer de la défiance de cette cour où j’étais appelée à vivre. Les militaires de la maison s’étonnaient quelquefois qu’une femme pût ainsi demeurer de longues heures avec leur maître, pour causer sur des matières toujours un peu sérieuses ; ils en tirèrent des conclusions qui compromettaient ma conduite, toute simple et toute paisible qu’elle était. J’ose le dire : la pureté de mon âme, les sentimens qui m’attachaient pour toute ma vie à mon mari, ne me permettaient point de concevoir l’idée des soupçons que l’on formait sur moi dans l’antichambre du consul, tandis que je l’écoutais dans son salon. Quand il revint à Paris, ses aides de camp s’amusèrent de nos longs tête-à-tête ; Mme Bonaparte s’effaroucha des récits qu’on lui en fît, et lorsqu’après un mois de séjour au Pont-de-Briques, mon mari se sentit assez fort pour supporter la route, et que mous revînmes à Paris, je trouvai ma jalouse patronne un peu refroidie.

J’arrivais animée par un redoublement de reconnaissance pour Bonaparte. Il m’avait si bien accueillie, il avait montré tant d’intérêt pour la conservation de mon mari, enfin, pour tout dire, ses soins qui attendrissaient mon âme inquiète et oppressée, et ensuite l’amusement qu’il m’avait fait trouver dans cette solitude, et la petite satisfaction de ma vanité flattée par le plaisir qu’il paraissait prendre à ma présence, tout cela exaltait mes sentimens, et dans les premiers jours de mon retour, je répétais avec l’accent vif d’une reconnaissance de vingt ans que sa bonté pour moi avait été extrême. L’une de mes compagnes, qui m’aimait, m’avertit de contraindre mes paroles, et de regarder un peu à l’impression qu’elles faisaient. Son discours me fit, je m’en souviens encore, l’effet d’une lame froide, et tranchante dont on eût tout à coup fait pénétrer la pointe jusqu’à mon cœur. C’était la première fois que je me voyais jugée autrement que je ne le méritais ; ma jeunesse et tous mes sentimens se révoltèrent contre de semblables accusations ; il faut avoir acquis une longue, mais triste expérience, pour supporter l’injustice des jugemens du monde, et peut-être doit-on regretter le temps où ils frappent si fortement, quoique si douloureusement.

Cependant ce qu’on me disait m’expliqua la contrainte de Mme Bonaparte à mon égard. Une fois que j’en étais plus froissée que de coutume, je ne pus m’empêcher de lui dire avec les larmes aux yeux : « Eh quoi ! madame, c’est moi que vous soupçonnez ? » Comme elle était bonne et accessible à toutes les émotions du moment, elle ne tint pas contre mes pleurs, elle m’embrassa et se rouvrit à moi comme par le passé. Mais elle ne me comprit point tout entière ; il n’y avait point dans son âme ce qui pouvait entendre la juste indignation de la mienne ; et sans s’embarrasser si mes relations avec son mari à Boulogne avaient pu être telles qu’on le lui donnait à penser, il lui suffit, pour se tranquilliser, de conclure que dans tous les cas elles n’auraient été que passagères, puisque rien dans ma conduite sous ses yeux ne paraissait différent de ma réserve première. Enfin, pour se justifier à mes yeux, elle me dit que la famille de Bonaparte avait la première, pendant mon absence, répandu contre moi des bruits injurieux : « Vous ne voyez pas, lui dis-je, qu’à tort ou à raison, on croit ici, madame, que le tendre attachement que je vous porte peut me rendre avisée sur ce qui se passe autour de vous, et enfin, quoique mes conseils soient un bien faible secours, cependant ils peuvent encore ajouter à votre prudence fortifiée de la mienne. Les jalousies politiques me paraissent faire défiance de tout, et je crois que, quelque mince personnage que je sois, on voudrait vous brouiller avec moi. » Mme Bonaparte convint de la vérité de cette réflexion ; mais elle n’eut pas la moindre idée que je dusse m’affliger longtemps de ce qu’elle ne l’avait pas faite la première. Elle m’avoua qu’elle avait fait à son époux des reproches relatifs à moi, et qu’il avait paru s’amuser à la laisser dans l’inquiétude sur mon compte. Toutes les petites découvertes que ces circonstances me firent faire sur les personnages dont j’étais entourée m’effarouchèrent et troublèrent les sentimens que je leur avais dévoués. Je commençai à sentir une sorte de mouvement dans le terrain qui me portait, et sur lequel j’avais marché jusqu’alors avec la confiance de l’inexpérience ; je sentis que je venais de connaître un genre d’inquiétude qui, plus ou moins, ne me quitterait plus.

En quittant Boulogne, le premier consul fit consigner dans un ordre du jour qu’il était content de l’armée, et nous lûmes ces paroles dans le Moniteur du 12 novembre 1803 :

« On a remarqué comme des présages qu’en creusant ici pour établir le campement du premier consul, on a trouvé une hache d’armes qui paraît avoir appartenu à l’armée romaine qui envahit l’Angleterre. On a aussi trouvé à Ambleteuse, en travaillant à la tente du premier consul, des médailles de Guillaume le Conquérant. Il faut convenir que ces circonstances sont au moins bizarres, et qu’elles paraîtront plus singulières encore, si l’on se rappelle que lorsque le général Bonaparte visita les ruines de Péluse en Égypte, il y trouva un camée de Jules César. »

L’application n’était pas trés heureusement choisie, car malgré le camée de Jules César, Bonaparte avait été contraint de quitter l’Égypte ; mais ces petits rapprochemens, dictés par l’ingénieuse flatterie de M. Maret, plaisaient infiniment à son maître, qui d’ailleurs ne croyait pas qu’ils fussent sans effet sur nous.

On n’épargna rien à cette époque pour que tous les journaux réchauffassent les imaginations sur la descente ; Il me serait impossible de dire si Bonaparte croyait encore réellement qu’elle fût praticable. Il en avait l’air du moins, et les frais que l’on fit pour construire les bateaux plats furent très considérables. Les injures entre les feuilles anglaises et le Moniteur continuaient toujours, de même que les défis. « On dit que les Français ont fait un désert du Hanovre et qu’ils se préparent à le quitter. » Voilà ce qu’on voyait dans le Times ; et aussitôt une note du Moniteur répondait : « Oui, quand vous quitterez Malte. »

On nous livrait les mandemens des évêques qui exhortaient la nation à s’armer pour une juste guerre. « Choisissez des gens de cœur, disait l’évêque d’Arras, et allez combattre Amalec. Se soumettre aux ordres publics, a dit Bossuet, c’est se soumettre à l’ordre de Dieu qui établit les empires. »

Cette citation de Bossuet me rappelle une anecdote que contait fort bien le vieil évêque d’Evreux, M. Bourlier. C’était à l’époque du concile qu’on assembla à Paris pour essayer de déterminer les évêques à résister aux décisions du pape : « Quelquefois, me disait cet évêque, l’empereur nous faisait tous appeler, et commençait avec nous des conversations très théologiques ; il s’adressait aux plus récalcitrans d’entre nous : Messieurs les évêques, ma religion, à moi, est celle de Bossuet ; il est mon père de l’Église, il a défendu nos libertés ; je veux conserver son ouvrage, et soutenir votre propre dignité. Entendez-vous, messieurs ?

« Et en parlant ainsi, pâle de colère, il portait la main sur la garde de son épée ; il me faisait frémir de l’ardeur avec laquelle je le voyais prêt à prendre nos propres défenses, et ce singulier amalgame du nom de Bossuet, du mot de liberté, et de ce geste menaçant, m’eût donné envie de sourire, si je n’avais été au fond très affecté des déchiremens de l’église que je prévoyais. »

Je reviens à l’hiver de 1804. Cet hiver se passa, comme le précédent, en fêtes et en bals pour la cour et la ville ; et, en même temps, en continuation de l’organisation de lois nouvelles qui furent présentées à la nouvelle session du corps législatif. Cette année, Mme Baciocchi, qui avait un penchant très décidé pour M. de Fontanes, parla si souvent de lui à son frère, que ses discours, joints à l’opinion qu’il avait de cet académicien, le déterminèrent à le nommer président du corps législatif. Ce choix parut singulier à quelques personnes ; mais au fait, pour ce qu’à l’avenir Bonaparte voulait faire du corps législatif, il n’avait guère besoin de lui donner un autre président qu’un homme de lettres. Celui-là a montré toujours un art noble et distingué, quand il a fallu haranguer l’empereur dans les circonstances les plus délicates. Son caractère a peu de force, mais son talent lui en donne beaucoup, quand il est obligé de parler en public ; son bon goût lui inspire alors une véritable élévation. Peut-être était-ce un inconvénient, car rien n’est si dangereux pour les souverains que de voir le talent revêtir les abus de leur autorité des couleurs de l’éloquence, lorsqu’il s’agit de les présenter aux nations ; et surtout cela est d’un grand danger en France, où l’on rend un culte si dévoué aux formes. Combien de fois n’est-il pas arrivé que les Parisiens, dans le secret de la comédie que le gouvernement jouait devant eux, se sont prêtés de bonne grâce à s’en montrer dupes, seulement parce que les acteurs rendaient justice à la délicatesse de leur goût, qui exigeait que chacun jouât le mieux possible le rôle dont il était chargé !

Dans le courant de ce mois de janvier, le Moniteur inséra une note des journaux anglais qui parlaient de quelques différends entre la Bavière et l’Autriche, et des probabilités qu’on avait d’une guerre continentale. De pareilles paroles, sans réflexions, étaient ainsi jetées de temps en temps comme pour nous avertir de ce qui pouvait arriver, ainsi que dans une décoration d’opéra, ou plutôt comme ces nuées qui s’amoncellent au-dessous de la cime des montagnes et qui s’ouvrent un moment pour laisser apercevoir ce qui se passe derrière. De même, les plus ou moins importantes discussions qui s’élevaient en Europe nous étaient montrées instantanément pour que nous ne fussions pas très surpris lorsqu’elles amenaient quelque rupture ; mais ensuite les nuages se refermaient, et nous demeurions dans l’obscurité jusqu’à ce que l’orage éclatât.

Je touche à une époque importante et pénible à retracer ; je vais bientôt parler de la conspiration de Georges et du crime qu’elle a fait commettre. Je ne rapporterai sur le général Moreau que ce que j’ai entendu dire, et me garderai bien de rien affirmer. Il me semble qu’il est nécessaire de faire précéder ce récit d’un court exposé de l’état dans lequel on se trouvait alors.

Un certain monde, qui tenait d’assez près aux affaires, commençait à parler du besoin que la France avait d’une hérédité dans le pouvoir qui la gouvernait. Quelques courtisans politiques, des révolutionnaires de bonne foi, des gens qui voyaient tout le repos de la France dans la dépendance d’une seule vie, s’entendaient sur l’instabilité du consulat. Peu à peu toutes les idées s’étaient rapprochées de la royauté, et cette marche aurait eu des avantages, si l’on eût pu s’entendre pour obtenir une royauté modérée par les lois. Les révolutions ont ce grave inconvénient de partager l’opinion publique en des nuances infinies qui sont toutes modifiées par le froissement que chacun a éprouvé dans les circonstances particulières. C’est toujours là ce qui favorise les entreprises que tente le despotisme, qui arrive après elles. Pour contenir le pouvoir de Bonaparte, il eût fallu oser prononcer le mot de liberté, mais, comme peu d’années avant il n’avait été tracé d’un bout de la France à l’autre que pour servir d’égide à l’esclavage le plus sanglant, personne n’osait surmonter la funeste impression, mal raisonnée pourtant, qu’il donnait.

Les royalistes s’inquiétaient cependant, et voyaient de jour en jour Bonaparte s’éloigner de la route où ils l’avaient longtemps attendu. Les jacobins, dont le premier consul redoutait davantage l’opposition, s’agitaient sourdement. Ils trouvaient que c’était à leurs antagonistes que le gouvernement semblait s’appliquer à donner des garanties. Le concordat, les avances que l’on tentait vers l’ancienne noblesse, la destruction de l’égalité révolutionnaire, tout cela était un envahissement sur eux ; heureuse, cent fois heureuse, la France, si Bonaparte n’en eût fait que sur les factions ! mais pour cela, il ne faut être animé que par l’amour de la justice ; il faut surtout ne vouloir écouter que les conseils d’une raison généreuse.

Quand un souverain, quelque titre qu’il ait, transige avec l’un ou l’autre des partis exagérés qu’enfantent les troubles civils, on peut toujours parier qu’il a des intentions hostiles contre les droits des citoyens qui se sont confiés à lui. Bonaparte, voulant affermir son plan despotique, se trouva donc forcé de transiger avec ces redoutables jacobins, et malheureusement il est des gens qui ne trouvent de garantie suffisante que dans le crime. On ne les rassure qu’en se chargeant de quelques-unes de leurs iniquités ! Ce calcul est entré pour beaucoup dans l’arrêt de mort du duc d’Enghien, et je demeure convaincue que tout ce qui a été fait à cette époque n’a dépendu d’aucun sentiment violent, d’aucune vengeance aveugle, mais seulement a été le résultat d’une politique toute machiavélique qui voulait aplanir sa route à quelque prix que ce fût. Ce n’est pas non plus pour la satisfaction d’une vanité aveugle que Bonaparte aspirait à changer son titre consulaire en celui d’empereur. Il ne faut pas croire que toujours ses passions l’entraînassent aveuglément ; il n’ignorait pas l’art de les soumettre à l’analyse de ses calculs, et si par la suite il s’est abandonné davantage, c’est que le succès et la flatterie l’ont peu à peu enivré. Cette comédie de république et d’égalité qu’il lui fallait jouer, tant qu’il est demeuré premier consul, l’ennuyait, et ne trompait au fond que ceux qui voulaient bien être trompés. Elle rappelait ces simagrées des temps de l’ancienne Rome, où les empereurs se faisaient de temps en temps réélire par le sénat. J’ai vu des gens qui, se parant comme d’un vêtement d’un certain amour de la liberté et n’en faisant pas moins une cour assidue à Bonaparte premier consul, ont prétendu qu’ils lui avaient ôté leur estime dès qu’il s’était donné le titre d’empereur. Je n’ai jamais trop compris leurs motifs. Comment l’autorité qu’il exerça, presque dès son entrée dans le gouvernement, De les éclaira-t-elle pas ? Ne pourrait-on pas dire au contraire qu’il y avait de la bonne foi à se donner le titre d’un pouvoir qu’on exerçait réellement ?

Quoi qu’il en soit, au moment dont je parle, il devenait nécessaire au premier consul de se raffermir par quelque mesure nouvelle. Les Anglais, menacés, excitaient des diversions aux projets formés contre eux ; des relations se renouaient avec les chouans, et les royalistes ne devaient voir dans le gouvernement consulaire qu’une transition du directoire à la royauté. Le caractère d’un seul homme y apportait une seule différence ; il devint assez naturel de conclure qu’il fallait se défaire de cet homme.

Je me souviens d’avoir entendu dire à Bonaparte, dans l’été de cette année 1804, que pour cette fois les événemens l’avaient pressé, et que son plan eût été de ne fonder la royauté que deux ans plus tard. Il avait mis la police dans les mains du ministre de la justice ; c’était une idée saine et morale, mais ce qui ne le fut point, et même ce qui fut contradictoire, ce fut de vouloir que la magistrature exerçât cette police comme au temps où elle était une institution révolutionnaire. Je l’ai déjà dit, les premières conceptions de Bonaparte étaient le plus souvent bonnes et grandes. Les créer et les établir, c’était exercer son pouvoir ; mais s’y soumettre après, devenait une abdication. Il n’a pas pu supporter la domination, même d’aucune de ses institutions.

Ainsi, gêné par les formes lentes et réglées de la justice, et aussi par l’esprit faible et médiocre de son grand juge, il se livra aux mille et une polices dont il s’environna, et reprit peu à peu confiance en Fouché, qui possède admirablement l’art de se rendre nécessaire. Fouché, doué d’un esprit fin, étendu et perçant, jacobin enrichi, par conséquent dégoûté de quelques-uns des principes de son parti, mais demeurant toujours lié avec lui pour avoir un appui en cas de trouble, ne recula nullement devant l’idée de revêtir Bonaparte de la royauté. Sa souplesse naturelle lui fera toujours accepter toutes les formes de gouvernement où il verra pour lui l’occasion de jouer un rôle. Ses habitudes sont plus révolutionnaires que ses principes ; aussi le seul état de choses, je crois, qu’il ne puisse souffrir est celui qui le mettrait dans une nullité absolue. Il faut se bien convaincre de cette disposition, et toujours un peu trembler, quand on veut se servir de lui ; il faut se dire qu’il a besoin d’un temps de troubles pour avoir toute la valeur de ses moyens, parce qu’en effet, comme il est sans passions et sans haine, alors il devient supérieur à la plupart des hommes qui l’environnent, tous plus ou moins troublés par la crainte et le ressentiment.

Fouché a nié d’avoir conseillé le meurtre du duc d’Enghien. A moins d’une certitude complète, je ne vois jamais de raison pour faire peser l’accusation d’un crime sur qui s’en défend positivement. D’ailleurs Fouché, qui avait la vue longue, prévoyait facilement que ce crime ne donnerait au parti que Bonaparte voulait gagner qu’une garantie très passagère ; il le connaissait trop bien pour craindre qu’il songeât à replacer le roi sur un trône qu’il pouvait occuper lui-même, et l’on comprend bien qu’avec les données qu’il avait, il ait dit que ce meurtre n’était qu’une faute.

M. de Talleyrand avait moins besoin que Fouché de compliquer ses plans pour conseiller à Bonaparte de se revêtir de la royauté. Elle devait le mettre à l’aise sur tout. Ses ennemis, et Bonaparte lui-même, l’ont accusé d’avoir opiné pour le meurtre du malheureux prince, mais Bonaparte et ses ennemis sont récusables sur ce point. Le caractère connu de M. de Talleyrand n’admet guère une telle violence. Il m’a conté plus d’une fois que Bonaparte lui avait fait part ; ainsi qu’aux deux consuls, de l’arrestation du duc d’Enghien, et de sa détermination invariable ; il ajoutait que tous trois ils avaient vu que les paroles seraient inutiles, et qu’ils avaient gardé le silence. C’est déjà une faiblesse plus que suffisante, mais fort ordinaire à M. de Talleyrand, qui voyait un parti pris, et qui dédaigne les discours inutiles, parce qu’ils ne satisfont que la conscience.

L’opposition, une courageuse résistance, peuvent avoir de la prise sur une nature quelle qu’elle soit. Un souverain cruel, sanguinaire par caractère, peut quelquefois sacrifier son penchant à la force du raisonnement qu’on lui oppose ; mais Bonaparte n’était ni cruel par goût, ni par système : il voulait ce qui lui paraissait le plus prompt et le plus sûr ; il a dit lui-même dans ce temps qu’il lui fallait en finir avec les jacobins et les royalistes. L’imprudence de ces derniers lui a fourni cette funeste chance, il l’a saisie au vol, et ce que je raconterai plus bas prouvera encore que c’est avec tout le calme du calcul, ou plutôt du sophisme, qu’il s’est couvert d’un sang illustre et innocent.

Peu de jours après le premier retour du roi, le duc de Rovigo se présenta chez moi un matin[7]. Il cherchait alors à se justifier des accusations qui pesaient sur sa tête. Il me parla de la mort du duc d’Enghien. « L’empereur et moi, me dit-il, nous avons été trompés dans cette occasion. L’un des agens subalternes de la conspiration de Georges avait été gagné par ma police ; il nous vint déclarer que dans une nuit où les conjurés étaient rassemblés, on leur avait annoncé l’arrivée secrète d’un chef important qu’on ne pouvait encore nommer ; et qu’en effet, quelques nuits après, il était survenu parmi eux un personnage auquel les autres donnaient de grandes marques de respect. Cet espion le désignait de manière à faire croire que cet individu inconnu devait être un prince de la maison de Bourbon. Dans le même temps, le duc d’Enghien s’était établi à Ettenheim pour y attendre sans doute le succès de la conspiration. Les agens écrivirent qu’il lui arrivait quelquefois de disparaître pour plusieurs jours ; nous conclûmes que c’était pour venir à Paris, et son arrestation fut résolue. Depuis, lorsqu’on a confronté l’espion avec les coupables arrêtés, il a reconnu Pichegru pour le personnage important désigné, et lorsque j’en rendis compte à Bonaparte, il s’écria en frappant du pied : « Ah ! le malheureux ! qu’est-ce qu’il m’a fait faire ? »

Revenons aux faits. Pichegru était arrivé en France le 15 janvier 1804, et dès le 25 se cachait dans Paris. On savait que dans l’an V de la république, le général Moreau l’avait dénoncé au gouvernement comme entretenant des relations avec la maison de Bourbon. Moreau passait pour avoir des opinions républicaines ; peut-être les avait-il enfin échangées contre les idées d’une monarchie constitutionnelle. Je ne sais si maintenant sa famille le défendrait aussi vivement qu’alors de l’accusation d’avoir donné les mains aux projets des royalistes ; je ne sais aussi s’il faudrait prêter toute confiance à des aveux faits sous le règne de Louis XVIII. Mais enfin, la conduite de Moreau en 1813 et les honneurs accordés à sa mémoire par nos princes pourraient faire pencher à croire que depuis longtemps ils avaient quelque raison de compter sur lui. A l’époque dont je parle, Moreau était vivement irrité contre Bonaparte. On n’a guère douté qu’il n’ait vu secrètement Pichegru, il a au moins gardé le silence sur la conspiration ; quelques-uns des royalistes saisis à cette époque l’accusaient seulement d’avoir montré cette hésitation de la prudence qui veut attendre le succès pour se déclarer. Moreau, dit-on, était un homme faible et médiocre, hors du champ de bataille ; je crois que sa réputation a été trop lourde pour lui. « Il y a des gens, disait Bonaparte, qui ne savent point porter leur gloire ; le rôle de Monk allait parfaitement à Moreau ; à sa place, j’y aurais tendu comme lui, mais plus habilement. »

Au reste, ce n’est point pour justifier Bonaparte que je présente mes doutes. Quel que fût le caractère de Moreau, sa gloire existait réellement, il fallait la respecter, il fallait excuser un ancien compagnon d’armes mécontent et aigri, et le raccommodement n’eût-il même été que la suite de ce calcul politique que Bonaparte voulait voir dans l’Auguste de Corneille, il eût encore été ce qu’il y avait de mieux à faire. Mais Bonaparte eut, je n’en doute pas, la conviction de ce qu’il appelait la trahison morale de Moreau. Il crut que cela suffisait aux lois et à la justice, parce qu’il se refusait à voir la vraie face des choses qui le gênaient. On l’assura légèrement que les preuves ne manquaient pas pour légitimer la condamnation. Il se trouva engagé ; plus tard il ne voulut voir gue de l’esprit de parti dans l’équité des tribunaux, et d’ailleurs il sentit que ce qui pouvait lui arriver de plus fâcheux, c’était que cet intéressant accusé fût déclaré innocent. Et lui, une fois sur le point d’être compromis, ne pouvait plus être arrêté sur rien ; de là mille circonstances déplorables de ce fameux procès.

Depuis un petit nombre de jours, on commençait à entendre parler de cette conspiration. Le 17 février 1804, au matin, j’allai aux Tuileries. Bonaparte était dans la chambre de sa femme ; on m’annonça ; il me fit entrer. Mme Bonaparte me parut troublée, elle avait les yeux fort rouges. Bonaparte était assis près de la cheminée et le petit Napoléon[8] sur ses genoux. Il avait de la gravité dans ses regards, mais nul signe de violence. Il jouait machinalement avec l’enfant.

« Savez-vous ce que je viens de faire ? » me dit-il, et sur ma réponse négative : « Je viens de donner ordre qu’on arrêtât Moreau. » Je fis sans doute quelque mouvement : « Ah ! vous voilà étonnée, reprit-il, cela va faire un beau bruit, n’est-ce pas ? On ne manquera pas de dire que je suis jaloux de Moreau, que c’est une vengeance, et mille pauvretés de ce genre. Moi, jaloux de Moreau ! Eh ! bon Dieu ! il me doit la plus grande partie de sa gloire ; c’est moi qui lui laissai une belle armée et qui ne gardai en Italie que des recrues ; je ne demandais qu’à vivre en bonne intelligence avec lui. Certes je ne le craignais point ; d’abord je ne crains personne, et Moreau moins qu’un autre. Je l’ai vingt fois empêché de se compromettre ; je l’avais averti qu’on nous brouillerait ; il le sentait comme moi. Mais il est faible et orgueilleux ; les femmes le dirigent, les partis l’ont pressé… »

En parlant ainsi, Bonaparte s’était levé, et se rapprochant de sa femme il lui prit le menton, et lui faisant lever la tête : « Tout le monde, dit-il encore, n’a pas une bonne femme comme, moi ! Tu pleures, Joséphine, eh ! pourquoi ? as-tu peur ? — Non, mais je n’aime pas ce que l’on va dire. — Que veux-tu y faire ? .. » Puis se retournant vers moi : « Je n’ai nulle haine, nul désir de vengeance, j’ai fort réfléchi avant d’envoyer arrêter Moreau ; je pouvais fermer les yeux, lui donner le temps de fuir ; mais on aurait dit que je n’avais pas osé le mettre en jugement. J’ai de quoi le convaincre ; il est coupable, je suis le gouvernement ; tout ceci doit se passer simplement. »

Je ne sais si la puissance de mes souvenirs agit aujourd’hui sur moi, mais j’avoue que, même aujourd’hui, j’ai peine à croire que lorsque Bonaparte parlait ainsi, il ne fût pas de bonne foi. Je l’ai vu faire des progrès dans l’art de la dissimulation, et à cette époque il avait encore en parlant certains accens vrais, que depuis je n’ai plus retrouvés dans sa voix. Peut-être aussi est-ce tout simplement qu’alors je croyais encore en lui.

Il nous quitta après ces paroles, et Mme Bonaparte me conta qu’il avait passé presque toute la nuit debout, agitant cette question : s’il ferait arrêter Moreau ; pesant le pour et le contre de cette mesure, sans trace d’humeur personnelle ; que vers le point du jour, il avait fait venir le général Berthier, et qu’après un assez long entretien il s’était déterminé à envoyer à Grosbois où Moreau s’était retiré.

Cet événement fit beaucoup de bruit ; on en parla diversement. Au tribunat, le frère du général Moreau, qui était tribun, parla avec véhémence et produisit quelque effet. Les trois corps de l’état firent une députation pour aller complimenter le consul sur le danger qu’il avait couru. Dans Paris, une partie de la bourgeoisie, les avocats, les gens de lettres, tout ce qui pouvait représenter la portion libérale de la population, s’échauffa pour Moreau. Il fut assez facile de reconnaître une certaine opposition dans l’intérêt qui se déclara pour lui ; on se promit de se porter en foule au tribunal où il comparaîtrait ; on alla même jusqu’à laisser échapper des menaces, si le jugement le condamnait. Les polices de Bonaparte l’informèrent qu’il avait été question de forcer sa prison. Il commença à s’aigrir, et je ne lui retrouvai plus le même calme sur cette affaire. Son beau-frère Murat, alors gouverneur de Paris, haïssait Moreau ; il eut soin d’animer Bonaparte journellement par des rapports envenimés ; il s’entendait avec le préfet de police, Dubois, pour le poursuivre de dénonciations alarmantes, et malheureusement les événemens s’y prêtaient. Chaque jour on trouvait de nouvelles ramifications à la conspiration, et la société de Paris s’entêtait à ne pas la croire véritable. C’était une petite guerre d’opinion entre Bonaparte et les Parisiens.

Le 29 février on découvrit la retraite de Pichegru, et il fut arrêté, après s’être défendu vaillamment contre les gendarmes. Cet événement ralentit les défiances, mais l’intérêt général se portait toujours sur Moreau. Sa femme donnait à sa douleur une attitude un peu théâtrale, qui avait de l’effet. Cependant Bonaparte, ignorant les formes de la justice, les trouvait bien plus lentes qu’il ne l’avait d’abord pensé. Dans le premier moment, le grand juge s’était engagé trop légèrement à rendre la procédure courte et claire, et cependant on n’arrivait guère à avérer que ce fait : que Moreau avait entretenu secrètement Pichegru, qu’il avait reçu ses confidences, mais qu’il ne s’était engagé positivement sur rien. Ce n’était point assez pour entraîner une condamnation qui commençait à devenir nécessaire ; enfin, malgré ce grand nom qui se trouve mêlé à toute cette affaire, George Cadoudal a toujours conservé dans l’opinion et aux débats l’attitude du véritable chef de la conjuration.

On ne peut se représenter l’agitation qui régnait dans le palais du consul ; on consultait tout le monde ; on s’informait des moindres discours. Un jour Savary prit à part M. de Rémusat, en lui disant : « Vous avez été magistrat, vous savez les lois ; pensez-vous que les notions que nous avons suffisent pour éclairer les juges ? — On n’a jamais condamné un homme, répondait mon mari, par cette seule raison qu’il n’a pas dénoncé des projets dont il a été instruit. Sans doute, c’est un tort politique à l’égard du gouvernement ; mais ce n’est point un crime qui doive entraîner la mort ; et si c’est là votre seul argument, vous n’aurez donné à Moreau qu’une évidence fâcheuse pour vous. — En ce cas, reprenait Savary, le grand juge nous a fait faire une grande sottise, il eût mieux valu se servir d’une commission militaire. »

Du jour où Pichegru fut arrêté, les barrières de Paris demeurèrent fermées pour la recherche de George. On s’affligeait beaucoup de l’adresse avec laquelle il se dérobait à toute poursuite. Fouché se moquait incessamment de la maladresse de la police, et fondait à cette occasion les bases de son nouveau crédit ; ses railleries animaient Bonaparte, déjà mécontent, et quand il avait réellement couru un grand danger et qu’il voyait les Parisiens en défiance sur la vérité de certains faits avérés pour lui, il se sentait entraîné vers le besoin de la vengeance. « Voyez, disait-il, si les Français peuvent être gouvernés par des institutions légales et modérées ! J’ai supprimé un ministère révolutionnaire, mais utile, les conspirations se sont aussitôt formées. J’ai suspendu mes impressions personnelles, j’ai abandonné à une autorité indépendante de moi la punition d’un homme qui voulait ma perte, et, loin de m’en savoir gré, on se joue de ma modération, on corrompt les motifs de ma conduite ; ah ! je lui apprendrai à se méprendre à mes intentions ! Je me ressaisirai de tous mes pouvoirs et je lui prouverai que moi seul je suis fait pour gouverner, décider et punir. »

La colère de Bonaparte croissait d’autant plus que, de moment en moment, il se sentait comme à faux. Il avait cru dominer l’opinion, et elle lui échappait ; il s’était dans le début, j’en suis certaine, dominé lui-même, on ne lui en savait nul gré ; il s’en indignait, et peut-être jurait intérieurement qu’on ne l’y rattraperait plus. Ce qui semblera peut-être singulier à ceux qui n’ont pas appris à quel point l’habit d’uniforme éteint chez ceux qui le portent l’exercice de la pensée, c’est que l’armée, dans cette occasion, ne donna pas la plus légère inquiétude. Les militaires font tout par consigne et s’abstiennent des impressions qui ne leur sont point commandées. Un bien petit nombre d’officiers se rappela alors avoir servi et vaincu sous Moreau, et la bourgeoisie fut bien plus agitée que toute autre classe de la nation.

MM. de Polignac, de Rivière et quelques autres furent successivement arrêtés. Alors on commença à croire un peu plus à la réalité de la conspiration, et à comprendre qu’elle était royaliste. Cependant le parti républicain revendiquait toujours Moreau. La noblesse fut effrayée et se tint dans une grande réserve ; elle blâmait l’imprudence de MM. de Polignac, qui sont convenus depuis qu’ils n’avaient pas trouvé pour les seconder le zèle dont on les avait flattés. La faute, trop ordinaire au parti royaliste, c’est de croire à l’existence de ce qu’il souhaite et d’agir toujours d’après des illusions. Cela est ordinaire aux hommes qui se conduisent par leurs passions ou par leur vanité.

Quant à moi, je souffrais beaucoup. Aux Tuileries, je voyais le premier consul sombre et silencieux, sa femme souvent éplorée, sa famille irritée, sa sœur qui l’excitait par des paroles violentes ; dans le monde mille opinions diverses, de la défiance, des soupçons, une maligne joie chez les uns, un grand regret chez les autres du mauvais succès de l’entreprise, des jugemens passionnés ; j’étais remuée, froissée par ce que j’entendais et je sentais ; je me renfermais avec ma mère et mon mari ; nous nous interrogions tous trois sur ce que nous entendions, et sur ce qui se passait au dedans de nous. M. de Rémusat, dans la douce rectitude de son esprit, s’affligeait des fautes qu’on commettait, et comme il jugeait sans passion, il commençait à pressentir l’avenir, et m’ouvrait sa triste et sage prévoyance sur le développement d’un caractère qu’il étudiait en silence. Ses inquiétudes me faisaient mal ; combien je me sentais déjà malheureuse des soupçons qui s’élevaient au dedans de moi ! Hélas ! le moment n’était pas loin où mon esprit allait recevoir une bien plus funeste clarté.

  1. Voyez la Revue du 15 juin et du 1er juillet.
  2. M. de Roquelaure, né en 1721, avait été évêque de Senlis et aumônier du roi. Il était depuis 1802 archevêque de Malines. L’empereur le remplaça en 1808 par l’abbé de Pradt. Il a été membre de l’Académie française et il est mort en 1818. Il n’était point de la famille des ducs de Roquelaure. (P. R.)
  3. Bonaparte, sachant qu’il aurait affaire en Belgique à un peuple religieux, se fit accompagner dans ce voyage par le cardinal Caprara, qui lui fut extrêmement utile.
  4. M. de Fargues loi avait été utile au 18 brumaire.
  5. Ce fut vers la fin de l’automne, ou même au commencement de l’hiver, en 1803, que Lucien se maria avec Mme Jouberthon et se brouilla avec son frère.
  6. M. de Talleyrand disait une fois à Bonaparte : « Le bon goût est votre ennemi personnel. Si vous pouviez vous en défaire à coups de canon, il y a longtemps qu’il n’existerait plus. »
  7. Le duc de Rovigo savait à quel point, mon mari et moi, nous étions liés avec M. de Talleyrand, et il désirait que dans ce moment, s’il était possible, je le servisse auprès de lui.
  8. C’était le fils aîné de Mme Louis Bonaparte, plus tard la reine Hortense. Il était né le 10 octobre 1802 et est mort du croup le 5 mai 1807. (P. R.)