Le Vigneron dans sa vigne/Nanette manque la messe

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Le Vigneron dans sa vigneMercure de France. (p. 69-76).



NANETTE MANQUE LA MESSE


Aujourd’hui dimanche, pour la première fois de sa vie, cousine Nanette a manqué la messe.

Elle l’a manquée sans le vouloir et pourtant par sa faute, et voici comme c’est arrivé.

Ce matin, prête de bonne heure, elle s’assied au coin de la cheminée, selon son habitude, car c’est par la cheminée qu’elle entend sonner la messe. Elle l’entendrait mal du seuil de la porte, à cause d’un mur qui sépare sa cour de la cour voisine et qui arrête le son des cloches ; mais par la grande cheminée, il tombe droit dans l’oreille de Nanette, plus clair que si elle était assise sous le clocher.

D’ordinaire, c’est un plaisir pour elle d’entendre toute la sonnerie. Elle ne se lève qu’au dernier coup de cloche, elle ferme la porte à clef et part. Mais ce matin, avant le premier coup, lasse d’avoir trop remué de foin la veille, elle s’endort sur sa chaise, elle s’endort d’un sommeil de travailleuse qui n’a pas eu un moment de repos cette semaine, elle dort de tout son cœur, et c’est moi qui la réveille, comme je reviens de promenade et que je lui dis bonjour par sa fenêtre ouverte.

— N’allez-vous donc pas à la messe, ce matin, cousine ?

— J’ai le temps, dit Nanette qui se dresse brusquement et se frotte les yeux.

— Le temps ? Mais la messe est sonnée.

— Oh ! non ! dit-elle souriante.

— Mais si.

— Non, non ! dit-elle, je l’aurais entendue.

— Vous dormiez, cousine.

— J’ai fermé les yeux un instant, dit-elle ; on n’appelle pas ça dormir. Je ne dormais pas serré.

— Il faut croire que vous dormiez déjà trop pour entendre les cloches.

— Elles sonnent de bons coups, dit Nanette ; elles m’auraient bien vite fait sauter en l’air.

— Et moi, cousine, je vous répète que la messe est sonnée et quand vous arriverez, Monsieur le curé aura commencé.

— Tranquillise-toi, dit-elle ; il est vieux, il ne va pas vite, je le rattraperai.

— Je parie, cousine, que vous ne me croyez pas ?

— Est-ce que tu sais seulement, dit-elle, à quelle heure ça se sonne, une messe ?

— Je vous donne ma parole que je ne suis pas sourd, que je ne dors pas debout dans les rues et qu’on a sonné la messe.

— Puisque tu l’as si bien entendue, pourquoi donc que tu n’y vas pas toi-même, espèce de païen ?

— Vous vous imaginez que je plaisante ?

— Avec ça que tu te gênes, quand il s’agit de religion.

— Je vous jure, cousine…

— Tu m’ennuies !

— Bon, bon, cousine entêtée, à votre aise ! Je vous ai prévenue. Tant pis pour vous si, malgré le meilleur de vos cousins, vous commettez un péché mortel.

— Marche ! marche ! dit-elle ; continue ta promenade sans t’inquiéter de mon salut ; je m’en charge toute seule.

Elle dit cela et au fond elle n’est pas trop rassurée. Elle sort dans la cour, regarde en l’air comme si elle cherchait un son de cloche attardé ; elle me regarde, hoche la tête, puis sa défiance de moi l’emporte et elle rentre.

Mais bientôt le facteur lui crie de la route :

— Vous n’allez donc pas à la messe, aujourd’hui, maman Nanette ?

— Si, si, répond Nanette troublée.

— On ne le dirait pas, réplique le facteur.

— Est-ce que, par hasard, elle serait déjà sonnée ?

— Il y a longtemps, dit le facteur.

— Longtemps, longtemps ?

— Longtemps, dit le facteur d’une voix déjà lointaine.

Nanette se dépêche de fermer la maison et se hâte vers l’église. Elle passe devant la porte du vieux Vincent qu’on appelle Tête-Perdue, qui ne va plus à la messe parce qu’il est à demi paralysé et qui se chauffe sur son banc au soleil.

— Où cours-tu donc ? dit-il à Nanette.

— Cette question ! dit-elle ; à la messe.

— Pour y chercher les autres, dit Tête-Perdue.

La moquerie frappe Nanette comme un bâton jeté dans ses jambes. Elle s’arrête, prise d’angoisse.

— Je gage, dit-elle, qu’ils en sont déjà à l’offerte.

— Ils ne sont peut-être pas loin de finir, répond, sans soupçonner le mal qu’il fait, Tête-Perdue.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! murmure Nanette.

Elle tremble d’émotion sur place. Elle n’ose plus avancer. Jamais elle n’aura le courage de gagner son banc à l’église, au milieu des fidèles étonnés et prêts à sortir. Ils lui feraient honte. Monsieur le curé lui lancerait un de ces regards qu’elle connaît bien et qui donnent froid à l’âme. Elle aime mieux s’en retourner, et se cacher, et pleurer de dépit et de remords.

Ainsi, c’est irréparable : elle a manqué une fois la messe ! Jusqu’ici elle ne l’avait manquée ni pour une raison, ni pour une autre, de libertinage, de maladie ou de travail.

Elle avait eu la chance de faire toutes ses couches en semaine.

Et aujourd’hui, quand elle va bientôt mourir, elle la manque ! Et comme elle ne sait pas ne pas dire la vérité, elle n’invente aucun prétexte. Elle dit :

— Je l’ai manquée, par ma faute, par ma très grande faute, par ma paresse d’écervelée.

Le village ne tarde guère à le savoir. Elle va de porte en porte, elle se confesse à tous ceux qu’elle rencontre, qui rient d’abord et puis la plaignent, et elle vient même se confesser à moi.

— Rentrée à la maison, me dit-elle, je me suis agenouillée au pied du lit et j’ai lu la messe dans mon livre ; mais, tu comprends, j’ai eu beau la lire avec ferveur, ce n’est pas la même chose que d’assister au service divin.

— Il n’y a aucune comparaison, cousine.

— Aucune, dit-elle humblement.

— La prochaine fois, cousine, vous croirez votre cousin.

— Est-ce qu’on sait jamais si tu parles sérieusement ? Ah ! je me le rappellerai, ce dimanche !

— Vous aurez du mal à vous tirer de là.

— Je m’en tirerai si Dieu me pardonne.

— À sa place, j’hésiterais.

— Je t’en supplie, dit-elle, ne me taquine pas pour te venger ; je suis assez mortifiée !

— C’est justice.

— Tu me désoles, dit-elle ; tu as de la méchanceté, ce soir. Je vais raconter mes malheurs à d’autres, à Madame Louise, ensuite à Pagette, ensuite à celle que je voudrai.

— Allez, cousine ; prenez garde, votre jupe balaie l’escalier ; relevez-la ; pas tant ! pas tant : on voit vos mollets.

— Des beaux mollets !

— Je ne dis pas qu’ils sont beaux.

— Ah ! mon pauvre petit ! répond de côté, d’un ton grave, ma vieille cousine, je le sens bien, va, que tu n’as pas de cœur et que tu ne m’aimes plus !