Nanon/Chapitre VI

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Lévy (p. 68-78).

VI


Pourtant, au milieu du contentement qui me gagnait, le souci me gagna aussi, et, comme j’étais assise toute recueillie au bord de ma haie d’épines et de noisetiers, le petit frère arriva pour me demander si j’étais mécontente de ce qu’il avait fait pour moi, et d’où venait que je semblais bouder des personnes qui me voulaient rendre heureuse.

— Penses-tu donc, me dit-il, comme ce pauvre père Jean qui regrettait son servage et sa misère ?

— Non, répondis-je. Peut-être que, s’il eût vécu jusqu’à aujourd’hui, il aurait compris ce que tout le monde commence à comprendre ; mais je vous dirai la chose comme elle me vient dans l’esprit. Je suis contente d’une manière et fâchée de l’autre. Je vois ce qu’il y aurait à faire pour entretenir et conserver ce bien, et je sais que mes cousins ne m’y aideront guère. Ils n’auront point d’attache pour ce qui n’est point à eux. Ils me jalouseront peut-être. Ils ont coutume de me railler parce que je prends plus de soin d’eux qu’eux-mêmes. Vous savez bien qu’ils sont un peu sauvages, qu’ils ne tiennent pas à être autrement, qu’ils dégradent plutôt que de réparer et qu’ils se trouvent toujours assez bien après un jour passé, pourvu qu’on ne parle pas du jour à venir. Eh bien, peut-être qu’ils ont raison et que je vais me donner beaucoup de peine dont ils ne me sauront point de gré. Je suis si jeune ! est-il possible qu’à mon âge je puisse gouverner un bien qui vaut cent francs ? Ils vont me taquiner. Qu’est-ce que vous me conseillez, vous qui peut-être penserez comme eux ?

— Je ne pense plus comme eux, répondit-il, nous pensions, eux et moi, que plus on s’inquiète d’être mieux, plus mal on se trouve, et, pour mon compte, j’avais résolu de vivre au jour le jour sans m’occuper du lendemain. Mais, depuis l’an passé, j’ai bien changé, Nanon. J’ai réfléchi en écoutant ce que disaient les moines. Ils ne m’ont appris ni latin ni grec ; mais ils m’ont laissé voir leur mauvaise volonté pour le bonheur de ces pauvres dont ils se disent les pères et les tuteurs. En les voyant rire de l’épargne et du travail, encourager la fainéantise et dire que cela ne peut pas changer, j’ai résolu de me changer moi-même et j’ai rougi d’être un fainéant. J’ai travaillé, oui, petite, j’ai beaucoup appris tout seul, tout en courant les halliers et les bruyères. Il faut bien que j’agite mon corps et que je remue mes jambes. Songe donc ! je n’ai que dix-huit ans, je suis maigre comme une chèvre, et, comme une chèvre, j’ai besoin de courir et de sauter. Mais je pense malgré tout ; je suis souvent seul quand les autres travaillent et tu ne me vois plus courir avec les petits enfants plutôt que d’être sans compagnie. Tu vois aussi que, quand je veux parler, je viens à bout maintenant de dire quelque chose : c’est que j’ai quelque chose dans la tête. Je ne sais pas bien encore ce que c’est, mais mon cœur me dit que ce sera quelque chose de bon et d’humain, car je déteste ceux qui veulent le mal. Le jour où j’ai compris que je n’étais plus moine, j’ai changé autant que Rosette changerait si, au lieu de bêler, elle se mettait à causer avec toi.

— Comment, lui dis-je, vous prétendez que vous n’êtes plus moine ? Vos parents ont donc changé d’idée ?

— Je n’en sais rien, je n’entends pas plus parler d’eux que s’ils me croyaient mort. Mais je sais une chose, c’est qu’ils sont très fiers et ne me laisseront pas recevoir de l’État l’aumône dont les ordres vont vivre. Quand ce sera bien décidé et bien réglé, ils ne souffriront pas qu’un gentilhomme qui aurait mis son apport dans une communauté, soit réduit à des secours personnels. D’ailleurs, on va faire, si on n’a déjà fait, — car je ne sais pas tout ce qui se passe, — une loi qui n’autorisera plus le renouvellement des communautés. On laissera mourir les vieux religieux en leur assurant du pain, et on ne permettra plus que des jeunes gens s’engagent par des vœux éternels. Je ne serai donc pas moine, et j’en ai tant de joie qu’il me semble que je commence à exister. Tu as cru que j’en prenais mon parti… et, au fait, tu as eu raison, je le prenais comme une âme désespérée qui, par fierté, se garde d’une résistance impossible. Je ne le prendrais plus, à présent que j’ai respiré, comme on dit, dans ces temps nouveaux, le souffle de la liberté !

— Mais que ferez-vous, mon petit frère, si vos parents ne vous donnent rien de leurs biens ?

— S’ils me laissaient mourir de faim, ce que je ne suppose pas, je me ferais paysan, ce qui ne me serait pas difficile. Je sais me servir d’une cognée et d’un hoyau tout comme un autre. Il me semble très aisé de vivre à ma guise, à présent que le monde m’est ouvert. Je ne me tourmente pas du tout de mon sort. Au besoin, je me ferais soldat, j’ai de l’espérance et de la gaieté plein le cœur. On me laisse ici, j’y reste sans ennui et sans impatience, à présent que j’y ai des amis et que personne ne me méprise plus. Tu vois que tu n’as plus à t’inquiéter de moi. Songe plutôt à toi-même, ne te décourage pas des ennuis que tu auras pour gouverner ton petit bien. Le paysan d’aujourd’hui, vois-tu, est entre deux choses bien différentes : le passé, où beaucoup aimaient mieux souffrir que de s’aider ; l’avenir, où, en s’aidant, il ne souffrira plus. Tu as toujours eu l’idée du courage, puisque c’est toi la première qui me l’a donnée. Conserve-la, c’est la bonne, et, s’il faut doubler ta volonté, double-la plutôt que de retourner dans l’état d’âme malade et abrutie où le servage tient ceux qui l’acceptent.

Je ne sais pas trop en quelles paroles le petit frère me dit toutes ces choses ; je me les rappelle comme je peux, et sans doute il fit effort pour les faire entrer dans mon esprit, mais elles y entrèrent bien et une fois pour toutes ; elles répondaient à l’instinct que j’avais de me bien gouverner dans la vie, et j’en ai fait mon profit, ma vie durant.

Nous retournâmes à la fête, dont le bruit nous attirait. Il était arrivé deux paroisses voisines qui venaient _fraterniser _avec nous, on disait comme cela. Elles avaient amené leurs musettes et pipeaux et planté leurs banderoles auprès de la nôtre, sur la fontaine aux miracles. Jamais Valcreux n’avait vu si belle réjouissance, et, quand vint la nuit, on fit effort pour se quitter. On allait commencer la moisson, et les gens de la plaine, s’étant loués pour abattre la récolte, ou ayant quelque chose à recueillir chez eux, ne voulaient pas manquer au devoir de la terre. C’était des communes plus riches que nous autres gens de montagne pour qui la moisson n’était pas une si grande affaire ; et, comme quelques-uns de chez nous s’en plaignaient :

— Ayez confiance, nous dirent les voisins. Achetez le bien de vos moines, et, là où ils ne recueillent que du genêt, vous ferez pousser de l’orge et de l’avoine.

On se sépara en s’embrassant, en se jurant de rester unis et de se prêter assistance en tout besoin. On fit la conduite aux partants, et, comme je revenais avec le petit frère à la tombée de la nuit, nous fûmes témoins d’une aventure qui me donna bien à penser.

Nous étions restés en arrière tous les deux je ne sais plus pourquoi, et, pour rattraper les autres, l’idée nous vint de prendre une traquette à peine frayée dans les ravines. En marchant vite et sans bruit sur la mousse, nous nous trouvâmes rejoindre deux personnes, une fille que je reconnus bien pour être des environs et un grand gars qui ne pouvait cacher ce qu’il était, car son froc le distinguait dans la nuit. Ils ne nous virent point et marchèrent un moment devant nous, la fille disant :

— Je ne veux point vous écouter, vous n’êtes point pour vous marier avec moi.

Et lui, le frère Cyrille, un des deux jeunes moines de Valcreux, lui répondant :

— Si tu me veux écouter, je te jure le mariage. Je quitterai demain le couvent.

— Quittez-le et venez avec moi chez mes parents, dit-elle ; alors, je vous écouterai.

Elle voulait partir et lui la retenir ; mais il nous vit, et, tout honteux, il s’en alla d’un côté pendant que la fille lui échappait en gagnant de l’autre.

Le petit frère ne fit pas l’étonné et reprit son chemin avec moi sans rien dire ; moi, j’en étais toute saisie et je ne pus me garantir de la curiosité de le questionner.

— Croyez-vous donc, lui dis-je, que ce frère épousera la Jeanne Moulinot ?

— Mais oui, me répondit-il, qui l’empêcherait ? il y a longtemps qu’il y songe ; il faut bien qu’il se fasse une famille, car un homme ne peut pas vivre seul.

— Alors, vous vous marierez aussi, je vois cela.

— Certainement, je veux avoir des enfants pour les rendre heureux. Mais je suis trop jeune encore pour y penser.

— Trop jeune ? Dans combien de temps y penserez-vous ?

— Dans cinq ou six ans peut-être, quand j’aurai trouvé un état.

— Sans doute vous trouverez une riche demoiselle ?

— Je ne sais pas, cela dépendra de ce que ma famille voudra faire pour moi ; mais je ne prendrai pour femme que celle que j’aimerai.

— Est-ce que ce n’est pas toujours comme cela qu’on se marie ?

— Non, on se marie souvent par intérêt.

— Alors, vous serez très heureux un jour ? mais, moi, je ne vous verrai plus_, _je ne saurai peut-être pas où vous êtes, et vous ne vous souviendrez plus de moi.

— Je me souviendrai toujours de toi, fussé-je bien loin d’ici.

— Je voudrais apprendre une chose que vous devez savoir.

— Quoi donc ?

— Je voudrais savoir connaître les pays sur une carte, comme j’en ai vu une au moutier.

— Eh bien, j’apprendrai la géographie et je te l’enseignerai.

Nous nous quittâmes devant le moutier. Il y avait encore du monde occupé à rentrer les tables et les bancs, j’entendis des anciens qui disaient :

— Voilà un jour trop beau pour qu’il revienne jamais. Ce qui est si heureux ne peut pas durer !

Ils disaient la vérité, c’était le plus beau jour de la révolution dans toute la France. Tout allait s’embrouiller et se gâter. Ceux qui avaient de l’expérience pouvaient le prévoir ; moi, je ne le pouvais pas, et cette sentence des vieux me fit peur. Cela me paraissait une parole injuste et ingrate envers le bon Dieu qui, selon moi, devait vouloir faire durer ce qui est bien. Je remontai à ma cabane, poursuivie par une idée triste, l’idée qu’un jour devait venir où je verrais partir le petit frère, sans espoir de le revoir jamais. Une larme m’en tomba sur la joue. La prédiction des vieux se réalisait ; je venais de vivre le plus beau jour de ma vie d’enfant, et je la finissais déjà par une frayeur de l’avenir et une envie de pleurer.

Pourtant le reste de l’année s’écoula sans amener d’événements malheureux dans nos campagnes ; mais la joie que nous avions eue ne se soutint pas, et les choses que l’on entendait dire donnaient de l’inquiétude. Aussi ne se présentait-il personne pour acheter les biens du couvent, et le maire, qui avait reçu très peu de l’argent promis pour l’achat de ma maison, dut se contenter d’en payer pour moi le loyer aux moines.

Parmi les choses qui nous alarmaient, on racontait qu’il y avait de grandes disputes à Paris entre le parti du roi et l’Assemblée nationale ; que les nobles et les prêtres se moquaient des décrets de l’année 89 et menaçaient de faire battre ensemble ces communes que l’on croyait si bien d’accord contre eux. Le commerce n’allait pas, on sentait plus de misère qu’auparavant et on recommençait à avoir peur des brigands, quoique on ne sût toujours pas d’où ils pourraient venir. On savait bien qu’il y avait eu, en plusieurs endroits, des brigandages commis, des bois brûlés, des châteaux pillés, mais c’était par des paysans, par des gens comme nous et on cherchait à les excuser en supposant que les seigneurs les avaient attaqués les premiers. On commença pourtant à se quereller en paroles ; personne ne parlait de république, on ne savait encore ce que c’était, mais on se disputait pour la religion. Les moines, qui s’étaient tenus cois, prirent du dépit, un jour que les deux jeunes frères Cyrille et Pascal décampèrent de bon matin, jetant comme on dit, et pour tout de bon, le froc aux orties. On en fit des risées dans la paroisse. Trois des quatre religieux qui restaient s’en fâchèrent et commencèrent à prêcher contre l’esprit révolutionnaire. Ils étaient pourtant aussi en révolution chez eux. Le père prieur étant mort, ils ne lui avaient pas nommé de successeur faute de s’entendre, et ils vivaient en république sans commandement et sans discipline.

Le petit frère, que l’on commençait tout doucement à appeler M. Émilien, vu qu’il ne cachait à personne son intention de ne pas rester au couvent, se taisait par bienséance sur les querelles d’intérieur dont il était témoin ; mais, me connaissant très secrète, il me les racontait quand nous étions seuls. Je sus par lui que le père Fructueux, ce gros brutal que nous n’aimions pas, était le meilleur et le seul sincère des quatre. Il n’était certes pas content de voir le moutier en vente, car il croyait la vente sérieuse et prochainement réalisable ; mais il était résolu à ne rien faire de mal pour l’empêcher, tandis que les autres, surtout le père Pamphile, conseillés et poussés par des lettres et des avis secrets, parlaient de faire battre les paysans, d’ameuter les plus dévots en effrayant les consciences contre ceux qui n’avaient pas de scrupules religieux par rapport aux biens d’Église, enfin ils souhaitaient la guerre civile parce qu’on leur avait persuadé que Dieu la voulait, et, s’ils eussent été plus hardis ou plus habiles, ils nous eussent tournés les uns contre les autres.

Un soir, comme, après avoir fait souper mes deux grands cousins, je m’en retournais coucher chez la Mariotte, Émilien vint me prendre à part.

— Écoute, me dit-il, c’est un secret entre nous deux. Il y a assez d’agitation dans la commune, il ne faut point ébruiter ce que je vais te dire. Je n’ai pas vu ce soir le père Fructueux au souper. On s’était beaucoup querellé avec lui dans la journée, on a dit qu’il était malade. Je me suis glissé dans sa cellule, il n’y était pas, et, comme je le cherchais partout, on m’a dit qu’il était en punition, que cela ne me regardait pas et que j’eusse à rentrer dans ma chambre. J’ai parlé avec sincérité, disant que punir un frère pour une différence d’opinions politiques me paraissait un abus de pouvoir. Je voulais savoir en quoi consistait la punition. On m’a imposé silence et on m’a menacé de m’enfermer aussi. Donc, le pauvre moine est enfermé quelque part. J’ai vu que je ne ferais que lui nuire en insistant, que tout était changé et qu’on allait employer la rigueur. Je suis entré dans ma cellule sans rien dire, comme si je me soumettais, mais tout aussitôt j’ai fait le chat, je suis sorti par la fenêtre, j’ai marché sur les toits, j’ai gagné un endroit par où la descente est possible, et me voilà. Je veux savoir où est ce pauvre économe. Si c’est dans le cachot, et je le crains, c’est un endroit affreux et ils peuvent l’y faire beaucoup souffrir, ne fut-ce que de jeûner, ce qui serait pour lui une grande mortification, car il est habitué à bien vivre et à ne se refuser rien. Or, je sais le moyen de pénétrer, non pas dans le cachot, mais dans un petit couloir par où le cachot prend un peu d’air. J’ai essayé plusieurs fois de savoir si une personne mince pouvait s’y glisser pour parler aux prisonniers et leur porter secours, je n’ai jamais pu y passer, et pourtant il ne s’en fallait pas de beaucoup : j’ai les épaules larges, mais, toi, qui es menue comme une quenouille, tu y passeras sans peine. Viens donc ; quand je saurai si le moine est là, j’aviserai à le délivrer. S’il n’y est pas, je dormirai tranquille, car, dans ce cas, sa pénitence ne sera pas bien cruelle.

Je ne fis aucune réflexion. J’ôtai mes sabots pour ne pas faire de bruit sur le roc, et, par un sentier de chèvres qui tombait tout droit sur les derrières du moutier, je suivis Émilien. Il me fit descendre encore dans une petite coupure à pic en me prenant dans ses bras, et de là, nous nous glissâmes dans une espèce de caveau. Je connaissais bien tous ces recoins où la bâtisse et le rocher ne se distinguaient plus guère l’un de l’autre ; il n’est pas d’endroits mystérieux où les enfants ne pénètrent ; mais je ne savais pas ce qu’il y avait derrière une lucarne épaisse et fermée à clef qui terminait le caveau. Il y avait longtemps qu’Émilien, qui était plus fureteur que pas un, connaissait l’endroit, et avait remarqué que, depuis le matin, cette lucarne était ouverte, ce qui prouvait qu’il devait y avoir quelqu’un dans le cachot puisque c’en était la prise d’air.

— C’est là qu’il faut que tu passes, me dit-il, vois si tu le peux sans te faire de mal.