Napoléon III (RDDM)/03

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Napoléon III (RDDM)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 146 (p. 241-277).
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NAPOLÉON III

LA GUERRE DE CRIMÉE


I

Pendant toute la guerre de Crimée, Napoléon III eut présent à l’esprit le dessein qui lui avait mis les armes à la main. Les difficultés imprévues, chaque jour grossissantes, du siège de Sébastopol, rendaient plus précieux le concours de l’Autriche et plus pressantes les instances des puissances occidentales pour l’obtenir. Ce concours eût été sans nul doute accordé, et sans délai, si la Prusse, entraînant avec elle la Confédération, eût consenti à couvrir les derrières de l’armée autrichienne par un déploiement offensif de troupes. Mais le roi de Prusse était plus que jamais éloigné de ces dispositions. Aussitôt que l’intérêt allemand eut été mis hors de jeu par l’entrée des troupes autrichiennes dans les Principautés abandonnées par les Russes (20 août), il n’admit plus qu’on lui parlât de sortir de sa neutralité ; il n’écouta ni les conseils du prince Albert et de la reine Victoria, ni ceux de son ami Bunsen, ni ceux de son frère. Il écrit nettement à l’empereur François-Joseph qu’il appuiera les justes demandes des puissances, mais que, si on veut les imposer par la force, il ne prêtera pas le secours de ses armées : il ne l’accorderait que si l’Autriche était attaquée dans les Principautés, et le Tsar a promis de s’en abstenir. Il congédie ceux de ses conseillers favorables à une entente avec les puissances occidentales, notamment le général de Bonin, ministre de la guerre, qui avait dit, dans une commission de la Chambre, « qu’une alliance avec la Russie serait un parricide. » Le prince de Prusse, qui proteste, est relevé de toutes ses charges militaires et menacé d’arrestation. Puis, attiré par les sympathies russes de Bismarck beaucoup plus qu’il ne l’avait été par ses antipathies autrichiennes, le roi l’appelle maintes fois de Francfort à Berlin, et le charge d’élaborer des dépêches à l’appui de son opinion, que Manteuffel, le ministre des Affaires étrangères, moins complaisant à la Russie, n’exprimait pas assez fortement. Manteuffel se fâchait de cette intervention et allait bouder à la campagne. Bismarck courait après lui, l’apaisait et le ramenait. Toujours sur l’ordre du roi, Bismarck favorisait à la Diète les résistances des États moyens. Ceux-ci, réunis en conférence à Bamberg, s’étaient concertés afin de faire obstacle à une alliance active de la Confédération avec l’Autriche. Bismarck, pour la première fois depuis son arrivée à Francfort, se trouva à la tête de la majorité.

Cette résistance du roi de Prusse à une action commune explique en partie les tergiversations de l’Autriche, dont s’impatientaient les puissances occidentales. Elle les prolongea longtemps par des duplicités : aux Anglais, elle disait qu’elle occupait les Principautés afin d’empêcher le Tsar d’y revenir ; aux Russes elle jurait qu’elle ne les tenait que pour leur donner la liberté des mouvemens en Crimée. En fait, elle ne retirait pas son ambassadeur de Pétersbourg. Toutefois, dès ce moment, elle rendit aux puissances occidentales un service qui fut le premier coup direct porté au cœur de Nicolas. Elle arrêta les soulèvemens slaves sur lesquels le Tsar comptait en Serbie, au Monténégro, en Bulgarie, en déclarant qu’elle s’y opposerait, le cas échéant, par la force. Ces populations restèrent immobiles. La Grèce fut moins accommodante. Stratford avait essayé en vain d’arracher au Patriarche une déclaration d’hérésie contre l’Eglise russe, motivée par les divergences existant entre les deux Églises. Un mouvement insurrectionnel éclata dans l’Epire et dans la Thessalie. Tant qu’ils restèrent dans les montagnes, les insurgés furent forts, et, malgré les discordes des chefs, obtinrent quelques succès ; dès qu’ils descendirent dans les plaines, ils furent mis en déroute par les contingens égyptiens. Manquant de soutien extérieur, ils étaient déjà à bout de ressources lorsque Napoléon III les acheva en envoyant 12 000 hommes au Pirée. Néanmoins, ces 12 000 hommes eussent été insuffisans si l’Autriche n’avait pas, d’un bras vigoureux, tenu dans l’immobilité les populations orthodoxes du Danube et des Balkans.


II

Les puissances ne se contentèrent pas de ce service indirect. Elles pressaient Buol de faire un pas plus décisif. L’empereur François-Joseph n’avait pas le courage de s’y résoudre. Porter les armes contre le Tsar lui paraissait un manque de piété filiale ; c’était déjà beaucoup trop de l’assaillir par des notes. Une raison d’un autre genre le préoccupait, lui et ses ministres. Le Piémont, si l’Autriche s’engageait, ne profiterait-il pas de ce qu’elle était occupée ailleurs pour entrer en Lombardie ? Quand sa préoccupation de la Prusse s’apaisait, celle de l’Italie renaissait. L’empereur Napoléon, pour éloigner cette objection, eût voulu que le cabinet sarde adhérât spontanément à l’alliance de l’Angleterre et de la France, ce qui, en rassurant l’Autriche, l’eût stimulée.

Victor-Emmanuel partageait le désir de l’Empereur. Il avait compris que cette guerre était une occasion providentielle, qu’on ne retrouverait plus, de se relever du désastre de Novare et de s’acheminer à de meilleurs destins ; qu’il fallait à tout prix en profiter ; et, sans marchander, à n’importe quelles conditions, mettre en ligne l’armée piémontaise, solidement reconstituée par La Marmora, à côté de celle des alliés ; que de cette fraternité d’armes avec l’Angleterre et la France, on sortirait, quoi qu’il arrivât, et plus fort et plus imposant.

Avait-il compris le premier l’efficacité de cette conduite ? Il l’a toujours prétendu. D’autres en ont attribué le mérite à Cavour ou à Farini. Quoi qu’il en soit, la rapidité avec laquelle il l’adopta, l’énergie qu’il mit à la faire prévaloir l’ont faite sienne. Par sa proclamation de Moncalieri, par sa décision à se prononcer dans le conflit religieux, il s’était élevé au-dessus de la moyenne des hommes d’Etat : par la clarté de sa vue et la fermeté de sa volonté en cette occasion difficile, il s’est placé sans conteste au nombre des grands rois, aussi certainement que Cavour parmi les grands ministres. Il eût voulu que son ministère répondît à la notification amicale de l’Angleterre et de la France par une adhésion spontanée pure et simple. L’ambassadeur français l’y poussait beaucoup. A la place du rude Butenval, c’était Gramont. Celui-ci avait enchanté la cour et les ministres par l’agrément de ses belles manières, le charme enjoué, fin et juste de son esprit très cultivé, la facilité bienveillante de son humeur. Il causait et ne régentait pas. Il n’aimait pas les idées révolutionnaires italiennes, mais il témoignait au Piémont et à son roi une affectueuse sympathie dont on sentait la sincérité et qui augmentait la force de ses conseils ; on le considérait « comme un ami bon et sûr. »

Cavour, qui partageait l’avis du Roi, avait pour collègue aux Affaires étrangères Dabormida, galant homme, ferme et intelligent, mais esprit étroit et obstiné, incapable de voir au-delà d’un horizon restreint et de s’abstraire du présent. Il s’était incrusté dans la cervelle que l’honneur et la sécurité du Piémont exigeaient que son adhésion à l’alliance fût subordonnée à l’entrée préalable de l’Autriche et à des stipulations formelles : la levée des séquestres lombards, la promesse, à la paix, d’admettre le Piémont au Congrès et de prendre en considération la situation de l’Italie. C’était l’opinion que les oppositions coalisées de droite et de gauche préconisaient. La majorité du Conseil l’adopta et répondit à la notification des puissances par un accusé de réception sympathique : on attendrait. Le Roi ressentit un vif mécontentement. Il l’exprima à Gramont avec la liberté dont il était coutumier. Un jour il lui avait dit : « Pourquoi ne venez-vous jamais me voir ? Venez donc quelquefois vers cinq heures, sans cérémonie ; vous me ferez avertir par l’aide de camp. Si je ne puis vous recevoir, je vous le ferai dire sans complimens. Vous reviendrez une autre fois, voilà tout. » Peu de jours après, le 6 ou le 7 juin, vers cinq heures, l’ambassadeur se rendit au palais. Entré dans l’antichambre, il demande si le Roi veut le recevoir. « Certainement, » crie une voix sonore de la chambre voisine. Le Roi, en habit de chasse, était debout dans l’embrasure d’une fenêtre, près d’une petite table haute, sur laquelle il écrivait. « Ah ! ah ! vous avez bien fait de venir. Je suis bien aise de vous voir. Eh bien ! cela ne va pas, n’est-ce pas ? Nous allons causer. Mettez-vous là. Voulez-vous un cigare ? » Les cigares allumés, il reprit : « Non, cela ne va pas ; qu’est-ce que vous en pensez ? Voyons, parlez franchement.

Gramont. — Eh bien, Sire, je pense comme vous : cela ne va pas ; je m’attendais à autre chose, surtout après ce que nous avait dit M. de Cavour, il y a trois semaines. J’avoue que j’ai trouvé la note un peu diplomatique…

Le Roi. — Ah ! oui, elle est belle, la note, parlons-en. Moi, je la trouve bête, voilà mon avis. Ils se sont mis sept ou huit pour la faire ; je leur ai dit ma façon de penser. J’aurais fait autre chose, moi.

Gramont. — Peut-être que Votre Majesté aurait répondu dans le sens des ouvertures de M. de Cavour.

Le Roi. — Qu’est-ce que cela, les ouvertures de Cavour ? Voyez-vous, mon cher, il n’y a pas d’ouvertures de Cavour, il n’y a que moi qui ai parlé. Je lui ai dit de vous offrir 15 000 hommes. C’est tout ce que nous pouvons donner maintenant, sans quoi j’aurais dit 30 000.

Gramont. — Alors, Sire, si la proposition venait de vous, comment se fait-il que tout ait fini en fumée ?

Le Roi. — D’abord, tout n’est pas fini. Et puis, Cavour, avec qui j’étais d’accord, a été tellement malmené par ses collègues qu’il n’a pas voulu continuer. Ils lui ont persuadé que ce serait impopulaire, d’entrer dans une alliance où sera l’Autriche, à moins que l’Autriche ne nous donne un gage par la levée des séquestres sur les biens des émigrés lombards. Mais moi, voyez-vous, je vous dis une chose, et vous pourrez l’écrire à l’Empereur. L’Autriche n’y est pas, dans votre alliance ; et elle n’y sera jamais ; et, si vous comptez sur elle, vous vous trompez. Je suis très bien informé, et j’en sais long là-dessus.

Gramont. — Je crois, Sire, que les événemens commencent déjà à vous donner raison, mais alors, rien ne devrait plus arrêter vos ministres.

Le Roi. — Certainement, rien ne devrait les arrêter. Mais ils s’arrêtent. Les avez-vous vus, il y a quinze jours, à la fête de la Constitution, rangés à gauche, à la file les uns des autres ? Eh bien ! voyez-vous, pour que ces gaillards-là marchent, il faut les pousser par les épaules. La Marmora serait bon, lui, mais il ne veut pas lâcher ses hommes. Dabormida est honnête, mais il n’écoute rien et ne cède jamais. Il n’y a que Cavour et moi. Mais attendez un peu, et vous verrez.

Gramont. — Dois-je comprendre que Votre Majesté veut entrer dans notre alliance avec l’Angleterre et y apporter son contingent de troupes ?

Le Roi. — Oui, je le veux, et cela sera. C’est par mon ordre que Cavour a parié, et, s’il faut changer les ministres, je les changerai. Mais n’en dites rien, et laissez-moi faire. Vous savez maintenant le fond de ma pensée. Ah ! ils me font rire avec leurs frayeurs. Une fois que nos soldats seront mêlés avec les vôtres, je me moque de l’Autriche. Et puis, il faut faire quelque chose. Si nous n’allons pas là-bas, nous serons entraînés par tous les criards révolutionnaires à faire quelque maladresse en Italie. Il faut être aveugle pour ne pas le voir. Cavour s’occupe trop de ses amis lombards. Leur tour viendra plus tard ; je leur veux du bien aussi, mais cela ne pas doit pas nous arrêter.

Gramont. — Sire, je ne puis vous dire qu’une chose, que je partage complètement votre avis et souhaite que vous fassiez ce que vous venez de dire.

Le Roi. — Ah çà, dites donc, vous ! Est-ce que vous en douteriez, par hasard ? — Et, en prononçant ces mots, il levait fièrement la tête en fixant son regard foudroyant d’indignation, presque menaçant, sur celui de son interlocuteur.

Gramont. — Non, Sire, non, Sire, je n’en doute pas, et j’en suis très heureux.

Le Roi. — Eh bien, bonsoir, en voilà assez pour aujourd’hui, n’est-ce pas ? Vous savez, je m’en rapporte à vous ; ne me compromettez ni chez vous ni ici. Mais n’oubliez pas. Au revoir[2]. »

Cette conversation transmise à l’Empereur l’empêcha de se décourager. Il fit proposer confidentiellement par Gramont à Dabormida de mettre quelques navires de guerre piémontais à la disposition de la France. Dabormida répondit : « Prêter nos navires serait adhérer au traité, et cette manière de le faire ne me paraîtrait pas assez digne. N’aurions-nous pas l’air de nous introduire furtivement dans votre noble alliance et de n’avoir pas le courage d’y entrer ouvertement avec l’honneur des armes ? »

Gramont s’empressa de reconnaître « la noblesse et la vérité politique » de cette réponse. Il ajoutait : « Annexez-vous d’une manière explicite alors ! Il vaut mieux y précéder l’Autriche que la suivre. Quel pays est plus intéressé que le Piémont au succès de nos armes ? A l’exception de la Turquie, pour qui l’on se bat, je n’en connais pas. » Conseils perdus. Dabormida en revenait toujours à ses séquestres, à ses garanties.


III

Il fallait cependant rassurer l’Autriche, dont le concours ou l’hostilité, ou même la neutralité, étaient d’une importance si capitale. A cet effet, Napoléon III, tout au succès de l’affaire présente, sans se préoccuper du mécontentement des Piémontais, fit insérer, le 22 février, au Moniteur officiel, l’assurance positive que, si l’Autriche s’unissait aux armées françaises et anglaises, ses provinces italiennes lui seraient garanties pendant la durée de la guerre. Hübner demanda que cette déclaration fût transformée en une convention militaire. « Très volontiers, répondit l’Empereur, pourvu que vous vous engagiez formellement à associer votre action à la nôtre. » On n’en était pas encore là à Vienne, et la négociation n’eut pas de suites. Mais, en novembre, quand l’Autriche, de plus en plus pressée par la force des choses et par les puissances occidentales, se fut enfin décidée en principe à s’unir à elles, elle subordonna sa signature à la stipulation de la convention militaire proposée par Hübner, la garantissant contre une agression révolutionnaire en Italie. On la lui accorda sans difficulté. Drouyn de Lhuys la rédigea avec l’assentiment de Clarendon, recommandant seulement de laisser un intervalle de dates entre les deux actes, afin que l’alliance ne parût ni achetée, ni payée.

Ce point réglé, tout paraissait conclu, lorsqu’un coup de théâtre se produit. On apprend (20 novembre) que la Russie, se ravisant tout à coup afin de retenir l’Autriche, acceptait comme base de négociations les quatre garanties refusées en août. L’alarme est chaude à Paris et à Londres. On envoie des instances pressantes à Vienne. « Il était temps, disait Drouyn de Lhuys, en rappelant le profit que les Russes avaient tiré de l’inaction autrichienne, d’opposer un acte formel à des soupçons en apparence trop fondés. » Malgré le désir qu’il en avait, Buol n’osa pas reculer, et à la notification de Gortchakof (du 28 novembre), il répondit qu’il n’avait pas à apprécier cette démarche et que la conclusion du traité n’empêcherait pas la Russie de prouver ses intentions, si elles étaient fermes et sincères. Le 2 décembre 1854, il donnait sa signature. L’Autriche s’engageait à poursuivre : 1° la suppression du protectorat exclusif exercé par la Russie sur la Moldavie, la Valachie et la Serbie ; 2° la libre navigation du Danube ; 3° la révision du traité du 13 juillet 1841, relatif à la clôture des Dardanelles et du Bosphore ; 4° la renonciation de la Russie au protectorat officiel des sujets chrétiens du Sultan. Un article secret stipulait que, dans le cas où ces quatre points ne pourraient être obtenus par les négociations, on procéderait aux mesures résultant d’une alliance offensive et défensive.

La convention militaire contre les mouvemens insurrectionnels italiens fut signée à Vienne le 22 décembre et ratifiée le 31. Cet acte, qui menaçait, à l’occasion, le Piémont d’une contrainte militaire semblable à celle que subissait la Grèce, nécessité par l’obstination de Dabormida, n’avait qu’une réalité théorique, car il était limité à la durée de la guerre ; et l’Empereur était certain que, pendant cette période, le Piémont ne fomenterait ou ne soutiendrait aucun mouvement insurrectionnel. Du reste, aussitôt après la signature, notre ambassadeur représenta à Buol qu’après cette preuve évidente de notre bon vouloir, il nous était permis de lui conseiller, comme étant d’une sage politique, de se montrer généreux et d’adoucir les mesures rigoureuses prises contre les émigrés lombards.

Jusqu’au dernier moment, Gortchakof avait espéré que le traité ne serait pas conclu. Quand Buol le lui annonça, une heure après la signature, il fut comme frappé de la foudre, puis il se répandit en fureurs. « Je suis joué, s’écria-t-il, j’étais venu travailler à la paix ; c’est vous qui la rendez impossible ! » Au sortir de l’audience, il se promena pendant une demi-heure dans la salle d’attente, gesticulant avec violence, se disant à lui-même : « Oh ! ils me le payeront bien un jour ! ils me le payeront ! »

Dans les petites cours allemandes, on jeta feu et flammes contre la trahison de l’Autriche.

L’acceptation par le cabinet de Pétersbourg des quatre garanties ne fut pas cependant sans un effet très utile pour la Russie. Elle n’avait pas arrêté la signature du traité ; elle permit du moins à l’Autriche de décliner encore l’obligation du casus belli. Le lendemain même de la signature, Buol écrivait à Hübner que l’adhésion de la Russie était complète ; que ses intentions lui semblaient sérieuses ; et qu’il y avait lieu de se prêter à des négociations. Et alors, tandis qu’on se battait en Crimée, on commença à négocier à Vienne (15 mars). Une nouvelle conférence s’y ouvrit pour régler les quatre garanties acceptées en principe. L’action diplomatique et l’action militaire s’engagèrent en même temps, la première modérant ou accélérant son allure suivant les péripéties de la seconde.

Le roi de Prusse fut convié à s’annexer au traité, par l’Autriche sèchement, par l’Angleterre vivement, par la France violemment. « Après tout, disait notre ambassadeur Moustier, nous préférerions vous voir franchement alliés à la Russie, parce qu’alors les positions seraient nettes et le champ de bataille tout à fait indiqué. » Le cabinet autrichien demanda à Berlin plus que l’annexion au traité : la mobilisation, en vue de la nécessité, peut-être prochaine, de passer à l’offensive. Le roi de Prusse, inébranlable, répondit à l’invitation des puissances qu’il attendait de connaître l’interprétation donnée aux quatre points (5 janvier 1855). Quant à la demande de mobiliser, il la rejeta avec indignation. « L’idée d’une attitude offensive contre la Russie l’avait sérieusement blessé. L’Autriche le trouverait prêt à la défensive, jamais à l’offensive. » Sous son influence, la Diète, à laquelle l’invitation de mobiliser avait été également transmise, s’y refusa ; elle n’accorda que la mise sur pied de guerre des contingens fédéraux, en vertu de l’article 2 du pacte fédéral, et non en vertu du traité du 20 avril, dont l’objet lui paraissait atteint (8 février). « Prenez garde, dit Moustier à Bismarck, de passage à Berlin, que cette politique du Roi ne vous conduise à Iéna. — Pourquoi pas, riposta Bismarck, à Leipzig ou à Waterloo ? »

On punit le roi de Prusse en le mettant à la porte de la nouvelle conférence. On lui dit que la première à laquelle il avait participé était dissoute, qu’il ne serait admis à celle-ci que s’il adhérait d’abord au traité.


IV

Ainsi donc, avant même le triomphe définitif de nos armes l’Empereur Napoléon avait atteint le résultat pratique cherché dans la guerre de Crimée : la Sainte-Alliance était rompue, l’Autriche, dans des relations aigres avec la Prusse, avait allumé au cœur de la Russie un violent désir de vengeance. Napoléon III avait été aussi habile et aussi heureux dans les négociations pendant la guerre que dans celles qui l’avaient amenée. Il revint alors à l’idée qu’il n’avait jamais abandonnée, de pousser le Piémont en avant. Le traité du 2 décembre, par lequel l’Autriche avait adhéré, dans une mesure qu’on ignorait, à l’alliance franco-anglaise, avait été pour les Piémontais, et pour Cavour en particulier, une cruelle déconvenue. Ils craignirent d’avoir été le prix de l’accord. L’Empereur se hâta de les rassurer. Il fit savoir à Turin, par toutes les voies, que ses rapports nouveaux avec l’Autriche n’entraînaient pas le refroidissement des relations amicales avec le Piémont, et ne diminuaient pas l’importance qu’il attachait à en assurer l’intimité. Il en donne aussitôt une preuve en invitant officiellement, — ce qu’on n’avait fait encore que confidentiellement, — le cabinet de Turin à s’unir à l’alliance occidentale (11 décembre).

L’Angleterre nourrissait le même dessein, quoique dans des vues bien différentes. Elle eût voulu attirer à elle, à titre d’auxiliaires soldés, les troupes piémontaises, afin d’obvier à l’insuffisance numérique des siennes vis-à-vis des armées françaises. Sa demande d’adhésion avait été précédée d’une proposition officieuse de mettre un corps de troupes à sa solde. Le Roi n’admit pas que ses troupes pussent devenir des troupes mercenaires. Quant à la demande d’adhésion, il écrivit à Dabormida : « Faites votre possible pour savoir les conditions secrètes stipulées par l’Autriche dans l’adhésion à la triple alliance ; je ne voudrais pas qu’il y eût quelque article concernant la conservation de l’intégrité du territoire italien. Cela changerait bien notre alliance, et il faut en être sûr avant. — Ciao, cher ami, en avant marche, et soyez gai. » Puis, sans plus insister, il recommanda l’adhésion pure et simple, immédiate. Mais Dabormida n’était ni aussi clairvoyant, ni aussi flexible ; il recommença son antienne : les séquestres, les garanties, etc. Ces exigences imprudentes dévoilaient trop la pensée qu’il fallait tenir encore cachée, risquaient de rejeter en arrière l’Autriche à peine engagée. De plus elles étaient inutiles. Appeler le Piémont sur le champ de bataille n’était-ce pas, qu’on le dît ou non, poser implicitement la question italienne, et lui ouvrir la prochaine conférence ? A la conclusion de la paix, pourrait-on refuser d’entendre les doléances du compagnon d’armes dont on avait accepté le sang ? L’Empereur, toujours inépuisable de bienveillance, accueillit néanmoins ces prétentions, mais lord Clarendon les repoussa, à la surprise du cabinet sarde. L’Empereur conseilla de céder et de signer sans conditions ; il ferait son possible pour obtenir la levée des séquestres. Alors les fortes têtes de Turin opinèrent à refuser. Cette fois, le Roi le prit fort mal. « Je suis très mécontent, dit-il à Gramont ; je ne suis pour rien dans ces hésitations, et ces conditions, je les trouve stupides[3]. Si nous y allions franchement et promptement, nous y gagnerions bien davantage. Quant à moi, je suis d’avis qu’il faut s’allier de toute confiance, sans restrictions ni réserves, ou ne pas s’allier du tout. L’Empereur et moi, nous avons échangé des assurances d’amitié formelles, il a ma parole, j’ai la sienne, nous sommes incapables de nous tromper, et cela me suffit. Si nous sommes battus en Crimée, nous nous en tirerons toujours, et si nous sommes vainqueurs, eh bien ! cela vaudra mieux pour les Lombards que tous les articles qu’ils veulent joindre au traité. »

Le Roi, toutefois, eût été embarrassé constitutionnellement si Cavour n’eût pas été de son avis. Mais, le premier ministre et lui pensant de même, l’embarras ne devait pas être long. Après des débats puérils et aigres sur des notes, contre-notes, protocoles, Dabormida donna sa démission, Cavour accepta de le remplacer, et le Roi apposa sa signature (10 et 26 janvier 1855) au traité du 8 avril 1853, conclu entre l’Angleterre et la France. Le Piémont s’engageait à fournir un corps d’armée de 15 000 hommes et l’Angleterre promettait un emprunt de 25 millions.


V

L’Autriche était aussi inquiète des négociations des puissances occidentales avec le Piémont que celui-ci l’avait été du traité avec l’Autriche. Notre ambassadeur à Vienne, qui le savait, en avait prévenu l’Empereur. « Quoi qu’on fasse, écrivait-il, la Sardaigne ne saurait être acceptée ici comme une alliée sincère de l’Autriche. Même réunies au drapeau de la France, les couleurs sardes ne seront jamais, aux yeux des Autrichiens, que des enseignes ennemies. Un traité avec la Sardaigne deviendra un obstacle sérieux au développement complet de l’alliance cimentée par le traité du 2 décembre. » Ces prévisions de Bourqueney se réalisèrent aussitôt. Aucun rapprochement ne s’opéra entre les nouveaux alliés. Malgré l’autorité que lui donnaient ses sympathies bien connues en faveur de l’Autriche, Bourqueney n’obtint rien. A l’ouverture de la Conférence de Vienne (15 mars), Buol refusa sèchement d’admettre les plénipotentiaires sardes. Cavour cependant, s’appliquait avec tact à adoucir les hostilités ; il fit dire à Buol que, s’il consentait à la levée des séquestres, il était prêt à rétablir les bons rapports. Attentif à ne pas embarrasser ses alliés, il maintint en principe son droit de paraître à la Conférence, sans s’obstiner à l’exercer. L’ambassadeur de Piémont à Constantinople ayant fait allusion, dans un discours au Sultan, aux événemens de 1848 et 1849, il l’en reprit. Ni Buol, ni François-Joseph ne se laissèrent toucher, et de ce moment, fut fermement arrêtée en eux la volonté de ne pas pousser le traité du 2 décembre jusqu’à la guerre.

La mort de Nicolas avait atterré François-Joseph. Il s’était rendu en personne chez Gortchakof et lui avait exprimé sa profonde douleur de perdre un ami éprouvé au moment où il espérait lui donner des preuves de sa gratitude et de son retour aux anciennes voies. En effet, dans la Conférence, quoique le ressentiment de Gortchakof ne lui rendît pas la tâche facile, Buol s’efforça de faire prévaloir les intérêts de la Russie. On fut vite d’accord sur les deux premiers points : la suppression du protectorat russe dans les Principautés, et la libre navigation du Danube. On cessa de s’entendre sur le troisième, la restriction de la puissance navale de la Russie dans la Mer-Noire. Les deux ministres des Affaires étrangères, John Russell et Drouyn de Lhuys, furent envoyés à Vienne afin de faciliter l’accord.

Le choix était entre deux combinaisons : déclarer la Mer-Noire neutre et en exclure toutes forces militaires quelconques, excepté celles de police ; ou limiter le nombre des navires que, soit la Turquie, soit la Russie, soit les puissances européennes, pourraient y entretenir. Le système efficace était celui de la neutralisation. Buol le repousse parce que la Russie ne s’y résignerait pas, et il patronne la limitation des forces navales, mais d’une façon vraiment divertissante : la limitation consistera non à diminuer les forces de la Russie au début de la guerre en 1853, mais à lui interdire de les augmenter. Ainsi on se serait égorgé depuis tant de mois et on continuerait à le faire pour assurer à la Russie, par un arrangement international, l’état militaire naval dont elle jouissait avant la guerre !

Pour amener les deux ministres à cet arrangement, Buol les joue comme de véritables novices. Il était certain de l’assentiment empressé de la Russie, puisqu’il avait stipulé tout ce qu’elle pouvait obtenir ; il gonfle la voix, et il déclare qu’assurément, ses exigences sont modestes, mais qu’il les imposera par un ultimatum au bout duquel sera un casus belli. Tant qu’on s’en était tenu à des propositions auxquelles la Russie n’aurait pas accédé, il n’avait pas voulu entendre parler d’ultimatum et de casus belli ; dès qu’on en vint à des conditions favorables auxquelles la Russie se prêterait bien volontiers, il mit fièrement la main sur la garde de son épée. Ni John Russell, ni Drouyn de Lhuys ne s’aperçoivent de la mystification. Les mots ultimatum, casus belli, que depuis tant de mois ils essayent en vain d’arracher à Buol, leur tournent la tête : ils acceptent.

Buol espérait du coup rentrer en grâce avec la Russie et en même temps obtenir la reconnaissance des alliés ; mais il restait tourmenté d’un dernier cauchemar, le Piémont, ce Piémont dont les troupes étaient en Crimée et qui, par-là, s’établissait de plus en plus au regard de l’Europe comme la représentation de l’Italie ! Il se surpasse dans la solution de cette difficulté. Drouyn de Lhuys avait dit à l’empereur François-Joseph, dans sa première audience : « Ce qui m’a conduit à Vienne, c’est bien moins le désir de faire la paix avec la Russie que de féconder l’alliance avec l’Autriche. Aux yeux de la vraie politique, la question d’Orient, malgré sa haute importance, est ici une question secondaire. » Dans sa dernière audience, François-Joseph reprend cette idée comme sienne : « J’espère que l’Empereur trouvera qu’une alliance perpétuelle entre nous pour défendre sur terre et sur mer l’Empire ottoman contre la Russie vaut mieux qu’un chiffre plus élevé (dans la limitation des forces navales)… » Il ne s’agissait plus d’une convention militaire provisoire, bornée à la durée d’une guerre, mais d’une alliance sans limites de temps, et nunc et semper, entraînant garantie réciproque des territoires, et par conséquent de la Lombardie et de la Vénétie. Du coup la question italienne était supprimée, enterrée. Drouyn de Lhuys consent toujours.

Les ministres anglais se préoccupaient peu de briser les chaînes de l’Italie, mais beaucoup d’affaiblir la puissance navale russe : à l’idée que, loin d’être affaiblie, elle serait maintenue, ils bondirent et désavouèrent Russell. L’Empereur, au contraire, se préoccupait moins d’affaiblir la Russie que de la brouiller avec l’Autriche. Il ne désavoua d’abord son ministre que du bout des lèvres, par condescendance envers ses alliés. Mais quand Drouyn de Lhuys, de retour à Paris, lui expliqua ses motifs, il bondit plus encore que les Anglais. Il avait entrepris cette guerre pour frayer la voie à l’indépendance de l’Italie, et il la conclurait par une pacte d’étroite amitié avec son impitoyable oppresseur ! C’eût été une effroyable déviation ! Drouyn de Lhuys fut congédié, et remplacé par Walewski (15 mai 1855)[4].

Le départ de Russell et de Drouyn de Lhuys mit fin à la conférence de Vienne. Au lieu de compléter ses arméniens, l’Autriche congédia 60 000 hommes de sa réserve, et, malgré les insistances multipliées venues de Paris et de Londres, refusa de passer de l’attitude de la défensive à la guerre. Il fallut encore s’estimer heureux que, profilant des difficultés du siège de Sébastopol, elle ne passât point du refus d’un concours actif à l’hostilité déclarée.


VI

« Le Souverain doit avoir des armées nombreuses et les commander en personne », a dit La Bruyère. L’Empereur pensait de même. Il s’était laborieusement appliqué à se rendre maître de la science de la guerre. Il connaissait les campagnes de son oncle jusqu’en leurs moindres détails, et il avait acquis de l’autorité en matière d’artillerie. Roon, à Strasbourg, avait été frappé de son goût pour les sujets militaires et de la compétence avec laquelle il les traitait. Il souffrait des souffrances de nos soldats et brûlait d’autant plus de les partager que le nom de Napoléon n’était plus représenté par personne à l’armée. De plus, il jugeait le plan de ses généraux défectueux. Impatient, il voulait aller exécuter lui-même la manœuvre à laquelle ses généraux se refusaient. Il aurait rassemblé à Constantinople une nombreuse armée de réserve, serait venu en prendre le commandement, et avec elle se serait porté vers Simferopol sur les derrières de l’ennemi, aurait livré une grande bataille qui eût décidé du sort de Sébastopol, et après laquelle il serait rentré dans sa capitale.

Quelques rares amis l’encouragèrent. Il ne courrait pas plus de dangers qu’ailleurs et conquerrait un grand prestige. Cela ferait tomber les déclamations démagogiques contre cet Imperator qui donnait des fêtes et se prélassait aux Tuileries, tandis que ses soldats tombaient sur le sol glacé de la Crimée.

Mais la plupart de ses ministres, de ses familiers essayèrent au contraire de le retenir. Vaillant considérait que son absence créerait un très grand danger intérieur. Si un général échouait devant Sébastopol, le malheur était réparable ; le risque serait trop sérieux si l’échec était pour le Souverain. « Il ne serait pas même bien reçu par les troupes, disait Fleury. Elles lui étaient attachées comme Empereur, mais elles n’aimaient pas à être commandées par d’autres qu’un homme du métier, et elles le regardaient comme un civil. » — Castellane disait à l’Empereur : « J’ai demandé à un sous-préfet l’effet que produisait la nouvelle du départ de Votre Majesté, il m’a répondu : Chacun dit : Quel malheur ! les affaires s’arrêtent. » — Persigny ne conservait aucune mesure : « Il fallait empêcher ce départ à tout prix, dût-on faire la paix pour cela, car, s’il y va, l’armée est perdue et il y a une révolution. L’Empereur n’avait pas le droit d’abandonner la France qui s’était donnée à lui. Nouveau Charles XII, il courait à sa perte, Sébastopol serait son Pultava. »

L’Empereur laissait dire, commandait ses équipages, sa tente, uniquement préoccupé de ne pas compromettre « l’alliance », comme on disait alors.

Elle avait failli l’être après la bataille de l’Aima. Un bulletin de Saint-Arnaud, publié dans l’Officiel, permettait d’induire que le maréchal avait la haute direction des mouvemens des forces britanniques, et que l’issue de la bataille avait jusqu’à un certain point été rendue douteuse par le retard des troupes anglaises[5]. Les Anglais s’en émurent. Cowley insistait pour une explication publique, lorsque la nouvelle de la mort de Saint-Arnaud éteignit l’incident. Mais alors en surgit un autre, celui-là provoqué par l’Empereur. Dans sa lettre de condoléance à la veuve de Saint-Arnaud, il avait parlé « des conseils timides qui avaient voulu arrêter l’expédition ». Les Anglais, ne supposant pas que l’Empereur voulût blâmer ses propres officiers, prirent l’allusion pour eux et s’en indignèrent. L’Empereur les calma par une note au Moniteur, déclarant « que les mots de « conseils timides » avaient exclusivement en vue de signaler l’énergie avec laquelle le maréchal résista aux différences d’opinion bien naturelles qui, la veille d’une résolution si grave, s’étaient manifestées dans les conseils de l’armée et de la marine françaises. » Afin d’éviter un nouveau froissement, avant de rendre public son projet, l’Empereur le communiqua à Palmerston (26 février 1855). « On perdait trop de temps en mémorandums entre Canrobert et Raglan, et entre Raglan et Omer-Pacha. Il ne prétendait pas mettre son talent militaire au même niveau que ceux de Canrobert et de Raglan. Sa présence assurerait l’unité de vue et d’action : c’était le seul moyen de terminer rapidement une entreprise qui, sans cela, ne pouvait manquer de finir par un désastre pour la France aussi bien que pour l’Angleterre. »

Unité de vue et d’action signifiait pour le gouvernement anglais subordination visible de son armée à la nôtre. Il craignit qu’on n’eût l’intention de ne faire servir ses soldats qu’à transporter les nôtres ou tout au plus qu’à pourrir dans les tranchées, tandis que la gloire et l’honneur nous seraient réservés. Clarendon, qui joignait un grand charme de manières à une vive intelligence, fut envoyé en négociateur au camp de Boulogne, dans les premiers jours de mars. L’Empereur, par politesse, parut touché de ses raisons. En réalité, il persista si bien qu’il concerta avec La Marmora, arrivé à Paris, les détails du plan, si bien conçu, à l’exécution duquel il irait présider : les Piémontais deviendraient une partie de l’armée de réserve et prendraient position auprès de la Garde impériale. Cavour approuva chaleureusement, avant tout satisfait que l’Empereur allât constituer l’unité du commandement et la vigueur de l’action, il était sensible à l’honneur qu’on faisait à ses soldats en les plaçant à côté de la Garde, sous le commandement direct du souverain français. Un des aides de camp de Napoléon III, Béville, fut envoyé à Constantinople, pour préparer les logemens, et La Marmora rentra en Piémont pour hâter l’embarquement de son contingent.

Mais les ministres anglais n’étaient pas moins obstinés à ne vouloir pas que l’Empereur à vouloir. Sans le prévenir, ils mandèrent à Cavour (6 avril), par un télégramme, sans explication, que le corps piémontais devait se rendre directement à Balaklava et non à Constantinople. Cavour se récria : « Il ne reconnaissait pas au gouvernement anglais le pouvoir de disposer de ses soldats sans son consentement, et d’annuler seul des dispositions arrêtées avec son allié de France ». L’Empereur fut encore moins content de ce contre-ordre cavalier. Les ministres anglais comptaient, pour le calmer et le convaincre, sur la visite de cinq jours qu’il allait faire à la Reine à Windsor (16 avril).


VII

Dans cette rencontre, l’Empereur déploya le charme de ses manières simples, douces, séduisantes, où le naturel se mêlait à la dignité, la franchise au tact, l’insinuation caressante à la réserve digne. Un peu ému et nerveux au premier moment, il se montra le reste du temps simple, gai, spirituel, franc, abordant sans réticences les sujets les plus délicats, récitant l’hymne de Schiller sur la paix et la guerre, chantant de vieilles chansons allemandes, et dansant avec les enfans. « Il est impossible, écrivait la reine Victoria dans son Journal, de ne pas l’admirer beaucoup après avoir vécu, ne fût-ce que peu de temps, avec lui. Il est si calme, si simple, si naît même, si heureux qu’on lui apprenne ce qu’il ignore, si doux, avec tant de tact, de dignité et de modestie. Je ne connais personne à qui je me sois sentie plus prête à me confier et à parler sans réserve. Je ne craindrais pas de lui dire quoi que ce fût. Je me sentais en sûreté avec lui, sa société est particulièrement agréable ; il y a en lui quelque chose d’attrayant, de mélancolique, de séduisant qui vous attire, en dépit de toutes les préventions qu’on peut avoir contre lui, et cela, certes, sans l’aide d’aucun avantage extérieur, quoique sa figure ne me déplaise pas. Il n’y a pas à en douter, il a un pouvoir extraordinaire pour s’attacher les gens. Les enfans l’aiment beaucoup ; pour eux aussi sa bonté a été grande, mais en même temps parfaitement judicieuse. » Dans ses longs entretiens avec le prince Albert, il exposa avec sincérité et presque avec candeur les projets qu’il portait dans sa tête. Sur l’Allemagne, il fut bien éloigné d’exprimer les sentimens qu’on lui a souvent prêtés. « J’ai vu, écrit le prince Albert dans le mémorandum de sa visite, qu’il avait, comme tous les Français, la crainte que l’Allemagne ne devînt trop puissante si elle était fortement unie, et qu’il croit que, la Prusse et l’Autriche constituées séparément, le reste des États allemands pourrait former une union plus compacte… En résumé, l’Empereur n’exprima que deux désirs politiques : « l’un, de voir la Lombardie débarrassée de la mauvaise administration de l’Autriche ; l’autre, la restauration d’une Pologne quelconque, quelque petit que fût le noyau, ne fût-ce que le grand-duché de Varsovie. »

Naturellement le prince Albert ne s’associa pas à ces deux désirs. Relativement à la Lombardie, il dit que sa délivrance serait souhaitable dans l’intérêt même de l’Autriche, mais que l’Autriche ne pouvait consentir au principe des nationalités qui serait son arrêt de mort, et que le Mincio était la frontière indispensable de Vienne. « Si des frontières militaires, répondit l’Empereur, étaient indispensables à l’existence des nations, la France serait aussi en droit d’en réclamer une. — La France, riposta le prince, a la meilleure des frontières militaires, la neutralité de la Suisse et de la Belgique qui couvrent ses flancs. » La provocation à s’expliquer sur le Rhin était flagrante. L’Empereur ne voulut pas comprendre et répondit simplement : « La neutralité n’est pas une protection, vu qu’en temps de guerre elle est rarement maintenue. »

Le départ pour la Crimée fut naturellement l’objet des entretiens, et les instances de Clarendon furent renouvelées. Sans s’y rendre absolument, l’Empereur y concéda cependant quelque chose en ratifiant l’invitation adressée au gouvernement piémontais d’envoyer son contingenta Balaklava, non à Constantinople. C’était l’aveu indirect que le départ pour la Crimée devenait au moins incertain. Cavour l’interpréta ainsi et n’opposa plus d’objection. Il se rendit à Gênes pour combiner avec La Marmora les modifications matérielles que ce changement de destination rendait nécessaires.

Puisqu’on était en veine de concessions, Cavour en fit une, lui aussi. Il accorda aux Anglais que les troupes piémontaises s’établiraient auprès d’eux et agiraient de concert avec Raglan. Il ne se risqua pas cependant à l’annoncer à La Marmora, craignant qu’il refusât de partir. Chaque fois que celui-ci l’interrogeait sur l’attitude qu’il devait prendre vis-à-vis des autres chefs d’armée, il se dérobait par une plaisanterie. À bord du navire qui allait l’emporter, le général lui dit : « Me donnerez-vous enfin ces bienheureuses instructions ? » Pour toute réponse, Cavour l’embrassa, lui disant : « Débrouille-toi. » Mais en arrivant à Constantinople, le général trouva un télégramme l’informant de la concession, accordée au gouvernement anglais, et, sous une forme courtoise, l’ordre de Raglan de débarquer à Balaklava. Donner sa démission, il n’y fallait plus songer ; La Marmora éluda. Il répondit à Raglan que « chaque fois que les opérations de guerre exigeraient su coopération avec la vaillante armée anglaise, il en serait fort honoré, en se plaçant dans ce cas sous les ordres de son illustre chef. » Ainsi il maintenait son indépendance d’action et se réservait la faculté de combattre seul ou de concert avec les Français.

Dégagé des séductions de Windsor, l’Empereur, malgré la concession faite, revint à son projet ; il alla même jusqu’à régler qu’en son absence, le maréchal Vaillant serait le président du Conseil des ministres[6]. Mais voilà qu’un misérable Italien, Pianori, tire sur lui un coup de pistolet aux Champs-Elysées. L’Empereur, préservé par un mouvement imprévu d’Edgar Ney, fut persuadé par cet attentat plus que par tous les raisonnemens. Une acclamation frénétique de joie, de sympathie, de confiance éclata de toutes parts sur ses pas, et il lui sembla y entendre comme une prière de ne pas s’éloigner. Il annonça qu’il y renonçait définitivement (28 avril). Il n’en suivit qu’avec une sollicitude plus ardente les mouvemens militaires de Crimée.


VIII

Canrobert avait succédé à Saint-Arnaud. Petit, les cheveux noirs un peu longs, rejetés en arrière, la figure rouge, les yeux roulans, la moustache relevée, Canrobert était généreux, bienveillant envers ses inférieurs, équitable envers ses égaux, loyal, sans replis ni dessous ; il avait toutes les qualités morales, sauf la simplicité ; il piaffait, se pavanait et s’enflait, et encore, sous ses grands airs de superbe et d’emphase, il restait bonhomme. Au feu, il était d’un entrain irrésistible, communicatif. Jusqu’à ce qu’il eût été investi d’un commandement en chef, il parut un homme de guerre accompli. Même parmi les intrépides de l’Algérie, il s’était fait remarquer. Sa conduite au siège de Zaatcha, quand il était colonel de zouaves, est restée célèbre. La fusillade du boulevard Montmartre, engagée sans ses ordres, l’avait fait complice du coup d’État plus qu’il ne L’aurait voulu. Il essaya d’atténuer cette apparente responsabilité en refusant le grade de chef de division sur ce fait de guerre civile. Son esprit distingué, cultivé, mais moyen, débile, ne sut pas supporter la fatigue des vastes combinaisons de guerre ; il avait toutes les vaillances, sauf celle de la responsabilité. Il manquait de confiance en soi-même et d’une sage hardiesse d’initiative. Il se montra aussi incertain dans le coin mandement qu’il avait paru résolu dans l’obéissance. Arrêté par la moindre objection, l’événement le surprit presque toujours occupé à peser le pour et le contre ; dès qu’il avait enfin pris un parti, il n’en apercevait plus que les inconvéniens et ne songeait qu’à revenir à l’avis contraire. On a appelé Fleury Monsieur le Grand, il était, lui, Monsieur l’Anxieux. On avait pu avec succès le hisser jusqu’au commandement d’un corps d’armée ; au-delà, il perdit haleine.

Lorsqu’il prit la direction suprême, l’armée se trouvait au sud de Sébastopol. La ville, de ce côté, y était moins dépourvue de protection que du côté du nord ; cependant ses défenseurs ne dépassaient guère seize mille hommes, et elle n’était encore qu’une position retranchée, à peine fortifiée, véritablement à discrétion. Les Russes, sûrs de succomber, ne se préparaient à lutter que pour l’honneur. — « Si les alliés se décident à quelque acte audacieux, s’écriait le brave amiral Korniloff, ils nous écraseront. » « Ni l’exaltation des troupes, ni leur résolution de se battre jusqu’à la dernière extrémité, a écrit Totleben[7], n’auraient pu sauver Sébastopol si l’ennemi l’eût attaquée immédiatement après son passage de la Tchernaïa. » Les Anglais Raglan et Edmund Lyons proposèrent l’attaque immédiate. Canrobert s’y opposa, déclarant qu’elle constituerait un crime.

L’armée française ne vaut qu’entre les mains d’un audacieux : entre les mains d’un hésitant, des jours pénibles lui étaient réservés. On renonça à l’attaque immédiate, et l’on s’installa sur le plateau de Chersonèse. Le lieu était triste, une steppe recouverte d’une mince couche végétale d’argile, sans arbre, ou brûlante ou glacée, balayée par les rafales ou enveloppée de brumes, déchirée par des ravins aboutissant à des criques sur la mer ou sur le golfe de Sébastopol. On n’y prit pas garde, car on ne comptait demeurer laque peu de semaines, le temps de préparer la canonnade, préliminaire classique de tout assaut « non criminel ».

Pour se servir de canons de siège, il faut les couvrir et ouvrir des tranchées. Ce travail commença le 10 octobre. Les assiégés s’en aperçurent aussitôt. Ce fut un délire de joie. On s’abordait sur les places publiques en se serrant les mains, en s’embrassant : « Ils commencent un siège ! nous sommes sauvés : nous avons du temps ! nous pourrons nous défendre. » — Et sous la direction du grand Totleben, la population entière se mit frénétiquement à l’œuvre.

Canrobert ne tarda pas à se convaincre qu’en reculant devant l’attaque brusquée, qui eût tout terminé avec de faibles pertes, il n’en serait pas quitte pour une simple canonnade préparée en quelques semaines, et qu’il était condamné aux difficultés, aux lenteurs, aux sacrifices d’hommes, de matériel d’un siège, contre une ville impossible à investir et en communication avec une base de ravitaillement aussi étendue que la vaste Russie.

Ses incertitudes impatientaient l’Empereur. Il ne cessait de le pousser aux opérations extérieures, son idée fixe. Comme le général ne s’y décidait pas, il lui écrivit une lettre si rude que l’excellent Vaillant crut devoir l’arrêter. « La lettre de Votre Majesté à Canrobert n’est pas seulement sévère, elle est dure. L’empereur ne craint-il pas que, à la réception de cette lettre, le général en chef ne livre une grande bataille, ne la livre à tout prix, ne se fasse tuer, ne se tue même, s’il voit les choses désespérées ? Je le ferais, Sire, si je recevais une lettre pareille de Votre Majesté. » (19 mars 1855.) La lettre ne fut pas expédiée, et « l’Empereur, écrit Vaillant dans son carnet, me remercia par un mot aimable. »

L’impatience de l’Empereur s’accrut encore quand l’installation du câble sous-marin (25 avril 1853) lui permit d’envoyer des ordres et de diriger la guerre de son cabinet. Il ne laisse plus respirer le malheureux Canrobert : « Le moment est venu de sortir de la position où vous êtes. Il faut prendre absolument l’offensive, dès que le corps de réserve vous aura rejoint. Rassemblez toutes vos forces et ne perdez pas un seul jour. Je déplore vivement de ne pouvoir aller moi-même en Crimée. » (3 mai.) Mais Raglan se refusait obstinément aux opérations extérieures, les estimant dangereuses ou plutôt inexécutables. Canrobert, ballotté entre ces deux volontés, leur disait oui successivement ou à la fois. Il donnait des ordres au reçu des télégrammes de Paris, des contre-ordres au sortir des entretiens avec Raglan. Ainsi Raglan lui dit : « Puisque votre Empereur désire des opérations extérieures, je vous en propose une sur le détroit de Kertsch. Les masses russes qui se réunissent dans la Crimée ne sauraient vivre que par-là ; elles seraient peu à craindre pour nous qui sommes maîtres de la Mer-Noire, si nous le devenions également de la mer d’Azof et de ses détroits. — Oui, répond Canrobert ; il embarque la division d’Autemarre, et la flotte se met en route vers Kertsch. — Vous avez envoyé des troupes à Kertsch, télégraphie aussitôt l’Empereur. Cette expédition est un hors-d’œuvre, elle vous privera de ressources précieuses en hommes et surtout en navires dont vous avez tant besoin pour les approvisionnemens en fourrages de votre cavalerie ; ce détachement paralysera vos autres mouvemens. Rappelez à Kamiesch les troupes qui cinglent vers Kertsch. — Oui », répond Canrobert. Et la flotte de Bruat, rejointe par un bateau à vapeur, rentre au port et débarque les troupes étonnées d’être sitôt revenues et se demandant pourquoi on les avait mises en route. « C’est bien, répond l’Empereur, maintenant détachez-vous enfin du plateau de Chersonèse, et en avant. — C’est mal, dit Raglan piqué, allez en avant si cela vous convient, je ne remuerai pas d’ici. »

Du coup, Canrobert perdit la tête. Le 16 au soir, l’Empereur lui avait télégraphié : « Je suis heureux qu’une décision soit prise, mais je compte qu’il n’y aura plus ni indécision, ni retard, ni contre-ordres. » Cette dépêche ne fut pas envoyée, parce que, au moment de la faire partir, on en avait reçu une de Canrobert du même jour, dix heures du matin, annonçant qu’il donnait sa démission, et demandant de remettre au général Pélissier un commandement qu’il ne se sentait plus la force d’exercer. « Acceptez bien vite, télégraphiait en même temps Niel, il plie sous le fardeau. » Il le confessa lui-même dans une lettre explicative : « Ma santé et mon esprit fatigués par une tension constante ne me permettent pas de porter le fardeau d’une immense responsabilité… Je supplie l’Empereur de me laisser une place de combattant à la tête d’une simple division. » C’était couvrir d’une belle allure un aveu d’impuissance. Il y avait des précédens. Catinat, dépossédé de son commandement, avait servi sous Villeroy, son successeur ; le vieux maréchal de Boufflers s’était fait lieutenant de Villars ; Moreau, non encore devenu infâme, avait servi en Italie comme simple divisionnaire sous Schérer et Joubert, après avoir commandé en chef l’armée de Rhin et Moselle.

On donna à Canrobert le corps de Pélissier ; il refusa, ne voulant qu’une division. L’Empereur insista, et il obéit. Mais il était très souffrant, ses yeux étaient malades, des douleurs ne lui permettaient pas de se tenir à cheval. Informé de cet état, l’Empereur l’engagea à revenir. Ne voulant pas imiter l’exemple des princes, il s’y refusa. Alors l’Empereur lui en intima l’ordre. (24 juillet.)

L’Empereur eût voulu que le général Niel fût le successeur de Canrobert. C’est pourquoi il l’avait envoyé en Crimée dans une situation d’attente, mal définie. Officier du génie, Niel s’était fait remarquer lors de l’affaire de Constantine et dans l’expédition de Rome. Il avait obtenu le grade de général de division en 1853. Il venait tout récemment de diriger l’attaque heureuse contre Bomarsund. C’était un esprit résolu, lucide, et en même temps prudent et souple. Vaillant s’opposa au choix de Niel. A son avis, un siège n’était qu’un épisode dans une campagne ; l’essentiel était toujours la bataille. Or, la préparation, la conduite de la bataille devaient être confiées à celui qui saurait le mieux remuer, concentrer sur le point décisif, afin d’y avoir au moins la supériorité momentanée du nombre, les masses profondes dont se compose le nerf des armées, l’infanterie. Le commandement en chef devait être réservé à un général d’infanterie. Vauban, à qui Louis XIV avait destiné l’armée qui assiégeait Turin, répondit qu’il consentait bien à se charger du siège, mais du siège uniquement, parce qu’il ne s’entendait pas à la guerre de campagne, ni à conduire une armée. Présentées par un homme d’une telle expérience, appartenant lui-même à l’arme du génie, ces raisons déterminèrent l’Empereur à donner Pélissier comme successeur à Canrobert. Niel ne tarda pas à devenir le général en chef du génie, à la place du général Bizot tué.


IX

L’avancement de Pélissier[8] avait eu lieu en Afrique. Un fait de terrible sévérité se rattachait à son nom. Colonel, il avait été chargé de réduire les Ouled-Riah, cachés dans des grottes vastes et profondes. Il les somme de sortir, leur promettant la vie et la liberté ; ils refusent. Il comble l’entrée des grottes de fascines et les somme de nouveau ; ils ne bougent pas. Alors il ordonne de mettre le feu aux fascines, et cinq cents Arabes sont enfumés. « Ce sont là des opérations que l’on entreprend, dit-il, quand l’on y est forcé, mais que l’on prie Dieu de n’avoir jamais à recommencer. » Le maréchal Soult ayant blâmé le colonel, Bugeaud le couvrit : « S’il y a justice à faire, c’est sur moi qu’elle doit être faite. J’avais ordonné à Pélissier d’employer ce moyen à la dernière extrémité ; il ne s’en est servi qu’après avoir épuisé toutes les ressources de la conciliation. Une rigoureuse philanthropie éterniserait la guerre d’Afrique, ou tout au moins l’esprit de révolte, et alors on n’atteindrait pas même le but philanthropique. » Replet, vigoureux, bourru d’aspect et de propos, d’un esprit lin, avisé, mais tout en pointes perçantes, caustique, épineux, parfois cruel, quoique fatigué déjà au point de ne pouvoir supporter longtemps l’allure du trot, il possédait abondamment toutes les qualités dont Canrobert était dépourvu : le coup d’œil sûr, la décision prompte et tenace, la volonté indomptable. Il inspirait à ses soldats de la crainte, du respect, et surtout de la confiance. Ils ne le voyaient pas fréquemment, comme Canrobert, dans les tranchées et dans les ambulances, mais il leur donnait la sécurité de se sentir tenus vigoureusement en main. Il ne trompa pas l’attente de l’armée, il ne faiblit pas un instant, et se montra, jusqu’au succès, résolu et patient ; il marcha sans précipitation et sans défaillance vers un but bien défini.

Pélissier prenait possession de son commandement avec des idées diamétralement opposées à celles que l’Empereur avait tenté d’imposer à Canrobert. L’Empereur eût voulu qu’une portion de l’armée détachée de la place marchât sur l’ennemi, livrât bataille, et ne revînt au siège qu’après avoir opéré l’investissement dans un large rayon. Pélissier était décidé à ne déplacer aucune fraction de son armée, à pousser devant soi, à poursuivre le siège à fond et à ne livrer bataille qu’après avoir détruit la partie sud de Sébastopol et livré l’assaut. « Une grande bataille extérieure perdue, disait-il, une lutte comme celle d’Eylau, même décorée du nom de victoire, serait tout au moins l’impuissance, peut-être le désastre, et elle coûterait aussi cher qu’un assaut. L’insuccès d’un assaut ne serait qu’un temps d’arrêt, un mécompte toujours réparable. Le plan de l’Empereur eût été rationnel au début des opérations ; il avait cessé de l’être. Niel rappelait-il comme une des règles les plus incontestables de l’art de la guerre que l’investissement doit précéder le siège, il ripostait qu’en réalité, ce n’était pas un siège qui se poursuivait, mais une bataille continue qui se livrait entre deux armées marchant l’une contre l’autre, en remuant de la terre, construisant des batteries, et se disputant la possession du champ clos qui les sépare, comme on se dispute les positions du terrain dans une bataille.

Décidé à ne pas se laisser détourner de ce qu’il considérait comme l’unique chance de succès et de salut, en priant Vaillant de remercier l’Empereur de sa confiance, il avait dit : « J’ai mesuré l’étendue de mes vastes devoirs, mais, pour que je les remplisse longtemps avec succès, il faut que vous demandiez pour moi à l’Empereur la latitude et la liberté d’action indispensables dans les conditions de la guerre actuelle, et nécessaires surtout à la continuation de l’intime alliance des deux pays. » Ainsi mis en règle, sachant que le meilleur moyen d’obtenir la liberté d’action c’est de la prendre, il arrêta avec Raglan les dispositions suivantes, sans consulter ni l’Empereur, ni le ministre de la guerre : 1° On reprendrait l’expédition de Kertsch avec une division française et une division anglaise sous le commandement du général anglais Brown ; 2° on préparerait l’attaque des contre-approches de l’ennemi, l’enlèvement et l’occupation du Mamelon-Vert et du Mont Sapoune ; 3° on procéderait ensuite non à un assaut général, mais à des assauts successifs, préludes de l’assaut général contre le corps de place. « Tout cela est épineux, écrivait Pélissier à Bosquet en lui communiquant ses intentions, mais il est irrévocablement arrêté dans mon esprit de l’entreprendre. » En informant aussi le ministre de la guerre de ce qu’il a résolu, il exprime de nouveau le vœu qu’une latitude suffisante lui soit laissée pour la direction des opérations dans le sens que la succession des événemens lui ferait juger le plus utile.

L’Empereur ne l’entend pas de la sorte ; il veut demeurer maître de diriger les opérations. Il répond à la communication de Pélissier par un télégramme qui condamne l’expédition de Kertsch et prescrit l’investissement (23 mai). Pélissier n’investit pas ; au lieu d’aller chercher les Russes au loin, il ne s’occupe que de les resserrer dans la ville ; il fait partir l’expédition sur Kertsch.

Les deux opérations réussissent : les Russes perdent pied hors de la ville et leurs travaux d’approche sont détruits (23 et 24 mai). Les troupes débarquées à Kertsch s’emparent de la ville ; les flottes pénètrent dans la mer d’Azof (25 mai), la parcourent en maîtres, détruisent les immenses approvisionnemens préparés, et réduisent l’armée de Sébastopol au seul ravitaillement par Pérékop et le port de Ischougar. Ces succès ne convainquent pas Tempereur, et il ordonne d’en revenir à ses directions. « Une discussion stratégique par le télégraphe avec toutes les raisons pour ou contre tel ou tel plan me paraît impossible », répond Pélissier (29 mai). A quoi l’Empereur réplique. « Il ne s’agit pas entre nous de discussion, mais d’ordres à donner et à recevoir. »

Pélissier avait été toute sa vie un soldat des plus disciplinés, il avait obéi docilement à tous les ordres et contre-ordres de Canrobert sans lui donner d’embarras. Allait-il, maintenant qu’il était général en chef, obéir au souverain aussi passivement qu’il avait obéi à son prédécesseur ? La règle de conduite à suivre dans ce cas avait été posée par le législateur militaire Napoléon : « Tout général en chef qui se charge d’exécuter un plan qu’il trouve mauvais et désastreux est criminel. Il doit représenter, insister pour qu’il soit changé, enfin donner sa démission plutôt que d’être l’instrument de la ruine des siens. Des instructions données par un prince ou par un ministre ne sont jamais des ordres militaires et n’exigent pas une obéissance passive… Un ordre militaire même n’exige une obéissance passive que lorsqu’il est donné par un supérieur qui, se trouvant présent au moment où il le donne, en connaissance de l’état des choses, peut écouter les objections et donner des explications à celui qui doit exécuter l’ordre[9]. » C’est ainsi qu’en 1796, étant le général Bonaparte, il refusa d’obéir au Directoire qui lui ordonnait d’envoyer une partie de son armée dans le royaume de Naples. Tous les grands chefs ont agi de même. Le ministre anglais ayant expédié à Wellington l’ordre de faire dans les Asturies une pointe qu’il trouvait risquée, le général répondit ironiquement à Castlereagh : « Quant à votre désir de me faire aller aux Asturies pour examiner le pays et me former une opinion sur ses forces, j’ai à vous dire que je ne suis pas dessinateur. »

Imbu de ces principes, le général Pélissier refuse d’obéir : « Sur une carte, répondit-il le 2 juin, par de simples tracés géométriques, on a bientôt construit un plan de campagne très séduisant en théorie ; mais quand on lutte corps à corps avec les obstacles, on reconnaît de plus en plus que, pour bien servir le souverain et le pays, il ne faut donner au hasard que ce qu’on ne peut lui arracher. Je me sens les épaules assez fortes pour le fardeau dont je me suis chargé ; mais je le porterai d’autant mieux que je me sentirai une certaine liberté d’allure. » Voilà un langage sensé et correct. Néanmoins l’Empereur revient à la charge. Le 4 juin, il fait écrire par le ministre de la Guerre : « Vous êtes à la tête de la plus belle armée qui ait peut-être existé. Une réputation immortelle vous est assurée, mais il faut faire de grandes choses. La conduite du siège même est bien plus dans les attributions du général commandant du génie que dans celles du général en chef. Or le général du génie vous a adressé les observations suivantes : « Si vous voulez continuer le siège sans investir la place vous n’obtiendrez qu’après des luttes sanglantes et acharnées, qui vous coûteront vos meilleurs soldats, ce qui serait venu de soi-même après l’investissement. » Je suis d’accord avec le gouvernement anglais qui écrit la même chose à lord Raglan : Je vous donne l’ordre positif de ne point vous acharner au siège avant d’avoir investi la place. Concertez-vous donc sans retard avec lord Raglan et Omer-Pacha afin de prendre l’offensive, en agissant soit par la Chersonèse, soit par Simféropol. Nous vous laissons à tous les deux la plus grande latitude sur les moyens à employer. Votre dépêche du 22, qui explique votre plan, ne satisfait nullement l’Empereur, et lui fait craindre beaucoup de retard et rien de décisif. »

Pélissier ne capitule pas. Il ne prend pas l’offensive par la Chersonèse ou par Simféropol. Selon sa conception primitive et persistante, il la dirige contre les ouvrages des assiégés, et toujours d’accord avec Raglan, il s’acharne au siège. Le 7 juin au soir, après un bombardement de deux jours, les assiégeans se trouvent définitivement les maîtres du Mamelon-Vert, des ouvrages Blancs, de l’ouvrage des Carrières, et de toutes les défenses extérieures de l’ennemi. Peu après, la diversion sur Anapa obtenait le même succès que celle sur Kertsch.

Ces succès avaient causé dans l’armée une véritable exaltation de confiance. Le 9, la Reine envoyait ses félicitations à ses troupes, et elle y associait Pélissier. De Paris, rien de l’Empereur avant le 14. À cette date une lettre aigre-douce : « J’ai voulu, avant de vous féliciter du brillant succès que vous avez obtenu, connaître ce qu’il coûtait de sacrifices, j’en apprends le chiffre par Saint-Pétersbourg. J’admire le courage des troupes, mais je vous fais observer qu’une bataille rangée qui aurait décidé du sort de la Crimée ne vous aurait pas coûté plus de monde. Je persiste donc dans l’ordre que je vous ai fait donner par le ministre de la Guerre, de faire tous vos efforts pour entrer résolument en campagne. »

Pélissier avait déjà, le 9, répondu vertement au télégramme l’engageant à faire de grandes choses : « Je ne puis concéder que depuis mon avènement au poste que j’occupe, nous nous soyons bornés à de petites choses. » Sa réponse à l’ordre du 14 juin n’est pas moins décidée : « L’exécution radicale de vos ordres du 14 est impossible, c’est me placer entre l’indiscipline et la déconsidération. Votre Majesté ne le voudra pas. Jamais je n’ai connu l’une ; je ne voudrai pas subir l’autre… Que Votre Majesté me dégage des limites étroites qu’elle m’assigne ou qu’elle me permette de résigner un commandement impossible à exercer de concert avec nos loyaux alliés, à l’extrémité, quelquefois paralysante, d’un fil électrique. » Et suivant sa coutume de marcher sans s’inquiéter de ce qu’on lui ordonne ou lui conseille de Paris, le 18, toujours en parfait accord avec Raglan, il attaque le Grand-Redan, Malakoff et les batteries dépendantes. Malheureusement il commet plusieurs fautes. Les tranchées n’étant pas assez rapprochées de la place, il eût fallu cheminer encore pendant quelques semaines par la sape et par voie d’approches successives. L’attaque était donc prématurée : elle ne fut ni bien préparée, ni bien exécutée. Soit que Pélissier voulût apaiser l’Empereur en associant sa garde au succès décisif, soit qu’il eût pris ombrage de l’ascendant grandissant de Bosquet, trente-six heures avant, il avait donné à Regnault de Saint-Jean-d’Angély, qui ne connaissait ni le terrain ni les tranchées, la place de Bosquet et renvoyé celui-ci, auquel le fouillis des cheminemens était familier, dans la plaine de la Tchernaïa, à la tête du corps d’observation. Le jour même de l’action, avec une insouciance incompréhensible, lui-même se fit attendre une heure au lieu d’où il devait donner le signal du combat, ce qui eut pour conséquence qu’on s’engagea avec le plus grand décousu ; le général Mayran partant trop tôt, Brunet trop tard ; nos soldats, lancés de trop loin, ne parvinrent à aborder les Russes nulle part : ils vinrent se briser contre leur mitraille et leurs balles. Les pertes furent considérables. Trois généraux alliés étaient tués : Brunet, Mayran, John Campbell ; Totleben blessé.


X

C’est ici qu’il faut se donner le plaisir d’admirer ce qui est si rare : la grandeur d’un caractère. L’événement en apparence a donné tort à Pélissier ; ses adversaires en profitent et essayent de l’accabler. Non seulement il ne se déconcerte pas, mais il redouble de ténacité et de vigueur. « C’est un coup manqué, écrit-il à Paris. Malgré cette non-réussite, la confiance est dans tous les cœurs, et nous prendrons notre revanche. » Il n’a jamais supporté les résistances, il ne tolère même plus les observations. Devant une réunion d’officiers généraux, il dit à Niel, qui venait de communiquer une note : « Je vous défends de la manière la plus formelle de rien ajouter à la lecture de votre note, et si vous tentez d’enfreindre mes ordres, je vous préviens que j’aurai recours à des moyens de rigueur. » En même temps, il répare ses erreurs ; il remet Bosquet à la place d’où il n’aurait point dû l’enlever ; et il charge le génie, selon la règle technique des sièges, de creuser à la sape des cheminemens à ciel ouvert jusqu’à trente mètres des contrescarpes de l’assiégé.

On n’eut pas autant de fermeté au quartier général anglais. Raglan avait souffert sans s’en plaindre les diatribes des journaux et les duretés des ministres ; l’échec de ses colonnes le consterna. Il fut bientôt après pris d’une attaque de choléra et emporté en peu de jours (29 juin). Cavour, toujours préoccupé des inconvéniens de la multiplicité des commandemens, fit conseiller au gouvernement anglais de profiter de l’occasion pour établir l’unité, en créant Pélissier général en chef. Les gouvernemens anglais n’ont pas de ces abnégations. On donna pour successeur à Raglan, Simpson, qui avait servi en Espagne et dans l’Inde, mais qu’on disait vieux et cassé.

Pélissier imposait silence autour de lui, il ne pouvait arrêter de même les dénigremens officieux adressés à l’Empereur. Niel gardait une certaine modération, Regnault de Saint-Jean-d’Angély y mettait moins de mesure. Il écrivait par exemple : « L’artillerie et le génie n’ont aucune foi dans le succès de leurs travaux, bien qu’ils les poursuivent avec le plus louable dévouement. » Le plus acharné était un homme d’esprit et de mérite, Béville, qui ne s’habituait pas, après sa participation au Deux décembre, à ne pas être un des premiers personnages de l’Etat. Il poursuivait de ses sarcasmes pessimistes ceux qu’il considérait comme des usurpateurs de la prééminence à laquelle il avait droit. « L’opération, telle qu’elle a été entreprise contre Sébastopol, mandait-il, n’aboutira pas. Chaque effort tenté dans le même sens n’amènera fatalement que des déceptions, et peut-être des ruines. » Pélissier secondait ses menées par son affectation à répondre à peine aux télégrammes impératifs de Paris. La légende raconte qu’impatienté de son silence, le ministre lui télégraphia : « Que répond le général en chef ? » A quoi il aurait riposté : « Le général en chef répond qu’on l’embête… » « Quoique j’aie beaucoup de patience, écrivait l’Empereur à Vaillant, je sens qu’elle sera bientôt à bout ; faites-lui comprendre que son intérêt est d’agir autrement (20 juin). » Le 3 juillet, décidément irrité, il écrit à Vaillant : « . le vous prie d’envoyer cette lettre telle qu’elle est à Pélissier. Sans doute elle est vive, mais je ne puis balancer entre l’avenir de l’armée, le succès de ma politique et un homme. Tout ce que je dis est littéralement vrai. »

Voici la lettre que le maréchal était chargé de transmettre : « Ma patience est à bout, et je ne puis tolérer plus longtemps que mes ordres soient méconnus ; la vie de mes soldats sacrifiée en pure perte ; et la vérité altérée par des récits ou ajournée par le silence. Je vous avais dit que, si vous vous acharniez au siège, vous y perdriez sans résultat vos meilleurs soldats : c’est ce qui est arrivé. Je vous ai défendu de persévérer dans ce système d’obstination, vous n’en avez tenu aucun compte. Vous avez opposé aux raisons que je vous ai données des raisons sans valeur. Lorsque je vous ai fait demander quels étaient vos plans, vous avez répondu par des phrases banales comme celle-ci : Tenir l’épée haute devant ceux qui bougent. Je vous ai fait dire à plusieurs reprises d’envoyer par le télégraphe les noms des officiers morts ou blessés, et c’est par la voie publique que j’apprends nos pertes. Votre devoir est d’envoyer au ministre de la Guerre tous les documens qui peuvent faire apprécier les opérations de guerre, et c’est par le gouvernement anglais que les plus importais me parviennent ; c’est par les Anglais que j’ai eu connaissance de la délibération des généraux des armes spéciales pour l’attaque du 18, et je ne saurais me dissimuler que si leur avis avait été suivi, il y aurait eu plus de chances de succès. Voulant persévérer dans le siège, il fallait au moins observer les règles générales de l’art des sièges et ne pas lancer à découvert pendant 600 mètres des troupes contre des parapets où l’artillerie de l’ennemi n’avait pas été démontée. Vous auriez réussi par hasard le 18 juin qu’à mes yeux vous auriez été tout aussi coupable, et je me suis bien gardé de vous féliciter de la prise du Mamelon-Vert, car enfin les soldats que vous faites tuer sans résultat définitif, je ne puis les remplacer. Je vous ai demandé quelles étaient nos pertes, et vous les avez dissimulées. Je vais vous dire ce que vous avez perdu depuis que vous avez pris le commandement, 20 040 hommes, c’est-à-dire l’effectif du beau corps de réserve que je vous avais envoyé pour battre les Russes en rase campagne. Je vous reconnais beaucoup d’énergie, mais il faut qu’elle soit bien dirigée. Ainsi, ou vous consentirez immédiatement à expliquer en détail vos plans au ministre de la Guerre, ou vous ne ferez rien d’important avant d’en avoir demandé le consentement par le télégraphe, ou, si cela ne vous convient pas, vous remettrez de suite en mon nom, au général Niel, le commandement de l’armée. Personne ne connaît cette lettre, c’est à vous de choisir[10]. »

Avec tout autre que Vaillant, la lettre eût été expédiée et aurait produit ses lamentables conséquences. Le maréchal se conduisit avec un tact courageux, qui ajoute un titre des plus honorables à ceux qu’il a acquis dans sa longue et méritoire carrière. Il avait déjà préservé Canrobert d’une semblable algarade en n’exécutant pas l’ordre ; cette fois il était trop impératif ; il fallut s’y soumettre. Seulement, au lieu de mettre la lettre dans le pli de Crimée, il l’adressa au général commandant à Marseille avec instruction de ne la remettre au courrier de Crimée que sur nouvel avis. Un hasard heureux ayant amené à Paris le général Mac-Mahon, désigné pour prendre le commandement de la division Pélissier à la place de Canrobert, Vaillant entama par lui son attaque. Le général ne se proposait pas d’aller voir l’Empereur, Vaillant obtint qu’il le fît.

« Je viens, lui dit l’Empereur, de prendre une décision importante : j’ai remplacé Pélissier par Niel. — Mac-Mahon fit un mouvement de surprise. — Vous semblez ne pas approuver ? — Non, certes, répondit Mac-Mahon, Niel était le dernier à choisir ; un siège doit être conduit par un chef de troupes et non par un ingénieur inexpert à manier des hommes. » Et il rappela l’exemple de Lefebvre à Dantzig. Alors l’Empereur invoqua la malheureuse affaire du 18. « Ce n’est pas une raison, riposta Mac-Mahon ; on ne doit pas destituer un commandant en chef pour une affaire malheureuse. Il a échoué le 18 ; il réparera son échec, voilà tout », et il répéta : « Niel était le dernier à choisir. »

Le lendemain, Fleury, ignorant ce qui se passait, se rend à la première heure à Saint-Cloud auprès de l’Empereur afin de lui communiquer, selon son habitude, les informations reçues de ses amis de Crimée. « Dites bien à l’Empereur, lui écrivait-on, qu’il se délie des renseignemens de Saint-Jean-d’Angély, Niel et Béville. » L’Empereur lui répond : « L’antagonisme entre Pélissier et moi ne peut durer davantage, j’ai décidé hier son remplacement par Niel, dont je fais le plus grand cas : la dépêche a dû partir dans la soirée. — Ah ! Sire, quel malheur ! je vous en supplie, contremandez cet ordre. Il y va de la grandeur de l’Empire, il y va de la gloire de l’armée. » Et il développe les raisons déjà données par Mac-Mahon.

Vaillant survient peu après, non sur l’invitation de Fleury, mais parce que c’était le jour ordinaire du Conseil. Avant la séance, il reproduit les représentations déjà entendues de Mac-Mahon et Fleury. Il démontre avec tant de force, en s’étayant de l’opinion de Napoléon Ier, combien l’exigence de l’Empereur était peu conforme aux saines notions militaires ; il lui représente avec tant d’émotion ce qu’il y avait de cruel à frapper ainsi un brave officier aux prises avec l’ennemi ; il dépeint sous des couleurs si vives le désarroi qu’allait jeter dans l’armée cette révolution imprévue dans le commandement, après les deux qui s’étaient déjà produites, que l’Empereur fut à demi convaincu. S’étant rendu à Paris après le conseil, il convoqua aux Tuileries, avec Vaillant, Walewski, Persigny, l’amiral Hamelin, et leur demanda leur avis. Ils furent unanimes à ne pas approuver sa lettre. « C’est bien malheureux, dit l’Empereur, qu’elle soit partie. — Elle est partie, sire, mais on pourrait la retenir à Marseille. — Retenez-la », répondit l’Empereur. La lettre, qui avait été expédiée de Paris le 3 au soir, fut arrêtée à Marseille le 4. « Je crois, écrit Vaillant sur son carnet journalier, avoir rendu un immense service en empêchant cette lettre d’arriver à sa destination[11]. »

Le maréchal avait encore un service à rendre, qui était d’obtenir pour Pélissier, maintenu à la tête de son armée, la liberté des mouvemens. Jusque-là, entre l’Empereur, Niel et le général en chef, il était resté neutre, s’appliquant à amortir les chocs et à conjurer les ruptures ; alors il se prononça nettement en faveur du plan de Pélissier, et vis-à-vis de l’Empereur et vis-à-vis de Niel. Il dit à l’Empereur que le temps des diversions était passé ; qu’on serrait la place de trop près pour se distraire par une opération extérieure ; qu’il n’était pas possible d’abandonner un seul moment le siège ; que si on cessait d’être attaquant on serait à l’instant même attaqué, d’assiégeant assiégé.

L’Empereur, dont la ténacité de Pélissier avait lassé et découragé la persistance, finit par céder aux habiles instances de Vaillant, et Pélissier fut enfin laissé maître de poursuivre à son gré son siège. Les travaux du génie, sous la direction éclairée de Niel, furent poussés par le général Frossard avec une constance fougueuse et une science vaillante qui excitèrent l’admiration enthousiaste des deux armées. Le général Thiry dirigea supérieurement l’artillerie. Parmi ses auxiliaires, le général de brigade Lebœuf se fit remarquer. Il fut mis trois fois à l’ordre général de l’armée, et Pélissier écrivait de lui : « C’est un officier général des plus recommandables. Il est d’un rare mérite, et je désire pour l’artillerie qu’il atteigne promptement sa troisième étoile. » — L’arrivée de Mac-Mahon que, dès le début, Saint-Arnaud avait recommandé « comme un officier de guerre complet », accrut la confiance de Pélissier : « Avec lui, écrivait-il à Vaillant, je pourrai tenter certaines choses que, franchement, je croirais risquées aujourd’hui. »


XI

Les pertes des assiégés devenaient chaque jour plus cruelles. L’intrépide amiral Istomine et Nachimoff (28 juin) succombaient sur le même bastion de Malakoff, également terrible aux assiégés et aux assiégeans, où déjà était tombé Korniloff. Mais plus la résistance semblait désespérée, plus elle devenait acharnée. Elle prenait de plus en plus un caractère religieux émouvant ; les soldats allaient au combat après avoir invoqué la sainte Vierge et saint Nicolas. Ils assistaient dévotement à tous les offices, que des prêtres célébraient pour eux dans les bastions. Pendant la semaine de la Passion, l’Evangile fut lu en présence de toute l’armée et la Pâque célébrée avec une ferveur extatique. Le bombardement redoublant de fureur, les croix, les images saintes ne parurent plus en sûreté dans la cathédrale, elles furent transportées dans une caserne blindée le jour de la Transfiguration ; les chants des prêtres répétés par la foule agenouillée étaient interrompus ou couverts par le fracas des bombes.

Pour ces braves, la prière était l’excitation au combat. Ils l’exigèrent de leur général qui le livra une dernière fois, quoique sans espoir. Il fit franchir la Tchernaïa à son armée (16 août) et la lança sur les trois divisions françaises, établies sur les monts Fedioukine. Victorieux un instant, il fut repoussé avec des pertes énormes : 8 000 hommes mis hors de combat.

Grâce à La Marmora, ce fut une honorable journée pour l’armée piémontaise. On avait voulu la placer en seconde ligne à Balaklava, où elle aurait eu à garder les dépôts et les magasins ; La Marmora avait obtenu la rétractation de cet ordre, et il était resté sur les hauteurs de Kamara, en première ligne, défendant l’extrême droite des alliés. C’est ainsi qu’il fut amené à prendre part à la bataille, à côté des Français. Jusque-là l’armée piémontaise n’avait pu faire montre que de son excellente organisation, de sa discipline, de sa constance à supporter le fléau ; à la Tchernaïa, quoique engagée en partie seulement, elle conquit l’estime des armées alliées.

Cette fois l’Empereur envoya aussitôt ses félicitations, en y glissant encore un mot de son plan favori : « La nouvelle victoire remportée sur la Tchernaïa prouve depuis le début de la guerre la supériorité des alliés sur l’ennemi lorsqu’il est en pleine campagne. » Ce qui signifiait : Pourquoi donc, au lieu de les attaquer où ils sont forts, n’allez-vous pas les chercher où ils sont faibles ?

Cependant les cheminemens s’avançaient. Les Anglais, toujours en retard, étaient encore à deux cents mètres du Grand-Redan, objectif de leur attaque, et nous à quarante mètres seulement de Malakofï et du Petit-Redan, objectifs de la nôtre. Alors les attitudes des chefs de notre armée changent. Pélissier, si impétueux à s’avancer avant le 18 juin, malgré les objections de Niel, est devenu très circonspect, et c’est Niel, le temporisateur, qui alors devient l’impatient, déclarant les travaux arrivés à ce point qu’un retard n’était plus possible. D’accord avec les Anglais, il réclame un bombardement général pendant trois jours et l’assaut successivement sur tous les points de la ligne en commençant par Malakoff. Cet avis fut adopté. Le bombardement commença le 5, et l’assaut fut décidé pour le 8, cette fois à midi, pour dépister les assiégés, habitués à être attaqués à la première heure.

Le 7 au soir, quand Sébastopol eut été en quelque sorte pile par le bombardement, Pélissier réunit ses généraux. Il leur expliqua la manière dont il entendait procéder. Quoique l’attaque n’eût pas les mêmes chances sur tous les points, elle aurait lieu sur tous, mais successivement. On commencerait à la droite de Malakoff au Petit-Redan, puis, à des signaux convenus, au Grand-Redan, et enfin au Bastion Central. Quand il se fut assuré que chacun avait bien compris le rôle qui lui était confié, il congédia la réunion par ces mots : « Je suis heureux que vous approuviez mes dispositions. Je voulais vous demander vos conseils, quoiqu’il soit présumable que je ne les aurais pas suivis. Allons, messieurs, il se fait tard ; allez dîner et prendre du repos ; bonne nuit. Il y en aura pas mal parmi vous qui auront demain la gueule cassée, mais Sébastopol sera à nous. » En effet, le lendemain, Sébastopol était à nous.

Partout, les assiégés sont enlevés par le premier élan des alliés, mais ils font rage de leur artillerie, de leur mousqueterie ; ils se reforment, reviennent à la charge sur les cadavres de leurs camarades, et ils reprennent pied partout, sauf à Malakoff’. Or là est la victoire ou la défaite. Ailleurs, les échecs sont sans conséquence si l’on reste maître de ce bastion, espèce de citadelle en terre de 350 mètres de longueur, sur 150 de largeur, qui domine une partie de Sébastopol et d’où l’on prend de revers le Grand-Redan, attaqué par les Anglais. Aussi les Russes redoublent d’héroïsme et de fureur. Leurs munitions épuisées, ils se servent de haches, de bêches, de pioches, de massues ; ils étranglent, mordent, ils se font massacrer ; les cadavres s’entassent en pile les uns sur les autres.

Mais nos zouaves et Mac-Mahon ne sont pas moins indomptables. « J’y suis, j’y reste, » mande Mac-Mahon à Bosquet blessé, et il reste. Heureusement qu’un obus français a embrasé le dépôt des poudres destiné à charger les mines, sans cela, il ne resterait que pour sauter en l’air. Enfin la poignée de héros russes qui résistent dans le réduit voûté, dernier débris de la tour de Malakoff, se rend. Krouleff accourt, montre à ses soldats l’image de la Vierge qu’il portait à sa poitrine, et s’écrie : « Suivez-moi, mes braves » ; mais il fait à peine quelques pas, une balle le renverse.

Michel Gortchakof, après avoir parcouru la ligne des fortifications, comprend que c’est fini, qu’il n’y a plus qu’à courber la tête. A cinq heures, il donne l’ordre de battre en retraite sur le côté nord de la ville.

« Les Français, télégraphia le soir même le général Simpson, ont pris Malakoff et s’y sont établis ; nous avons attaqué le Redan, mais nous avons échoué. » Les Piémontais n’avaient pas été engagés.

Avant de quitter la ville qu’ils ont illustrée par les prodiges de leur résistance, les Russes, ne voulant laisser aux vainqueurs que des cendres, mettent le feu aux édifices publics et privés, aux vaisseaux, à tout ce qui peut flamber. Quand on put se risquer au milieu de ces foyers, on ne trouva que douze maisons intactes. Pendant plusieurs mois continus, une combustion souterraine jaillissait en flammes au moindre contact de l’air.

Michel Gortchakof avait été obligé d’abandonner Sébastopol, mais sans écouter les conseils effarés qui le pressaient de reculer jusqu’au cœur de la Russie, il garda la Crimée. Il ne voulut pas permettre aux Alliés de s’établir dans le triangle d’où, ayant la possession de la mer, ils eussent été inexpugnables. Il prit une forte position à Simféropol en gardant ses communications avec Pérékop. Les Russes eurent un succès à Kars, mais, par la prise de Sébastopol, leur défaite était consommée et la guerre implicitement finie.

Pélissier fut fait maréchal de France. « Je suis heureux de penser, lui écrivit l’Empereur, que grâce à votre énergie, vous soyez parvenu à un résultat que beaucoup de monde croyait impossible. Après l’échec du 18 juin, je vous l’avoue, j’avais été très irrité contre vous, non à cause de l’échec en lui-même, mais parce que je croyais que les précautions exigées en pareil cas et les principes invariables de la guerre avaient été négligés. Vous avez noblement racheté cette faute, et je reconnais ce qu’il vous a fallu déployer de force de caractère pour résister à tous ceux qui commençaient à désespérer. »

Après le succès, la volonté de fer de l’impitoyable général en chef se détendit, et il laissa échapper une explosion de sensibilité. Au convoi d’un des officiers de son état-major, il s’avança et dit : « Pleurons… Séparons-nous, » et il s’arrêta en sanglotant.

Pendant les armistices consacrés aux devoirs funèbres, le plus souvent les Russes arrivaient à se disputer avec les Anglais et même à boxer. Entre eux et nos soldats s’établissait au contraire une cordiale camaraderie. « Les Français, a dit un soldat russe, étaient honnêtes et généreux. — Nous les respections, a dit une brave servante des ambulances, à cause de leur vaillance, nous les aimions pour leur douceur. » Au lendemain même de la paix, la plus franche amitié rapprocha les camps la veille si intrépidement aux prises. Depuis, Français et Russes se sont rappelé sans amertume, et avec une admiration réciproque, les épisodes pathétiques de ce siège épique, car le vaincu y a égalé le vainqueur, et les deux hommes qui ont surgi au-dessus de tant de héros dans une apothéose immortelle de gloire, Totleben et Pélissier, avec des dons différens, se sont montrés supérieurs de même, non par la bravoure, ils ont eu des émules, ni par l’intelligence, d’autres les ont égalés : ils l’ont emporté par la vertu qui, tout bien considéré, est la première des qualités humaines, le fond même du génie : la puissance de la volonté au service d’un devoir.


EMILE OLLIVIER.

  1. Voyez la Revue du 15 lévrier et du 1er mars.
  2. Papiers de Gramont.
  3. Le Roi n’a pas voulu dire que ces conditions fussent stupides, car elles étaient raisonnables en elles-mêmes, et il les avait approuvées. Il les trouvait stupides comme préalable sine qua non d’une alliance qui procurerait des avantages bien plus considérables, et, par-dessus le marché, la levée des séquestres.
  4. M. Bernard d’Harcourt, avec sa pénétration habituelle, dit : « La campagne d’Italie était, en germe dans l’insuccès des conférences de Vienne. » Il aurait dû ajouter : et l’insuccès des conférences de Vienne tient à ce que l’Empereur avait entrepris la guerre de Crimée surtout pour préparer la campagne d’Italie. Ce n’est pas alors que le principe des nationalités se substitua dans son esprit à l’ancienne politique, comme il semble le supposer : il y avait toujours dominé exclusivement.
  5. « J’avais engagé les Anglais à se prolonger sur leur gauche pour menacer en même temps la droite des Russes pendant que je les occuperais au centre, mais leurs troupes ne sont arrivées en ligne qu’à dix heures et demie. Elles ont bravement réparé ce retard. »
  6. Carnet du maréchal. 21 avril.
  7. Tome Ier, p. 257.
  8. Né le 6 novembre 1794.
  9. Deuxième observation sur les campagnes de 1796 et 1798. Campagne d’Italie, ch. XVIII. Plan de campagne pour l’armée d’Italie. 29 nivôse an IV.
  10. J’ai trouvé dans les papiers de Vaillant une copie de cette lettre, faite de sa main, avec cette mention : Par ordre de l’Empereur, cette lettre, expédiée par le chemin de fer le 3 juillet à 5 heures du soir, a été retirée de la poste à Marseille le 4 juillet.
  11. Mon récit a été fait d’après des notes de Vaillant qu’il a résumées dans son Carnet ainsi qu’il suit :
    « Mardi 3 juillet. — L’Empereur m’envoie une dépêche terrible pour la faire passer à Pélissier, je l’envoie par la poste et non par le télégraphe, afin de laisser une porte ouverte au repentir.
    « Mercredi 4 juillet. — Je fais des représentations très vives à l’Empereur sur sa lettre d’hier à Pélissier. Il parait ébranlé. C’est avant le Conseil, qui dure de 9 heures et demie à midi. A 1 heure, Walewski, Persigny, l’amiral Hamelin et moi sommes convoqués aux Tuileries. Un discute la lettre à Pélissier. L’Empereur se rend et m’autorise à faire revenir cette lettre de Marseille. Je crois avoir rendu un immense service en empêchant cette lettre d’arriver à destination. »