Napoléon et la conquête du monde/II/16

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H.-L. Delloye (p. 338-344).

CHAPITRE XVI.

UNE PRÉTENDUE HISTOIRE.



On voit et l’on sait le but où va cette histoire, la Monarchie universelle. C’est là où Napoléon l’a menée à travers d’innombrable victoires, des actions si éclatantes et des choses si merveilleuses que l’histoire s’égare et se trouble en essayant de les envisager pour les reproduire.

Pour ma part, je suis las de ces conquêtes, et malgré une assez grande sobriété de victoires que le lecteur aura pu remarquer dans ces pages, je suis cependant comme écrasé sous le poids de cette histoire glorieuse et véridique ; mais au moins puis-je me rendre ce témoignage, du milieu de mon entreprise, que j’ai toujours songé à l’honneur de mon pays et à la gloire de l’empereur, et que je n’ai rien omis de ce qui les rehaussait l’un et l’autre ; pour cela je n’ai eu qu’à me retourner vers le passé, à voir, et à écrire, et il s’est trouvé que j’écrivais une narration monumentale.

Après s’être rendu le témoignage d’avoir été vrai dans ce qu’il avait raconté de ces grandeurs, l’écrivain ne peut-il point exprimer son indignation pour le romancier coupable qui aurait pris à tâche d’insulter à un grand homme, et d’avilir sa patrie, en façonnant pour la postérité je ne sais quelle ignoble et détestable invention dont la honte doit retomber sur son auteur.

On m’a deviné, et l’on sent que je veux parler de cette fabuleuse histoire de France depuis la prise de Moscou jusqu’à nos jours, de cette histoire accueillie je ne sais par quel caprice, qu’on retrouve partout reproduite sous toutes les formes, et répandue à ce point que dans les siècles à venir la postérité doutera si ce roman n’est pas l’histoire.

Moi, il me prend au cœur de flageller cette odieuse fable ; et suspendant ma grande histoire, entre l’Asie qui vient de tomber et le reste du monde qui va succomber à son tour, je vais vous raconter où l’auteur anonyme de ce mensonge a traîné son imagination.

Il a dit ce qui était de Napoléon et de l’Europe jusqu’en 1812, mais quand il en est venu à l’apparition des Français devant Moscou, voici ce qu’il invente.

Moscou brûle, et les Russes vont à Saint-Pétersbourg chanter un Te Deum parce que leur ville est prise et brûlée. Pour Napoléon, il ne trouve rien de mieux, lui, l’homme de l’activité et du génie, que de le faire s’arrêter trente-cinq jours entiers à pousser du pied les charbons de la ville embrasée ; et comme si l’empereur n’avait fait tant de choses que pour assister à ce lointain feu de joie ou de détresse, il fait bientôt sa retraite vers la France ; et quand il veut fuir de cette contrée, voici qu’une catastrophe affreuse abîme ses armées dans les glaces de la Bérésina, tandis que l’empereur, s’enveloppant dans sa pelisse, laisse là ses soldats glacés et mourants, part en poste avec le duc de Vicence, et rentre à Paris.

Alors commence l’année 1813, que l’anonyme a faite si fatale à l’empire et à l’empereur.

La Prusse trahit Napoléon et se joint aux Russes ; l’Autriche, l’Autriche ! qui lui donna sa fille, à qui il avait donné trois fois la vie, l’abandonne aussi et entre dans la coalition du nord. Et Napoléon, qui lutte en vain à Lutzen, qui est écrasé à Leipsick, laisse sur les champs d’Allemagne ses Français par milliers, ses braves généraux et son Poniatowski morts.

Cette triple alliance entraîne après elle l’Allemagne et le reste du nord ; tous envahissent la frontière en 1814, et ils entrent en France !…

Horribles impostures !

Alors tout se dissout, dit-il ; l’ennemi gagne de plus en plus du terrain, ses victoires comme ses défaites l’approchent sans cesse de Paris : Arcis-sur-Aube, Montmirail, La Ferté, Paris enfin, partout des combats, Paris enfin, et il entre.

Oh ! mon Dieu ! mais tout ceci est aussi faux qu’absurde !

Puis, le sénat, qui tremblait et devenait pâle quand un huissier criait à sa porte : l’empereur ! le sénat le traite comme un commissaire de police ferait d’un voleur, il le juge, il le chasse, il le brise. Et Napoléon, accoutumé sans doute à obéir à ce sénat, surtout quand il en est insulté, fait comme lui, il se chasse, il se brise, il abdique.

Alors tous les alliés, car toute l’Europe est devenue alliée depuis ces choses, l’Angleterre, l’Espagne, la Hollande, la Suède, la Bavière, tous ont voulu en être ; alors, ils enlèvent Napoléon du milieu de la France et le jettent comme souverain dans une petite île, l’île d’Elbe, je crois, à une portée de télescope de l’Italie, à quelques lieues de la France, afin que tous ces grands politiques puissent s’endormir plus tranquillement, affranchis ainsi de leur prisonnier. Tous fondent sur la France et la dévorent ; ils arrachent par lambeaux ce que cent conquêtes lui avaient apporté de richesses et de monuments ; ils refoulent cette lave, qui avait débordé sur eux, et placent pour gardien de ces restes une vieille race de rois qui avait depuis vingt ans quitté la France. Cela se nomme une restauration ; et une fois ce mot de restauration trouvé, l’auteur, à qui il plaît, sans doute, se met à l’appliquer à tous les royaumes voisins : Ferdinand a sa restauration à Madrid, et en chasse Joseph ; un autre roi a la sienne à Naples dont il expulse Murat ; le roi de Hollande a aussi la sienne, mais il n’y avait pas de roi à remplacer quand il revint, car l’empire allait jusque-là.

Cependant l’auteur, au milieu de ce coupable roman, s’avise d’une assez grande chose. Napoléon se lève au 1er  mars 1815, et repoussant son île d’un pied, il pose l’autre en France, marche pendant vingt jours, au milieu des acclamations unanimes, entre à Paris, trouve le lit encore chaud du roi que sa venue chasse, s’y couche et se réveille au matin du 21 mars, encore empereur de France et des Français.

Mais comme si cette grande invention l’eût épuisé, l’auteur fléchit aussitôt et retombe au plus bas ; il ne sait plus que créer d’horribles désastres. Il invente je ne sais quel nom funeste de Waterloo, à qui il immole cent mille Français ; et ne pouvant rien imaginer de nouveau après cette infamie, il refait les mêmes calomnies, redit une autre invasion d’ennemis en France, raconte encore des restaurations, et répudie une dernière fois Napoléon qu’on va jeter sur une autre petite île de l’Océan, à deux mille lieues de l’Europe, où le grand homme meurt quelques années plus tard d’un squirre dans l’estomac.

Voilà ce que ce menteur a fait de Napoléon et de l’histoire, et malgré cette confusion inouie d’absurdité et de honte, je ne sais quel caprice l’a accueilli avec un intérêt dont on ne peut guère se rendre compte. On a rappelé ces choses avec complaisance dans les conversations et dans les livres, on en est venu à ce point d’y ajouter je ne sais quelle croyance vague qui leur a donné comme une apparence de réalité. Mais c’était un devoir pour un historien de cœur de répudier tous ces contes, et de dire haut au monde que cette histoire n’est pas l’histoire, que ce Napoléon n’est pas le vrai Napoléon.