Narcisse (Sand)/II

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Narcisse (1858)
Calmann Lévy (p. 26-55).
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II


Le lendemain, en déjeunant avec Narcisse, je lui racontai l’aventure. Il en fut beaucoup plus frappé que moi.

— Albany ! s’écria-t-il. Oui, d’après ce que vous aviez entendu auparavant… Et, d’ailleurs, c’est bien lui qui chante Fra Diavolo jeudi prochain. On en a fait l’annonce hier à la fin du spectacle. Albany donnant un rendez-vous… à qui, je vous le demande ? Et dans mon jardin !

— C’est peut-être, comme le prétendait le perruquier, à l’une de vos servantes.

— Ah bien, oui ! Elles ne savent pas lire ! Quant à la vieille Jeannette, ça ne tombe pas sous le sens !

— Certainement non ! Donc, c’est à quelque nonne du couvent voisin.

— Il le faut bien ! dit Narcisse en rougissant ; car ça ne peut pas être… Non, non, ça ne se peut pas !

Je remarquai son émotion.

— Ce ne peut pas être à mademoiselle d’Estorade ? repris-je d’un ton interrogatif.

Il leva les épaules en riant, et répondit avec une sorte d’insouciance :

— Oh ! celle-là, je le verrais, que je ne le croirais pas !

— Mais vous avez sur quelque autre femme un soupçon qui vous tourmente ?

— Ma foi, non ! Je n’ai jamais vu ces religieuses. Elles ne sortent pas. Est-ce dans la règle de leur ordre, ou d’après un vœu particulier, comme celui que s’est imposé mademoiselle d’Estorade, leur patronne ? Je n’en sais rien. On dit qu’il y en a deux qui ne sont pas trop vieilles : mais Jeannette, qui est entrée chez elles plusieurs fois, dit qu’elles sont toutes laides ou contrefaites.

— Et mademoiselle d’Estorade, comment est-elle ?

— Ni jeune ni belle, probablement. Il y a bien quatre ans que je ne l’ai aperçue. On dit qu’elle en paraît cinquante à l’heure qu’il est, et qu’elle est de plus en plus mal tournée.

— Elle était donc bossue, elle aussi ?

— Non. Mais, à force de prier et de se prosterner !… Et puis, ces dévotes, c’est si mal tenu… Il est vrai qu’elles le font exprès, pour qu’on oublie que ce sont des femmes !

— N’ont-elles pas, dans ce couvent, quelque jeune élève jolie ?

— Non ! Il n’y a là que des enfants. Mais, après tout, qu’est-ce que ça nous fait, que M. Albany ait une intrigue par là ? Ça ne durera pas longtemps ; c’est le roi des mauvais sujets, un beau garçon, j’en conviens, et qui aurait eu du succès à Paris, s’il n’eût pas manqué de tête et de conduite. Dans des occasions, je l’ai vu ne pas manquer de cœur. Mais ça a déjà trop roulé, ça s’est perdu, et ça ne fera jamais que rouler.

— Peu m’importe que ce monsieur roule ailleurs que dans notre jardin ; mais, s’il s’en empare pour ses rendez-vous d’amour…

— Oh ! nous mettrons ordre à cela ! Nous allons l’observer, et je me charge de l’y surprendre d’une manière qui ne lui sera pas agréable. Pour commencer, je vas examiner avec vous les êtres, et voir comment nous pourrons l’empêcher de prendre pied sur nos terres.

— Est-ce que vous n’aimeriez pas mieux le laisser tranquille quelques jours encore, l’observer sans en avoir l’air, et découvrir l’héroïne de l’intrigue ?

Narcisse rêva un instant.

— J’en suis curieux, répondit-il enfin. Et pourtant, peut-être aimerais-je mieux ne pas savoir !

Il rêva encore, et il ajouta :

— Je veux, je dois le savoir !

Il était évidemment tourmenté. Comme il avait éludé ma première question, je jugeai indiscret de la renouveler. Nous fîmes ensemble un tour de promenade au jardin ; Narcisse semblait avoir oublié ce sujet de préoccupation. Tout à coup il s’arrêta contre la petite palissade en me disant :

— Est-ce là ?

— Là, précisément, répondis-je.

— Et on est venu prendre le billet ? Vous avez peut-être mal cherché !

— Cherchez vous-même.

Il chercha et ne trouva rien.

— Vous viendrez vous cacher ici avec moi, demain matin ? reprit-il.

— Je n’y tiens en aucune façon, et vous avez le droit de me l’interdire ; vous êtes chez vous.

— Il faut y venir, croyez-moi.

— Je ferai ce que vous voudrez.

— Oui, oui, merci. Vous êtes un homme de bon conseil, vous !… Et si je vous demande le secret…

— Je vous le promettrai, et je vous tiendrai parole. Mais où prétendez-vous nous cacher ? Je ne vois ici aucun moyen de dissimuler notre présence en plein jour.

— Et je ne suis pas aussi facile à cacher, moi, n’est-ce pas ? qu’une fourmi sous une feuille. Nous n’entendrons probablement rien de ce qu’ils se diront, car ils parleront bas, j’espère ! mais nous les verrons très-bien du pavillon.

— Vous vous trompez ; du pavillon, on ne voit absolument rien que le haut des arbustes, le ciel et les toits.

Narcisse remarqua qu’en effet les arbustes avaient si bien poussé, qu’ils remplissaient de feuillage toutes les fenêtres du kiosque ; mais la difficulté fut bien vite levée. Usant de son droit de propriétaire, il fit, avec la serpette, une trouée dans le branchage, et nous ménagea ainsi, sur la palissade, un jour que, du dehors, il était difficile de soupçonner.

Le lendemain, nous étions à notre poste à cinq heures du matin. Nous étions renfermés et silencieux dans le kiosque ; les persiennes étaient baissées, et nous regardions à travers, avec la certitude que rien n’échapperait à nos regards.

L’horloge du petit couvent venait de sonner l’avant-quart, c’est-à-dire les cinq minutes avant l’heure, lorsque nous entendîmes grincer les verrous d’une porte. C’était celle de l’enclos des religieuses qui donnait dans le désert. La ville était bruyante ; les ouvriers allaient à leurs travaux, et on entendait, sur la rivière, les battoirs nombreux des laveuses que cachaient les feuillages de la rive. Mais Narcisse, avec une finesse d’ouïe extraordinaire, distingua le bruit particulier de ces verrous, et me dit :

— Attention ! c’est bien du couvent qu’on vient !

La porte nous était masquée ; mais une femme glissa dans les touffes de sureau qui l’encombraient, s’approcha de la palissade, juste à l’endroit où la lettre était déposée par Albany, et Narcisse Pardoux mit la main sur mon bras, en me disant :

— C’est elle !

— Qui, elle ?

— Elle ! répéta-t-il d’un ton de stupéfaction accablée.

— La personne qui vous intéresse ?

— Moi ? Par exemple ! ça m’est fort égal !

— Alors… qui est celle-ci ?

— Qui ?… qui ? Mademoiselle d’Estorade, vous dis-je. Eh bien, que dites-vous de sa tournure et de sa mise ?

— Rien ; je ne la vois pas.

En effet, sa tête ne dépassait pas la palissade, qui avait de trois à quatre pieds de haut, et dont le treillage en lattes offrait peu de prise à la vue.

— Elle est là comme un oiseau en cage, reprit le cafetier en levant les épaules ; mais je l’ai parfaitement reconnue, et ce n’est pas un bien bel oiseau, allez !

En ce moment, nous entendîmes sauter dans le fond du parterre, et bientôt nous vîmes Albany auprès de la palissade. Il y posa ses coudes comme un homme qui regarde devant lui au hasard ; mais, en effet, il causait tout bas avec une personne assise, dont il ne voyait probablement pas la figure ; car je finis par distinguer, à travers le feuillage, un grand chapeau de paille dont la position indiquait que la tête féminine était baissée dans une attitude de prudence ou de honte.

Ils causèrent longtemps. De la femme nous n’entendîmes pas un mot ; mais, le comédien y mettant moins de précaution, nous pûmes saisir des mots et des membres de phrase d’après lesquels nous crûmes pouvoir être certains d’assister à une scène d’amour et de jalousie, tels que : « C’est vous seule… Julia est une folle… Jamais je ne me marierai… Il n’y a que vous au monde qui… »

— Est-ce que cela vous intéresse ? dis-je au bout d’un instant à mon hôte, en me remettant à mon travail.

— Non, répondit-il ; mais je veux attendre qu’elle se lève pour s’en aller, afin de m’assurer, encore une fois, que c’est elle et non pas une autre.

Un quart d’heure s’écoula, et nous entendîmes Albany qui disait :

— Vous êtes mon ange gardien ; vous me sauvez encore une fois.

— L’embrasse-t-il ? dis-je en souriant à Narcisse, qui, regardant toujours, me tournait le dos.

— Non, répondit-il ; il ne lui touche pas seulement la main. Venez la voir, elle s’est levée. Il s’en va, il part, et elle reste là debout ! regardez-la donc !

En effet, Albany avait opéré sa périlleuse sortie devant le pilier. Il rentrait par là, comme la veille, dans la tonnelle des comédiens, et mademoiselle d’Estorade, effrayée, oubliant la crainte et le danger d’être vue, restait levée et penchée sur la palissade pour le suivre des yeux. Je la vis alors, aussi bien qu’on peut voir à une dizaine de mètres de distance. Elle me parut petite et voûtée, sinon bossue ; mais sa figure était agréable et presque jolie. Elle était habillée de noir, avec une collerette blanche et un petit bonnet plat sous un grand chapeau. Elle paraissait fort propre ; mais la coupe surannée et disgracieuse de son vêtement lui donnait la tournure d’une vieille femme. Pourtant la tête était jeune, et je ne lui donnai pas plus de vingt-cinq ans.

— Elle en a vingt-huit, me dit Narcisse lorsqu’elle eut disparu, et que, interrogé par lui, je lui rendis compte de mon impression. Elle a été très-bien, malgré sa taille, qui n’était pas belle et qui, à présent, est toute tournée… à ce que l’on dit, car elle est si mal fagotée ! Allons, c’est tant pis pour elle, ce qui lui arrive. Il ne fallait pas être si farouche et viser si haut dans la sainteté. N’est pas sainte qui veut, voyez-vous ! On en veut trop prouver à Dieu, et Dieu vous punit en vous laissant retomber plus bas qu’une autre. N’eût-il pas mieux valu être une bonne mère de famille qu’une espèce de religieuse avec un cabotin débauché pour amant ? Mais ce ne sont pas nos affaires ; je vais aux miennes. Sortez-vous, ce matin ?

— Oui, mais après déjeuner.

— Alors, je vous attends à neuf heures comme à l’ordinaire. Au revoir !

Il descendit le tertre et le remonta.

— Dites donc, reprit-il, ce que nous avons surpris là doit rester entre nous, n’est-ce pas ?

— Ne vous l’ai-je pas promis ? Qu’il s’agisse de mademoiselle d’Estorade ou de toute autre, il n’est pas dans mes goûts de perdre une femme qui jouit d’une considération plus ou moins méritée.

— Elle la mérite ! s’écria Narcisse ému.

Et il ajouta tristement :

— Du moins elle l’a méritée jusqu’à présent, et c’est bien malheureux pour elle, une pareille faute !

— Mais savez-vous, mon cher ami, que vous me faites l’effet d’être jaloux d’Albany ? Voyons, vous avez besoin de parler, je le vois. Ne vous gênez pas, j’écoute.

— Eh bien, vous avez raison, répondit Narcisse en s’asseyant. J’ai besoin de vous parler d’elle, car j’ai beaucoup de chagrin. Mais ce n’est pas ce que vous croyez. Je ne suis pas, je ne peux pas être amoureux de mademoiselle d’Estorade, personne n’a jamais été amoureux d’elle, et personne ne le sera jamais, Albany moins que tout autre. C’est un misérable qui la trompe, et qui l’exploite, j’en suis certain. Bien des gros bourgeois, bien des jeunes nobles eussent voulu l’épouser, dans le temps, à cause de ses écus et de son nom. Moi, je ne pouvais pas y prétendre, et je ne l’eusse pas voulu. Mais cela ne m’empêche pas d’avoir de l’amitié pour elle : quand on a été élevé ensemble !

— Comment cela s’est-il fait ?

— Mon Dieu, c’est bien simple. Mon père avait un petit bien de campagne qui jouxtait les terres et le château d’Estorade, à deux lieues de la ville, dans un joli pays, allez ! Madame d’Estorade était veuve. Sa fille est fille unique. Moi, j’avais deux sœurs ; l’une, qui est morte, fut longtemps l’amie intime de Juliette : c’est ainsi que nous appelions familièrement autrefois mademoiselle d’Estorade. Nous étions camarades avec elle. On se voyait du matin au soir ; on jouait, on courait ensemble, on se tutoyait, on s’est tutoyé longtemps !

» Quand je fus en âge d’apprendre quelque chose, on me mit au collége, où j’arrivai seulement en quatrième. Après quoi, il me fallut revenir aider dans son commerce mon père, qui se faisait infirme. Ma pauvre mère venait de mourir, et mon père ne voulait pas que ses filles missent le pied au café et la figure au comptoir.

» On s’était toujours retrouvé à la campagne, aux vacances, les d’Estorade et nous. Nos mères étaient pieuses toutes deux et se convenaient beaucoup, malgré la différence du rang. Mais, quand je fus cloué à la boutique, on se perdit de vue. À son tour, mademoiselle d’Estorade perdit sa mère et s’en alla passer trois ans chez une tante, loin d’ici. On pensait qu’elle se marierait par là ; mais elle revint à vingt et un ans avec d’autres idées. Elle ne vit personne de ses anciennes connaissances et s’enferma dans ce couvent, où elle se fit une société et une occupation en y établissant des sœurs et une école d’enfants. C’est une bonne âme, voyez-vous cette fille-là ! Elle n’a rien, elle donne tout aux pauvres, et sans leur demander, comme font certaines autres dévotes, leur billet de confession. Il suffit qu’on soit malheureux ; elle ne consulte personne là-dessus que son cœur. Oui, vraiment, c’est dommage, bien dommage qu’elle soit tombée de si haut ! J’en suis tout étourdi, comme si j’étais tombé moi-même du faîte d’une maison ! Mais que faire à cela ? Si Dieu ne l’a pas préservée, personne ne pourra lui porter secours.

— Alors, répondis-je, puisque vous êtes son ami d’enfance, vous avez au moins le droit de la plaindre et le devoir de la défendre, si sa faute est divulguée.

— La plaindre, oui, je la plains ! Mais la défendre, comment ferais-je ? Est-ce possible, après ce que nous avons vu ?

Narcisse était, malgré sa grande raison et son bon cœur, l’homme de sa petite ville, en ce sens qu’il craignait de devenir ridicule et même un peu immoral aux yeux de ses concitoyens, s’il cherchait à excuser une chose honteuse ou à nier un fait avéré.

Je lui fis observer que ce fait pouvait bien n’être ni avéré ni honteux. Que savions-nous, après tout, de l’étrange roman dont nous venions de voir, sans le comprendre, un mystérieux chapitre ? Pas la moindre familiarité n’avait été échangée entre ces deux personnages qui se croyaient si seuls. N’était-il pas possible que l’artiste endetté et livré au désordre eût réussi, à la suite de je ne sais quels hasards et de quelles rencontres imprévues, à exploiter la pitié et la charité d’une sainte fille, ignorante de la vie réelle, et chaste au point de ne rien craindre pour elle-même d’un pareil contact ?

— Dame ! dame ! reprenait Narcisse, vous m’en direz tant ! Mais, est-ce possible à une fille de vingt-huit ans ? Je sais bien qu’autrefois elle était si innocente, que, quand j’étais commandé de l’embrasser aux petits jeux, elle me tendait la joue et elle ne rougissait seulement pas. Moi, je rougissais un peu. J’avais seize ans, et, bien qu’elle ne passât pas pour belle, c’était une demoiselle, et j’avais honte ! Mais, à présent, voyez-vous, c’est impossible qu’elle ne sache rien de rien, comme à quinze ans !

— Enfin, que voulez-vous faire pour la préserver du malheur où elle se jette ? Car je vois bien que vous cherchez un moyen de lui prouver votre affection.

— Lui prouver, non ! Est-ce qu’elle se souvient seulement que j’existe ? Il n’y a rien d’ingrat et d’oublieux comme ces bigotes ! Et, lorsque j’ai voulu acheter ce petit terrain qui est là et dont la propriété est très-contestable, après tout… car mon père s’en était emparé… Voyez ! ce poirier qui a poussé au hasard faute de soins, et cette vigne qui grimpe sur le mur de l’enclos des religieuses, c’est lui qui les avait plantés. Personne ne lui disait rien. C’était un terrain abandonné. Eh bien, quand elle a acheté le couvent et ses dépendances, son avoué m’a cherché querelle, et elle a fait faire cette barrière à ses frais pour établir sa possession, sans aucun égard à mes offres. Je demandais à acheter une chose qui m’appartient peut-être, voyez-vous ! et, si j’avais voulu plaider !… Tout le monde m’a dit que je gagnerais. Mais la chose n’en valait pas la peine ; et puis je répugnais à plaider contre une personne qui a été autrefois comme ma sœur !

— Et, à présent, vous avez pourtant encore cette grosse affaire sur le cœur ?

— Que voulez-vous ! c’est le procédé qui m’a blessé ! Dans nos petits endroits, on se souvient longtemps des petites bisbilles. Eh bien, voyez-vous, elle a été punie de son entêtement. Si ce bout de terrain m’eût appartenu, elle eût fait murer cette porte par où elle est sortie, on peut dire, du bon chemin, et elle n’eût peut-être jamais échangé un mot avec ce comédien, ni seulement aperçu sa figure.

— Convenez que c’est payer bien cher une bien légère faute envers vous !

— Oui, oui, cent fois trop cher ! Et je voudrais que le diable eût emporté la porte, le terrain, et Albany par-dessus le marché.

Je voyais l’excellent Narcisse très-agité et très-affecté. Il voulait écrire à mademoiselle d’Estorade pour lui dire de prendre garde à elle, mais il n’osait pas ; il ne s’en sentait pas le droit. Il avait envie de chercher querelle à Albany.

— S’il était lâche, disait-il, je le ferais partir en le menaçant de le tuer ; mais il ne l’est pas, et il pourrait faire un scandale où, en dépit de moi, le nom de Juliette d’Estorade serait compromis et sa faute ébruitée.

Nous nous séparâmes sans rien conclure.

Le lendemain, à déjeuner, Narcisse semblait avoir, encore une fois, oublié l’aventure. Moi, j’y avais réfléchi, et je lui conseillai de dissimuler avec Albany, qui était une de ses pratiques les plus assidues, et de le sonder assez adroitement pour savoir quel genre de sentiment il cachait ou avouait pour mademoiselle d’Estorade.

— Je ne suis pas adroit, me répondit le cafetier avec un peu d’humeur. Et puis je me sens irrité contre lui. Sa figure me déplaît. Je le souffletterais volontiers, voyez-vous !

— Eh bien, voulez-vous que je tâche de le faire causer ? Il faut pourtant savoir à quoi s’en tenir sur ses intentions, ou abandonner votre ancienne amie à son sort.

— Vous avez raison. Il faut savoir si, au moins, il est discret. Chargez-vous de ça, et, s’il parle trop, et mal, ma foi, gare à lui !

— Vous me disiez pourtant hier qu’il y avait du bon dans ce garçon-là ?

— Oui, par moments, il semble qu’il ait du cœur. Par moments aussi, c’est un don Juan !

— De petite ville ! Ce n’est pas bien dangereux !

— Tout est dangereux pour une religieuse.

— C’est vrai ! Eh bien, nous verrons. Est-ce la première fois qu’il vient dans ce pays ?

— Oh ! non ! Il n’y a reparu que depuis quelques jours avec la troupe de musique de M. Darleville. J’aime à croire qu’il lui a fallu plus de temps pour séduire Juliette… je veux dire mademoiselle d’Estorade. Il a passé ici, l’an dernier, environ trois mois… Mais, tenez, le voilà qui entre en bas, j’entends sa voix !

Nous descendîmes au billard. Nous y trouvâmes Albany, en effet. Il ôtait son habit noir un peu râpé, et semblait prendre plaisir à exhiber une magnifique chemise de batiste artistement piquée et brodée, et à faire sentir, sous ce léger vêtement, l’élégance de ses formes et la souplesse de ses mouvements. Il acceptait le défi d’un des plus forts joueurs de la ville et entamait la partie avec nonchalance, laissant à son adversaire le temps de prendre une apparence d’avantage, et le louant avec beaucoup de grâce des coups heureux qu’il semblait regarder avec admiration.

— Il est très-fin, me dit Narcisse sans trop baisser la voix en le désignant. Il laisse gagner, et puis, comme il joue la consommation et qu’il ne vit guère d’autre chose, il pousse si bien au quitte ou double, qu’il est sûr de son affaire. Vous allez voir, si ça vous intéresse. Moi, je vas à mon ouvrage !

Albany me parut avoir entendu ou deviné les paroles du cafetier. Un nuage passa sur sa figure et ses yeux suivirent Narcisse avec une expression où je crus lire un mélange de dépit et de confusion. Puis ils se reportèrent sur moi d’un air de défi ; mais ils se détournèrent aussitôt, soit que ma figure lui parût sérieuse ou indifférente.

Albany était un homme superbe, un peu trop préoccupé d’imiter tantôt le gracieux laisser-aller de Mélingue, tantôt l’aplomb triomphant de Chollet ; et, comme une copie n’est jamais qu’une copie, il perdait à n’être pas toujours lui-même.

En ce moment, il me parut assez naïf, et j’admirai ses grands yeux pleins de feu, de dédain, d’ironie caressante ou de langueur paresseuse selon les émotions de la partie de jeu, ses traits admirablement dessinés, sa plantureuse chevelure noire, qu’il affectait un peu de mettre, comme par hasard, dans un heureux désordre. Je remarquai la blancheur de ses mains, la petitesse aristocratique de ses pieds finement chaussés, bien que son large pantalon, tombant sur les hanches, ne fût pas d’une fraîcheur irréprochable. Mélange singulier d’élégance et de débraillé, on voyait bien qu’il se sentait beau de la tête aux pieds, et qu’il chérissait tendrement son être. Mais, à la vanité de ses préoccupations sur ce point, on devinait une sorte d’incertitude et comme une secrète souffrance de n’être pas mieux posé dans la vie. Enfin, quoi qu’il fît, il n’avait pas, sous l’œil d’un observateur, ce que Julia avait en face de tout un public, la confiance aveugle en soi-même. Je le jugeai donc moins présomptueux, partant meilleur et plus intelligent.

Pendant que je l’examinais ainsi, il perdit la partie. J’attendais qu’il demandât sa revanche, et son adversaire la lui proposa ; mais il la refusa avec une sorte d’emphase, disant qu’il ne voulait plus jouer avec personne à la Faille, et me regardant comme pour protester contre l’accusation de Narcisse.

— À moins, lui dis-je, que ce ne soit gratis et pour l’honneur, auquel cas vous ne refuserez pas une leçon à un écolier, et je vous la demande, si votre adversaire se retire sur sa victoire.

— C’est ce que j’aurai à faire de plus prudent, répondit l’indigène en nous saluant après avoir regardé sa montre ; d’autant plus que c’est l’heure de mon bureau.

— Mais alors, monsieur, dit Albany en portant la main à sa poche, qui avait bien la mine d’être vide, je vous dois…

— Nous réglerons ça une autre fois, reprit l’employé.

Et il ajouta à voix basse, en se tournant vers moi comme pour me remettre la queue qui était très-bonne :

— Ce garçon n’a pas le moyen de perdre ; aussi ne faut-il pas trop le gagner.

Était-ce une manière très-spirituelle de me dire : « Prenez garde à vous ; » ou bien tout simplement une sollicitude de triomphateur généreux ? Je ne sais. Mais Albany vit bien qu’il me parlait bas, et je le trouvai fort troublé.

Nous commençâmes la partie sans rien dire. J’étais un joueur des plus médiocres, mais je n’eus point à en rougir. Il me gagna sans quitter la queue ; après quoi, il me salua poliment et voulut se retirer. Je lui offris à déjeuner, quoique j’eusse déjeuné moi-même. Il refusa, j’insistai. J’étais réellement curieux de connaître un homme qui, dans cette situation, avait pu se faire aimer d’une espèce de sainte.

— J’accepte, me dit-il enfin, parce que nous n’avons rien joué et que vous ne me devez rien.

Cette préoccupation persistante me sembla confirmer la maussade vérité, et, dès que nous fûmes à table dans un coin assez tranquille de l’établissement, j’abordai franchement la question.

— Pourquoi, lui dis-je, êtes-vous si inquiet de ce que l’on peut penser de votre habileté au jeu ?

— Que voulez-vous ! répondit-il, quand on est malheureux, on est toujours accusé, et je sais fort bien ce que l’on dit de moi dans cette sale bicoque de petite ville. Au reste, c’est ainsi partout : les gens vous provoquent, et si, par complaisance ou par modestie, on ne leur montre pas tout d’un coup ce que l’on sait faire, ils vous reprochent de les avoir enferrés pour les rançonner. Vaniteux et avares, voilà les provinciaux.

— C’est possible, repris-je, je ne connais pas encore ceux-ci ; je suis, comme ils disent, un étranger, c’est-à-dire que je n’ai pas eu le bonheur de voir le jour dans l’enceinte de leurs murs.

— J’ai bien vu ça du premier coup d’œil ; vous êtes un homme trop distingué…

— Ne parlons pas de moi, parlons de vous. Pourquoi êtes-vous malheureux ?

— Ah ! ce serait trop long à vous dire ; on a une étoile, ou on n’en a pas !

— Vous me paraissez pourtant n’avoir pas le droit de vous plaindre de la nature.

— Hélas ! je suis beau garçon, je le sais. C’est un avantage dans ma profession. Mais cela rend le public d’autant plus exigeant ; et puis le monde est plein de bossus et de bancroches qui détestent un artiste bien tourné.

— Ceci est un paradoxe. Voyons, dites-moi, est-ce que vous n’avez pas de talent ? Je ne vous ai pas encore entendu. Les gens d’ici prétendent qu’il eût dépendu de vous de briller sur d’autres scènes lyriques…

— Peut-être, monsieur, peut-être ! j’ai du talent, beaucoup de talent. Entendez-moi, et vous verrez que je ne me vante pas ; mais… les envieux, les ignorants qui gouvernent le monde, le public qui ne s’y connaît pas, une fierté qui ne sait pas se plier au caprice d’autrui ; que vous dirai-je ?… toutes les misères de l’artiste !

— Depuis que le monde est monde, toutes ces misères existent, et les grands artistes triomphent quand même. N’êtes-vous pas un peu paresseux ?

— Non, dit-il, je travaille beaucoup, et le désordre que l’on me reproche n’a jamais pris sur ma santé ni sur mes études.

Il me disait la vérité, et, pour résumer l’appréciation que je veux donner ici de son caractère et de son existence, j’ajouterai qu’ayant eu plus tard l’occasion de l’entendre, je reconnus qu’il avait beaucoup d’acquis et des dons naturels remarquables ; mais, dès notre premier entretien, je pénétrai aisément la cause de sa mauvaise fortune. Il avait, non pas comme il le croyait, une fierté légitime, mais une hauteur excessive vis-à-vis des directeurs de théâtre et même du public. Il ne voulait transiger avec rien, et, prétendant entrer à l’Opéra de Paris, aux Italiens, ou tout au moins à l’Opéra-Comique avec des appointements et des honneurs énormes, il avait si souvent et si fâcheusement dédaigné le moment favorable, qu’il était condamné à courir la province pour avoir du pain. Malheureusement, il avait agi tout aussi follement avec les directions de province, et il se voyait attaché à une troupe de troisième ordre, préférant, disait-il, être le premier au village que le dernier à la cour.

En somme, c’était un de ces hommes qui n’ont pas de chance, comme ils disent, mais qui ne s’avouent jamais qu’il y a de leur faute, qu’ils manquent leur vie pour un moment d’obstination déplacée, ou, tout au moins, qu’ils retardent de dix ans leur avenir pour n’avoir pas su, pendant trois mois, accepter une position au-dessous de leurs espérances. Le monde est peuplé de ces hommes-là ; Albany n’était pas une exception.

Cela était pourtant assez bizarre en lui, car il avait des qualités aimables qui contrastaient avec sa déraisonnable hauteur ; et, par une conséquence de cette déraison, il se trouvait entraîné à vivre parfois, avec tout son orgueil, d’une manière peu digne, sinon peu délicate. Il était criblé de dettes sur lesquelles les rêves de son ambition lui faisaient fermer les yeux, et il ne savait pas attendre qu’ils fussent réalisés, si jamais ils devaient l’être, pour se ranger à une existence sobre et prudente.

Fils d’un riche propriétaire campagnard (son véritable nom était Alban Gerbier), il avait été élevé dans une grande aisance. Pour suivre sa vocation d’artiste, il avait, disait-il, brisé héroïquement tous ses liens de famille. Son père l’avait abandonné, espérant le ramener par les privations ; puis, le voyant dans des situations déplorables, il avait payé ses dettes avec résignation, en l’avertissant de ce qui lui arriverait, de ce qui lui était bien vite arrivé : c’est-à-dire qu’il avait mangé sa part d’héritage paternel et maternel, et qu’ayant plusieurs frères et sœurs, il ne pouvait plus prétendre à rien dans l’avenir. Le père, avec beaucoup de patience et de fermeté, l’avait sauvé tant qu’il avait pu le faire sans frustrer ses autres enfants. Le moment était venu où il ne le pouvait plus et ne le voulait plus ; son abandon était irrévocable.

Comme ce jeune homme me confiait sa vie avec beaucoup de candeur, se plaignant trop des autres et pas assez de lui-même, je ne me gênai pas pour lui dire ses vérités et lui donner tort contre sa famille, le public et la société. Il se laissa gronder, et, bien qu’il se défendît d’être perdu sans ressources, je vis qu’il était plus effrayé de l’avenir qu’il ne voulait l’avouer ; mais je vis aussi que mes sermons étaient inutiles ; que tout le monde lui avait déjà dit, en vain, tout ce que je lui disais, et qu’il avait cette mauvaise manière de s’aimer soi-même qui consiste à se faire tout le tort possible plutôt que de se refuser quelque chose.

J’avais peine à comprendre comment, dans cette vie manquée, par conséquent obscure et misérable la plupart du temps, il avait pu gaspiller un patrimoine assez rond, et s’endetter par-dessus le marché. Il eût été fort embarrassé de le dire lui-même ; mais je vis, à sa manière d’agir dans les petites choses, qu’en dépit de son mépris pour les provinciaux, une sorte d’ostentation provinciale, dont il avait peut-être pris le pli dans sa propre famille, l’entraînait au gaspillage. Ainsi, bien qu’il n’eût pas de quoi déjeuner, il jeta à la servante une gratification disproportionnée, pour le seul plaisir de faire ouvrir les yeux à ses voisins ; et, déjà endetté chez Narcisse, il fit une commande de liqueurs qu’il voulait avoir chez lui, disait-il, pour recevoir ses camarades quand ils allaient le voir. Narcisse la lui refusa carrément, disant qu’il débitait au détail, et qu’il n’était pas marchand, mais cafetier.

Albany parut mortifié de ce refus, mais il le supporta sans rien lui dire d’offensant.

— Je ne sais, me dit-il, ce que ce gros garçon a contre moi aujourd’hui ; il a l’air, à chaque instant, de vouloir me sauter à la gorge. Je suis très-doux, et je déteste les querelles ; pourtant…

— Voulez-vous que je vous apprenne, lui dis-je en baissant la voix, ce que M. Pardoux a contre vous ?

— Parbleu ! oui, je le veux. Dites ! Croit-il que je lui ferai banqueroute ?

— C’est la chose dont il se préoccupe le moins ; vous attirez du monde chez lui, parce que l’on est curieux de voir de près un acteur…

— Et vous pourriez bien dire aussi parce que je ne suis ni un idiot, ni un mauvais diable. Tous les flâneurs de cette ville s’attachent à mes pas, et, pour la plupart, ils m’adorent. Je les amène ici, je fais leur partie, ce qui les pousse à boire. Moi qui ne m’enivre jamais, je tiens tête aux plus solides. Donc, je suis tout profit pour le beau Narcisse.

— Mais le beau et bon Narcisse ne veut pas qu’on se promène dans son jardin sans sa permission, et surtout qu’on y entre par-dessus les murs.

Albany, malgré tout son aplomb, se déconcerta.

— Moi ! dit-il, j’entre par-dessus les murs ? Où prenez-vous le jardin où je me livre à cet exercice ?

— Je n’en sais rien ; je suis tout nouveau ici, moi ; mais vous y avez assez pris pied pour connaître toutes les localités, et il paraît, d’ailleurs, que ledit jardin est mitoyen avec celui de la maison de ville, où les acteurs ont un coin pour causer et fumer quand il leur plaît.

— Ceci est exact ; mais le diable m’emporte si je sais ce qu’il y a de l’autre côté du mur !

— On prétend qu’il y a, non pas tout près, mais à deux pas, un couvent de femmes.

— C’est fort possible, dit Albany en se versant de la liqueur pour dissimuler son trouble ; mais qu’a cela de commun avec l’accusation de Narcisse ?

— Il paraîtrait qu’avant-hier au soir, on vous a vu rôder par là.

— Qui ?

— Je ne sais, une servante, un jardinier, quelqu’un enfin assure vous avoir vu marcher, à la nuit tombée, sur les plates-bandes de fleurs de M. Pardoux, et enjamber une barrière, une palissade, une séparation quelconque entre ce jardin et celui des religieuses.

— Celui qui a dit cela en a menti ! s’écria vivement l’artiste. Je n’ai jamais passé…

Il s’arrêta, voyant que cette négation du second fait inventé par moi pour le faire parler était un aveu de l’autre fait dont il ne voulait pas convenir, celui de son entrée furtive dans le jardin du cafetier. Il se reprit :

— Je ne connais rien de cet endroit-là ! S’imagine-t-on que je veuille enlever une de ces recluses ? Si elles étaient jolies, passe ! mais il paraît qu’elles sont affreuses.

— Mais n’y a-t-il pas là une demoiselle noble qui est libre d’écouter une romance ou de recevoir un billet doux ?

Albany paya d’audace ; mais, si sa discrétion fut irréprochable, sa manière de se défendre me parut fort triste pour mademoiselle d’Estorade.

— Je sais de quoi vous voulez parler, dit-il gaiement ; grand merci ! Vous ne savez donc pas que l’héroïne du roman dont vous me faites le héros est vieille et bossue ?

— Je n’en sais rien ; mais vous, vous l’avez donc vue ?

— Ma foi, non ! Je ne suis pas curieux de voir une femme bâtie comme un sac de pommes de terre.

— Alors, ce n’est pas vous qui égratignez les murs et qui écrasez les œillets de M. Pardoux ?

— Le ciel me préserve de pareils méfaits ! s’écria-t-il avec gaieté. Dites à notre ami Narcisse de me rendre son estime. Je n’ai pas le plus petit coquelicot de son jardin sur la conscience, et, si jamais le diable me tente et me pousse de ce côté-là, c’est qu’il y aura, derrière les murs du couvent, une belle Espagnole à l’œil noir et à la basquine rebondie, mélodieuse comme une sirène et amoureuse comme une colombe. Malheureusement, on n’en fait plus, et cela ne se trouve que dans les vignettes de romances.

— Et, d’ailleurs, votre cœur est engagé, à ce que l’on assure ?

— Julia ? Vous savez déjà que je suis sous l’empire de Julia ? Hélas ! c’est une créature étourdissante ! surtout quand elle chante. Vous l’avez ouïe ?

— Elle a une très-belle voix.

— Une voix superbe, une tournure de reine Mab, et c’est tout.

— Vous n’en êtes pas plus épris que cela ?

— J’en fus épris ! Mais, à présent, elle m’ennuie. Elle n’a pas le sens commun. Parlons d’autre chose.

Comme je ne savais rien des mœurs et du caractère de mademoiselle Julia, je ne pus rien conclure de l’ingratitude ou de la dédaigneuse fatuité de son amant. D’ailleurs, je savais tout ce que je voulais savoir, et je le quittai, peu d’instants après, pour rendre compte à Narcisse de ce qui concernait mademoiselle d’Estorade.

Ce qu’il y vit de plus consolant pour elle à enregistrer, c’est que le comédien n’avait jamais franchi la palissade de son jardin, et qu’il se défendait de toute relation avec la bossue. Mais il n’en restait pas moins avéré pour nous deux que les relations existantes, de quelque nature qu’elles fussent, pouvaient ou devaient, tôt ou tard, porter une mortelle atteinte à la considération de mademoiselle d’Estorade.

— Pourquoi, dis-je à Narcisse, ne tenteriez-vous pas une démarche auprès d’elle ? Elle écouterait peut-être la voix d’un ancien ami.

— J’y ai songé, dit-il ; mais nous ne nous connaissons plus, et je n’ai jamais été hardi avec elle. J’ai été élevé dans l’idée qu’elle était trop au-dessus de moi, et, à présent, toute déchue qu’elle est dans mon idée, je sens que je n’oserais jamais lui parler d’une chose si délicate.

— Écrivez-lui, alors.

— Oh ! je ne sais pas tourner une lettre ; je n’ai pas reçu assez d’instruction.

— Je vous demande pardon ; vous écrivez correctement, clairement, et, au besoin, je vous aiderai, si vous ne savez pas bien les formules à employer pour une femme.

Narcisse secoua la tête.

— Le mieux, dit-il, serait de lui dire indirectement la chose comme vous l’avez dite à Albany, sans avoir l’air d’y croire ou de s’en soucier. Comme cela, elle sera avertie du danger d’être découverte, et elle s’en méfiera. Le tout, c’est le moyen d’avoir une entrevue avec elle.

— Eh bien, vous avez un prétexte tout trouvé. Revenez sur l’affaire du petit morceau de terrain que vous n’avez pas voulu contester judiciairement, et, quelle que soit la réponse, vous trouverez certes l’occasion de faire pressentir incidemment ce que nous avons appris.

— C’est trop dur à lui dire en face.

— Il y a manière.

— Je ne saurais jamais. Venez avec moi.

— À quel titre ?

— Vous serez en marché avec moi pour acheter mon jardin, et l’ajoutance de ce petit bout sera une condition que vous me faites et que je lui demanderai de résoudre.

— C’est convenu ; et, puisque ma journée de travail se trouve perdue, allons-y tout de suite ; demain, je n’aurais pas le temps.

Narcisse fut étourdi de l’idée d’agir à l’instant même. Il se troubla. Il n’était pas en toilette. Je le pressai, et il s’habilla tout en causant et sans trop savoir ce qu’il faisait.

Sa parure fut, en somme, très-soignée. Il avait mis tout ce qu’il avait de mieux. J’eus un peu envie de rire en le voyant équipé dans le goût du pays, et par la main singulièrement baroque des tailleurs du cru. Mais la mise surannée de mademoiselle d’Estorade et ses habitudes de retraite ne permettaient pas de penser qu’elle s’aperçût du plus ou moins de distinction de cette tenue de cérémonie.