Navis patriae

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À M. le capitaine H. Suisse
commandant du croiseur D’Estrées


 
Ainsi que des aiglons, penchés sur l’onde amère,
Frémissent de plaisir en croyant voir leur mère
Dans une aile qui rase un grand flot argenté,
Dés que sur nos eaux point une voile française,
Nous sentons, commandant, nos cœurs tressaillir d’aise,
Nous sentons un frisson d’amour et de fierté.

Oh ! c’est qu’à cet instant notre avide prunelle
Dans cette voile au loin voit l’aile maternelle,
Oh ! c’est que le vaisseau qui l’ouvre dans le vent
Est pour nous, Canadiens, la vieille France même,
C’est que son pavillon est à nos yeux l’emblème
De cette absente à qui nous songeons si souvent.


Oui, le navire en vue est bien pour nous la France…
La France est un vaisseau qui porte la science,
La gloire, la raison, le droit et l’équité,
Qui, chargé pour le ciel des plus riches offrandes,
Tendant à l’idéal ses voiles toutes grandes,
Marche vers la justice et vers la vérité.
 
L’héroïsme et l’honneur sont toujours ses pilotes.
Tout seul il a jadis lutté contre des flottes,
Et rien ne ralentit son essor indompté,
Rien n’altère jamais sa sublime attitude ;
Vers son but il avance avec la quiétude
Du condor contemplant sa part d’immensité.

Tous les reflets du Pinde, ode, drame, épopée,
Tous les éclairs de l’âme et tous ceux de l’épée
Se mêlent sur son pont aux rayons printaniers.
Il abrite en ses flancs le bien, le beau, l’utile,
Et le souffle des chants d’Homère et de Virgile
Caresse ses haubans et gonfle ses huniers.


Sur cette onde où parfois plus d’un peuple chavire,
Nul ouragan ne peut renverser ce navire,
Et lorsque ses couleurs ne sont plus qu’un lambeau,
Quand ses mâts sont rompus et ses vergues brisées,
C’est qu’il doit aussitôt sur des eaux apaisées
Apparaître plus fort, plus brillant et plus beau.

Le vaste voilier suit un vaste itinéraire ;
Et que le vent lui soit favorable ou contraire,
Il traverse sans fin l’espace illimité.
Il est à tous les yeux la joie et l’espérance,
Il est le fier essor, il est l’élan immense
Du progrès souverain et de la liberté.
 
Aventurier du rêve, il aime la tempête,
Et les jours de combat sont pour lui jours de fête ;
Il se plaît aux assauts du ressac mugissant,
Et vogue avec le juste et le bien pour cuirasse,
Derrière lui laissant une profonde trace
Où se joue un rayon de gloire éblouissant.


Se moquant de l’entrave, il court à pleines voiles ;
De l’erreur en passant il déchire les voiles,
Et sa vaste envergure effare les vautours.
Il est prodigieux sur l’onde débordée,
Et dès qu’il a lâché sa première bordée,
On voit fuir les tyrans et chanceler les tours.

Comme le soc luisant dans la glèbe féconde,
Il ouvre des sillons que la lumière inonde,
Et sur des bords dont l’œil des constellations
Devinait seul, hier, la grandeur souveraine,
Dispensateur semant partout la vie humaine,
Fait croître des épis qui sont des nations.

Hardi dans le danger et ferme dans l’épreuve,
Le premier, ce vaisseau remonta notre fleuve,
Et quand, après cent ans d’exploits toujours vainqueurs,
Il lui fallut, devant nos remparts en ruine,
Amener pavillon, vaincu par la famine,
Un long cri douloureux partit de tous les cœurs.


Le noble bâtiment déserta notre plage,
Laissant ici la fleur de son fier équipage,
Laissant un souvenir immortel sur nos flots.
Il disparut ainsi que tout astre qui sombre,
Et, comme il décroissait, au loin, dans la pénombre,
Le rivage attristé s’emplit d’amers sanglots.

Il s’enfuit, désarmé, vers des bords plus prospères,
Emportant l’étendard dont tant de fois nos pères
Avaient teint de leur sang les augustes lambeaux.
Versailles resta sourd aux voix désespérées
Que lui portaient alors nos brises éplorées…
Et Voltaire avait eu raison de nos héros.

Ces héros, en perdant le drapeau de la France,
Restèrent sans appui comme sans espérance ;
Mais, dans leur abandon, pouvant encor bénir
La main qui leur avait tendu l’éponge amère,
Ils gardèrent toujours le culte de leur mère,
Glorieux de son nom et de son souvenir.


Comme les survivants d’un immense naufrage,
Sur lesquels l’ouragan déchaîne encor sa rage,
Ils luttèrent, battus par le flot du destin,
Et, sentant, à la longue, un peu d’espoir renaître,
Parfois ces délaissés croyaient voir reparaître
Les voiles de la France à l’horizon lointain.
 
Hélas ! durant cent ans notre plage conquise
Attendit vainement qu’au souffle de sa brise
La France déployât son étendard altier.
Nous avons bien gémi de son indifférence ;
Mais, malgré les longs jours de deuil et de souffrance,
Notre cœur, toujours fier, lui resta tout entier.

Et quand, un jour, le noble et glorieux navire,
Comme un astre éclipsé qu’on voit tout à coup luire,
Vint mirer sa splendeur au lumineux cristal
Du grand fleuve autrefois témoin de sa défaite,
Pour nos bords étonnés ce fut un jour de fête
D’un éclat souverain et d’un charme idéal.


Ô souvenir béni ! sur notre promontoire
Retentissaient alors de longs chants de victoire,
De doux sanglots mêlés à des cris triomphants ;
Une mère, d’amour et de joie éperdue,
Et que depuis longtemps ses fils croyaient perdue,
Avait enfin tendu les bras à ses enfants.

Et Québec célébrait la France revenue.
Dans nos murs éclatait une ivresse inconnue,
Provoquant quelquefois de sublimes excès ;
Et de très loin, à pied, par des routes ardues,
Des vieillards haletants et des femmes rendues
Accouraient saluer l’étendard des Français.
 
Dans un même transport d’amour et d’allégresse,
Les champs, les bourgs, la ville avec sa forteresse,
Pour fêter, ce jour-là, l’héroïsme et l’honneur,
Faisaient tonner l’airain, parler la poésie,
Et sur son luth divin le divin Crémazie
Chantait « le plus aimé de nos jours de bonheur ».


Bien des ans sont passés depuis l’heure bénie
Où, mêlant ses clameurs aux éclairs du génie,
Le canon saluait le triomphal retour
De la nef qui pour nous est la mère patrie,
Et, pendant tout ce temps, cette France chérie
Nous a de loin tendu les fleurs de son amour.

Et la France à nos yeux a paru bien plus belle,
Et nous avons senti toujours grandir pour elle
Notre admiration, notre foi, notre orgueil,
Partageant son espoir, sa joie et ses alarmes,
Acclamant ses succès, ― et répandant des larmes
Quand le noble voilier donnait sur un écueil.

Et, sans plus redouter aucune défaillance
Sur ce navire altier guidé par la vaillance,
Fiers de son pavillon que rien ne peut ternir,
Fiers de ses timoniers narguant toute rafale,
Nous suivons, tout émus, sa marche triomphale
Vers les grands horizons où brille l’avenir.