Ne nous frappons pas/En eau trouble

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Ne nous frappons pasLa revue blanche (p. 159-164).

EN EAU TROUBLE

Les journaux d’Outre-Manche viennent de publier une curieuse information, que je n’ai pas encore vu reproduite, malgré son intérêt, dans la presse française.

Un ingénieur écossais aurait proposé au grand conseil de l’Amirauté un moyen de parer, en grande partie, aux attaques provenant des bateaux sous-marins.

Les expériences vont bientôt commencer. Voici en quoi consiste le stratagème de ce scotchman :

Contrairement au procédé généralement adopté sur les gros bateaux de guerre qui tiennent à se parer des torpilleurs : de la lumière, de la lumière, encore de la lumière ! notre original s’ingénie, lui, à produire des ténèbres, des ténèbres, encore des ténèbres.

Grâce à un produit dont il garde jalousement le secret, il rend la mer, et cela, paraît-il, dans un rayon de plusieurs milles, si parfaitement opaque, si absolument obscure, que le sous-marin le mieux éclairé n’y voit plus que du bleu (le mot bleu étant employé ici dans son acception symbolique).

Allez donc naviguer dans une mer d’encre (c’est bien en mer d’encre, pour la marine française, insisterait Goudezky).

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Maintenant que j’ai poussé le cri d’alarme, laissez-moi vous conter un vieux souvenir que cet obscurcisseur d’océans vient de mettre en remembrance, comme dit Caran d’Ache.

C’était en 188. (Cela ne nous rajeunit pas, comme dit Coquelin cadet, dans le Torrent.)

Par une belle après-midi de je ne me rappelle plus quelle saison, je flânais en compagnie du pauvre Sapeck et de Decori (comme c’est loin, tout ça !)

Soudain, nous tombons en arrêt devant une belle devanture de la rue de Rivoli, où s’abritaient mille appareils à filtrer l’eau.

Il y en avait d’énormes. Il y en avait de tout petits. Et il s’en trouvait d’extraordinairement moyens.

— Entrons, fit Sapeck avec sa grande simplicité coutumière.

Nous entrâmes, l’air à la fois digne et réservé, notre chapeau à la main.

— Bonjour, monsieur, salua Sapeck, bonjour, madame, bonjour, mademoiselle, au cas où il s’en trouverait par hasard dans la société.

— Bonjour, messieurs, s’inclina le commerçant ; qu’y a-t-il pour votre service ?

— Il y a pour notre service, monsieur, que mes amis et moi souhaitons au plus haut point d’être mis au courant du fonctionnement des curieux engins qui émaillent votre devanture.

— Rien de plus simple, monsieur, ce sont des filtres.

— Ah ! vraiment. Et… la destination de ces filtres ?

— Ils servent à filtrer l’eau, monsieur.

— Tiens ! Fort curieux !

— Voyez plutôt.

S’emparant d’un appareil, le boutiquier y versa un liquide innommable, jaunâtre et marécageux, lequel se mit à couler tout de suite, par en bas, pur et clair, telle l’eau de roche.

Et nous d’affecter la physionomie de gens stupéfaits au suprême degré.

Sapeck reprit avec une gravité croissante :

— Mes amis et moi, attendons des sommes relativement considérables du Hanovre. Dès que nous les aurons touchées, notre première démarche sera pour voler chez vous, en vue d’acquérir une de ces petites merveilles.

— Bien, monsieur.

— En attendant, donnez-moi pour dix centimes de cette poudre grâce à laquelle vous rendez cette eau si miraculeusement sale.

Ahurissement du digne commerçant.

— Mais, monsieur, je ne vends pas de poudre à salir l’eau.

— Alors, monsieur, si mon eau n’est pas sale, à quoi bon la filtrer ?

Nos masques se firent de glace, et sévèrement nous prîmes congé :

— Adieu, monsieur, adieu, madame, adieu, mesdemoiselles, au cas où il s’en trouverait par hasard dans la société.

Et dire, peut-être, que le ci-dessus ingénieur Écossais est plus fumiste à lui seul que nous l’étions tous trois réunis, le pauvre Sapeck, Decori et votre serviteur.