Ne nous frappons pas/Le Perroquet missionnaire

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Ne nous frappons pasLa revue blanche (p. 233-238).

LE PERROQUET MISSIONNAIRE

Chacun son record.

Tel journal, par exemple, — pour prendre un exemple dans la Presse — détient sur tel tapis une incontestable suprématie, cependant qu’une seconde gazette se trouvera des plus imbattables dans une autre branche.

(Détenir une suprématie sur un tapis ! Être imbattable dans une branche ! Quel style, grand Dieu !)

C’est ainsi qu’aucune personne sensée ne songerait à se mettre en travers de notre décision si l’envie nous prenait un beau jour de décerner à l’excellent Journal des Débats la palme des Histoires d’animaux.

Il y a peu de mois, un rédacteur de cet organe, M. Maurice Spronck, charmant garçon, délicat lettré, mais observateur superficiel nous contait sans sourciller, l’histoire de ce hareng transformé, par son évolutionniste patron, en fidèle caniche, et, finalement noyé, — pauvre animal ! un jour que, par malheur, il tomba dans la mer.

Aujourd’hui, ou, pour parler plus exactement, avant-hier, M. Henri de Parville, le savant rédacteur de ladite gazette, terminait sa « Revue des Sciences » par l’anecdote suivante, que mes ciseaux les plus nickelés n’hésitent pas une seconde à découper.

Vous avez la parole, mon cher Henri :

« M. Loys Brueyre, que tout le monde connaît, nous racontait dernièrement une histoire de perroquet que nous voudrions bien croire authentique et qui doit l’être, en effet, puisqu’elle lui a été dite par une jolie créole de l’Amérique du Sud.

» Un soir, cette créole avait été prendre le frais avec ses amies dans un bois voisin de sa demeure. Tout à coup, de tous côtés, on entendit dans les arbres, au milieu des taillis, de près, de loin : Ora pro nobis, Domine !

» Un silence, et aussitôt d’autres voix répondirent : Amen, amen !

» On chercha dans toutes les directions. Il n’y avait certainement personne auprès des promeneurs. La créole aperçut, sur une branche un perroquet qui semblait la contempler ironiquement. Plus loin, un autre perroquet, un troisième perroquet, plusieurs perroquets. Il y avait là, évidemment, le père, la mère et les enfants. Toute une famille ; peut-être toute une population de cousins et de parents.

» Et, de temps en temps, le silence du bois était troublé par les mêmes paroles Ora pro nobis, Domine ! Puis comme un écho d’autres voix répétaient : Amen, amen, amen ! Et il y avait beaucoup de voix.

» L’aventure était singulière et sans doute n’eût-on pas aisément trouvé la clef de l’énigme, quand un perroquet quitta la branche d’un arbre et vint tranquillement se poser sur l’épaule de la jolie créole. Et dans son oreille rosée, il cria : Ora pro nobis, Domine !

» C’était une vieille connaissance : un perroquet privé qui avait vécu des années dans la maison de la créole.

» Un beau matin de printemps, quand le bois se couvrit de feuilles nouvelles et se parfuma, le perroquet sentit le besoin de reconquérir sa liberté et d’aller conter fleurette à ses pareilles. Il quitta son perchoir et gagna la forêt natale.

» Mais pendant des années, quand il vivait prisonnier, il avait assisté, chaque soir, à la prière dite en commun et à haute voix. En dormant à moitié, il avait beaucoup retenu.

» Quand il fut de retour chez lui dans les bois, à la nuit tombante, il pensa à ses hôtes et se mit comme eux à répéter la prière du soir. Il la répéta si bien, que femme et enfants imitèrent le père de famille. Après eux, les voisins, puis les voisins des voisins.

» Et le soir, comme dans une forêt enchantée, on n’entend plus maintenant que des prières, la prière des oiseaux :

» Ora pro nobis, Domine ! Amen, amen, amen ! »

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M. Loys Brueyre, que tout le monde connaît, s’est-il laissé monter un gracieux esquif par la jolie créole de l’Amérique du Sud : cela n’est d’aucune importance, l’anecdote (même) n’en dégagerait que plus d’intérêt.

Et quelle indication précieuse ne comporte-t-elle pas pour nos amis les missionnaires anglais !

Inculquer à des milliers de perroquets chacun un petit morceau de Bible et lâcher ensuite tous ces volatiles au sein des forêts vierges habitées par d’horribles peuplades qui vivent si loin de N. S.