Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/27

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Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 165-170).

CHAPITRE XXVII.


City square, où était situé le comptoir des frères Cheeryble, méritait jusqu’à un certain degré les éloges de Tim Linkinwater. C’est une place tranquille, peu fréquentée, favorable à la mélancolie, convenable aux rendez-vous. En hiver, la neige la couvre encore longtemps après avoir fondu dans les grandes rues. Le soleil d’été respecte City square, et lorsqu’il y darde avec économie ses joyeux rayons, il garde ses dévorantes chaleurs pour des places plus agitées et moins imposantes. Cet endroit est si calme que, si vous venez en respirer la fraîche atmosphère, vous pouvez entendre le tic-tac de votre montre. Un bourdonnement lointain, non d’insectes mais de voitures, est le seul bruit qui trouble le repos de la place. Dans les jours les plus brûlants, le commissionnaire s’appuie paresseusement contre la borne tiède sans être chaude. Il laisse par degrés tomber sa tête sur sa poitrine, ouvre et ferme les yeux, et finit par céder à l’influence si pacifique du lieu. À son réveil, il recule, il regarde en l’air avec stupéfaction. A-t-il entendu un orgue ? a-t-il vu un fantôme ? Non ; ce qu’il aperçoit est encore plus étrange. C’est un papillon, un véritable papillon, égaré loin des fleurs, et voltigeant autour des barreaux de fer de la grille.

Mais si, à la porte des frères Cheeryble, rien n’attirait l’attention de Nicolas, il ne manquait pas chez eux d’objets capables de le divertir et de l’intéresser. Tout ce qu’on voyait, vivant ou inanimé, participait à un degré quelconque à la régularité et à la ponctualité rigoureuse de M. Timothée Linkinwater. Timothée réglait la pendule du comptoir à l’horloge de quelque vieille église inconnue des environs, qu’il soutenait être le meilleur chronomètre de Londres ; et non moins exact que sa pendule, le vieux commis veillait à tout minutieusement, réglait tout ce qu’il y avait à faire, disposait les moindres effets mobiliers avec un ordre et une précision qu’on eût à peine surpassés s’il se fût agi des curiosités les plus précieuses. Papier, plumes, encre, règles, cire, pains à cacheter, boîte de pierre ponce, ficelle, briquet, chapeau de Tim, gants de Tim soigneusement plies, habit de Tim, qu’on eût pris pour lui-même vu de dos quand il était suspendu à la muraille ; chacun de ces objets avait sa place accoutumée, son espace de quelques pouces habituel.

Après la pendule, il n’existait pas d’instrument aussi infaillible que le petit thermomètre accroché derrière la porte. Il n’y avait pas dans l’univers entier d’oiseau aussi méthodique que le merle aveugle qui coulait d’heureux jours dans sa cage, et avait perdu la voix longtemps avant que Tim l’eût acheté. Tim ne savait pas d’histoire plus remplie d’incidents que celle de l’acquisition de cet oiseau ; il avait eu pitié de son état de souffrance et d’inanition, et l’avait acheté dans l’intention de mettre un terme à sa misérable existence, puis il s’était déterminé à attendre trois jours pour voir si l’oiseau se ranimerait. Le merle s’était rétabli au bout de trente-six heures, et avait recouvré sa bonne mine et son appétit jusqu’à ce qu’il devint… tel que vous le voyez maintenant, Monsieur, disait Tim en regardant fièrement la cage ; et là-dessus, Tim imitait un mélodieux gazouillement, et appelait Dick : et Dick, qu’au peu de signes de vie qu’il donnait, on eût pu prendre pour l’image en bois ou empaillée d’un merle, arrivait en trois sauts au bord de la cage, passait son bec entre les barreaux, et tournait sa tête aveugle vers son vieux maître ; et en ce moment, il eût été difficile de déterminer lequel était le plus heureux du merle ou de Tim Linkinwater.

Ce n’était pas tout, la bienveillance des deux frères se montrait en toutes choses ; les commis et les hommes de peine étaient si gras et si joyeux, qu’ils faisaient plaisir à voir. Au milieu des avis de départ de navires qui décoraient le mur du comptoir, on voyait des plans de dépôts de mendicité, d’établissements de charité et de nouveaux hôpitaux. Un mousqueton et deux épées figuraient au-dessus de la cheminée pour la terreur des malfaiteurs ; mais le mousqueton était rouillé et hors d’état de service, et les épées n’avaient ni tranchant ni pointe ; ailleurs on eût souri de voir ces armes étalées en si mauvais état, mais elles semblaient, malgré leurs qualités meurtrières, se ressentir de l’influence régnante, et devenaient des emblèmes de miséricorde et de pardon.

Telles furent les pensées qui se présentèrent à Nicolas lorsqu’il prit possession de sa place avec plus de calme qu’il n’en avait éprouvé depuis longtemps. Elles l’encouragèrent et le stimulèrent sans doute ; car, durant les deux semaines suivantes, il employa toutes ses heures de loisir, matin et soir, à s’initier aux mystères de la tenue des livres. Il s’y appliqua avec tant de persévérance, que, bien qu’il n’eût que de faibles notions d’arithmétique, il fut au bout d’une quinzaine en état de faire part de ses progrès à M. Linkinwater, de réclamer l’exécution de la promesse qu’on lui avait faite, et de se présenter pour aider le vieux commis.

Il était beau de voir Tim Linkinwater prendre lentement un registre et un livre de compte massifs, les tourner en divers sens, les épousseter avec soin, en parcourir les feuillets, et jeter des regards de tristesse et de fierté sur la netteté des chiffres et des caractères.

— Depuis quarante-quatre ans, dit Tim, j’ai bien vu des registres !

Il referma le livre.

— Allons, allons, dit Nicolas, j’ai hâte de commencer.

Tim Linkinwater remua la tête d’un air de doux reproche. M. Nickleby n’était pas assez vivement pénétré de l’importance de ses fonctions ; car enfin, s’il y avait eu une erreur, une page déchirée !…

Les jeunes gens sont aventureux, ils montrent parfois une audace extraordinaire. Nicolas ne prit pas même la précaution de s’asseoir sur le tabouret, mais il se tint debout devant le pupitre. Un sourire errait sur ses lèvres, un véritable sourire ; comme M. Linkinwater l’a souvent répété depuis, il n’y avait pas moyen de s’y méprendre. Le novice, trempant sa plume dans l’encrier, la fit courir sur les livres de Cheeryble frères.

Tim Linkinwater devint pâle, et, penchant son tabouret sur les deux pieds les plus proches de Nicolas, il le regarda par-dessus l’épaule avec anxiété. Les deux jumeaux entrèrent en ce moment ; mais Tim Linkinwater, sans se détourner, agita la main avec impatience pour leur recommander un silence profond, et continua à suivre d’un œil inquiet les traits de la plume inexpérimentée.

Les frères le contemplèrent en souriant, mais Tim Linkinwater ne rit pas, ne bougea pas durant quelques minutes. Enfin il respira lentement, regarda Charles Cheeryble sans changer son tabouret de position, désigna Nicolas du bout de sa plume à la dérobée, et inclina la tête d’un air grave et résolu, qui voulait évidemment dire :

— Il ira.

Le frère Charles répondit à ce signe, et échangea un sourire avec Edwin. Mais Nicolas avait suspendu sa tâche pour faire une recherche dans une autre page, et Tim Linkinwater, incapable de contenir plus longtemps sa satisfaction, quitta sa place, et le prit avec ardeur par la main.

— Voilà son ouvrage, dit Tim d’un air de triomphe. Ses B et ses D majuscules sont parfaitement semblables aux miens. Il met les points sur tous les i, et barre tous les t en les écrivant. Il n’y a pas un jeune homme comme lui dans toute la capitale, je le soutiens. La Cité n’offrirait pas son pareil, je l’en défie.

Jetant ainsi le gant à la Cité, Tim Linkinwater donna un coup de poing sur le pupitre.

— Bien dit, Tim, bien dit ! s’écria le frère Charles presque aussi satisfait que Linkinwater même ; je savais que notre jeune ami travaillerait avec zèle, et j’étais presque certain qu’il réussirait en peu de temps. Ne vous l’ai-je pas dit, frère Edwin ? — Certainement, mon cher frère, et vous avez eu parfaitement raison. Tim Linkinwater est ému, mais il a de justes motifs pour l’être. C’est un brave homme. Monsieur Tim, vous êtes un brave homme.

Tim ne fit pas attention à cette apostrophe, et leva les yeux vers les deux jumeaux.

— Je suis enchanté, dit-il ; pensez-vous que je n’aie pas souvent songé à ce que deviendraient ces livres quand je serais retiré ? Pensez-vous que je n’aie pas souvent songé qu’après mon départ tout se ferait avec tiédeur et irrégularité ? Mais à présent je suis content. Je lui donnerai encore quelques leçons, et je pourrai mourir, et les affaires iront comme de mon vivant, et j’aurai la satisfaction de savoir qu’il n’y a jamais eu, qu’il n’y aura jamais de livres tenus comme ceux de Cheeryble frères.

M. Linkinwater indiqua par un court éclat de rire qu’il continuait à défier la Cité, retrancha tranquillement une erreur de 79 de la dernière colonne qu’il avait additionnée, et se remit à l’ouvrage.

Le deux jumeaux s’éloignèrent, et Charles Cheeryble dit à Edwin :

— J’ai pensé à une chose ; c’est à louer à la famille Nickleby notre maison de Bow street, qui se trouve vacante aujourd’hui. Qu’en dites-vous ? — Il faut la leur donner pour rien, répondit Edvin ; nous sommes riches, et il serait honteux pour nous d’en toucher le loyer en cette circonstance. — Peut-être, reprit Charles doucement, vaudrait-il mieux exiger des Nickleby une modique somme annuelle, ce qui contribuerait à leur conserver des habitudes d’économie, et leur serait moins pénible qu’un bienfait complètement gratuit. Nous pouvons demander quinze ou vingt livres, et si on les paye régulièrement, leur en tenir compte d’une autre manière. Nous pouvons aisément leur faire de petites avances pour se meubler, et s’ils se conduisent bien, comme j’en ai la certitude, nous transformerons ces prêts en dons avec précaution, et par degrés, sans le leur faire trop sentir. Qu’en pensez-vous, mon frère ?

Edwin fut de cet avis. Madame Nickleby et Catherine prirent possession de la maison, et tout fut espoir, agitation et contentement.

Il n’y eut jamais assurément de semaine plus remplie de surprises et de découvertes que la première qu’on passa dans la petite maison. Toutes les fois que Nicolas rentrait, on avait constaté la présence de quelque chose de nouveau. Tantôt c’était une vigne, puis un fourneau, puis un cabinet. Des rideaux de mousseline donnaient à telle ou telle chambre une physionomie des plus élégantes. Miss la Creevy, qui était venue par l’omnibus passer un jour ou deux avec la famille, perdait continuellement ses pointes et son marteau, courait partout les manches retroussées, trébuchait sur l’escalier, et se donnait beaucoup de peine. Madame Nickleby parlait sans cesse et travaillait de temps en temps, mais pas souvent. Catherine s’occupait sans bruit, et trouvait tout charmant. Smike rendait le jardin magnifique, et Nicolas aidait et encourageait tout le monde. La joie et la tranquillité étaient revenus dans cette humble famille, et l’absence et les maux qu’elle avait endurés communiquaient de nouveaux charmes à leur situation actuelle.

Bref, les pauvres Nickleby étaient unis et heureux, pendant que le riche Nickleby était seul et misérable.