Nicolas Nickleby (traduction Lorain)/58
CHAPITRE XXVI.
Pour adoucir à son malade la fatigue d’un si long voyage, dans l’état d’épuisement où il se trouvait, Nicolas en fit deux journées. À la fin de la seconde, il arriva à quelques kilomètres du lieu où il avait passé les plus belles années de sa vie. Il y retrouvait, avec des pensées douces et paisibles, le souvenir vivant et pénible des circonstances qui l’avaient exilé avec sa famille de leur ancienne résidence, pour aller errer dans la solitude du monde, à la merci des étrangers.
Il n’avait pas besoin de ces réflexions que la mémoire du passé et le retour vers les scènes de notre jeunesse éveillent d’ordinaire dans les âmes les plus insensibles, pour sentir son cœur s’attendrir et le rendre plus compatissant encore aux souffrances de son ami. Nuit et jour, en tout temps, à toute heure, vigilant, attentif, empressé à accomplir le devoir qu’il s’était imposé lui-même de veiller sur l’être abandonné de tout autre secours, dont le reste de vie s’écoulait rapidement, comme la dernière poussière du sablier, pour disparaître bientôt tout à fait, il était toujours à ses côtés, sans le quitter un instant. Il l’encourageait, il ranimait ses esprits, il épiait ses désirs et ses besoins pour y satisfaire, il le soutenait, il l’égayait de son mieux, il n’avait plus d’autre occupation sans cesse et toujours.
Ils louèrent un appartement modeste dans une petite ferme entourée de prairies, où Nicolas enfant aimait à s’ébattre avec une troupe de camarades ; c’est là qu’ils fixèrent leur lieu de repos.
Dans les premiers temps, Smike avait encore la force de faire un tour dans le voisinage de la maison, pas bien loin à la fois, sans autre aide, sans autre soutien que le bras de Nicolas. Rien alors ne paraissait lui inspirer autant d’intérêt que la vue des lieux qui avaient été le plus souvent témoins des jeux de son ami, dans son enfance. Pour complaire à son goût, et dans l’espérance que son imagination satisfaite tromperait ainsi les tristes heures de son cher malade, en lui procurant l’occasion d’y penser d’abord et d’en parler après, Nicolas choisissait de préférence ce théâtre de ses premiers jeux pour but de leurs excursions journalières. Il le conduisait d’un lieu à l’autre dans une petite carriole, attelée d’un poney, et lui prêtait l’appui de son bras pour visiter à pas lents ses anciennes promenades, que Smike ne quittait jamais au coucher du soleil sans jeter un long regard d’adieu sur celles qui lui paraissaient les plus calmes et les plus belles.
C’était dans ces occasions que Nicolas, cédant presque à son insu à l’influence de ses anciens souvenirs, lui montrait quelque arbre qu’il avait escaladé vingt fois pour aller voir les petits oiseaux dans leur nid ; la branche d’où il poussait un cri pour attirer l’attention de la petite Catherine qui s’arrêtait effrayée de la hauteur où il s’était élevé, tout en l’excitant, sans le savoir, à monter plus haut encore, par son étonnement même. Ou bien, c’était le vieux manoir devant lequel ils passaient tous les jours, levant les yeux vers la petite fenêtre par laquelle le soleil venait darder ses rayons et l’éveiller par une belle matinée d’été (tout alors était pour lui de belles matinées d’été). Ou bien, il grimpait par-dessus le mur du jardin, d’où il pouvait voir encore le même buisson de roses que Catherine avait reçu en cadeau sentimental de quelque petit amoureux de son âge et qu’elle avait planté de ses propres mains. Ou bien encore, il y avait la longue rangée de haies où Nicolas et sa sœur cueillaient brin à brin un bouquet de fleurs sauvages. Ici les pelouses et les chemins ombragés où ils s’étaient si souvent égarés ensemble. Pas un sentier, pas un ruisseau, pas un taillis, pas une chaumière qui ne fût liée à quelque événement enfantin qui lui revenait tout à coup en mémoire comme tous les souvenirs d’enfance. Des riens, un mot peut-être, un rire, un regard, un chagrin passager, une idée rapide, un éclair de frayeur naïve : et pourtant ces riens charmants se détachent plus nets et plus distincts sur le fond de notre mémoire que les épreuves les plus cruelles et les afflictions les plus profondes de l’an passé, dans un autre âge.
Dans une de ces excursions, ils traversèrent un jour le cimetière où était le tombeau de son père. « Ici même, dit Nicolas avec émotion, nous venions souvent nous promener avant de savoir ce que c’est que la mort ; nous ne songions guère qu’un jour la terre y recouvrirait des cendres précieuses. Le silence du lieu nous invitait à nous y asseoir pour prendre quelque repos, en causant tout bas. Une fois, Catherine se perdit : après une heure de recherche inutile, on la trouva tranquillement endormie sous cet arbre qui jette son ombre sur la tombe de mon père. Il aimait passionnément sa fille, et, en la relevant dans ses bras, tout endormie, il recommanda qu’au jour de sa mort on l’enterrât à la place où la chère petite avait reposé sa tête. Vous voyez que l’on n’a pas oublié son vœu. »
Smike ne fit pas d’observation sur le moment, mais le soir, comme Nicolas était assis à son chevet, Smike tressaillit tout à coup comme s’il se réveillait en sursaut, et, mettant sa main dans celle de son ami, il lui adressa les larmes aux yeux une prière, c’était de lui faire une promesse solennelle.
« Qu’est-ce que c’est ? lui dit Nicolas avec douceur ; si j’ai le pouvoir, ou seulement l’espérance de la remplir, vous savez bien que ce n’est pas la volonté qui me marquera.
— Je le sais bien, répliqua-t-il. Eh bien, promettez-moi, quand je mourrai, qu’on m’enterrera près, aussi près qu’on y pourra creuser ma fosse, de l’arbre que nous avons vu aujourd’hui. »
Nicolas lui en fit la promesse, en peu de mots, mais graves et solennels. Alors son pauvre ami, gardant toujours sa main dans la sienne, se retourna comme pour dormir ; mais il poussa bien des sanglots étouffés, il pressa bien des fois la main qu’il tenait sur son lit avant de lâcher prise insensiblement pour sommeiller enfin.
Au bout d’une quinzaine, il ne pouvait déjà plus continuer à marcher. Une fois ou deux, Nicolas le mena en voiture, le corps soutenu par des oreillers ; mais le mouvement de la voiture lui faisait mal et lui donnait des évanouissements, dangereux dans l’état de faiblesse où il était. Il y avait dans la maison un vieux sofa sur lequel il aimait à rester étendu de préférence dans le jour. Quand il faisait du soleil, et que le temps était chaud, Nicolas faisait rouler le lit de repos dans le verger qui était à la porte, il enveloppait bien le malade et l’y transportait doucement pour y passer assis près de lui des heures entières.
Ce fut dans une de ces occasions que se passa une circonstance que Nicolas regarda d’abord comme une pure vision du cerveau malade de Smike, mais dont il ne reconnut que trop tard la triste réalité.
Il avait porté là son ami dans ses bras (le pauvre garçon ! Ce n’était pas difficile. Un enfant en aurait fait autant), pour voir coucher le soleil, et, après l’avoir bien installé sur le sofa, il avait pris une chaise près de lui. Comme il avait passé toute la nuit précédente à veiller à ses côtés, il céda à la double fatigue de l’esprit et du corps, et insensiblement s’assoupit.
Il n’y avait pas cinq minutes qu’il avait fermé l’œil, quand il fut réveillé tout à coup par un grand cri. Il sauta sur sa chaise, dans cet état de frayeur où l’on se trouve en sortant soudainement du sommeil, et, à son grand étonnement, il voit que Smike avait eu la force de se lever sur son séant : les yeux lui sortaient de la tête, une sueur froide lui coulait du front, un tremblement convulsif agitait ses membres, il l’appelait avec terreur à son secours.
« Grand Dieu ! qu’y a-t-il ? dit Nicolas en se jetant sur lui. Calmez-vous ; vous venez donc d’avoir un rêve ?
— Non, non, non, cria Smike en s’accrochant après lui ; tenez-moi bien : ne me lâchez pas… Là, là, derrière l’arbre. »
Nicolas suivit la direction de ses yeux, à quelque distance derrière la chaise qu’il venait de quitter lui-même : mais il n’y avait rien.
« Ce n’est qu’un jeu de votre imagination, lui dit-il en essayant de lui remettre les sens ; ce ne peut être que cela.
— Je ne me suis pas trompé : je l’ai vu tout comme je vous vois. Oh ! promettez-moi de me garder avec vous ; jurez-moi que vous ne m’abandonnerez pas, pas un instant.
— Moi ! vous abandonner ! jamais, répondit Nicolas. Recouchez-vous : vous voyez bien que je suis près de vous. À présent, contez-moi cela : qu’est-ce que c’était ?
— Vous rappelez-vous, lui dit Smike à voix basse, en jetant un coup d’œil d’effroi autour de lui, vous rappelez-vous que je vous ai parlé de l’homme qui m’a emmené dans le temps à la pension ?
— Assurément.
— Tout à l’heure, en levant les yeux vers cet arbre, celui-là qui est tout seul avec un gros tronc, eh bien ! il était là, debout, les yeux fixés sur moi.
— Voyons ! dit Nicolas, réfléchissez un moment. Je suppose, pour un instant, qu’il soit de ce monde et que, par extraordinaire, il vienne errer dans un lieu solitaire comme celui-ci, si loin de la grande route : est-ce que vous croyez qu’après un si long temps vous pourriez le reconnaître ?
— Partout, sous quelque déguisement que ce soit, répliqua Smike. Quand je vous dis que tout à l’heure c’était bien lui qui était là, appuyé sur son bâton, à m’examiner, tel que je vous ai dit qu’il était présent toujours à ma mémoire. Il était tout couvert de la poussière du voyage, mal vêtu, ses vêtements en loques, si je ne me trompe. Mais aussitôt que je l’ai vu, le souvenir de la nuit pluvieuse, de sa figure quand il m’a quitté, du petit salon où il m’a laissé, m’est revenu à l’esprit tout ensemble. Quand il a vu que je l’avais aperçu, il a eu l’air d’avoir peur, car il a tressailli et s’est sauvé. Je n’ai jamais passé un jour sans penser à lui, une nuit sans en rêver. Tel que je le voyais dans mon sommeil, quand je n’étais qu’un tout petit enfant, tel que je l’ai vu toujours depuis dans mes rêves, tel je viens de le revoir tout à l’heure. »
Nicolas n’épargna aucun raisonnement, aucun moyen de persuasion en son pouvoir, pour convaincre la frêle créature que ses terreurs étaient imaginaires ; que cette ressemblance frappante entre l’objet habituel de ses rêves et la vision qu’il venait d’avoir était elle-même une preuve de plus de son erreur. Mais tous ses efforts furent inutiles. Il finit pourtant par obtenir de lui qu’il le laissât un moment à la garde des gens de la ferme, pour aller s’informer avec soin si on avait vu rôder quelque étranger : il alla regarder lui-même derrière l’arbre, chercha dans le verger, dans la pièce de terre qui y était attenante, dans tous les endroits du voisinage où un homme pouvait se cacher. Il n’apprit rien, ne trouva rien, et revint confirmé dans ses premières conjectures. Alors il s’appliqua à calmer les craintes de Smike, et finit par y réussir en partie, mais sans pouvoir détruire son impression primitive ; car il persista toujours à déclarer dans les termes les plus expressifs et les plus solennels qu’il avait vu, positivement vu, l’homme qu’il avait dépeint, et que rien au monde ne pourrait lui donner l’ombre d’un doute à cet égard.
À partir de ce moment, Nicolas vit bien que tout espoir était perdu désormais et que le monde allait se fermer bientôt pour le compagnon de son infortune passée, l’ami de ses jours plus heureux. Peu de souffrances, peu de douleurs, mais pas d’efforts, pas d’élan, pas d’aspiration vers la vie. Il était éteint, usé jusqu’à la dernière fibre ; sa voix était devenue si faible qu’à peine si on entendait ce qu’il voulait dire. La nature n’avait plus de ressources, il n’attendait plus que la mort.
Par un beau jour d’automne, le ciel était pur, tout était calme et tranquille ; l’air doux et frais pénétrait par la fenêtre de la chambre silencieuse ; on n’entendait d’autre bruit que celui du léger frémissement des feuilles. Nicolas occupait sa place accoutumée, assis au chevet du malade, dont il savait bien que l’heure approchait. C’était une fin paisible, une espèce d’assoupissement immobile. Nicolas se penchait vers lui pour prêter l’oreille à sa respiration presque sans souffle, pour s’assurer si la vie ne l’avait pas abandonné, et s’il n’était pas en proie déjà à ce dernier sommeil dont on ne se réveille plus sur la terre.
Tout à coup il vit les yeux s’ouvrir et la pâle figure s’animer d’un sourire angélique.
« Eh bien ! dit-il, cela vous a fait du bien de reposer un peu ?
— Je viens d’avoir des rêves si agréables, répondit Smike ; des rêves si doux et si heureux !
— Qu’est-ce que vous avez donc rêvé ? »
Le pauvre mourant se tourna vers lui, et lui passant son bras autour du cou, lui répondit :
« J’y serai bientôt. »
Il reprit bientôt après :
« Je n’ai pas peur de mourir, au contraire. Je crois que si je pouvais me relever guéri, je ne le voudrais plus maintenant. Vous m’avez si souvent répété, surtout dans ces derniers temps, que nous nous reverrions un jour, et j’en ai aujourd’hui la conviction si solide, que je suis résigné à tout, même à me séparer de vous. »
La voix tremblante, l’œil humide du malade, et l’étreinte dont il accompagnait ces dernières paroles exprimaient mieux encore tout ce qu’il ressentait dans son cœur, et Nicolas avait peine à cacher lui-même combien le sien était ému.
« C’est bien, mon ami, lui dit enfin celui-ci ; vous ne savez pas tout le plaisir que vous me faites. J’aimerais à vous entendre dire que vous vous trouvez heureux, si c’est possible.
— Il faut que je vous dise avant quelque chose. Je ne dois pas avoir de secret pour vous. Je sais bien d’ailleurs que, dans un moment comme celui-ci, vous ne m’en voudrez pas.
— Moi, vous en vouloir ! s’écria Nicolas.
— Non, je sais bien que cela n’est pas possible. Vous m’avez demandé quelquefois la raison de mon changement d’humeur, pourquoi je restais seul si souvent. Voulez-vous que je vous dise pourquoi ?
— Si cela vous coûte à me dire, je n’y tiens pas du tout, dit Nicolas. Quand je vous le demandais, c’était pour essayer de vous rendre plus heureux, si la chose était en mon pouvoir.
— Je le sais : je n’en doutais pas. »
Il attira son ami près de son sein. « Vous me pardonnerez, n’est-ce pas ? ce n’était pas ma faute, c’était plus fort que moi ; j’aurais volontiers donné ma vie pour elle, mais mon pauvre cœur se brisait quand je voyais… je sais qu’il l’aime tendrement… qui donc pouvait le deviner avant moi ? »
Les mots qui suivirent furent prononcés d’une voix faible et défaillante, entrecoupée de longs repos. Mais ils apprirent à Nicolas, pour la première fois, que son ami mourant nourrissait, avec toute l’ardeur d’une nature aimante concentrée sur un seul objet, une passion secrète, un amour sans espoir pour Catherine, sa sœur.
Il avait recueilli une boucle de ses cheveux qu’il avait suspendue sur sa poitrine à quelque bout de ruban qu’elle avait porté. Il adressa à Nicolas une prière : c’était qu’après sa mort, il la retirât, pour que d’autres yeux ne pussent la voir, mais qu’au moment où on le déposerait dans sa bière pour le porter en terre, il la replaçât fidèlement autour de son cou, afin qu’elle reposât à jamais avec lui dans le tombeau.
Nicolas le lui promit à genoux, il lui renouvela aussi la promesse qu’il serait enseveli à la place qu’il avait désignée lui-même. Ils s’élancèrent dans les bras l’un de l’autre et se donnèrent un baiser sur la joue.
« Eh bien ! oui, à présent, murmura-t-il, je suis heureux. »
Il retomba dans un sommeil léger, s’éveilla encore une fois avec un sourire, parla de beaux jardins qui s’étendaient au loin devant lui, remplis de figures célestes d’hommes, de femmes, surtout d’enfants, tout brillants et lumineux, puis il murmura à voix basse le nom d’Éden, et mourut.