Nicole, courtisane/2

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Calmann-Lévy (p. 28-51).



II


12 avril. — Un de ces jours gris et pluvieux où le printemps de Paris semble pleurer d’ennui. Je flâne chez moi, feuilletant les lettres de Paul. Il m’écrit quotidiennement des phrases tristes sur des cartes postales joyeuses, illustrées, à la manière d’Outre-Rhin, les arbres coloriés en vert épinard et le ciel en bleu indigo. J’apprends ainsi que Paul s’est installé dans une espèce de vieux château romantique qui, malgré sa façade moyenâgeuse, recèle l’électricité et le tout-à-l’égoût ; qu’une forêt de sapins, de mélèzes, de hêtres, ennoblit de ses verdures profondes le paysage grandiose où coule une lente petite rivière bleue au courant tranquille ; et que madame Paul Bernard absorbe des litres d’eau nauséabonde et diurétique pour tâcher d’éliminer la dangereuse adiposité qui envahit sa volumineuse personne cardiaque.

Un coup de sonnette. Landry Colin entre sans être annoncé, en intime. Il a une allure insolite : l’œil inquiet, la figure congestionnée, et la barbe ébouriffée par ses doigts nerveux qui l’agacent à rebrousse-poil. Il questionne, méfiant :

— Bernard est parti, n’est-ce pas ?

Il darde sur moi ses petits yeux aigus où l’éclat du jour se reflète en malice. Je réponds :

— Paul a quitté Paris la semaine dernière. Mais, qu’y a-t-il donc ?

Le banquier m’intrigue. Il arbore cet air gêné du monsieur qui a une confidence épineuse sur le bout de la langue, ou une mauvaise affaire à vous proposer. J’écarte cette dernière supposition, mais la première ?… Son sourire embarrassé, son petit ricanement qui n’en finit plus… Et cette idée de s’assurer de l’absence de Paul !

Landry aurait-il des intentions sur ma personne, par hasard ? Hum ! bien invraisemblable… Il tient à Nadine Ziska, et ce n’est guère l’homme d’une double aventure : sa vie de boursier est trop compliquée et son existence sentimentale ne l’est pas assez, pour qu’il envisage le risque de tromper sa maîtresse avec celle de son associé.

Je ne suis pas de ces femmes dont la curiosité s’amuse longuement à deviner le contenu d’une lettre d’après l’enveloppe, le timbre, la suscription… moi, je déchire tout de suite. Déchirons :

— Allons, décidez-vous… Qu’avez-vous à me dire de si mystérieux avec ces précautions de conspirateur ?

Landry devient plus rouge encore, exagère sa mine défiante, et finit par chuchoter :

— Écoutez, ma chère Nicole… Vous êtes une femme intelligente. Je suis venu vous trouver parce que vous pouvez me rendre un service inappréciable… D’ailleurs, il s’agit d’obliger votre ami Bernard aussi bien que moi : n’est-il pas mon associé ? Je vais vous mettre au courant… Mais, jurez-moi, de ne parler de rien à personne ?

— Jusqu’ici, il me serait difficile de commettre une indiscrétion : vous êtes plus obscur que les livres sibyllins…

— Il faut que vous me compreniez à demi mot, Nicole… Pour la première fois, je confie un secret d’affaires à une femme : c’est une sorte d’honneur, pour vous. Je ne le dirais pas à Nadine…

— Parce qu’elle n’est sans doute point celle dont vous avez besoin en la circonstance.

— Toujours des rosseries ?… Nicole, soyez sérieuse. Voici la chose : je poursuis depuis quelque temps une vaste entreprise financière qui se complique de certaines combinaisons… où Bernard est intéressé. Bref, sur ce terrain, je suis en rivalité avec un homme qui vise le même but que moi : Jules Bouvreuil, le directeur de l’Agioteur, ce grand quotidien que lisent les spéculateurs et les boursiers. Vous expliquer tout cela d’une façon détaillée serait superflu : vous vous y embrouilleriez… Sachez seulement que le directeur de l’Agioteur m’a voué une haine corse, que plusieurs de ses actionnaires sont mes bons amis, qu’il se livre entre Bouvreuil et moi un duel acharné, et que l’un de nous y sautera. J’ai un atout dans mon jeu : la protection occulte d’un vieux camarade de collège… Léon Brochard. Vous sentez ce que l’appui d’un homme politique de son envergure peut être pour moi pendant cette période difficile. Malheureusement, ce satané Bouvreuil commence à m’inquiéter, avec son journal ; le misérable possède deux armes toutes-puissantes : la publicité et le chantage ; je le crois fort capable d’employer l’une et l’autre. Si, quelque jour, un scandale machiné par l’Agioteur allait m’éclabousser, Léon Brochard, bien que mon ami intime, persisterait-il à me défendre ?… Les amis quittent votre maison avec votre bonheur, tout comme l’âne s’éloigne du pré quand l’herbe est broutée. L’adversité et la trahison, ce sont deux bateaux qui voguent de conserve… Je ne suis pas assez sûr de l’affection de Brochard pour ne me fier qu’à son cœur : il faut que je le tienne autrement, ce vieux renard, au cas d’un esclandre, que j’appréhende, que je flaire, dont j’ai l’intuition terrible… Nicole !

Une pause. Le banquier m’enveloppe d’un regard expressif, aux lueurs troubles. Il reprend à voix basse :

— Léon est un homme extraordinaire… L’âge semble n’avoir aucune prise sur cet être d’airain. Je l’ai vu vivre : surmenage physique, surmenage intellectuel, il s’est usé de toutes les façons. Son programme quotidien : douze heures de travail, six heures de débauche, deux heures de lecture et quatre heures de sommeil. Ça, durant trente ans… Aujourd’hui, il a passé la soixantaine : vous le croyez peut-être assagi, tout au moins affaibli ?… Eh bien, il vient de quitter une gamine de dix-sept ans, sa dernière maîtresse, parce qu’il la trouvait trop sotte et pas assez vicieuse. Avez-vous remarqué la vivacité de ses yeux de braise et la jeunesse de sa voix, Nicole ?… Ah ! La femme qui le tiendrait, celui-là ; qui saurait mater l’homme par la chair, l’imagination ; qui pimenterait son désir du sel de l’esprit, du poivre des caresses… qui enjôlerait ce sensuel impénitent, et courberait devant elle le puissant qui fait plier tant d’échines… Voyez-vous cette victoire, Nicole : la suprême aventure de Léon Brochard ?

Ce que je vois surtout, rusé Colin, c’est ta malice de démon que trahit, à mes yeux de myope, l’imperceptible fil blanc : tu mets en œuvre toutes les roueries, faisant appel à mon intérêt, ma vanité, mon ambition… Habile, trop habile financier : je plains les clients qui hantent ta banque ! Il doit raffoler de toi, M. Gogo.

Je réplique d’une voix insinuante, épiant Landry du coin de l’œil :

— Décidément, je ne comprends pas en quoi vos confidences me concernent, vieil ami : et elles m’ennuient, puisque je ne pourrai point les répéter. Si nous changions de conversation ?… Pour parler d’autre chose, à quel propos a-t-on transporté chez vous le portrait que j’avais commandé au peintre Watelet ?

Le banquier sursaute, rougit ; nos regards se croisent ; il éclate de rire, et s’exclame :

— Ah ! la roublarde… On ne lui cache rien… Eh oui, là ! C’est à vous que j’ai songé, dès que j’eus prévu que Léon Brochard me lâcherait au premier tournant… Cet homme, qui tient du tigre, de l’anguille, de l’aigle et du singe, il n’y a qu’une femme qui puisse le saisir, le garder, et une femme comme vous, astucieuse Nicole !

» J’ai imaginé le coup du portrait : il était naïf ; mais, avec un paillard tel que Brochard, il devait réussir, et attirer son attention sur vous… Léon regarde toutes les jolies filles, même en peinture. Watelet, cherchant à vous embellir, est parvenu à vous rendre telle que vous êtes ; c’est déjà superbe. Quand la beauté atteint son état maximum, l’art ne peut la surpasser.

— Oh ! oh ! Landry, votre aphorisme frise le madrigal, ma parole !

— Voilà pourquoi j’ai décidé Watelet à envoyer le tableau chez moi sous un faux prétexte… Si vous aviez vu la tête de Léon lorsqu’il l’aperçut !… J’ai senti la partie gagnée. Et je l’ai amené ici, comptant sur votre séduction…

— Ben ! Vous ne manquez pas d’aplomb, proxénète… Où Paul vous a-t-il pêché ? dans un aquarium ?

— Mais, chère amie, je ne conçois guère vos insolences… C’est en pensant à votre intérêt, à celui de Bernard, tout autant qu’au mien, que j’agis ainsi ! Nous sommes comme ces alpinistes qui font une ascension à la chaîne : si la corde se rompt, tout le monde roule au fond du ravin…

— Oui : Léon Brochard vous sert d’alpenstock.

— Nicole… Me comprenez-vous, maintenant ?

— Parbleu ! Vous formez le plan de tromper votre ami Paul Bernard en jetant la maîtresse de votre associé dans les bras d’un vieux viveur qui peut vous servir… C’est propre. Pourquoi n’avez-vous pas employé Nadine, à cette œuvre ?… Elle, c’est votre propriété ; et vous ne disposiez pas du bien des autres, au moins, pour l’offrir… au Minotaure ?

Landry Colin riposte galamment :

— Nadine n’a pas votre esprit, Nicole ; elle n’est pas de la race des grandes courtisanes… Elle eût été au-dessous du rôle… Nadine, c’est un joli animal cabriolant, dansant, griffant… Une fine petite chatte gracieuse et frôleuse. Mais incapable de réflexion, par exemple. Elle est bête !… C’est pour cela que je l’ai prise comme maîtresse… Je n’ai pas l’audace de Paul Bernard, moi : une femme supérieure m’eût épouvanté ; j’aurais craint qu’elle ne conquît trop d’ascendant sur moi.

— Ai-je soudain enlaidi que vous me traitez de femme supérieure ?

— Vous êtes délicieuse, Nicole. Chère amie, vous examinerez à tête reposée la combinaison que je vous propose : il n’est pas question d’une intrigue banale, mais d’une affaire de toute importance…

— Vous me faites l’article, comme à un client.

— Ne pouvez-vous pas, d’ailleurs, tout promettre sans rien accorder : plus une femme se laisse désirer, plus on s’attache à elle… Je n’ignore point vos qualités de Célimène. Ce que je vous demande instamment, c’est de m’aider à retenir Léon Brochard dans notre camp, en distrayant son attention pour l’empêcher d’entendre siffler les obus… De savoir exiger de lui, au moment voulu, l’influence propice qu’il me refuserait peut-être, si j’étais seul en cause… N’oubliez pas qu’une grande partie de la fortune de Paul Bernard est engagée dans la banque Landry Colin !… Un krach, un scandale, et Paul sombre le jour où je me noie… Méditez cela… Vous êtes une jeune femme très experte.

— Vous semblez vous méprendre sur mon caractère, Landry. Et vous me prêtez une adresse que je n’ai point.

— Je ne prête qu’aux riches…

— Oui, n’est-ce pas : quand une femme possède un hôtel à son nom, des bijoux princiers, une rente viagère de cent mille livres, et qu’elle doit ces libéralités à son protecteur, elle fait sourire si elle se prétend désintéressée… Et pourtant, Colin, en vous apportant mon appui dans la crise que vous redoutez, où serait mon avantage personnel ? Paul ruiné, je resterais indépendante, obligée, tout au plus, de restreindre un peu mon train de maison en perdant 3 ses largesses supplémentaires… Landry, vous connaissez Paul ; son amour pour moi : cherchez là les seules raisons de ma chance actuelle. Ne la croyez pas le résultat heureux d’une diplomatie — inexistante… Je suis incapable d’habileté, je n’ai jamais su agir par calcul.

— Tant pis. Je parlerai même plus cyniquement encore, Nicole : je regrette que Bernard ait commis l’imprudence d’assurer votre liberté. Que votre luxe dépendit de lui, et vous raisonniez sans doute autrement.

— Je ne daigne point me formaliser de vos impertinences, Landry. Vous êtes un homme mécanique, un jongleur de chiffres, une machine à coups de Bourse… Si vous connaissiez ma vraie nature, comme vous me mépriseriez, mon ami ! je suis susceptible d’avoir du cœur, par moments, et je ne pourrais venir à bout d’une addition de dix nombres !… Je me découvre sous un vilain jour, hein ? J’ajoute une chose monstrueuse : si j’hésite à tromper Bernard, si, jusqu’ici, je ne l’ai jamais fait, ce n’est pas par vertu, ce n’est pas par scrupule, c’est par affection.

— Mais Bernard ne serait pas trompé puisqu’il ne saurait rien ! Nicole, vous êtes assez maligne pour lui dissimuler ce que notre sollicitude s’efforcerait de laisser dans l’ombre. La conduite d’une femme ne commence à avoir quelque importance que du jour où elle est connue.

— Ah ! vous croyez ça ! Apprenez ceci, mon cher : j’ai si peu l’intention de mentir à Paul, sur ce sujet, que, dès votre départ, je m’installe à cette table et je lui écris le récit de notre conversation, mot pour mot, avec l’exactitude d’un bon sténographe…

Landry Colin sourit d’un air ironique. Il se lève, transporte la petite table devant mon fauteuil, prépare le porte-plume, le buvard, l’encrier, et conclut, en me baisant la main :

— Écrivez, ma jolie complice ; maintenant, je suis sûr de vous. Une femme ne profère pas de ces énormités quand elle parle sérieusement. Tout raconter à Bernard !… Non, laissez-moi rire. En vérité, vous êtes à demi convaincue, et vous me débitez ces sottises pour déguiser votre capitulation. Prenez tranquillement une résolution : je me sauve. Au revoir, Nicole.


Ô Landry Colin ! Auriez-vous encore cet air d’incrédulité railleuse si vous lisiez, derrière mon épaule, la lettre que je rédige à l’intention de Paul ; où je relate fébrilement, de mon écriture rapide : votre visite, — Léon Brochard, — la concurrence que vous faites à Jules Bouvreuil, — les menées de l’Agioteur — et le plan équivoque agencé par votre cervelle artificieuse ?… Et si vous doutiez encore, vous me verriez sonner Lucy, lui remettre la lettre qu’elle descend à la boîte et qui partira pour l’Allemagne par le premier train postal, ô Landry Colin !

Mon courrier terminé, je me rappelle que, justement, la petite Nadine Ziska dîne ici, ce soir. Je vais m’habiller. La robe que je porte était assez bonne pour recevoir Landry, mais nous nous montrons doublement coquettes lorsque ce sont les yeux d’une femme qui doivent nous détailler — sans désir, donc sans indulgence.

Au moment où j’arrive dans le vestibule, on sonne à la porte d’entrée. Jacques vient ouvrir avant que j’aie disparu. Je me trouve nez à nez avec un petit jeune homme blond qui me salue profondément.

Tiens ! Julien Dangel ! Ah ! oui : la visite de digestion. Heureusement que tous les gens qui soupent chez moi n’ont pas la politesse de la faire ; sans cela, ma maison serait toujours pleine.

Je rentre avec Julien dans le petit salon. Le jeune homme commence une conversation banale que j’écoute distraitement : je songe à la robe qu’il m’empêche de mettre. Julien parle avec componction ; il a l’air d’un petit garçon bien sage qui débite un compliment de fête, en cherchant ses mots ; on est tenté de lui souffler la suite. Décidément, ce Dangel a une personnalité fuyante, on ne le devine pas ; est-il timide ou dissimulé ? Je le regarde. Avec sa tête blonde, sa figure fine et allongée de gentilhomme efféminé ; ses yeux pâles, d’un bleu gris ; son front hautain, ses joues délicates ; sa mine altière et réservée, il évoque les portraits de jeunes nobles que peignait Philippe de Champaigne.

Il est très joli. Or, chez un homme, la beauté attire : la joliesse inquiète.

Tout être qui me pose une énigme m’intéresse, même en me déplaisant. À la place d’Œdipe, je n’eusse point tué le Sphinx : je l’eusse plutôt invité à dîner. C’est pourquoi j’invite Julien :

— Je dois passer la soirée avec mon amie Nadine Ziska, je m’ennuie toujours d’un tête-à-tête féminin : aussi, vous allez rester pour en rompre la monotonie.

Le petit Dangel accepte tout de suite, une lueur de plaisir au fond des yeux. À la bonne heure : on n’est pas obligé de le retenir de force. À présent, il faut que je m’habille. L’heure s’avance… Bah ! dois-je me gêner avec Julien ? Si ce jeune arriviste vient ici, mû par une arrière-pensée de séduction intéressée, dans l’espoir de cimenter, grâce à mon amitié — hum ! — la promesse inconsistante que lui fit Léon Brochard, prouvons-lui que sa jolie personne blonde et vaine n’a aucune importance aux yeux désenchantés de Nicole ! Je décide :

— Je vous quitte un instant : il est temps que je songe à changer de toilette. Vous allez vous morfondre… Il y a une curieuse collection de gravures dans ma bibliothèque ; aimez-vous mieux regarder les images ou bavarder derrière la porte de ma chambre, dans le boudoir ?

— Je choisis le boudoir… Les collections d’estampes ne sont amusantes que si on les feuillette à deux…

Voyez-vous ça ! il a raison. Je le guide à travers l’hôtel. Le boudoir ; il s’installe sur un divan, avec son air correct de lycéen bien élevé. Je franchis le seuil de ma chambre en laissant ma porte ouverte. Je sonne Lucy. Et nous reprenons la conversation, Julien et moi, une octave au-dessus.

— Nadine Ziska, c’est cette mignonne Polonaise qui dansait chez vous l’autre nuit ? questionne Julien.

— Parfaitement. Vous la trouvez gentille, hein ? Seriez-vous déjà amoureux de mon amie ?

— Oh ! non, par exemple !

— Quelle protestation chaleureuse… C’est vrai, j’oubliais que vous êtes fiancé.

Lucy m’a enlevé corsage, jupon, corset ; elle rabaisse les épaulettes de ma chemise. Je m’aperçois dans la glace, à la lumière violente des appliques électriques ; et ma poitrine rose, sous ces ondes de blancheur, a l’air d’un abricot duveté de poudre de riz. Je reprends, souriant à ma frimousse blonde :

— Elle est jolie, votre fiancée, monsieur Dangel ? Quel est son prénom ?

— Elle s’appelle Sylvie… Elle est très jolie. Dix-neuf ans… Une masse de cheveux frisés, noirs et légers, comme crayonnés au fusain autour de sa figure pâlotte… de grands yeux bleus, de la couleur des fleurs de lin que l’on cueille chez nous… C’est une enfant délicate et charmante, à la grâce frêle de liane… elle…

Graduellement, la voix de Julien s’est assourdie, tremblante, enrouée… Il se tait, tout à coup… Fichtre ! Il l’aime, cette Sylvie. Tiens ! Non, non, non !… Voici que, dans le miroir où se reflète l’entrée du boudoir derrière moi, je découvre la cause de cette émotion : peu à peu, tout en parlant, Julien s’est levé, s’est approché ; son regard subreptice glisse une œillade indiscrète par la porte entrebâillée… Il voit mes bras de nymphe étendant la ligne pure de leur longueur charnue ; mes seins arrondis, dont les pointes s’érigent comme deux fraises des bois… et les fines choses transparentes, dentelles, faveurs, entre-deux enrubannés, que Lucy pose avec des gestes précieux sur la gloire de ma nudité… Julien est cramoisi : il reste du Chérubin en l’âme de ce provincial. Il veut dire son amour pour Sylvie, mais c’est ma vue qui fait chevroter sa voix… Je croyais qu’il ne devait pas regarder les images…

Lorsque Lucy a fini d’enrouler autour de mon corps le nuage de crêpe de Chine qui m’enveloppe d’une spirale bleuâtre, je me retourne vers Julien sans paraître l’avoir aperçu au fond du miroir ; et je m’avance onduleuse, serpentine, sous ma tunique vaporeuse ; j’essaye sur lui la puissance de ma beauté ; l’éclat humide de mes prunelles claires, l’odeur un peu fauve de ma chevelure dorée… Attrape, jeune Tantale ! Cela t’apprendra à lorgner les fruits que tu ne peux pas cueillir… Nous revenons dans le grand salon.

Julien a des yeux trop brillants et des joues écarlates ; son teint de blond tourne au ponceau : gare à la fâcheuse congestion, jeune homme ! Il reste muet, et son embarras m’amuse. D’un air innocent, je m’assieds à demi sur le bras d’un fauteuil — posture qui fait valoir les hanches et la ligne courbe de la jambe ; je croise les mains sur mon genou et je penche un peu le buste, — ce qui creuse mon décolleté et découvre la poitrine ; je baisse la tête, pensive, pour montrer ma nuque blanche et ronde où frisottent des mèches blondes.

Julien est debout derrière moi. Soudain, la sensation d’un baiser violent me brûle le cou, sa longue moustache me chatouille l’oreille… Je me dégage, d’un saut de couleuvre, et ma main bourrue l’écarte d’une tape :

— Ah ! çà… Vous êtes fou !

Je veux prendre un ton courroucé… Non, après tout, tu l’as mérité, ce baiser, Nicole perverse, et j’éclate de rire.

La gauche attitude avec laquelle Julien subit ma gaieté ! Comme il eût préféré un tragique : « Je vous hais ; sortez ! » à ce rire intempestif ! Il gardera plus longtemps rancune à cette Nicole qui le fait rougir qu’à une Nicole qui l’eût fait souffrir : la mémoire du cœur est plus accommodante que celle de la vanité.

Comment va-t-il s’en tirer, à présent ? Il relève la tête, me regarde ardemment, et murmure d’une voix sombrée :

— Excusez-moi… Je vous aime tant !

Oh ! que l’expédient est faible et la défense piteuse… Je riposte sur un ton mordant :

— Non, c’est un peu prématuré, jeune homme. Vous êtes encore novice. Il aurait fallu ménager cet effet pour la troisième entrevue : un séducteur exercé ne se déclare jamais plus tôt.

Julien dit vivement :

— Je vous donne l’impression d’un candidat au don-juanisme, d’un Jeannot tombeur de cœurs ; je ne comprends pas pourquoi… Ma nature véritable est beaucoup plus simple et moins bête ; je ne vous ai vue que deux fois, c’est exact : mais la première, c’était à un instant d’expansion où votre âme se révélait, prenante, attirante… et la seconde, ce fut par une porte entr’ouverte où je surpris un peu de votre grâce… Était-il besoin d’une visite de plus pour que je fusse conquis, moralement… physiquement ?

— Mon ami, je me moque des coups de foudre depuis que la foudre m’a frappée ; son feu m’a ignifugée contre l’incendie des autres… Écoutez, monsieur Dangel : je ne me suis pas donné la peine de vous étudier, et je ne sais si vous êtes un jeune roué ou — comme vous le prétendez — un amoureux spontané et fervent. Mais, dans les deux cas, ma petite confession peut vous être utile, vous prouver que vous perdez votre temps. La voici (et ensuite, je l’espère, vous n’insisterez pas) : je suis venue au monde avec un peu de cœur et pas mal de sens ; mes instincts se sont développés librement dans une sphère artiste, auprès d’un père trop faible, camarade exquis mais tuteur dangereux. À dix-huit ans, admirablement désarmée contre la vie, grâce à cette éducation spéciale, j’ai appris à vivre : je me suis éprise follement d’un homme de talent, raffiné, cruel, sensuel, un peu mufle — humain, enfin ! qui s’est amusé de moi, et m’a quittée, me laissant vierge de corps, mais l’âme perdue. Voilà toute ma vie d’avant. Je n’ajouterai pas, pour terminer mon histoire à la façon des autres femmes, que je suis fille d’un ancien officier supérieur : monsieur Fripette n’était que vaudevilliste. Je ne vous dirai pas non plus que l’homme qui a saccagé l’existence de Nicole jeune fille, fut responsable de l’existence que choisit Nicole courtisane. Si nous ne sommes point maîtres de notre destin, nous restons maîtres de nos décisions. Et la pierre qui me fit trébucher sur la route fut-elle tout à fait cause que je tombai dans le sentier voisin ? Seulement, ce que je puis vous déclarer, en toute sûreté, c’est que cette passion inachevée m’a dégoûtée à jamais d’aimer. Si son souvenir persiste aussi longtemps, c’est peut-être parce qu’elle ne fut point satisfaite… Le désir ressemble à la faim : on l’endort dès qu’on le rassasie ; assouvir est une forme d’assoupir. Aujourd’hui, désabusée, désillusionnée, je n’entends pas compliquer le bonheur paisible de mes vingt-trois ans… L’amour, voyez-vous, c’est le coup du vol à l’américaine : il y a toujours un des deux amants qui échange son or contre un sac de cailloux. Je ne veux pas recommencer : j’aurais trop peur que l’or ne fût encore de mon côté.

Julien Dangel, pensif, m’interroge, après un silence :

— Ainsi, belle et vibrante comme vous l’êtes, vous envisagez sans ennui la perspective de cette solitude de cœur ?

Je souris ironiquement de sa phrase de roman-feuilleton, avant de répondre :

— Mon cher ami, je crois qu’une vie sans amour doit être monotone comme un jour de pluie… Je suppose également que mes aventures sentimentales sont loin d’être terminées et que l’une d’elles m’attend à quelque tournant du chemin, pour me faire la nique au moment où j’y songerai le moins… Il y a en moi un être fougueux, brutal, et sa violence me domine parfois… Mais, ce dont je suis certaine, c’est que vous ne serez pas celui qui en profitera, ni vous, ni un autre… Les hommes de mon milieu sont incapables d’aimer comme je vaux de l’être… Et cet amour imprévu — que je prévois, — je ne peux guère me le figurer…

Me voilà partie pour le pays des rêves ; mon esprit s’envole sur l’aile de la reine Mab… Julien a l’adresse de se taire, et me contemple avec les yeux affamés d’un gosse qui écrase son nez contre la vitrine du pâtissier.

Tout à coup, je reprends pied. Je toise le petit Dangel, et questionne, moqueuse :

— Que faites-vous de votre Sylvie, dans tout cela ?… Vous voyez : vous vous targuez d’aimer sincèrement, et la première preuve que vous m’en donniez débute par une trahison.

— Je ne vous ai jamais dit que j’aimais Sylvie ; je vous ai dit qu’elle m’aime, répond froidement Julien.

Fat ! Arriviste ! Quelles jolies petites pensées de gredin doivent rouler dans cette tête blonde. Il se verrait fort bien, le jeune homme, ami de la souveraine dans l’ombre du somptueux Bernard et de l’imposant Brochard…

Frrtt ! Frrtt ! Un grattement de souris à la porte, et Nadine Ziska fait irruption. La jolie brunette braque ses yeux de topaze sur Julien, apprécie ses traits fins, son teint rose, le juge parfait amoureux, et s’excusant presque :

— Pardon… Je te dérange peut-être en venant dîner ? dit-elle.

Son regard indécis flotte, de Julien à moi. Je la rassure :

— Au contraire, chérie… Tu complètes le nombre des Dieux. Les anciens considéraient le chiffre 2 comme fatal. On est toujours mieux à trois qu’à deux. Tu peux être sûre que c’est bien l’avis de monsieur Dangel !