Nicole, courtisane/5

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Calmann-Lévy (p. 106-131).



V


De toutes les conventions sociales, le deuil est la plus hypocrite. Si vous pleurez sincèrement un mort, n’est-il pas indécent que l’on trouble votre douleur pour vous faire choisir la classe de l’enterrement, la hauteur du crêpe de vos chapeaux et de la bordure des lettres de part, le nouveau drap de votre livrée, les panneaux mats de votre carrosserie, ou l’ourlet noir de vos mouchoirs ? Si vous ne consacrez au défunt que les regrets de convenances, ce décor macabre, ces vêtements funèbres ne prennent-ils pas un air de mascarade lugubre qui évoque, grâce à vos grimaces faussement navrées, l’idée d’un rôle de Polichinelle affligé ?

Ces réflexions me sont inspirées par l’attitude de Paul Bernard, depuis son retour. Paul — qui possède la qualité que je préfère à toutes : une franchise brutale d’homme primitif — Paul se contraint pour observer une tristesse de bon ton, tant il est heureux de m’avoir retrouvée. Marié très jeune, et par raison, à une femme qu’il n’aima jamais, Paul s’estimait plus veuf de moi à Schweinfurt, qu’il ne se sent légalement veuf à Paris. Afin de pouvoir venir ici sans se faire taxer d’incorrection, il m’a priée de fermer ma porte à toutes nos connaissances : finis, les soirées, les réceptions, les dîners tumultueux… Je me cloître dans la solitude pour accueillir Paul sans que son monde s’offusque. Et je vis aussi recluse que si c’était moi qui eusse perdu quelque parent. Ô très riche et très puissante épouse de mon seigneur et maître, vous ne vous doutiez guère que la maison de Nicole porterait le deuil de Rachel Bernard !…

La vie est une chose comique, par moments.

Cet après-midi, Paul m’emmène au Bois. L’auto roule doucement, suivant de jolis chemins inconnus des snobs, bien loin des Acacias ou du Pré Catelan ; des sentiers anonymes, si étroits que la voiture frôle de chaque côté les herbes folles en bordure. Mai verdoie à la pointe des jeunes pousses, au tapis du gazon, allume, çà et là, quelques lueurs d’émeraude parmi les arbres ensoleillés. De temps en temps, les rangées effilées des longs bouleaux fragiles s’espacent, s’essaiment autour d’une clairière où fuit, en bonds prestes, l’ombre fauve d’un chevreuil. J’aime ces paysages neutres de ciel pâle et de verdures grises : il semble que l’auto nous promène dans une fresque de Puvis de Chavannes.

Paul dit, tout à coup :

— Je suis heureux que tu prennes l’air… Tu avais mauvaise mine, ce matin.

— Je me porte admirablement. Tu rêves…

Mais il persiste à scruter ma figure d’un regard inquiet. Son front s’assombrit. Il murmure :

— On croit la maladie embusquée derrière chaque visage lorsqu’on vient à peine d’avoir vu mourir… Si tu tombais malade en ce moment, je m’imaginerais que tu es condamnée. Je vais te faire un aveu cynique : je ne pensais qu’à toi là-bas, la dernière nuit, dans cette chambre de Luftkurort où j’écoutais sonner les heures en tête à tête avec ma morte. J’avais beau contempler la face inerte de Rachel, son nez aquilin, son teint pâle, ses longs cheveux noirs d’Orientale ; malgré moi, par une sorte de sadisme cruel, c’était ta tête blonde que j’évoquais, ta joliesse d’un autre siècle, ton nez mutin, tes lèvres fleuries… Je songeais : « Si c’était Nicole, tout de même, qui fût là, inanimée, rigide, partie pour toujours… » Et je me rapprochais du lit, je palpais le corps de Rachel : « Si c’était Nicole qui eût cette chair froide, ces membres roidis… Si c’était elle ! »… C’est bête, ce besoin que l’on a de se torturer !… Quand cette longue veillée fut terminée, et que le père et le frère de ma femme entrèrent dans la chambre, j’avais des larmes plein les yeux à force de m’être figuré ta mort… J’entendis mon beau-père chuchoter à son fils : « Pauvre Paul, il lui était plus attaché qu’il ne le paraissait ! » Et je ne pus réprimer un sourire…

Tandis que Paul rappelle ces impressions funèbres, l’auto nous conduit par des petites routes délicieuses, où, sur les arbres vêtus de neuf, d’invisibles oiseaux bavardent, d’une branche à l’autre, leur gazouillis, leurs pépiements aigus ; où l’odeur pénétrante de l’herbe se mêle à la tiédeur de l’air, où les arbustes refleuris semblent mirer leur reflet glauque dans l’eau stagnante des mares, — comme si la vie nouvelle du printemps forestier protestait, par son contraste de gaieté, contre la tristesse des choses trépassées.

Moi aussi, je sens, au fond de mon être, tout le printemps de mes vingt-trois ans gronder un défi à la mort, au néant des évocations lugubres. Alanguie, je me rapproche de mon amant :

— Comme tu m’aimes, Paul… Je te remercie de m’avoir conté cette nuit… au château de Luftkurort…

Paul comprend l’appel de mes yeux ; il m’attire à lui, et nos bouches se joignent dans un baiser passionné, d’une ardeur inhabituelle de ma part ; je savoure la douceur fondante du fruit de chair écrasé entre mes lèvres, le choc léger de nos dents heurtées, le frisson fiévreux qui me secoue toute… L’une des mains de Paul caresse ma nuque d’un chatouillement énervé, l’autre s’incruste à mon bras, les cinq doigts en étau, marquant ma peau. Je frémis…

Soudain, par une de ces transpositions si fréquentes en amour, je distingue, à travers ma griserie, un autre visage que celui de Paul… De larges prunelles bleues, une mousse de cheveux noirs auréolant une frimousse pâlotte, voltigent devant mes yeux… Je n’ose préciser la vision furtive à laquelle je viens d’attribuer la réalité de mes sensations…

Est-ce l’effleurement d’une pensée perverse, ou, tout bonnement, le hasard d’un souvenir obsédant ?

J’ai la gorge sèche et les paumes brûlantes. Je dis :

— J’ai soif.

Paul se penche vers le chauffeur, ordonne :

— Maxime, retournez du côté de la porte Dauphine… Vous nous déposerez au Pavillon.

L’auto accélère son allure. Un vent frais cingle nos visages, chasse ma fièvre, éparpille mes impressions douteuses… Les lacs défilent devant nous ; puis, c’est la route de Suresnes et sa poussière âcre. Décrivant une courbe majestueuse, Maxime introduit lentement la voiture dans le jardin du café. De toutes les tables, les regards convergent vers nous ; les hommes me dévisagent brutalement, l’air avantageux, les femmes commentent le prix de mes bijoux, la valeur de ma limousine, et chuchotent le nom du grand couturier d’après la coupe de mon costume. Malgré cinq ans de Paris et une existence de parade, j’affronte malaisément l’admiration impertinente de certains regards : l’attention d’une assemblée me crispe d’énervement. À cette minute encore, je descends gauchement de voiture, gênée, agacée, et je file au hasard, m’asseoir à n’importe quelle table.

— Décidément, ma Nicole eût fait une mauvaise comédienne ! murmure Paul, qui a suivi la scène (renouvelée de tant d’autres) d’un œil exercé, et sait combien je déteste me donner en spectacle.

Je lui souris, amusée. Nous sommes installés devant le kiosque des tziganes. Leurs valses langoureuses accompagnent discrètement le charabia cosmopolite des consommateurs, le bruit de gourmettes des chevaux qui débouchent de l’avenue du Bois.

— Paul, tu ne trouves pas que la musique des tziganes a toujours un goût particulier de poudre de riz et de boisson américaine ? À force de l’écouter dans les grands restaurants, on finit par reconnaître l’odeur de ses airs ; tiens, cette marche de Souza sent le chypre, le muguet nouveau et l’alcool aromatisé des cocktails…

Mais, je m’interromps, tout à coup. Derrière Paul, à la table voisine, viennent de s’asseoir trois personnes. Un grand monsieur grisonnant, au long visage chevalin, avec cette mine éternellement ennuyée des gens qui suivent leur vie comme un enterrement. Une femme rousse, rogue, guindée, calant une taille massive sur deux hanches rebondies. Et, cachant sa figure mignonne sous un immense chapeau de paille foncée… Sylvie… Oui, Sylvie. Rencontre. Je n’ose pas dire : télépathie… Je les regarde curieusement : c’est son père, ce vieux monsieur qui a la physionomie hilare d’un spectateur, à la représentation d’un drame scandinave ; et cette forte rousse au petit feutre tyrolien vert et jaune, à la poitrine importante, est la fameuse Fraülein… Je reconstitue, sans peine, le programme de leur journée : c’est la fête de Sylvie, ou quelque autre anniversaire. Le père a sorti la jeune fille et Fraülein ; on a proposé une promenade au Bois… Mais, exécutée sans entrain, la petite réjouissance a échoué piteusement, et le temps se traîne lamentablement, entre le vieillard compassé et l’Allemande revêche, qui se taisent à l’unisson. Sylvie a un pauvre visage chiffonné. À quoi — à qui — pense-t-elle ?

Soudain, elle se penche, m’aperçoit. Un sourire vite réprimé égaye sa figure, et, s’enhardissant, elle m’adresse un clignement de paupières, un signe imperceptible… en cachette du père inattentif, de Fraülein rêveuse. Ma vue semble réconforter sa tristesse. Je sens mes yeux devenir tendres, en la considérant… Je sursaute : la voix de Paul questionne :

— Tu as reconnu quelqu’un ?

— Moi ?… Non. Pourquoi ?

— Je croyais que tu avais salué… ou souri.

Intrigué, malgré ma réponse, Paul se retourne, examine nos voisins ; mais, naturellement, c’est l’homme qui attire son attention ; or, ce monsieur âgé et sévère ne lui inspire aucune défiance. Paul suppose qu’en effet, je souriais aux anges… Après avoir glissé sur Fraülein, ses yeux contemplent un moment la jolie figure de Sylvie. Il remarque à voix basse :

— Pas mal, cette petite.

Je te crois ! Sylvie goûte sa glace d’une cuiller délicate avec des manières soigneuses et précieuses de jeune chatte : elle est à croquer. Un rayon de soleil, filtrant à travers le feuillage, brille dans ses prunelles, miroite au reflet de ses cheveux bruns, et dessine sur sa joue diaphane le réseau tremblant d’une dentelle d’ombres portées.

De temps en temps, elle m’épie, d’une œillade furtive. Paul aussi, paraît l’intéresser. C’est l’ami de Nicole ; il la préoccupe, comme tout à l’heure le père de Sylvie éveillait ma curiosité. Nous éprouvons le sentiment de ces inconnus, qu’une minute brève rapprocha, que l’heure d’après sépara ; et qui, se retrouvant, par hasard, ailleurs, rêvent mélancoliquement, aguichés et attristés, devant le mystère de leurs vies privées…

Une boucle de cheveux détourne mes pensées : mobile et rebelle, elle chatouille ma tempe, agaçante comme un vol de mouche. Le vent l’agite, la promène, sur mon front, sur mes cils… Dieu, que c’est énervant ! Je me lève.

— Paul, je vais me recoiffer ; tu vois cette mèche qui tombe… Elle m’exaspère.

Je traverse le jardin, rythmant involontairement mes pas aux temps de la musique tzigane.

J’entre dans le cabinet de toilette, orné de glaces et de portes numérotées. Et j’arrange mes cheveux, aidée par la fille de service qui me tend les épingles, tandis qu’un bruit argentin de cascade, et les allées et venues des visiteuses, coupent le silence. Soudain, une petite voix douce chuchote :

— Bonjour, madame Nicole ?

Je me retourne : Sylvie est près de moi. Elle coupe mon exclamation surprise d’un geste désignant la porte voisine, par laquelle Fraülein vient de s’engouffrer. Elle m’explique tout bas :

— Je ne m’attendais pas à vous voir ici… Fraülein s’absente toujours quand on est au café, et je l’accompagne…

À travers ses réticences, je démêle que l’Allemande, à l’exemple de la bonne dame Jacinte de notre immortel Gil Blas emploie, pour conserver sa fraîcheur, des moyens détersifs, et qu’elle abuse des dépuratifs. Voilà la cause prosaïque de ma brève entrevue avec la poétique Sylvie. Profitons-en. J’avoue, très sincère :

— J’ai beaucoup songé à vous depuis l’autre jour, mademoiselle Sylvie.

— Et moi, donc. Ça me fait plaisir de vous rencontrer. Paris est si grand, il vous réserve rarement ces chances. Quand par hasard, on y croise une personne de connaissance, c’est toujours l’une de celles qui vous donnent envie de prendre l’autre trottoir.

Elle darde sur moi la lumière bleue de ses claires prunelles. Elle porte une blouse échancrée ; sous la masse sombre du chignon noir, la chair de son cou a la transparence opaline, l’éclat velouté, d’un pétale de rose blanche. J’interroge, un peu plus émue que de raison :

— Alors, ça ne vous a point déplu de me revoir ?

— Oh ! non… Surtout que… que…

Sylvie hésite, balbutie. La confusion empourpre ses joues trop pâles ; tiens, elle est gentille aussi, lorsque son teint s’anime. La femme de service nous observe d’un air sournois. Dame ! Ça semble bizarre, cet entretien furtif d’une blonde si élégante avec cette adolescente candide, dans un coin du lavabo, à côté des petites cabines discrètes et malodorantes… Sylvie se décide, reprend d’une voix plus ferme.

— J’ai déclaré à mon père que je refusais d’épouser monsieur Dangel… Père n’a rien dit, pour le moment. Il ne tenait pas extrêmement à ce mariage… La carrière de mon fiancé lui déplaît un peu… Et puis, il a cru à une lubie passagère… Mais, par correction, il a décidé que monsieur Dangel ne viendrait plus à la maison, jusqu’à nouvel ordre… Alors, je voulais vous demander… Est-ce que vous l’avez revu… vous… Julien ?

Parbleu ! Elle ne pense qu’à lui. J’avais deviné juste : son bel emportement factice, chez moi, la semaine dernière, n’était qu’un élan de fierté de sa pauvre petite âme endolorie et humiliée.

Mais pourquoi suis-je comme désappointée, et qu’est-ce que ce pincement au cœur dont la sensation m’est si pénible ? Je réponds laconiquement :

— Monsieur Dangel n’est pas venu, depuis votre visite.

J’ajoute, malgré moi :

— Vous promenez-vous souvent, au Bois ?

— Tous les matins, avec Fraülein… C’est-à-dire… Fraülein m’y laisse souvent seule, dans l’allée des Poteaux… C’est avec l’intention de nous y rencontrer, n’est-ce pas, madame, que vous m’interrogez ?… Moi aussi, j’éprouverais une vraie joie à recauser un peu, en votre compagnie… Vous m’avez accueillie si sympathiquement.

L’innocence est la plus compliquée des énigmes. J’enveloppe Sylvie d’un regard pénétrant : quel est le fond de sa pensée, à cette jeune fille qui met tant de naïve franchise à préciser mon rendez-vous tacite, comme s’il s’agissait d’une proposition toute naturelle… et qui, pourtant, me considère telle l’une de ces personnes dont son père « lui défend de parler »… ? Elle est trop candide pour agir par curiosité un peu perverse, pas assez ingénue pour n’avoir point l’intuition d’une action trouble — et troublante… Obéit-elle à une attirance inconsciente ?

Ô toi qui lis cette confession écrite au caprice de l’heure, Dieu te garde d’être né avec l’âme inquiète et chercheuse qui m’incite à percer le mystère des fronts, ainsi qu’une enfant brise le crâne de ses poupées !

Un bruit de porte : Fraülein laisse apparaître sa personne confortable, sa figure moins rébarbative exprimant la satisfaction du devoir accompli. Elle interpelle Sylvie d’une voix grasse qui semble mastiquer les lourdes et sonores syllabes allemandes. Et Sylvie s’éloigne vivement de moi, suit sa gouvernante, sans me dire au revoir, sans m’avoir serré la main… Ce sont nos yeux qui s’étreignent d’un de ces adieux muets dont la douceur profonde est aussi palpable qu’une caresse.

Je vais rejoindre Paul. À mon tour, je quitte la salle de toilette, et retourne dans le jardin animé que peuple le public de six heures. Trois silhouettes se profilent à la table de Paul. De près, je reconnais Landry Colin, sa maîtresse Nadine Ziska, et Fréminet, le directeur du New-music-hall. Nadine porte une extraordinaire robe de soie bleu paon, garnie de dentelle rare — cinquante louis de point d’Angleterre au corsage ; — et sa jupe, fendue jusqu’au genou, laisse entrevoir la forme d’une jambe parfaite. Un peu gênée, je regarde du côté de Sylvie : Fraülein inspecte la jolie Nadine d’un air dégoûté ; et le père, réprobateur, appelle le garçon, afin de pouvoir quitter ces lieux mal famés.

Ma présence est saluée par les exclamations de Paul :

— Pour une femme qui se coiffe, l’heure n’a que trente secondes ! Voilà un temps infini que nous nous morfondons ! Qu’est-ce que tu fabriquais ?… Nos amis sont arrivés cinq minutes après ton départ…

— C’est une veine de se retrouver sans s’être entendus, hein ? ajoute Nadine.

Maudissant la rencontre fortuite, je répète, lugubre :

— Une veine, en effet.

— Qu’as-tu donc ? insiste la danseuse, ta figure est presque aussi joyeuse que celle de Landry.

Et elle me désigne le banquier, taciturne, absorbé, qui tourne machinalement une paille dans la glace pilée de son sherry-gobbler. Il semble avoir mal au cœur, Landry Colin. La petite Polonaise continue, tout bas :

— Il est assommant, Landry. Depuis huit jours, il ne cesse de faire cette tête-là ! C’est plutôt lui qui a l’air d’un veuf de la semaine dernière, que Paul Bernard ! Nous allons le « semer » grâce à Fréminet, qui nous emmène ce soir à la générale du New-music-hall : je débute à onze heures dans le nouveau ballet.

Nadine se frôle contre moi, tout en parlant. Et je m’écarte, horriblement confuse, pour la première fois, d’être vue avec elle. Je surveille la table voisine, où je devine les grands yeux bleus fixés sur moi. J’ai honte de Nadine à cause de Sylvie… Pourtant, la gentille danseuse était jusqu’ici ma seule camarade, parmi les femmes de mon entourage. Je lui sais un petit cœur de libellule, aimant ce qui brille, et ce qui voltige… Mais sans laideur, ni méchanceté.

Hélas ! je crains le jugement de Sylvie, je guette son impression. Que pense-t-elle de mes compagnons ? Est-ce que je la choque, d’être aux côtés de l’affichante Polonaise ? Tout à coup, Fréminet remarque :

— Attention, Bernard ! Prends garde, Nadine !… On vous trompe, tous les deux. Nicole et Landry Colin font de l’œil à la table voisine, où j’aperçois un vieux monsieur solennel et une charmante brunette.

Le directeur du New-music-hall a pris le ton de la plaisanterie. Paul sourit, et Nadine hausse les épaules. Mais soudain attentive, j’examine le banquier. Se permettrait-il d’impertinentes œillades à l’adresse de Sylvie, ce Colin blasé et roué ? Mon irritation se change en surprise lorsque je m’aperçois que c’est le père de Sylvie, et non point la jeune fille, que Landry regarde depuis un instant, arraché à ses méditations moroses. Le banquier dévisage le grave personnage avec un intérêt soutenu. Je le pousse du coude.

— Vous connaissez ce monsieur, Landry ?

— Oui, un peu.

— Qui est-ce ? Comment s’appelle-t-il ?

— Que vous importe !

— Vous êtes poli, mon cher, quelle humeur ! Pourquoi ne le saluez-vous pas, ce monsieur, si vous le connaissez ?… Est-ce que c’est un honnête homme ?

— Espérons-le, grand Dieu !

Pourquoi Landry a-t-il accentué sa phrase avec tant d’intensité ? Dans mon étonnement, je lâche une imprudence :

— Dame ! Chez un magistrat, l’honnêteté existe à l’état professionnel !

Deux exclamations fusent ; l’une de Colin, l’autre de Paul.

— Comment savez-vous qu’il est magistrat ?

— Tu es donc en relations avec lui ?

— Zut !

À double question, brève réponse. D’ailleurs, le départ de nos voisins opère une diversion. Nous suivons des yeux le groupe qui s’éloigne, Sylvie dressant son buste élancé entre la corpulente Fraülein et les épaules voûtées du père.

Paul reprend, après un silence :

— Je ne suis pas curieux, mais je voudrais bien savoir qui t’a dit la qualité de notre voisin ?

— N’as-tu pas entendu Landry Colin, tout à l’heure, me raconter que c’est un juge ?… Seulement, notre ami qui rêve à la lune, aujourd’hui, l’avait oublié cinq minutes plus tard.

Je paye d’audace, pour éviter une explication embarrassante. Nadine, ennuyée par ces débats, grogne en bâillant :

— Si on s’en allait ? Je m’embête, ici.

Nous nous levons. Landry retient Bernard, lui propose d’un ton décisif :

— Mon cher, voulez-vous laisser ces dames dîner et s’amuser sous la protection de Fréminet ? J’ai à vous parler, sérieusement…

Paul acquiesce, d’un air contraint, au désir de son associé. Nous nous séparons. Une conversation animée s’engage entre les deux hommes, restés à l’écart. Je les épie, intriguée. Comme l’auto démarre, je distingue la voix optimiste de Paul qui s’écrie :

— Trembleur ! morigénant le banquier.

Et la limousine passe la porte Dauphine, nous éloignant d’eux.

Je grille de deviner pour quelle raison Landry observait si obstinément le père de Sylvie ?

Je ne me doute guère que je l’apprendrai bientôt, — trop tôt !…

Après une séance chez un restaurateur du quartier de la Madeleine, Fréminet nous fait conduire au New-music-hall. Suivant le « patron », que les trois contrôleurs, les ouvreuses, le barman et le groom saluent d’un même geste plongeant, nous nous installons, Nadine et moi, dans la baignoire directoriale.

C’est la salle habituelle des générales de music-hall. Avec les directeurs de scènes analogues, les journalistes en bombe, les artistes désœuvrés, et quelques mondains, tout le troupeau de Cythère s’étale, au grand complet, tant aux loges qu’au promenoir, rangeant ses brebis selon le pelage qui cote leur valeur marchande.

La plupart d’entre elles sont au seuil de la décrépitude : leur aspect m’emplit d’amertume et de répulsion.

Les courtisanes devraient mourir jeunes. La vieillesse d’une honnête femme — bajoues tombantes, taille déformée, ventre flasque dilaté par les maternités successives — est touchante et risible comme une caricature de Léandre. Mais, la vieillesse des filles a quelque chose d’obscène ; cette graisse impure accumulée en couches blanches et molles sur toutes les parties où la femme est le plus femme — seins, croupe, cuisses — on dirait que c’est de la crasse de vice que la débauche y déposa, année par année ; ou bien cette maigreur plâtrée, fardée, barbouillée de maquillage, des alcooliques dont le poison des nuits d’orgie a desséché la carcasse étique… Oh ! Figures hideuses de jouisseuses usées, de noceuses avachies, comme Rops ou Toulouse-Lautrec en eussent dessiné sur les murs d’un lupanar… Certes, les courtisanes devraient finir avec leur beauté. Du reste, plusieurs, parmi celles qui sont ici, portent sur leur visage excédé, exténué, le renoncement à vivre laides, l’annonce d’une fin prochaine paraphée par les premières rides… Quand on est très, très âgé, on meurt de vieillesse : certaines femmes meurent de vieillir…

— Bonsoir, mesdames.

Quelqu’un vient d’entrer dans notre avant-scène. Je me retourne : Julien Dangel s’incline devant nous, baise ma main tendue avec sa grâce surannée de jeune seigneur ressuscité. Il arrive juste à l’instant où Nadine se lève, afin d’aller se costumer pour le ballet : je parie qu’il a calculé le moment du tête-à-tête. Nous restons seuls.

Sur le plateau deux clowns dépenaillés exécutent leurs pitreries anglo-américaines aux sons d’une gigue écossaise.

Je regarde Julien, le détaillant avec une admiration agressive : oui, il est très joli, d’accord. L’éclat doré des cheveux, l’azur limpide des prunelles brillantes, le nez fin, la longue moustache couleur tabac turc : tout ça se tient, c’est parfait… Néanmoins, je n’admets point que l’on aime si ardemment ce blondin efféminé.

Ah ! çà, mais je suis jalouse, moi !… Julien m’inspire soudain une espèce d’aversion envieuse.

Tandis que, là-bas, les acrobates se lancent des invectives dans leur charabia yankee, je murmure, songeuse :

— Vous êtes donc bien séduisant, que vous excitez tant de passion ?

Julien sursaute, ébahi. Ses yeux tendres deviennent suppliants ; il reproche doucement :

— Quel plaisir trouvez-vous à toujours me persifler, Nicole ?

— Je ne me moque pas, je vous l’affirme.

J’ai le cœur mordu d’un tourment vague… Je souffre ; ça me déplaît qu’il plaise aux autres… Pourquoi ?

— Nicole ! implorent ses lèvres frémissantes.

Sa tête se rapproche… Je dis, cédant à un désir subit :

— Si, vraiment, vous souhaitez m’être agréable, je vais vous demander quelque chose…

— Tout ce que vous voudrez !… Je fais le vœu que ce me soit fort pénible à accomplir, pour mieux mériter ma joie.

— Eh bien ! jurez-moi de ne jamais retourner chez votre fiancée, fussiez-vous sollicité par elle-même !

Une séance de cinéma a succédé au numéro des comiques acrobates : profitant des ténèbres qui règnent dans la salle, Julien me saisit brusquement par la taille et m’étreint contre lui, balbutiant :

— Oh ! Nicole, Nicole… Vous commencez à m’aimer un peu, puisque vous prenez ombrage de Sylvie !

Il s’est mépris — et c’est très naturel — en découvrant ce sentiment d’obscure jalousie que je n’ose définir. Je pouffe malgré moi : les quiproquos nous font toujours rire. Dangel ne s’aperçoit guère de mon hilarité, occupé à pétrir mes bras, mes épaules, sans respect de la mousseline fragile qui voile ma nudité : mon corsage sera dans un bel état, tout à l’heure… Et, pour la première fois, je n’oppose aucune résistance à ses tentatives. La mauvaise Nicole pense : « Si je le repousse, il ira se dédommager auprès d’elle. » Et la Nicole scrupuleuse paye sa conscience d’une excuse incertaine : « Après tout, en la détachant d’un arriviste indigne d’elle, j’empêche cette petite Sylvie d’être malheureuse. »

Julien, stupéfait de son succès inattendu, soupire d’allégresse :

— Ma chérie !… Ma Nicole, je vous adore !

Le dernier film est déroulé. La salle se rallume, et c’est le brouhaha du premier entr’acte. Vivement reculé, Julien a repris l’attitude correcte d’un spectateur indifférent. Un peu rouge, je braque ma lorgnette, au hasard, vers les loges. En face, dans l’avant-scène de droite, une assez jolie quadragénaire — blonde, oxygénée, une couperose atténuée de poudre rose, de grasses épaules aux chairs lumineuses, — bref, d’une maturité conservée, s’accoude nonchalamment aux côtés d’un grand vieillard osseux. Son petit nez coquin de soubrette de Marivaux, ses yeux pétillants, requièrent mon attention. J’interroge Julien :

— Savez-vous qui est cette blonde resplendissante, là-bas ?… Elle a un collier d’admirables émeraudes.

— Fréminet me l’a nommée, tout à l’heure, répond négligemment Dangel. Je crois que c’est la femme du directeur d’un grand journal financier… Une certaine madame Dubreuil… non : Bouvreuil ! madame Jules Bouvreuil.

Tiens ! Bouvreuil : le patron de l’Agioteur, l’ennemi de Landry Colin ! Je lorgne, avec une curiosité aiguë, le couple installé en face : l’homme, sec, droit, l’œil éteint ; la femme, souriante, épanouie comme une rose d’automne…

C’est toujours amusant de regarder des gens dont quelqu’un vous a beaucoup parlé. Julien ajoute :

— D’après Fréminet, elle n’aurait point une bonne réputation, la belle madame Bouvreuil…

Mais il s’interrompt, voyant le rideau se lever, pour m’avertir, un peu confus :

— Ne l’écoutez pas, celle-là : elle est de moi… et elle est idiote… Si vous ne teniez pas à assister au ballet que danse Nadine, je vous aurais priée de partir… J’ai honte de mes chansons stupides !

Et le jeune auteur dramatique, navré d’écrire des couplets incongrus commandés par Fréminet, se rencogne, maussade, au moment où le beau Mafiole, entrant en scène, déclame d’une voix claironnante :

« La Grève des Ventres, romance dépopulatrice… »