Nicole, courtisane/6

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Calmann-Lévy (p. 132-153).



VI


— Lucy !

— Madame ?

— Quelle heure est-il ?

— Neuf heures moins dix…

— Il fait beau ce matin ?

— Un temps superbe, madame.

— Vous préparerez mon tailleur de serge noire et mon panama… Je sors à onze heures.

— Bien, madame.

— Lucy !… Remontez-moi les journaux, avec le déjeuner.

Assise sur mon lit, à peine réveillée, je frotte mes paupières. Un mince filet de soleil, glissant de la croisée, allume une traînée de poussière à travers la pièce, dore le duvet blond de mes aisselles, et caresse d’un rayonnement tiède la courbe renflée d’un de mes seins découvert.

Deux jours se sont passés depuis la générale du New-music-hall. Je forme le projet d’aller surprendre Sylvie au Bois.

Lucy rentre dans la chambre et m’apporte le Quotidien. Je déplie mon journal en finissant d’ouvrir tout à fait les yeux.

Voyons la première feuille : je puis décrire, avant de la regarder, son immuable mise en page. À gauche, un article politique du sénateur de la Moselle. Ensuite, une information de l’étranger, avec photo instantanée. Et enfin, à droite des échos, le sensationnel fait divers ou le scandale « bien parisien ».

Bon ! Qu’est-ce que je disais !

L’invariable article de fond est encore signé par un ancien sénateur, ce matin. La vue générale d’une ville turque incendiée s’étale au beau milieu de la page, et, naturellement, l’esclandre quotidien ne fait pas défaut. Son titre raccrocheur a les honneurs de la manchette :

UN NOUVEAU KRACH

Puis, en sous-titre… Oh !… Non, c’est impossible ?… Mais si… pourtant. J’ai bien lu :

Le banquier Landry Colin a été arrêté hier !

Effondrée dans mes oreillers, anéantie de crainte et de stupeur (même lorsqu’il nous menaçait, un malheur semble toujours imprévu sur le premier moment), je cherche à reprendre mon sang-froid. Voyons… Je me ressaisis peu à peu. Landry a donc reçu le coup qu’il redoutait si fort… Ce qu’il s’agit de savoir maintenant, c’est la façon dont c’est arrivé… Et le dommage que subit son entourage… Je relis le Quotidien, sous l’empire d’une curiosité dévorante. Et je veux ressasser, d’un bout à l’autre, le récit de cet événement auquel je ne comprends absolument rien.

Relaté sans bienveillance, le compte rendu de la « Combinaison Landry Colin » débute ainsi :

« La justice vient de mettre un terme aux agissements d’un banquier parisien qui, par ses procédés et sa manière d’opérer, trouvait le moyen de faire un nombre incalculable de dupes. M. Landry Colin avait fondé en 19… une maison de banque rue Saint-Lazare. Colin s’occupait de toutes sortes d’affaires de Bourse, et avait créé des sociétés nombreuses. Favorisé par la chance, il connut bientôt une ère de prospérité. Il ouvrit des succursales à Bordeaux, Sedan, Troyes, Bourges, Amiens. Il agrandit considérablement sa maison et, l’année dernière, la transféra rue de Grammont où nous connaissons ses bureaux somptueux. L’argent affluait de toutes parts. Voici quelles étaient ses opérations favorites… »

Suivent des explications filandreuses, bourrées de chiffres et d’expressions barbares, qui s’efforcent de développer aux yeux du public les entreprises frauduleuses de Landry Colin : irrégularités dans la formation de sociétés, dividendes fictifs, énonciations d’apports majorés… Bon sang, quel micmac ! Je lis plus loin :

« … Landry Colin avait intéressé à ses affaires le fils d’un riche industriel décédé, M. Paul B… On les rencontrait fréquemment dans le monde où l’on s’amuse… »

Une allusion à Paul, maintenant ! Ah ! çà va-t-on le mêler à cette histoire ?

« … Tandis que l’argent des souscripteurs servait à payer les plaisirs du banquier, celui-ci vit se dresser contre lui un de ses actionnaires, M. Renaudel, qui s’aperçut un beau jour du danger que couraient ses fonds, porta plainte contre le banquier, et se constitua partie civile. Une information fut ouverte. M. T…, juge d’instruction, décerna un mandat d’amener. Hier matin, Landry Colin était arrêté… »

Je laisse tomber mon journal, atterrée. Que signifient ces choses embrouillées ? Le Quotidien prétend que Colin aurait trompé nombre de clients, et, tout bien résumé, il n’y a cependant qu’une plainte déposée : celle de M. Renaudel. Au fait, quel est donc ce nouvel olibrius ? Jamais Colin n’avait prononcé le nom de Renaudel en me parlant de ses ennemis. Qu’est-ce qui le pousse à entrer en jeu, celui-là ? Et comment se peut-il que l’attaque ne soit pas partie de l’Agioteur, de ce Bouvreuil acharné à la poursuite du banquier ?

Landry serait-il réellement un financier véreux, et non un lutteur malheureux succombant sous le poids d’une haine ?

Je réfléchis passionnément… Oh ! Et puis, zut ! Ce ne sont point des affaires à la portée des femmes.

Je me renfonce rageusement sous mes draps. Je me redresse bientôt. D’une main vengeresse et griffante, je lacère le maudit journal qui m’apprend cette aventure inquiétante… Rien ne m’est plus désagréable qu’un réveil salué d’une mauvaise nouvelle. Dans la journée, dans la soirée, lorsqu’on possède toute sa lucidité, — bon ! Mais, au matin, quand on sort à peine de cette délicieuse torpeur du demi-sommeil, — l’annonce d’un événement fâcheux, tombant sur votre tête engourdie ainsi qu’une potée d’eau froide, prend soudain l’importance d’un acte de cruauté. Et je relève la couverture par-dessus mes yeux, comme les enfants qui boudent.

Un quart d’heure après, Lucy me trouve dans cette attitude découragée :

— Madame ne se lève pas ?

— Si.

Je sors une jambe du lit ; mes pieds — larges, petits et potelés, — m’amusent toujours lorsqu’ils sont nus ; bien cambrés, ils se teintent délicatement d’ocre rose aux talons, d’ambre pâle aux chevilles… Je comprends Marie-Louise. Moi aussi, j’eusse été capable de poser, au messager m’apprenant un désastre, la légendaire question de l’impératrice : « Vous regardez mon pied ? » Ce matin encore, malgré mes appréhensions, je les examine avec complaisance.

Lucy m’enfile des bas de soie mauve. Soudain, j’entends la voix de Paul, venant du vestibule.

Il demande :

— Madame est dans sa chambre ?

Et paraît, au seuil de la porte. Paul est en costume de cheval ; ses bottes sont bien tirées, son vêtement ne fait pas un pli ; il porte des gants de suède d’un joli noir mat. C’est mon Paul de tous les jours… Et pourtant, sa physionomie est changée à tel point que je le reconnais à peine, et que j’esquisse un geste pour couvrir mes épaules nues, tant j’ai l’impression d’être devant un étranger… Lui, si rieur, le visage si coloré, d’ordinaire, est-ce lui, cet homme sinistre, à la figure blême, aux yeux d’angoisse, qui me fixent avec une expression d’anxiété intense ?

Oh ! La sensation bizarre : je perçois, sur les traits de Paul, l’âme nouvelle, différente, qui transforme leur aspect familier sans modifier cependant une parcelle d’épiderme… Je vois l’invisible plaquer son masque sur cette matière.

Paul ordonne sèchement :

— Laissez-nous. Madame s’habillera seule.

Et Lucy s’esquive, si vite qu’elle emporte un de mes bas par inadvertance.

Paul s’approche de moi, m’attire contre lui dans une étreinte chaste et prolongée, grave comme un adieu. Il dit :

— Tu as lu ?… Tu sais la nouvelle, ma pauvre chérie ?

— Oui.

— Je suis perdu.

— Toi !

Je le regarde avec des yeux agrandis. Les menaces mystérieuses de cette affaire enchevêtrée m’apparaissent, ainsi qu’un cauchemar, en prenant des formes fantastiques de bêtes apocalyptiques : ongles crochus, griffes acérées, gueules béantes… J’ai peur.

Je questionne, cherchant à m’expliquer tout ce qui ne m’est point accessible :

— Quel danger cours-tu ?… C’est Colin qui est arrêté. Es-tu responsable de ses actes ?

— Oui, moralement… et aux yeux du monde. Je passe pour son associé : je ne suis que son commanditaire, en réalité ; car je n’entends pas grand’chose aux opérations financières. Néanmoins, nous avons fait des affaires ensemble : je donnais l’argent, Landry l’employait. Nous exploitions en commun les mines de Green-City, et nous devions organiser une grande compagnie de transports… Dans l’affaire pour laquelle Colin est poursuivi à l’heure actuelle, je n’ai pas de participation directe. N’importe ! Lorsqu’un banquier est inculpé de quelque malversation, que ce soit à tort ou à raison, ses clients s’affolent immédiatement, exigent leurs fonds ; ses petites valeurs, toujours vulnérables, dégringolent aussitôt : c’est la panique, la débâcle… Colin arrêté : je suis englobé dans la catastrophe, considéré comme complice, parbleu ! Depuis hier, les actions de mes raffineries ont déjà baissé. Sais-tu à quel cours étaient les valeurs de la banque Landry Colin, il y a trois jours ? La Banque Algérienne : 203 ; les Mines Green-City : 325 ; La Nationale : 228… Hier, dès l’arrestation connue, le cours tombe à 80, 50, 25…

— Si tu crois que cela me renseigne ! Sitôt que l’on cite des chiffres, je ne comprends plus rien…

— Les conséquences de la plainte Renaudel entraînent les faillites de nos entreprises… Eh bien ! non ! Je ne veux pas ! Moi, qui n’ai jamais accepté de proposition douteuse, qui ai vécu jusqu’ici, honoré, estimé, je n’entends point me laisser prendre pour l’associé d’une canaille : plutôt que d’entacher ma réputation, je préfère aller à la ruine totale… Il faut tirer Landry Colin du péril, coûte que coûte !

Paul se tait, absorbé, le front barré d’une ride profonde.

Il me suit machinalement dans le cabinet de toilette.

Pour la première fois, Paul me laisse procéder à mes soins de coquetterie sans m’interrompre, sans me regarder. Je puis, impunément, évoluer à demi-nue au milieu de mon élégant laboratoire hydrothérapique ; arroser ma chevelure dénouée de parfums enveloppants ; brosser mes ongles d’un émail brillant ; masser ma poitrine d’une main délicate, ennuager mes joues et mon cou d’une poudre invisible : nulle caresse ne vient me troubler.

Et cette abstention inconcevable, extraordinaire, de Paul, est le signe le plus grave de son accablement.

J’en suis tellement déconcertée que j’oublie de me coiffer, immobile, pétrifiée.

Affalé sur des coussins, Paul médite, le regard sombre. À la fin, il s’écrie :

— Oui, mais comment sauver Landry ?… Ses adversaires sont inattaquables. Corrompre Renaudel ?…

— Corrompre !… Tu veux dire : le désintéresser ?

Sans prendre garde à mon interruption, Paul continue :

— Impossible. Le pot-de-vin qu’il a dû recevoir d’autre part est probablement formidable. Au dessus d’une certaine somme, on devient honnête homme, et l’on se révèle inaccessible à la trahison : elle ne rapporte plus assez.

Il gronde, exaspéré :

— Et dire que je suis sûr que Colin n’est point fautif en cette sale affaire !

— Alors, rassure-toi… Il sera impossible de le condamner.

— Tu crois ça, âme simple ? Penses-tu que les juges puissent discerner quelles sont les opérations licites, et les autres ? Ils ne sont pas plus financiers que toi. Et quand le parquet s’avise d’éplucher les comptes d’un petit établissement de crédit, à défaut de la grosse escroquerie, il découvre souvent quelques peccadilles. Il est si malaisé de distinguer le blé de l’ivraie, parmi ces spéculations…

— Mais, enfin… Si le résultat est le même, chaque fois, que l’on accuse un banquier : à quoi reconnaît-on son innocence ?

— À ce qu’il n’est pas parti pour Bruxelles. Lorsqu’on est coupable, on file — c’est le salut. Lorsqu’on peut se défendre, on reste — c’est la honte. Colin savait depuis deux mois qu’une information était ouverte. On ne l’a point arrêté par surprise : il aurait pu fuir vingt fois s’il l’avait voulu.

Je tords la coque blonde de mon chignon ; j’arrange avec art les boucles crépelées qui encadrent mon visage. Pourquoi négliger ce soin ? Il ne m’empêche pas d’écouter les doléances de Bernard : et une coiffure réussie, ça nous console de bien des choses…

Paul reprend violemment, après un silence :

— C’est exaspérant ! Nous qui n’avons rien fait… Passer pour des malhonnêtes gens à cause de cette fripouille !…

— Renaudel ?

— Mais non : Bouvreuil !

— Hein ? Bouvreuil ?

Je sursaute d’étonnement. Paul perdrait-il la tête ? J’insiste :

— À quel propos t’en prends-tu à Bouvreuil ?… Puisque c’est Renaudel, le plaignant.

— Mon petit, Renaudel est un homme de paille. Un pauvre diable, incapable matériellement d’être l’actionnaire d’une société financière. On lui a fourré ses titres dans la main le jour qu’il porta plainte, et on lui a même fourni la somme qu’il dut verser au greffe. Renaudel est un faux plaignant. Tout vient de l’Agioteur.

— Il me semble que cela peut se prouver, ça. Si on déposait une contre-plainte…

— Bah ! La raison du plus fort… Ce Jules Bouvreuil jouit d’une influence terrible.

— Toi aussi, Paul, tu es puissant.

— Ma seule force, c’est l’argent. Lui en a également, autant que moi. Par exemple, ce que je possède et qu’il n’a point, ce sont les scrupules : la partie est inégale. Je la jouerai quand même… Tant pis !

Je retire ma chemise pour la remplacer par une combinaison pantalon : un amour de dentelles enrubannées. Nue, je me contemple devant la glace : j’ai un corps svelte et charnu d’Anadyomène ; une peau blanche, blonde, rosée ; une chair élastique et ferme ; les reins souples ; les seins en coupes ; les hanches pleines et le ventre plat. J’ai comme un vague pressentiment que toutes ces petites choses précieuses ont infiniment plus de valeur que les actions de la banque Landry Colin…

J’interroge Paul en attachant mes jarretelles :

— Quel intérêt eut Bouvreuil à commettre cette iniquité ?

— Deux raisons majeures : la nécessité de se débarrasser d’un obstacle, et l’occasion d’un bon coup de Bourse…

— Détaille…

Paul s’embarque dans une histoire très embrouillée, cite des chiffres, emploie des expressions affolantes : report, émissions, extension économique, hausse et baisse, mines d’or : ça me produit le même effet que, toute petite, quand je prenais une leçon d’arithmétique et que je ne parvenais pas à résoudre un problème diffus ; mon institutrice me bourrait la tête de termes analogues : densité, dividende, lingot d’or… Oh ! Sainte terreur du calcul… Je coupe le discours de Paul :

— Je t’en supplie : parle-moi une langue que je comprenne !

Alors, lui, tout d’un trait :

— Écoute : tu as vu, des fois, un dogue et un mâtin guigner le même morceau. Qu’en résulte-t-il ? Bataille. C’est le vainqueur qui happe la belle viande. Eh bien, voilà ! Landry Colin gênait Bouvreuil. Bouvreuil a fait coffrer Colin pour manger à lui seul la côtelette que tous deux se disputaient.

— J’ai saisi, à présent. Et le coup de Bourse ?

— Encore plus simple : Bouvreuil a profité de ce qu’il connaissait le jour de l’arrestation d’avance, pour vendre les valeurs de Colin au plus haut cours, et les racheter quand elles sont tombées à plat.

— Bon ! Ça recommence à devenir inexplicable… Je croyais que c’était en faisant l’opération contraire — acheter des titres et les revendre à un cours supérieur — que l’on avait un bénéfice ?

— Pas dans ce cas. Exemple : tu vends 1.000 francs, à un monsieur, un objet qui ne vaudra plus que 10 francs après-demain. Si tu n’achètes, en réalité, cet objet que le jour où il subit sa dépréciation, tu as gagné la différence… car, tu n’es pas tenue de le remettre immédiatement à ton client, qui, lui, doit te le payer le prix convenu.

— C’est assez malpropre, ce petit trafic !

— Plutôt !

— Si on parvenait à le démontrer, est-ce que cela ne favoriserait point Landry ?

— Colin va certainement réclamer une enquête concernant ces agissements, dans l’intérêt de sa défense. Bah ! la bande de Bouvreuil trouvera bien le moyen de truquer les rapports d’expert. Quand on a un homme politique dans sa manche — et quel homme ! — on a beau jeu à tenter de vilains coups.

— Quel est cet homme politique que Bouvreuil a dans sa manche ?

— Hé !… Léon Brochard, parbleu !

— Léon Brochard !!

Abasourdie, je répète machinalement ce nom inattendu.

Avez vous déjà parcouru l’un de ces labyrinthes de foire dont les murailles sont peintes de figures grotesques ?…

Chaque tournant nous ménage une surprise, que les détours vous empêchaient de voir, une seconde avant. Voilà tout à fait l’impression que j’éprouve, au fur et à mesure que mon esprit se perd dans les spirales de l’Affaire Colin.

Je songe à voix haute :

— Cependant, Landry s’est vanté à bon escient d’être protégé par Brochard, son ancien condisciple…

Paul hausse les épaules :

— Brochard a changé son fusil d’épaule… Est-ce un fait unique ? N’as-tu jamais vu un politicien passer d’un parti à l’autre ? Lorsqu’une branche commence de pourrir, l’oiseau transporte son nid sur la branche voisine.

Je réfléchis. En un éclair, le nom de Léon Brochard me rappelle tous les incidents de ces deux derniers mois : sa visite chez moi, le soir qu’il fut amené par Landry ; son admiration pour le tableau de Watelet ; et sa déclaration ; puis, mon escapade rue de Solférino, ma légère ivresse, mon demi-consentement aboutissant à l’entière déconvenue de l’ex-Premier, si piteux à voir sous sa petite chemise… Il semblait fort amoureux, Léon Brochard. N’y aurait-il aucun espoir, de ce côté ?…

Paul m’interrompt, d’une exclamation de joie profonde :

— Comme je suis heureux que ta situation te mette à l’abri de cette débâcle, Nicole !

C’est vrai : tandis que mon pauvre Bernard va s’embourber, se débattre, peut-être se ruiner, au milieu de ces tripotages, moi — grâce à sa générosité passée — je reste riche, indépendante, hors de la bourrasque.

Ton rôle ne se dessine-t-il point, Nicole, après ces paroles que Paul vient de prononcer innocemment ?

Tu es bien allée chez Léon Brochard sans dessein, sans excuse, par perversité, pour défier bêtement la jalousie, sinon légitime, du moins très humaine, de ton amant. Tu peux donc risquer cette démarche, aujourd’hui que ton but est de sauver l’homme loyal et affectueux qui te fit le destin d’une Danaé, te comblant à la fois, d’or et de caresses… Ta seconde visite à l’ex-ministre sera la rançon de la première.

Ma décision est prise. Irrévocablement. J’ai achevé de m’habiller, pendant cette conversation. Je retourne dans ma chambre où Lucy, exécutant mes ordres, a déposé sur le lit le costume de serge noire et le panama entortillé de gaze bleue… Cette toilette m’évoque le gentil programme que je m’étais tracé… Voici ma matinée gâchée : ce n’est pas encore aujourd’hui que je verrai Sylvie !

J’endosse ma jaquette, après avoir attaché la jupe trotteuse. Une cravate verte, un faux-col éblouissant tranchant sur la sobriété du tailleur noir, et jamais je ne me suis vue plus jolie que sous ces vêtements discrets dont la simplicité met ma fraîcheur en valeur, mieux que les soies et les velours tarabiscotés du soir.

Par exemple, le panama est trop négligé pour une démarche sérieuse. Je le remplace par un tricorne de paille noire, qui me fait paraître encore plus blonde.

Paul m’a regardée, étonné ; maintenant, il interroge, tandis que je boutonne mes gants :

— Tu sors ?… Où vas-tu ?

Je le fixe profondément, sans répondre.

Nos yeux se rencontrent, s’incrustent, s’expliquent, se gênent horriblement sans oser se détourner ; une sorte d’attraction nous force à subir ce supplice de la vrille, où chacun lit sa pensée dans les prunelles de l’autre.

Paul me devine, sachant bien, lui aussi, que si l’on parvenait à détacher Léon Brochard du clan Bouvreuil, à ramener l’ancien ministre dans le camp de Landry Colin, le procès du banquier changerait de face. Ses regards parlants signifient : « C’est chez lui que tu vas, n’est-ce pas ? »

À la fin, répliquant à sa question muette, je murmure :

— Oui !

Paul rougit, baisse la tête. Il proteste faiblement :

— Reste… Reste, Nicole.

Hélas ! En disant cela, il ne peut se retenir de songer que ma tentative est notre seule chance de salut ; que, malgré ses méditations laborieuses, il n’a pas trouvé une idée pratique, agencé un plan propre à être mis à exécution, pour sauver son associé… D’autre part, son amour, sa jalousie, sa dignité, se révoltent à la pensée de me voir lancée dans une louche intrigue.

Paul m’offre un pauvre visage ravagé, tiraillé, torturé d’impressions contraires.

Mon cher Bernard !… Comme je le plains et comme je l’aime, à cette minute !

Heureux, il n’était, pour moi que le protecteur, en somme ; plus délicat, plus respectueux, que ne se manifestent généralement ceux qui remplissent ce rôle, voilà tout. Mon affection se montrait calme et fraternelle.

Malheureux, il éveille ma passion endormie, insoupçonnée. L’infinie pitié que je ressens à l’égard de cet être sincère et bon, vient de souffler sur le feu, d’allumer l’étincelle amoureuse… J’ai une fierté, un bonheur immense, à penser que je suis en pouvoir de l’assister, à mon tour…

Peut-être est-ce une sensation fugace due à mes nerfs surexcités : demain, la cendre se reformera-t-elle ?

Je me penche sur Paul, je le grise d’un baiser d’amante. Il appuie sa tête contre mes seins :

— Étourdis-moi, console-moi, Nicole !

Je me dégage doucement. Je profite de ce qu’il est distrait, attendri et désemparé, pour me retirer à pas de loup.

Et je sors précipitamment de l’hôtel, je dégringole le perron, je traverse le jardin en courant, tant j’ai peur qu’il ne me rappelle…

Ironie du sort : Paul est probe et n’a jamais failli ; aujourd’hui, s’il persiste dans son honnêteté, sa réputation risque d’être entachée. Et la seule ressource qu’il ait de défendre son honneur, c’est d’accepter une compromission !