Nietzsche et la guerre

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Nietzsche et la guerre
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 24 (p. 727-745).



NIETZSCHE ET LA GUERRE

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En face de la Baie des Anges, « sous le ciel alcyonien de Nice, » comme il disait, Nietzsche écrivait, en 1886, dans la préface d’un de ses livres : « Qu’il puisse, un jour, y avoir des esprits libres de ce genre (les surhommes) ; que notre Europe aura parmi ses fils de demain et d’après-demain de pareils joyeux et hardis compagnons, corporels et palpables, et non pas seulement, comme dans mon cas, à titre de schémas et d’ombres, jouant pour un anachorète, c’est ce dont je serais le dernier à douter. Je les vois dès à présent venir lentement, lentement, et peut-être fais-je quelque chose pour hâter leur venue, quand je décris d’avance sous quels auspices je les vois naître, par quels chemins je les vois arriver[1]. »

Or ces joyeux et hardis compagnons, qui doivent, par leur venue, bouleverser le monde, à quels signes les reconnaîtrons-nous ?

À des signes infaillibles, dit Nietzsche, les signes auxquels se reconnaissent toutes les aristocraties, qu’on trouve dans celles du passé et qu’on retrouvera certainement dans celles de l’avenir : « Ces hommes, qui, inter pares, sont tenus si sévèrement dans les bornes par la coutume, le respect, l’usage, plus encore par une surveillance réciproque et la jalousie, qui, même dans leurs rapports entre eux, sont si inventifs en égards, en domination de soi, en fierté, délicatesse, amitié, — ces mêmes hommes se montrent au dehors, là où l’étranger commence, pas beaucoup meilleurs que les bêtes fauves déchaînées. Ils jouissent alors d’être libérés de toute contrainte sociale, ils se dédommagent dans les pays incultes (sans kultur) de la tension d’un long internement, d’une longue contrainte dans la paix de la communauté. Alors ce ne sont que meurtres, incendies, viols joyeux. La superbe bête de proie blonde reparaît, qu’elle soit romaine, arabe, germanique ou japonaise, homérique ou scandinave[2]. »

Eh ! bien, mais il me semble que la voici, cette « superbe bête de proie blonde ! » Ils viennent de nous faire visite, ces gais et hardis compagnons que le farouche professeur saxon, le philologue moustachu de l’université de Bâle, avant d’être enfermé au cabanon des fous, saluait comme ses enfans chéris. Tous les signes précurseurs de leur avènement se sont réalisés à la lettre. Rien n’y manque, ni les incendies, ni les assassinats, ni les joyeuses luxures. Le monde soulevé d’horreur et de dégoût les a vus opérer en Belgique et dans le Nord de la France, à Louvain, à Malines et à Reims. Les ruines fument encore, les cadavres mal enterrés empestent les plaines…

Et nous nous étonnons d’un si complet retour à la barbarie, nous n’en sommes pas encore tout à fait revenus. Ce n’est pourtant point faute d’avoir été avertis. Voilà bientôt trente ans que ces sinistres visiteurs nous furent prédits par un ennemi sournois, qui nous aimait à sa manière. Et ses prédictions ne s’enveloppaient point, à leur ordinaire, dans les phrases apocalyptiques d’un Zarathoustra. Elles avaient, comme on en peut juger par les lignes précédentes, la limpidité et le son franc du cristal.

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En réalité, l’œuvre entière de Nietzsche est dominée par le fait capital de la guerre de 1870, et elle s’explique, d’un bout à l’autre, par l’ébranlement nerveux que la vue immédiate de la guerre produisit en cette sensibilité maladive.

Car Nietzsche fut malade presque toute sa vie, mais un malade de constitution robuste, qui lutte désespérément contre son mal et qui ne veut pas s’avouer vaincu par lui. C’est en qualité d’ambulancier qu’il suivit les débuts de la campagne. Il assista peut-être aux combats qui se livraient sous Metz. En tout cas, il parcourut les champs de bataille de Lorraine et ce court passage au milieu des armées victorieuses de son pays, ce rapide contact avec la force brutale suffit pour le griser. Jusqu’à son dernier souffle, il fut ivre de cette mauvaise ivresse. L’homme de plume, par on ne sait quelle perversion, s’éprit de l’homme de sabre. Le civilisé devint l’admirateur éperdu de la brute. Le cachectique célébra la santé débordante du gaillard joyeux, qui écrase tout autour de lui. Mais, comme il était aussi un professeur, et un professeur allemand, il fallait que son pédantisme trouvât son compte dans ses enthousiasmes guerriers. Il fallait que la barbarie savante qu’il chantait, lui apparût, — suivant son expression, — comme « renouvelée des Grecs. » L’ivresse destructrice des armées allemandes devint pour lui l’ivresse dionysiaque, la folie orgiastique du dithyrambe, qui fut la première forme de la tragédie grecque. La guerre de 1870 devint, dans son imagination, une autre guerre médique, d’où le peuple allemand allait sortir régénéré, prêt à créer, comme l’Athènes du ve siècle, une science et une civilisation nouvelles.

Assez longtemps, il tourna autour de son idée, avant de lui trouver sa formule définitive, commençant par glorifier l’État, tel que l’avait conçu Hegel, attaquant ceux qui l’affaiblissent, en affaiblissant l’instinct monarchique des peuples : « Ils l’affaiblissent en effet, dit Nietzsche, en propageant l’idée libérale et optimiste du monde, qui a ses racines dans les doctrines du rationalisme français et de la Révolution, c’est-à-dire dans une philosophie tout à fait étrangère à l’esprit germanique, une platitude romane dépourvue de sens métaphysique... Pour éviter que l’esprit de spéculation n’abâtardisse ainsi l’esprit d’État, il n’est qu’un moyen, c’est la guerre et encore la guerre !... On ne trouvera donc pas mauvais que je chante ici le péan de la guerre. La résonnance de son arc d’argent est terrible. Elle vient à nous sombre comme la nuit. Pourtant Apollon l’accompagne, Apollon guide légitime des États, Dieu qui les purifie... Oui, disons-le : la guerre est nécessaire à l’État, comme l’esclave à la société. »

Mais tout cela n’était encore que le prélude. Enfin, dans Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche, qui s’est entraîné par ailleurs au cynisme intellectuel, entonne le chant triomphal de la Brutalité prussienne. Malgré ses bizarreries voulues, ses ruses et ses réticences, ce livre est le plus sincère qu’il ait écrit, le plus dionysien et le plus nietzschéen. Il est sorti non seulement de sa tête, mais de son cœur et de ses entrailles, et des entrailles de sa race. Jamais « la superbe bête de proie blonde » ne s’était confessée avec plus d’audace et d’impudeur.

Écoutons le péan barbare :

« Vous devez chercher votre ennemi et faire votre guerre, une guerre pour vos pensées ! Et si votre pensée succombe, votre loyauté doit néanmoins crier victoire.

Vous devez aimer la paix comme un moyen de guerres. Et la courte paix plus que la longue.

Je ne vous conseille pas le travail, mais la lutte. Je ne vous conseille pas la paix, mais la victoire. Que votre travail soit une lutte, que votre paix soit une victoire !…

Vous dites que c’est la bonne cause qui sanctifie même la guerre ? Je vous dis : c’est la bonne guerre qui sanctifie toutes choses.

La guerre et le courage ont fait plus de grandes choses que l’amour du prochain. Ce n’est pas votre pitié, mais votre bravoure qui sauva jusqu’à présent les victimes.

Qu’est-ce qui est bien ? demandez-vous. Être brave, voilà qui est bien. Laissez dire aux petites filles : « Bien, c’est ce qui est en même temps joli et touchant. »

On nous appelle sans cœurs. Mais votre cœur est vrai et j’aime la pudeur de votre cordialité…

Vous êtes laids ? Eh bien ! mes frères, enveloppez-vous du sublime, qui est le manteau de la laideur…

La révolte, c’est la noblesse de l’esclave. Que votre noblesse soit l’obéissance. Que votre commandement lui-même soit de l’obéissance !

Un bon guerrier préfère « tu dois » à « je veux. » Et vous devez vous faire commander tout ce que vous aimez.

Que votre amour de la vie soit l’amour de vos plus hautes espérances et que votre plus haute espérance soit la plus haute pensée de la vie…

Ainsi vivez d’obéissance et de guerre ! Qu’importe la vie longue ! Quel guerrier veut être épargné !

Je ne vous ménage point, je vous aime du fond du cœur, mes frères en la guerre !

Ainsi parlait Zarathoustra[3]. »

Aujourd’hui, ces aphorismes du philologue sonnent à nos oreilles comme le programme même de l’empire et du militarisme allemands : obéissance passive, culte de la force et de la guerre, croyance que la force se confond avec le droit, impudence et mégalomanie, gaspillage des énergies et mépris de la vie humaine. À travers les couplets de l’hymne féroce, on entend monter en sourdine le Deutschland über alles et, à la fin du morceau, il semble que, derrière les grosses moustaches de Nietzsche, on voie pointer les moustaches en croc du Kaiser haranguant ses troupes, avant de les jeter à la boucherie : « Je ne vous ménage point, je vous aime du fond du cœur, bons soldats de ma garde !... »

Et comme on comprend que, transportés par cette « saga » moderne-style, par cet appel direct au furor teutonicus, les descendans des hordes scandinaves répondent au chef, en entonnant ce bardit :

« Ô Zarathoustra, à ces paroles, le sang de nos pères s’est retourné dans nos corps : cela a été comme les paroles du printemps à de vieux tonneaux de vin.

Quand les glaives se croisaient, semblables à des serpens tachetés de rouge, alors nos pères se sentaient portés vers la vie...

Comme ils soupiraient, nos pères, lorsqu’ils voyaient au mur des glaives polis et desséchés ! Semblables à ces glaives, ils avaient soif de la guerre.

Car un glaive veut boire du sang, un glaive scintille de désir[4]. »

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Quelque naïf dira peut-être que tout cela n’est que métaphores et que nous nous laissons duper par les mots ; que la guerre dont il s’agit ici, c’est la guerre éternelle contre l’erreur, la guerre de la pensée, et qu’enfin le guerrier célébré par Nietzsche, c’est le paladin symbolique de la connaissance.

Mais toute son œuvre proteste contre cette interprétation superficielle. D’ailleurs lui-même, quittant le mode sibyllin, a expressément déclaré qu’après 1870, l’Europe est entrée dans la période de la grande ’politique, — la politique mondiale, — et que Napoléon a décidément inauguré l’ère de la « grande guerre, » dont la guerre franco-allemande n’est qu’un épisode : « C’est à Napoléon (et nullement à la Révolution française qui cherchait la fraternité entre les peuples et les universelles effusions fleuries), que nous devons de pouvoir pressentir maintenant une suite de quelques siècles guerriers, qui n’aura pas son égal dans l’histoire, en un mot d’être entrés dans l’âge classique de la guerre, de la guerre scientifique et en même temps populaire, de la guerre faite en grand (de par les moyens, les talens et la discipline qui y seront employés). Tous les siècles à venir jetteront sur cet âge de perfection un regard plein d’envie et de respect ; — car le mouvement national d’où sortira cette gloire guerrière n’est que le contre-coup de l’effort de Napoléon et n’existerait pas sans Napoléon. C’est donc à lui que reviendra un jour l’honneur d’avoir refait un monde, dans lequel l’homme, le guerrier, l’emportera une fois de plus sur le commerçant et le « philistin ; » peut-être même sur « la femme » cajolée par le christianisme et l’esprit enthousiaste du XVIIIe siècle, plus encore par les « idées modernes. » Napoléon, qui voyait dans les idées modernes et, en général, dans la civilisation, quelque chose comme un ennemi personnel, a prouvé par cette hostilité qu’il était un des principaux continuateurs de la Renaissance. Il a remis en lumière toute une face du monde antique, peut-être la plus définitive, la face de granit. Et qui sait si, grâce à elle, l’héroïsme antique ne finira pas quelque jour par triompher du mouvement national, s’il ne se fera pas nécessairement l’héritier et le continuateur de Napoléon : — de Napoléon, qui voulait, comme on sait, l’Europe Unie, pour qu’elle fût la maîtresse du monde[5]. »

Qui pourrait, aujourd’hui, considérer ces lignes comme un simple divertissement intellectuel ? Nous y sommes jusqu’au cou dans la « grande guerre, » à la fois scientifique et populaire, la guerre colossale et sans précédent, que les Allemands se flattent d’avoir déchaînée sur le monde. Et, quand il s’agit d’emboîter le pas à Napoléon, de conquérir non seulement l’hégémonie de l’Europe, mais la maîtrise du monde, il me semble que nous sommes en plein dans « la grande politique. » Tout cela est sérieux, tristement sérieux, hélas ! Les phrases de Nietzsche, de ce solitaire, dédaigné d’abord de ses compatriotes, sont devenues le mot d’ordre de toute une nation. Le mirage d’avenir, qu’il a fait briller devant l’imagination allemande, l’Allemagne entière s’évertue à le réaliser.

Si nous pouvions conserver le moindre doute sur sa pensée fondamentale, sur l’importance de premier ordre qu’il attribue à la guerre, — la guerre réelle, à coups de canon, et non à coups de plume ou de bouquins, — il nous suffirait de relire ce passage empreint d’une cordiale sincérité : « C’est, dit-il, une vaine idée d’utopistes et de belles âmes que d’espérer beaucoup encore (ou même beaucoup seulement alors) de l’humanité, lorsqu’elle aura désappris de faire la guerre. En attendant, nous ne connaissons pas d’autre moyen qui puisse rendre aux peuples fatigués cette rude énergie du champ de bataille, cette profonde haine impersonnelle, ce sang-froid dans le meurtre uni à une bonne conscience, cette commune ardeur organisatrice dans l’anéantissement de l’ennemi, cette fière indifférence aux grandes pertes, à sa propre vie, et à celle des gens qu’on aime, cet ébranlement sourd des âmes, comparable aux tremblemens de terre. Sans doute, on inventera, sous diverses formes, des substituts de la guerre, mais peut-être feront-ils voir de plus en plus qu’une humanité d’une culture aussi élevée et, par là même, aussi fatiguée que l’est aujourd’hui l’Europe, a besoin non seulement des guerres, mais des plus terribles, — partant de retours momentanés à la barbarie, — pour ne pas dépenser en moyens de civilisation sa civilisation et son existence même. » — Qu’on regarde de près chacune de ces phrases ; non seulement on y reconnaîtra la pure doctrine de l’Allemagne intellectuelle d’aujourd’hui, mais on en verra sortir quelques-uns des faits-divers dont s’alimentent, depuis quatre mois, nos journaux. C’est de la divination. Inclinons-nous devant Nietzsche. S’il n’a pas été un entraîneur pour la jeunesse de son pays, il a été un voyant d’une lucidité extraordinaire.

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Voilà donc la guerre décrétée l’éducatrice du genre humain ? Si elle n’est plus, aux yeux de Nietzsche, d’institution divine, elle est scientifiquement nécessaire à l’humanité.

Guerre contre qui ?... Mais, d’une façon générale, envers et contre tous, — tout simplement : « Sus, sus ! dit Picrochole, et qui m’aime me suive ! » Chacun aura son tour, quiconque n’appartient pas à la belle race élue des maîtres, qui doivent asservir la planète. Mais il faut être patient, guetter l’heure et savoir ménager l’ennemi, jusqu’au moment favorable pour l’attaque. En tout temps, il y a des peuples débiles qui semblent, d’eux-mêmes, tendre le col au joug. On commencera par ceux-là : ce sont les peuples qui, ayant perdu le culte de la force, avec le sentiment de leur vaillance, se font les propagateurs d’une morale d’esclaves, la seule qui leur convienne. Pour ces doux, Nietzsche ne tarit pas en sarcasmes. Il leur jette l’injure à la face, il les appelle « bêtes de troupeaux, peuples-chiens, races inférieures ou dégénérées. » Ceux-là, il faut qu’ils disparaissent, pour céder la place aux forts. Pas de pitié pour eux ! Les épargner serait une injustice envers la Vie, puisqu’ils ne méritent pas de vivre :

« Tu ne tueras point, tu ne déroberas point ! Ces paroles étaient appelée saintes jadis : devant elles, on courbait les genoux et la tête, et l’on ôtait ses souliers.

Mais je vous le demande, où y eut-il jamais de meilleurs brigands et de meilleurs assassins dans le monde que ne l’étaient ces saintes paroles ?

N’y a-t il pas, dans la vie elle-même, vol et assassinat ?

Et, en sanctifiant ces paroles, n’a-t-on pas assassiné la vérité elle-même ?

Ou bien n’était-ce point prêcher la mort que de sanctifier tout ce qui contredisait et déconseillait la vie ?... mes frères,, brisez, brisez-moi les vieilles tables[6] ! »

Veut-on avoir la traduction de ce lyrisme d’apache en langage clair et prosaïque, et immédiatement contemporain ? Qu’on écoute cette interview d’un blessé allemand, un colonel bavarois, récemment hospitalisé dans une de nos villes méridionales. Comme, avec toutes les formes convenables, un prêtre en visite lui parlait des atrocités commises par ses compatriotes en Belgique et dans le Nord de la France, le colonel lui répondit : — « Ah ! c’est que ce n’est pas une guerre ordinaire ! C’est une guerre d’extermination ! Il ne s’agit pas de savoir qui gagnera une bataille, pour faire la paix ensuite. Il s’agit de savoir si la race latine et la race slave vont prétendre continuer d’exister en face de la race germanique, c’est-à-dire en face d’une culture et d’une civilisation supérieures. » À quoi l’ecclésiastique de répondre : « Et nous, sommes-nous donc sans culture ? Et les Belges ? — Oh ! parfaitement ! Je la connais, votre culture, je lis vos auteurs. Mais c’est une culture inférieure, la flamande aussi !... Oui, c’est entendu ! Vous êtes bons, vous soignez bien nos blessés. Mais que voulez-vous ? Vous êtes des êtres inférieurs, destinés à être absorbés. »

Ainsi parlait Zarathoustra, n’est-il pas vrai ?

Et même il avait soin de désigner à mots couverts la juste victime de l’ambition des forts, la proie légitimement offerte à leurs convoitises. Afin que nul n’en ignore, cette proie se trouve « là où la vie a son développement le plus mesquin, le plus étroit, le plus pauvre, le plus rudimentaire, et où, pourtant, elle ne peut faire autrement que de se prendre elle-même pour la fin et la mesure des choses, que d’émietter et de mettre en question furtivement, petitement, assidûment, ce qui est plus noble, plus grand, plus riche[7]... » Ces gens, qui mettent en question petitement ce qui est grand et noble, ô mes frères de France et d’Europe, c’est nous-mêmes, n’en doutons pas !

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Dès maintenant, des symptômes politiques non équivoques encouragent les espoirs des forts. Le socialisme et le nationalisme s’entendent admirablement à façonner les races inférieures pour la domination des aristocraties de l’avenir. Le socialisme surtout excelle à déviriliser, à abêtir et à domestiquer les masses. Et ainsi « tandis que la démocratisation de l’Europe aboutira à la création d’un type préparé à l’esclavage, ... l’homme fort deviendra nécessairement plus fort et plus riche qu’il ne l’a peut-être été jusqu’à présent, grâce au manque de préjugés de son éducation, grâce aux facultés multiples qu’il possédera dans l’art de dissimuler et dans les usages du monde. » — À ce manque de préjugés, à cet art de dissimuler, qui caractérisent l’homme fort, s’ajouteront les voyages et la vie cosmopolite, pour parachever son éducation. Derrière le mouvement démocratique de l’Europe, « s’accomplit, nous assure Nietzsche, un énorme processus physiologique, qui grandit chaque jour, — le phénomène du rapprochement des Européens, des Européens qui s’éloignent de plus en plus des conditions qui font naître des races liées par le climat et les mœurs, et qui s’affranchissent chaque jour davantage de tout milieu défini... donc la lente apparition d’une espèce d’hommes essentiellement surnationale et nomade, qui, comme signe distinctif, possède, physiologiquement parlant, un maximum de faculté et de force d’assimilation. »

L’éducation et surtout l’entretien de cette aristocratie, stimulatrice et dépensière effrénée de toutes les énergies, imposeront aux peuples un surmenage terrible. Jamais les cas de folie, de crétinisme, de rachitisme, de dégénérescence n’auront été plus fréquens que dans ces milieux de vie intense. Mais il serait absurde de s’en effrayer. C’est la rançon inévitable : « La défection, dit Nietzsche, la décomposition, le déchet n’ont rien qui soit condamnable en soi : ils ne sont que les conséquences nécessaires de la vie, de l’augmentation vitale... Une société n’est pas libre de rester jeune, et même, au moment de son plus bel épanouissement, elle laisse des déchets et des détritus. Plus elle progresse avec audace et énergie, plus elle devient riche en mécomptes, en difformités, plus elle est près de sa chute[8]. »

Acceptons-en l’augure. Il paraît que l’Allemagne intense d’aujourd’hui est riche en neurasthéniques, en fous et en suicidés. Serait-ce le commencement de sa fin ?

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Mais Nietzsche se rirait de la question. Avant qu’une aristocratie, telle qu’il la rêve, apparaisse dans le monde, bien des tentatives infructueuses se seront succédé. Un surhomme coûte cher, et il est long à créer.

En tout cas, voici les caractéristiques qui le signaleront aux foules esclaves, ou aux observateurs perspicaces. D’abord, l’aristocrate de l’avenir sera un guerrier, un chef militaire, — du moins provisoirement, pendant les siècles que durera « la grande guerre. » Car, répétons-le encore, avec Nietzsche, nous sommes certainement entrés « dans une nouvelle ère guerrière[9]. » Toute illusion pacifiste et humanitaire à ce sujet serait aussi naïve que funeste. Moyennant quoi, l’auteur de Zarathoustra ne laisse passer aucune occasion de se proclamer un admirateur enthousiaste de tout ce qui touche à la guerre et d’affirmer son culte du militarisme. Avec une insistance un peu ridicule chez un homme de plume et d’écritoire, il affecte d’employer des métaphores belliqueuses, des expressions emprunte’es à la technique militaire. Encore à la fin de sa vie lucide, dans les notes destinées à son livre sur la volonté de puissance, s’il examine les meilleurs remèdes contre les dissolvans de la modernité, il cite en première ligne « le service militaire obligatoire, avec des guerres véritables, qui fassent cesser toute espèce de plaisanterie[10]. » — Ces derniers mots sont vraiment admirables ; toute espèce de plaisanterie ! Y sent-on assez la raideur du caporal prussien ! Méditons-les soigneusement, et rapprochons-les, pour en faire notre profit, de ces autres mots, que les journaux attribuaient dernièrement à un diplomate teuton : « La guerre n’est pas un thé de cinq heures. » Les Allemands doivent, comme nous, en savoir quelque chose.

Enfin, pour couper court à toute discussion, Nietzsche ajoute en faveur du militarisme cet argument suprême : « Le maintien de l’état militaire est le dernier moyen qui nous soit laissé, soit pour la sauvegarde des grandes traditions, soit pour l’institution du type supérieur de l’homme, du type fort. » C’est donc, en définitive, une question vitale pour la civilisation..

Or, l’aristocrate formé par le militarisme ne connaît que lui-même et les hommes de son rang, lui d’abord : « Au risque de scandaliser les oreilles naïves, je pose en fait, dit Nietzsche, que l’égoïsme appartient à l’essence des âmes nobles... L’âme noble accepte l’existence de son égoïsme, sans avoir de scrupule. C’est la justice même... Elle prend, comme elle donne, par un instinct d’équité passionné et violent, qu’elle a au fond d’elle-même[11]. » Ainsi quand un voleur vous vole, c’est par « un instinct d’équité passionné et violent. »

Mais ces nobles voleurs se piquent d’avoir une morale à eux, la morale des maîtres, qui ne saurait, en aucune façon, être celle des esclaves : « Une morale de maître est surtout étrangère et désagréable au goût du jour, lorsqu’elle affirme, avec la sévérité de son principe, que l’on n’a de devoir qu’envers ses égaux ; qu’à l’égard des êtres de rang inférieur, à l’égard de tout ce qui est étranger, on peut agir à sa guise, « comme le cœur vous en dit, » et de toute façon, en se tenant « par delà le bien et le mal. » On peut, si l’on veut, en de certains cas, user de compassion, quoique rien ne soit plus dangereux pour les forts que la pitié : « Il y a aujourd’hui, dans toute l’Europe, une sensibilité et une irritabilité maladives pour la douleur, et aussi une intempérance fâcheuse à se plaindre, une effémination qui voudrait se parer de religion et de fatras philosophique pour se donner plus d’éclat. Il y a un véritable culte de la douleur. Le manque de virilité de ce qui, dans les milieux exaltés, est appelé compassion saute, je crois, tout de suite aux yeux[12]. » Arrière donc la pitié ! Le véritable mâle la méprise. « Wotan a mis dans mon sein un cœur dur : cette parole de l’antique saga Scandinave est vraiment sortie de l’âme d’un Wiking orgueilleux. Car lorsqu’un homme sort d’une pareille espèce, il est fier de ne pas avoir été fait pour la pitié[13]. » Et d’ailleurs celui qui a des ennemis à abattre, celui qui veut ceindre la couronne de victoire doit être dur. Écoutons encore Zarathoustra :

« … Si vous ne voulez pas être des destinées, des inexorables, comment pourriez-vous, un jour, vaincre avec moi ?

Et si votre dureté ne veut pas étinceler et trancher et inciser, comment pourriez-vous un jour créer avec moi ?

Car les créateurs sont durs. Et cela doit vous sembler béatitude d’empreindre votre main en des siècles, comme en de la cire molle, — béatitude d’écrire sur la volonté des millénaires, comme sur de l’airain, — plus dur que de l’airain, plus noble que l’airain. Le plus dur seul est le plus noble.

Ô mes frères, je place au-dessus de vous cette nouvelle table de la loi : devenez durs[14] ! »

Les âmes sensibles peuvent alléguer que l’homme dur et sans pitié se met hors de l’humanité, se rapproche du barbare et de la brute, Nietzsche leur répond triomphalement : « Il ne faut pas se faire d’illusions humanitaires sur l’histoire des origines d’une société aristocratique (qui est la condition pour l’élévation du type « homme.) La vérité est dure. Disons-la sans ambage, montrons comment jusqu’ici a débuté sur terre toute civilisation élevée. Des hommes d’une nature naturelle, des Barbares dans le sens le plus redoutable du mot, des hommes de proie, en possession d’une force de volonté et d’un désir de puissance encore inébranlés, se sont jetés sur des races plus faibles, plus policées, plus pacifiques, peut-être commerçantes ou pastorales, ou encore sur des civilisations amollies et vieillies, chez qui les dernières forces vitales s’éteignaient, dans un brillant feu d’artifice d’esprit et de corruption. La caste noble fut, à l’origine, toujours la caste barbare. Sa supériorité ne résidait pas tout d’abord dans sa force physique, mais dans sa force psychique. Elle se composait d’hommes plus complets, ce qui, à tous les degrés, revient à dire, de bêtes plus complètes[15]. » Et voilà !... Quand nous croyons injurier les officiers allemands, incendiaires de cathédrales, ou assassins de femmes et d’enfants, en les traitant de barbares et de bêtes brutes, ils nous rient au nez. Ils revendiquent ce titre avec orgueil : barbares et brutes, ils sont fiers de l’être.

Faire le plus de mal possible au voisin, qui est l’ennemi, c’est bénédiction pour l’homme fort. Le contraire serait sottise et faiblesse. En effet, « s’abstenir réciproquement de froissemens, de violence, d’exploitations, cela peut, entre individus, passer pour être de bon ton, mais seulement à un point de vue grossier, et lorsqu’on est en présence de conditions favorables... Mais dès qu’on pousse plus loin ce principe, dès qu’on essaie d’en faire même le principe fondamental de la société, on s’aperçoit qu’il s’affirme pour ce qu’il est véritablement : volonté de nier la vie, principe de décomposition et de déclin. Il faut ici penser profondément, et aller jusqu’au fond des choses, en se gardant de toute faiblesse sentimentale. La vie elle-même est essentiellement appropriation, agression, assujettissement de ce qui est étranger et plus faible, oppression, dureté, imposition de ses propres forces, incorporation, et tout au moins exploitation[16]. » Autrefois on croyait rêver, en lisant cela. Aujourd’hui, il faut bien s’incliner devant la réalité, et saluer décidément dans ces phrases de Nietzsche le programme prophétique, — d’une franchise et d’une brutalité toutes bismarckiennes, — de l’impérialisme allemand et de sa politique mondiale : incorporation, ou « tout au moins » exploitation. Voilà ce qui attend quiconque n’a pas encore l’honneur de faire partie de l’Empire.

Rien n’arrêtera la brute conquérante lâchée contre sa proie, pas plus la crainte de souffrir elle-même, que de faire souffrir autrui. Il y a une jouissance dans la douleur victorieusement subie et il y en a une autre à faire le mal sciemment. Dans le plan de son grand ouvrage inachevé, de celui qu’il appelle Le Livre parfait, Nietzsche prévoit des développemens considérables sur la « nécessité de faire mal, sur la volupté de la destruction. » Ce n’est pas que les victimes se soumettent de gaité de cœur auxtraitemens féroces du conquérant. Elles se révoltent et, quelquefois, de façon cuisante pour le vainqueur. Mais qu’importe ! L’homme fort aime le risque, il cherche le danger de l’aventure, il est content d’avoir un bon ennemi, ne fût-ce que pour entretenir sa bravoure et aussi sa cruauté. Car il faut être méchant et cultiver diligemment sa méchanceté. En cent passages Nietzsche revient sur la nécessité qu’il y a, pour l’homme fort, d’être méchant.

Ainsi, il est dur à lui-même comme il est dur aux autres. Grâce à cette éducation impitoyable, il devient, comme dit son pédagogue, « une bête complète ; » il goûte la joie profonde d’être une brute, de se sentir une brute malfaisante et destructrice. Détruire ! quelle ivresse ! D’abord, l’ennemi : cela va de soi ! Puis tout ce qui touche à l’ennemi, sa civilisation, son passé. Tout cela est condamné à mort avec lui. Tout cela est entaché d’erreur et de corruption, puisque cela n’a pas pu le sauver. Hâtons-nous de faire disparaître ces vestiges d’une race moribonde :

« Ô mes frères, suis-je donc cruel ? dit Zarathoustra. Mais je vous le déclare : ce qui tombe, il faut encore le pousser ! Tout ce qui est d’aujourd’hui tombe et se décompose. Qui donc voudrait le retenir ? Mais moi, — moi je veux encore le pousser !

Connaissez-vous la volupté qui précipite les roches dans les profondeurs à pic ?... Ces hommes d’aujourd’hui, regardez donc comme ils roulent dans mes profondeurs !

Je suis un prélude pour de meilleurs joueurs, ô mes frères, un exemple! Faites selon mon exemple !

Et, s’il y a quelqu’un à qui vous n’appreniez pas à voler, apprenez-lui à tomber plus vite[17] ! »

Par delà les ruines, en avant ! Mort au passé, et vive l’avenir ! Un tas de pierres, même consacrées par l’art ou par les vieilles religions, ne doit pas arrêter l’élan du vainqueur : « J’aimerai, dit Zarathoustra, j’aimerai même les églises et les tombeaux des dieux, quand le ciel regardera d’un œil clair à travers leurs voûtes brisées. J’aime à être assis sur les églises détruites, semblable à l’herbe et au rouge pavot[18]. » Est-ce simplement le hasard des mots, ou bien, je le répète, est-ce une vision prophétique ? En tout cas, les dévastations sauvages de Louvain, de Malines, de Reims, d’Ypres et d’Arras fournissent à ce passage un commentaire d’une actualité tragique et saisissante. Le mois dernier, les lignes suivantes paraissaient dans le Tag de Berlin, sous la signature d’un général allemand : « Nous n’avons rien à justifier. Tout ce que feront nos soldats pour faire du mal à l’ennemi, tout cela sera bien fait et justifié d’avance. Si tous les chefs-d’œuvre d’architecture placés entre nos canons et ceux des Français allaient au diable, cela nous serait parfaitement égal... On nous traite de Barbares : la belle affaire! nous en rions. Nous pourrions tout au plus nous demander si nous n’avons pas quelque droit à ce titre. Que l’on ne nous parle plus de cathédrale de Reims, et de toutes les églises et de tous les palais qui partageront son sort : nous ne voulons plus rien entendre. Que de Reims, nous arrive seulement l’annonce d’une deuxième entrée victorieuse de nos troupes : tout le reste nous est égal. »

N’est-ce pas que c’est d’un bon élève de Zarathoustra ? car le moderne barbare est un bon élève, — c’est là sa marque. Il est pédant, comme son père le philologue Frédéric Nietzsche. Il n’abandonne rien au hasard, il fait tout par principe. S’il lâche la bride à ses ignobles instincts, il faut que la philosophie ou la science le munissent pour cela de raisons profondes. S’il se saoûle, il faut que ce soit à l’imitation du thiase de Dionysos : « Bien manger et bien boire, ô mes frères, ce n’est pas en vérité un art vain[19], » vaticine Zarathoustra. Mais le Germain ne peut imiter le Grec, que comme le bourgeonné Silène imite son maître. L’orgie dyonisienne, pour lui, c’est se rouler dans le sang et dans l’ordure.

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Quelqu’un me dit : ce parallélisme entre la philosophie de Nietzsche et les mœurs militaires allemandes, telles que la guerre actuelle vient de les révéler, est assurément curieux et même frappant. Mais ce parallélisme est tout accidentel. En réalité, Nietzsche n’a eu ni succès, ni influence en Allemagne.

C’est bien possible, et lui-même s’est assez plaint du grand silence qui accueillit, dans sa patrie, tous ses ouvrages indistinctement. Pour l’instant, je ne veux pas examiner cette question dont j’ignore les premiers élémens. Il me suffit de constater l’accord parfait qu’il y a entre ses enseignemens et la mentalité très spéciale que manifestent, en ce moment, les armées allemandes. Telle de ces pages est l’exacte photographie psychologique de l’officier allemand d’aujourd’hui. Lui-même enfin nous apparaît, non pas seulement comme le type littéraire le plus complet et le plus original de la culture allemande contemporaine, mais comme le produit le plus parfait de la discipline prussienne, du militarisme intellectuel prussien.

On objecte qu’il aimait la France. Comment l’aimait-il, hélas ! et pour quelles raisons médiocrement flatteuses ! Il la considère comme le type de la nation décadente, mais qui a au moins les vertus de sa décadence, une finesse, une pénétration psychologique tout à fait singulières. La France qu’il exalte le plus appartient au passé : c’est la France classique, avec son sens de la perfection et de l’aristocratie. Pour ce qui est de la France moderne, il lui retire la qualité essentielle à ses yeux, l’énergie et la continuité du vouloir. Que de vains complimens, et sur des avantages secondaires, ne nous abusent donc pas ! Nietzsche est un Allemand, et même un Sur-Allemand, — un Prussien. Il a eu le tort de confesser ses instincts, de dire tout haut ce qu’il convoitait, ce qu’il espérait, de mettre à nu l’àme prussienne, à une époque où elle avait encore la pudeur d’elle-même. On lui a fait payer ce cynisme par la conspiration du silence. Peut-être aussi ses compatriotes n’étaient-ils pas mûrs pour le comprendre :


Ton siècle était, dit-on, trop jeune pour te lire :
Le nôtre doit te plaire, et tes hommes sont nés.


Mais il savait bien, lui, qu’il était profondément allemand : « ce livre si allemand, » écrivait-il, à propos de Humain trop humain. Sans cesse, il fut hanté par le souci de l’avenir de son pays, et, lorsqu’il publia ses premières brochures, son ami Overbeck, qui les signalait à l’historien Treischke, pouvait les lui recommander en ces termes : « Je suis sûr que tu discerneras, dans ces considérations de Nietzsche, le plus profond, le plus sérieux, le plus instinctif dévouement à la grandeur allemande[20]. »

Enfin, trait significatif, qui achève la physionomie de l’Allemand moderne (et peut-être de tous les temps), Nietzsche avait le sens de la dissimulation : il recommandait la tromperie comme une excellente arme de guerre et d’avant-guerre. Autant que le public réfractaire à l’écrivain novateur, la proie désignée du peuple conquérant veut être abusée par de faux semblans. Avec sa dure et toujours un peu grossière ironie à la prussienne, l’auteur de Zarathoustra a écrit quelque part : « Il est sage pour un peuple de laisser croire qu’il est profond, qu’il est gauche, qu’il est bon enfant, qu’il est honnête, qu’il est malhabile ; il se pourrait qu’il y eût à cela plus que de la sagesse, — de la profondeur. Et enfin, il faut bien faire honneur à son nom [quand on est allemand] : on ne s’appelle pas impunément das Teusche volk, — le peuple qui trompe[21]. »

À quel point Nietzsche nous a trompés et bernés, nous autres bonnes gens de France (à peu près comme Frédéric II trompa et berna Voltaire), c’est une chose stupéfiante, et que, pour ma part, je ne suis pas encore tout à fait parvenu à m’expliquer.

Je jure qu’avant ces derniers temps, j’ignorais complètement son œuvre, ou je ne la connaissais que par de vagues ouï-dire. Voilà douze ans, j’essayai de lire Zarathoustra. Dès la première page, je refermai le livre, arrêté par les broussailles de cette mauvaise prose allemande. L’indigeste volume a dormi jusqu’à présent sur les rayons de ma bibliothèque. Mais, dès que je l’eus ouvert, avec la volonté d’en avoir le cœur net, la conviction s’imposa à mon esprit que l’ignoble guerre allemande d’aujourd’hui, dans son inspiration et ses tendances, est sortie de ce livre et de ses pareils. S’il vivait encore, Nietzsche pourrait dire, en toute vérité : « C’est ma guerre. »

Comment nos gens n’en ont-ils rien soupçonné, voilà qui me passe. Je ne connais pas de plus bel exemple de la dépravation intellectuelle qui, naguère encore, sévissait chez nous. (Espérons que, maintenant, c’est fini et que les communiqués du général Joffre nous auront donné une leçon de rhétorique radicale et définitive !) Nos mandarins de lettres étaient si incapables de comprendre qu’on put parler pour autre chose que pour le plaisir, que cette abominable prédication de Nietzsche, si terriblement réaliste et positive, a été prise par eux pour de la simple virtuosité idéologique. Pas un seul instant, ils n’ont songé à se demander si elle ne pourrait point avoir une répercussion, immédiate ou lointaine, dans la pratique.

Ainsi, voilà une doctrine qui n’a d’originalité que parce qu’elle subordonne brutalement la pensée à l’action, la spéculation à la vie, une doctrine qui est avant tout une philosophie de la vie, intéressante uniquement si elle passe dans les faits, si elle est vécue. Et personne ne s’est inquiété de savoir ce qu’elle était devenue dans la réalité ; ni si elle a tenté, ni même si elle est capable de se réaliser. Ce n’était là, croyait-on, que du paradoxe, de la mousse un peu épaisse d’intellectualité. Et puis enfin, comme on avait coutume de dire, dans nos milieux littéraires, après une brillante discussion : cela n’avait pas d’importance ! Pour nous, il y a quatre mois (il me semble qu’il y a quatre siècles), — grâce justement à l’influence pernicieuse et toujours persistante du vieil idéalisme allemand, — il existait un abîme entre penser et agir. Quelle fâcheuse tournure d’esprit ! Par elle s’explique que nos esthètes et nos critiques n’aient vu dans l’œuvre de Nietzsche que de la littérature, les rêveries d’un neurasthénique solitaire. Ces phrases, bourrées, comme des obus, par les pires explosifs de la pensée allemande, ils les ont maniées avec l’inconscience et la sérénité d’un garçon de muséum époussetant les cartons de ses herbiers.

Mais cette confrontation des théories nietzschéennes avec la réalité, — quand ils l’eussent essayée, — était bien impossible à nos littérateurs. Ils en sont toujours à « l’homme classique » de Taine, à cette entité psychologique, sur laquelle nos Jacobins ont discouru et légiféré. Un Jeune-Turc, pour eux, ne peut être révolutionnaire qu’à la façon de nos radicaux-socialistes. Ils ne conçoivent point que la liberté de notre catéchisme républicain ne soit et ne puisse être qu’une liberté française : ils sont persuadés qu’elle vaut pour l’univers et que le reste du monde nous l’envie. Les voyages n’y font rien, ne leur apprennent rien. Des milliers de Français ont traversé l’Allemagne, ils n’en ont rapporté que des étonnemens, des admirations de badauds hypnotisés par des façades, et incapables de deviner ce qui se passe derrière. Les plus coupables sont ceux qui nous ont présenté de l’Allemand moderne une image généreuse autant que conventionnelle. Leurs livres n’ont pas résisté au premier choc des réalités. Comme le disait Maurice Barrès des romans de Zola, ils ont beau dater d’hier, ils sont déjà en puanteur.

Ce qui nous excuse peut-être, c’est que les Allemands, qui s’infiltrent partout, qui vivaient chez nous, qui avaient envahi jusqu’à nos villages et jusqu’à nos fermes, qui ont la science la mieux informée, la plus documentée, et le premier service d’espionnage du monde entier, nous ignoraient presque autant que nous les ignorions, avant la rencontre du champ de bataille. Maintenant, ils nous connaissent, et avantageusement, je crois. Si cher que leur connaissance nous ait coûté, nous ne pouvons pas en dire autant d’eux.

Louis Bertrand.
  1. Humain trop humain, préface, p. 8.
  2. La Généalogie de la Morale.
  3. Les Discours de Zarathoustra, p. 58 et suivantes.
  4. Zarathoustra, quatrième et dernière partie, p. 347.
  5. Le gai savoir, 362.
  6. Zarathoustra
  7. Par delà le bien et le mal', p. 258 et suiv.
  8. La volonté de puissance, p. 112, 113.
  9. Par delà le bien et le mal, p. 195.
  10. La volonté de puissance, p. 86.
  11. Par delà le bien et le mal, p. 314.
  12. Par delà le bien et le mal, p. 336.
  13. Ibid., p. 300.
  14. Ainsi parlait Zarathoustra, p. 303-304.
  15. Par delà le bien et le mal, p. 294.
  16. Par delà le bien et le mal, p. 2>96.
  17. Ainsi parlait Zarathoustra, p. 296.
  18. Ibid., p. 326.
  19. Ainsi parlait Zarathoustra, p. 290.
  20. Cité par Daniel Halévy, Paris, La Vie de Frédéric Nietzsche, p. 153.
  21. Par delà le bien et le mal, p. 264.