Noël en Armagnac noir

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Noël en Armagnac noir
Revue des Deux Mondes7e période, tome 6 (p. 902-912).

« NADAOU »


NOËL EN ARMAGNAC-NOIR


Nadaou, en Armagnac-Noir, est pour les paysans la fête traditionnelle par excellence. Elle comporte deux réjouissances, l’une religieuse, la messe de minuit, l’autre profane, le réveillon. Et celui-ci se compose exclusivement de la « daube, » mets local, longuement apprêté. Nadaou est de plus la fête des grandes personnes. Les préparatifs de la veillée et du réveillon, la course dans la nuit vers les messes carillonnées, le retour par groupes du même quartier, du même coin de terre, le repas avec ses causeries qui atteint l’aube ne permettent ni aux petits ni aux anciens, ceux-là trop tendres encore, ceux-ci trop las de tant de jours besogneux traversés, d’aller jusqu’au bout de la double cérémonie. On couche les enfants de bonne heure, on les emporte endormis de la chaise devant l’âtre dans le lit, afin qu’ils s’aperçoivent moins de la privation, afin de ne pas les chagriner. Il n’est point pour nos petits paysans de sabots placés deux à deux dans la cheminée, de beaux sabots d’aulne vert et rose, il n’est point de sapins, joie des enfants du Nord. Ils n’ont jamais vu ces pyramides de rameaux éternellement vivants, illuminées, couvertes de cadeaux, glacées de frimas, de fils d’or et d’argent, comme dehors, quand un rayon froid du soleil septentrional touche et allume le givre de l’arbre sur pied… Et, si quelque rêve les enchante, c’est qu’il nait tout seul de leur âme pure, au souffle de la nuit prédestinée… On les couche, et on laisse les anciens auprès d’eux. Ceux-ci les gardent, certes, mais surveillent aussi la daube qui ronronne devant le feu. Le froid gagne, les chemins glissent, l’ombre confond les objets, ils ne sauraient se risquer; « ha Nadaou, » faire Noël, n’est plus de leur âge.

Tout le monde au reste a travaillé jusqu’à la dernière goutte de jour. Dans le clair soleil qui se hâte en cette saison, les hommes ont coupé de la thuie pour les litières futures, les enfants ont mené pâturer le bétail, et les femmes, assises contre le mur, vers le couchant, revu les vêtements de la famille ou vaqué aux soins de la maison, du jardin ou du poulailler. Les hommes ont pris seulement deux heures, à la fin de la journée, pour aller couper au bois « lou souc, » la bûche de Nadaou. Eux, et la « daoune » aussi, la mère, la maîtresse de maison, on dirait presque la dame, qui est partie chercher au village le morceau de bœuf de la daube. La bûche constitue quelque chose d’énorme, pris dans le bas d’un tronc, où la sève en s’accumulant avant de jaillir au printemps a gonflé et dilaté le plus les fibres. Nos métairies possèdent de vastes cheminées de cuisines, larges et hautes de plus de deux mètres, munies d’une plaque de fond, où se dressent des landiers pesants, bas de pied, droits de tige, qui paraissent se tenir debout comme des « mâts » de pailler. De l’un à l’autre une lourde barre de fer carré est jetée. Les cheminées sont aussi profondes que larges et hautes. Leur manteau repose sur des piliers de bois comme un hangar; leur voûte forme une arche à la mesure d’un pont; et, de chaque côté des landiers, à droite, règne une boite à sel pareille à un coffre à avoine, à gauche, une rangée de chaises comme à l’église. Là, le soir, pour se sécher ou se réchauffer, on s’assied en achevant de manger. Et le souffle ardent, le souffle embrasé qui sort de cet antre où, durant l’hiver, un demi-stère de rondins est empilé, est tel qu’il va ragaillardir jusqu’au fond l’atmosphère des chambres sans foyer, ouvertes tout autour de la cuisine...

La bûche doit remplacer, à elle seule, ce soir-là, les rondins-Depuis longtemps, elle est choisie. Les lisières de nos bois sont jalonnées de chênes « escos, » de tauzins, troncs antiques que l’on a toujours émondés, dont les branches servent aux petits feux pour bouillir l’eau ou les pâtées des bêtes, et qui, à force d’être amputés, ont fini par en mourir. La sève, un jour, a refusé de monter dans ces bois sans feuillage, qui ne respiraient plus, et tout de suite le temps s’est acharné sur eux. De ses ongles glacés, qui déchirent le marbre même, aidé de la pluie, du soleil et du gel, agents dévastateurs quand les choses souffrent, il les a dépouillés de leur écorce, pénétrés, desséchés jusqu’au cœur... C’est un de ceux-là que les hommes sont venus chercher. Ils savent qu’il remplira son office, qu’il tiendra le feu vingt-quatre heures : rendant assez de flamme pour maintenir une chaleur continue autour de la daube, abandonnant assez de charbons pour lui faire une ceinture renouvelée de braises vives. De là, un point de résistance et de sécheresse que certains escos présentent seuls. On scie l’arbre trouvé au ras du sol. On l’abat. On arase à la hache les nodosités, on coupe les derniers rejets, décharnés comme des bras rongés, et on le charge sur des essieux découplés, attelés d’une paire de bœufs. Les bêtes et les roues sont venues au bois avec les hommes. Des cordes pendent au joug. On en lie le tronc sur les essieux. Et l’on s’ébranle vers la maison. On va, et le long des chemins de terre inégaux, où l’humidité s’étend avec l’ombre, tout cela cahote et grince, tandis que les jeunes gens, l’aiguillon en travers sur l’épaule, sifflent pour égayer et pour soulager les bœufs qui pèsent de tout leur front. A la maison, on le décharge. On le roule vers la cuisine. Il passe la porte en long, sur de petits billons glissés sous lui, et le voici dans l’âtre à grand rendort de leviers. Et là il s’assied, il occupe la place en sursautant, il secoue les landiers qui se raidissent pour ne point plier, il se carre enfin contre la plaque du fond. La plaque, sous la pesée brutale, rend un long, un sourd murmure...

La bûche assise, on soupe rapidement, sobrement, de restes froids de midi, rien que pour couper la faim. Et l’on court chercher des sarments, on les distribue sous l’arbre, on y boute le feu. Celui-ci prend en un moment : il éclate, il atteint le tronc, il s’y écrase, et s’ouvre, et se divise, tâte le bois énorme, s’élance, l’enveloppe de flammes hautes, d’ardentes langues instantanées, et de place en place l’allume, se met à le dévorer. Et puis toute cette ardeur tombe. Le souc brûle seul, parcouru de courtes lueurs bleues, tandis qu’un rien de fumée monte vers l’air libre. Parfois l’arbre pousse un soupir, et se fend sous cette suprême épreuve... La daoune alors apporte la daube. Lentement, respectueusement. On se range pour la laisser passer. Elle est portée dans un pot de terre, haut sur : fond, large de bouche, dont la paroi épaisse la défendra contre le coup de feu possible. Il y a là un quartier de choix, veiné de filets de graisse, lourd comme de la pierre, divisé en morceaux roussis à la poêle. Comme garniture, du hachis de jambon, du hachis d’oignon, et quelques gousses d’ail. Le tout baigne dans un mélange d’eau et de vin : par moitié. Enfin on couvre le pot d’une feuille de chou, grasse, charnue, qu’une large brique comprimée, un carreau à bâtir maintient. Le couvercle flotte assez pour permettre à la vapeur de s’échapper, puisque la daube doit mijoter et non bouillir, s’applique assez pour la forcer à se réduire, à se fondre en elle-même. Une bonne daube, à fin de cuisson, offre un relief friable et onctueux, dont le jus a la consistance et le velouté presque d’une gelée légère. Viande et sauce sont un régal. Et encore un mets rare. Nos paysans ne consomment à l’ordinaire que de la viande blanche, volaille ou veau, volaille surtout, au fur et à mesure des naissances et du roulement des bêtes au poulailler. Le bœuf est réservé aux solennités : fêtes locales, fêtes de famille, et à Noël. Il n’y a point de Nadaou sans daube. Elle possède l’intangibilité d’un symbole.

La daube en place on sort, qui, donner un dernier coup d’œil à l’étable, qui, visiter la grange, qui, tirer la clairevoie sur l’enclos, et les femmes quérir au grenier « las irolles, » les châtaignes, qu’on mangera après la daube. Ce n’est que pour un instant. Chacun se hâte de rentrer. On fait cercle autour du feu, l’hôte annuel au centre, le berger de la montagne descendu dans nos pays aux premières neiges, et, entre les chaises, le chat et le chien de la maison, intéressés par l’éclatement des marrons poussés sous la cendre chaude, après avoir été fendus. Et la veillée commence. Les hommes fument, les femmes songent. Un grand silence règne. Mais, sollicité par on ne sait quel besoin de s’épancher, le berger se met à parler de lui-même. C’est l’heure où ses souvenirs l’assaillent, ses regrets d’homme à demi nomade. Les enfants sont déjà couchés, emportés doucement, et les anciens, immobiles, ont l’air d’être perdus dans leur passé… Et il dit les longues routes qu’il a faites, celles qui le mènent dans les plaines l’hiver, à travers les villages quiets où les êtres restent réunis, celles qui le ramènent vers les monts, le long des eaux courantes où ses agneaux nouveaux-nés vont boire, et qui mêlent leur bruit glissant aux voix des siens qui l’appellent.

Il dit les nuits solitaires, passées, l’été, avec ses ouailles, parmi les hauts plateaux encadrés de pics, alors qu’il erre sans ouïr d’autre souffle humain que celui de son sein, et que l’absence de celle qui dort loin de lui, en bas, arrache à son cœur un sanglot si profond qu’il en devient un chant. Il dit les soirs d’alerte, de cris et de fureur, emplis du grognement des ours rués sur le troupeau, des abois des chiens géants des Pyrénées, qui roulent de gorge en gorge comme un tonnerre, des coups de feu à bout portant, tandis que, se précipitant au bruit de lutte reconnu, d’autres bergers accourent des pacages voisins pour lui prêter main-forte et secouent des torches crépitantes au-dessus de la mêlée. Il dit enfin l’aspect de ces sommets, où l’on monte de la vallée une fois par semaine seulement pour le ravitailler, où croissent la gentiane, le réglisse, l’arnica, plante salutaire, où la framboise et la fraise abondent, rubis tendres que chaque aurore verse, où des massifs de rhododendrons se balancent au souffle de vents vierges, où l’on cueille cette merveille inconnue ailleurs : la rose sans épines... Il dit, sans éclats, sans gestes, et, devant les yeux enchantés de ces hommes de la terre, d’autres Pyrénées qu’ils n’ont jamais vues surgir à l’horizon, pleines de faces nouvelles, insoupçonnées, passent toutes dentelées sur l’azur infini...


* * *

Le berger s’est tu, le maître se lève. « Allons, minuit arrive, habillons-nous. » — On obéit. On « approche » les sabots, garnis de paille rompue qui tient chaud, les capes, les tricots de laine brute, les lanternes enfin, car la lune à Nadaou est souvent tardive. On y met des bougies. Et voici que des voix s’approchent dans l’enclos. Des gens frappent à la porte en appelant : voisins et voisines qui viennent les chercher pour cheminer de compagnie. La porte s’ouvre, on part. On cause, on rit d’abord, et puis les propos tombent. Et l’on va, muets, gagnés par le recueillement de la nuit bénie où beaucoup de femmes communieront, attentifs à suivre l’orbe lumineux des lanternes qui oscille au balancement des pas. Dès le seuil franchi, au dehors, les cloches les ont accueillis de leur chant. Des quatre points cardinaux, elles ébranlent l’air de leurs carillons, dont le calme de la nuit accroît la force ou la limpidité, comme prises d’émulation, comme si leur bouche d’airain s’échauffait en vibrant. On reconnaît celle de Mormès, petite et vieille, qui chevrote un peu, quoique restée claire ; celle de Magnan, baptisée par le dernier curé, et qui babille comme un oiseau ; et celle de Toujun dont le timbre est limpide comme un son d’argent ; et celles du Houga, les plus hautes sous les cieux, qui égrènent des gammes de cristal parmi les coups mugissants du bourdon. Et toutes se hâtent de chanter joyeusement, et comme si leur fanfare éveillait des échos jusque sur les chemins, des bruits secs, métalliques, des bruits rythmés montent de la terre martelée, des lisières, des sentiers battus, des chaussées ferrées, à la rencontre des éclats aériens.

Et ce sont les sabots, les sabots sans nombre en marche vers la crèche, qui claquent sur le sol, mêlent leur tintement d’humbles choses à la sonnerie éclatante des bronzes bénis… Et les lumières s’unissent à l’hymne des sons… Convergeant de tous les points du pays, dans leur enveloppe de verre, descendant, gravissant les pentes, au bord des fossés, le long des haies, s’attirant on dirait entre elles, se confondant aux carrefours comme des gouttes de feu qui se grossissent les unes les autres, elles débouchent sur la route qui conduit à l’église, elles s’avancent comme une nappe scintillante aux remous sinueus. La route en est emplie, l’alentour illuminé ; et un halo flotte au-dessus d’elles comme sur un incendie. Et lorsque, arrivées au porche saint, étales un moment, elles oscillent avant de s’éteindre flamme par flamme, on croirait voir quelque semis d’étoiles, quelque autre voie lactée étendue là pour les pieds purs de l’Enfant attendu…

Nadaou est la fête propre aux paysans. Les autres dépassent leur conception, leur rêve. Ils y sont passifs. Et si la beauté des cérémonies sous les voûtes aux vitraux peints, les chants de l’orgue pareils aux grands vents dans les futaies, le déroulement des processions aux lueurs des flambeaux, les psaumes, les prières, les exhortations, les bénédictions répandues parmi l’encens fumant, les y attirent et les y retiennent, Nadaou seul les captive en les associant à son mystère. Sa familiarité divine les attendrit. Ils le comprennent, ils se livrent. Ils savent ce que c’est que d’errer, « dé muda » : de changer d’asile, de venir au monde dépouillé, de vagir entre des murs de torchis, de gagner son pain, d’être en butte aux hommes et aux choses, de vivre obscur, de souffrir dans sa chair et son cœur, et d’aller sur la terre en semant son grain sans être sûr de la moisson. Et puis ils ont agi au jour prédit de la Nativité. Les premiers ils ont adoré l’Enfant. Ils lui ont apporté les fleurs de leurs cimes avant même qu’il eût souri, les fruits de leurs champs sans qu’un signe étoile les appelât. Ils lui ont prêté l’étable qui l’abrite, la paille qui le couche, l’âne et le bœuf qui le réchauffent. Ils l’ont gardé avec leurs chiens, et réjoui de leurs pipeaux. Ils l’ont enveloppé de sollicitude, de tendresse, d’adoration, ils l’ont pris presque dans leurs bras, comme un de ces agneaux qui naissent sur le chaume, et qu’ils emportent contre leur sein, suivis pas à pas de la mère inquiète... C’est pourquoi Nadaou les ravit. Ils sentent obscurément aussi :

Qu’une immense espérance a traversé les cieux,

avec la pitié, la charité, la fraternité, filles de ce berceau rustique.

Aussi comme ils chantent à Nadaou chez nous! De vieux airs patois, venus des bergeries du temps jadis, quand on filait la laine des habits, et qu’en gardant les ouailles ou tournant le rouet, les anciens et les anciennes les composaient au bruit de la pédale ou du vent. Ils sont naïfs et savoureux, rieurs et frondeurs, d’aucuns las, résignés, traversés de traits pathétiques, et tous familiers avec la Divinité, comme pleins de soucis du sol. On y rencontre des dialogues entre les anges et les pasteurs, où, par un respect hérité, l’auteur fait parler l’être ailé en français, l’homme en patois. Voici ce qu’ils se disent :

L’ANGE

Un Dieu vous appelle, — levez-vous, pasteurs, — Courez avec zèle, — vers votre Sauveur. — Le Dieu du tonnerre — promet désormais — la fin de la guerre, — la paix pour jamais.

LE BERGER

Déchem droumi, — n’ém bengés pas troubla la cerbelle; — déchem droumi. — Tire én daban, seg toun cami, — n’ey pas bésoin dé sentinelle, — ni ney qué ha de ta noubelle : — déchem droumi !

(Laisse-moi dormir, — ne viens pas me troubler la cervelle, — laisse-moi dormir. — Va-t’en plus loin, suis ton chemin. — Je n’ai pas besoin de sentinelle, — ni n’ai que faire de la nouvelle, — laisse-moi dormir!)

L’ANGE

À cette merveille — peut-on sommeiller? — Elle est sans pareille, — il faut s’éveiller...

LE BERGER

Enquoère un cop, — si m’ès quitta la paillasse, — enquoère un cop, — jou t’harei courre daou gran galop. — Si taléou sourtit de ma liasse, — n’espérés pas quartiè ni graço, — enquoère un cop.

(Encore une fois, — si tu me fais quitter ma paillasse, — encore une fois, — moi je te ferai courir au grand galop. — Et tout aussitôt sorti de mon aise, — n’espère pas quartier ni grâce, — encore une fois.)


Et ceci, où la tristesse, la fatigue de la vie à gagner, à porter, se résume en un vers du berger, ceci qui est amer et beau :

L’ANGE

Venez rendre hommage — à ce nouveau-né, — portez-lui en gage — ce cœur obstiné. — Levez-vous sans craindre, — faites un effort, — cessez de vous plaindre, — dans votre heureux sort.

LE BERGER

Lou sourt hourous — n’és pas jaméi nouste partago. — Lou sourt hourous — n’és pas en tous praoues pastous. — Pér quin estrange badinage — bos-tu qu’augim pèr un matnayge — lou sourt hourous...

(Le sort heureux — n’est jamais notre partage. — Le sort heureux — n’est point pour les pauvres pasteurs. — Par quel étrange badinage — veux-tu que nous ayons par un enfant — un sort heureux...)

Mais, petit à petit touché, saisi par la voix de l’ange, le berger se lève. Je traduis à mesure. C’est alterné.

Je vais me lever, — mais, croix de paille ! — tu pourras t’en mal trouver !

Ouvrez vos paupières, — un Dieu charitable — vient briser vos fers... — C’est dans ce village...

Que me dis-tu? — Dans ce pauvre lieu? — Ce n’est point croyable. — Le bon Dieu dans une étable? — (A quo qu’em sémble bère fablo). — Cela me paraît une belle fable !...

Un cœur fidèle s’en rapporte à moi. — Allez dans ce lieu, — près de ce bocage. — Vers cet enfant, vers ce Dieu !

Ange! sois béni. — Je vais sauter, courir vite. — (Excusatz mé, sei maou parlat), — excusez-moi si j’ai mal parlé, — Lou lugran m’enseigno la pisto. — L’étoile me montre le chemin. — Je l’aurais tout de suite vu! — Ange — sois béni...


Ainsi, depuis des temps immémoriaux, nos paysans franchissent le seuil familier de leur église. Et la crèche rayonne jusqu’au fond de leurs yeux, avec sa paille d’or, fruit de leurs sueurs.

La terre, chez nous, semble prendre part aussi à l’espérance humaine... Comme appelée par le dernier carillon qui s’est tu, la lune s’est levée toute pure, toute irradiée. Enorme un moment à l’horizon, alors qu’elle dépassait les bois et les coteaux à son niveau, elle est montée en décroissant dans l’infini, pareille à un grand lis ouvert. Un ruissellement laiteux, une bruine lumineuse tombe d’elle. Les chemins, les toits, les flancs des collines, les cimes des futaies paraissent d’argent, et les ombres qui marquent les vallons et les enclos poudroient de lueurs bleues comme le firmament sous la pluie des soleils. Dans le lointain, à travers le pays, entre des mamelons comme des seins pâles, une trouée s’ouvre sur les Pyrénées, une coulée semblable à un fleuve spacieux. Un fleuve qui route muet. Rien ne bouge. Les plus hauts peupliers demeurent immobiles. Le vent qui suit l’astre à l’ordinaire ici, n’est pas né ce soir. Point de gel, de givre, point de neige. Le froid de la nuit n’est qu’une fraîcheur vive, il épure seulement l’atmosphère. Il n’impose point de lourds vêtements, il laisse le plaisir de marcher sans hâte. Et, comme un sourire est répandu parmi l’espace... Toute bête est endormie ou tapie, fait halte ou trêve. On n’entend pas rôder de renard aux écoutes, hululer de hibou en chasse, glapir d’épervier à la poursuite de l’oiseau égaré.

Aux abords des maisons, les chiens même n’aboient plus au pas de l’étranger. Ce n’est que paix, silence, attente. Et la terre a senti qu’une aurore inconnue éclôt...

* * *

Les messes dites, tout le monde sort en tumulte. On se hèle, on s’accoste, on se pourchasse; c’est la détente du long recueillement. Les rires jaillissent, les propos sonnent. Une rumeur roule dans la rue : bruit de la foule coupé de cris et de sifflets. Et tout à coup, des voix éclatent. « A las canoles ! à las canoles! » Ce sont « las cocassères, » les marchandes de gâteaux, de canoles, nom générique des pâtisseries de Nadaou, qui promènent et offrent leurs gâteaux. Il y en a de toute sorte : des ronds et des bombés comme des couronnes, des tressés comme des nattes et d’autres tortillés en forme de huit, et d’autres levés en forme de petits pains. Ils sont croquants, sucrés, et parfumés de grains d’anis. En un moment les corbeilles sont vidées. Chacun fait emplette pour les petits, pour les anciens. On en met partout : dans ses poches, au bout des cannes, enfilés, dans les lanternes soufflées, les uns sur les autres. Et l’on se groupe de nouveau comme à l’aller, quartier par quartier, et en route pour la maison. A mesure que l’on arrive, on s’égrène et on se quitte. Et les sabots ont repris leur chanson, mais seuls, cette fois, sous la lune qui inonde le pays de ses feux doux. La lune qui ramène ces gens chez eux avant de s’en aller, si claire encore qu’elle projette des ombres crues, par-dessus lesquelles on a envie de sauter,

A la maison, le même spectacle enchante chaque année ceux qui rentrent. Les lampes sont mortes, les anciens dorment sur leurs chaises. Le souc ardent éclaire seul la cuisine. Au courant d’air de la porte qui l’attise, il jette un long reflet. Et les animaux apparaissent dans leur attitude instinctive. Le chat ronfle en boule, la patte encore tendue vers les châtaignes trop chaudes pour y toucher, le chien, l’ami fidèle, accroupi comme un sphinx, les oreilles droites, écoute le ronronnement du pot de daube. En même temps il veille, et sur le félin, compagnon peu sûr, et sur les vieillards qui peuvent choir. Le maître, en effet, l’a commis à la garde des choses et des lieux. Il n’a point bougé d’une ligne... « Bou diou! » il avait autre chose à faire vraiment, cette nuit, qu’aboyer aux passants... Mais les voici revenus. Il n’est plus de faction. Il gambade et se fait caresser. Et les autres s’éveillent en sursaut. Et le maître commande : « A table !» — Et les assiettes et les couverts et les verres courent sur la toile cirée, et le fils « galope » à la cave chercher le « bourret, » quelques bouteilles de vin nouveau, dépouillé par les derniers froids, et que l’on va goûter. Enfin, la daube est mise sur la table. On s’assied. On la découvre. Elle emplit la pièce de son odeur. On la hume, on la vante, on la déguste d’avance. Et puis chacun pioche dans le pot. On se tait. Car le paysan s’assouvit en silence. Mais le bourret circule. Il ragaillardit les langues. Les paroles abondent, comme après la messe, là-bas. D’ailleurs on sert « las irolles. »

Le bourret coule de plus belle. Le vin est un tantinet piquant, le fruit un tantinet sucré : leurs saveurs fondues se font valoir. Et les cosses s’amoncellent à mesure que les bouteilles descendent. Et ce serait un pillage sans la daoune qui se lève. Tous l’imitent. Elle replace la daube devant le souc pour le lendemain, et le fils rapporte à la cave le reste du bourret, qui doit être achevé au premier de l’an. Le chien, il va sans dire, a goûté de tout, en récompense de sa faction. La tête sur les genoux du maître, il a tout pris de ses doigts.

On se couche enfin. Le lendemain et le surlendemain seront fêtes encore. Non seulement pour les hommes, mais aussi pour les animaux. Si l’homme les a prêtés à l’Enfant-Dieu, ils l’ont complaisamment assisté : « Quan bién bouhat : » ils ont bien soufflé dessus. On les lâche sur des chaumes où marquent encore leurs pas, dans les landes fraîchement rasées, sans garde aucune. Là, tandis que les maîtres se récréent ou flânent, à la chasse, en visite dans les métairies voisines, et que les anciens s’assoient au soleil, les mains sur les genoux, toutes les bêtes libres pâturent ou ruminent, ou se délassent au vent tiède qui souffle de l’Espagne. Il convient qu’elles connaissent aussi un jour « lou sourt hourous. » Seulement, pour les retrouver, le soir, on suspend des clochettes à leurs cous, des clochettes accordées, d’un son différent pour chaque troupeau. Elles se répondent de pacage en pacage. Elles tintent de tous les points du pays. Et, quand l’ombre est faite, et que les troupeaux, inquiétés par la nuit, se rassemblent, avant même qu’on les cherche, ces sonnailles agitées plus fort évoquent les carillons de l’heure miraculeuse, mêlés au bruit du vol de l’Ange.


JOSEPH DE PESQUIDOUX.