Nord contre sud/Deuxième partie/14

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J. Hetzel (p. 389-398).

XIV

zermah à l’œuvre


Devant Zermah, les Texar, si maîtres d’eux qu’ils fussent, n’avaient pu se contenir. Depuis leur enfance, on peut le dire, c’était la première fois qu’ils étaient vus ensemble par une tierce personne. Et cette personne était leur mortelle ennemie. Aussi, dans un premier mouvement, ils allaient s’élancer sur elle, ils allaient la tuer, afin de sauver ce secret de leur double existence…

L’enfant s’était redressée dans les bras de Zermah, et, tendant ses petites mains, criait :

« J’ai peur !… J’ai peur ! »

Sur un geste des deux frères, Squambô marcha brusquement vers la métisse, il la prit par l’épaule, il la repoussa dans sa chambre, et la porte se referma sur elle.

Squambô revint alors près des Texar. Son attitude disait qu’ils n’avaient qu’à lui commander ; il obéirait. Toutefois, l’imprévu de cette scène les avait troublés plus qu’on n’aurait pu l’imaginer, étant donné leur caractère audacieux et violent. Ils semblaient se consulter du regard.

Cependant Zermah s’était jetée dans un coin de la chambre, après avoir déposé la petite fille sur la couche d’herbe. Le sang-froid lui revint. Elle s’approcha de la porte, afin d’entendre ce qui allait maintenant être dit. Dans un instant, son sort serait décidé, sans doute. Mais les Texar et Squambô venaient de sortir du wigwam, et leurs paroles n’arrivaient plus à l’oreille de Zermah.

Voici les propos qui s’échangèrent entre eux :

« Il faut que Zermah meure !

— Il le faut ! Dans le cas où elle parviendrait à s’échapper, comme dans le cas où les fédéraux parviendraient à la reprendre, nous serions perdus ! Qu’elle meure donc !

À l’instant ! » répondit Squambô.

Et il se dirigeait vers le wigwam, son coutelas à la main, lorsqu’un des Texar l’arrêta.

« Attendons, dit-il. Il sera toujours temps de faire disparaître Zermah, dont les soins sont nécessaires à l’enfant jusqu’à ce que nous l’ayons remplacée près d’elle. Auparavant, essayons de nous rendre compte de la situation. Un détachement de nordistes bat en ce moment la cyprière par ordre de Dupont. Eh bien ! explorons d’abord les environs de l’île et du lac. Rien ne prouve que ce détachement, qui descend vers le sud, se dirigera de ce côté. S’il vient, nous aurons le temps de fuir. S’il ne vient pas, nous resterons ici, et nous le laisserons s’engager dans les profondeurs de la Floride. Là, il sera à notre merci, car nous aurons eu le temps de réunir la plus grande partie des milices qui errent sur le territoire. Au lieu de le fuir, c’est nous qui le poursuivrons, en force. Il sera facile de lui couper la retraite, et, si quelques marins ont pu échapper au massacre de Kissimmee, cette fois, pas un n’en reviendra ! »

Dans les circonstances actuelles, c’était évidemment le meilleur parti à prendre. Un grand nombre de sudistes occupaient alors la région n’attendant que l’occasion de tenter un coup contre les fédéraux. Quand un des Texar et ses compagnons auraient opéré une reconnaissance, ils décideraient s’ils devaient rester sur l’île Carneral, ou s’ils se replieraient vers la région du cap Sable. C’est ce qui serait établi le lendemain même. Quant à Zermah, quel que fût le résultat de l’exploration, Squambô serait chargé de s’assurer sa discrétion avec un coup de poignard.

« Pour l’enfant, ajouta l’un des frères, il est de notre intérêt de lui conserver la vie. Elle n’a pu comprendre ce qu’a compris Zermah, et elle peut devenir le prix de notre rançon au cas où nous tomberions entre les mains d’Howick. Afin de racheter sa fille, James Burbank accepterait toutes les propositions qu’il nous plairait d’imposer, non seulement la garantie de notre impunité, mais le prix, quel qu’il fût, que nous mettrions à la liberté de son enfant.

— Zermah morte, dit l’Indien, n’est-il pas à craindre que cette petite succombe ?

— Non, les soins ne lui manqueront pas, répondit l’un des Texar, et je trouverai facilement une Indienne qui remplacera la métisse.

— Soit ! Avant tout, il faut que nous n’ayons plus rien à redouter de Zermah !

— Bientôt, quoi qu’il arrive, elle aura cessé de vivre ! »

Là finit l’entretien des deux frères, et Zermah les entendit rentrer dans le wigwam.

Quelle nuit passa la malheureuse femme ! Elle se savait condamnée et ne songeait même pas à elle. De son sort, elle s’inquiétait peu, ayant toujours été prête à donner sa vie pour ses maîtres. Mais c’était Dy abandonnée aux duretés de ces hommes sans pitié. En admettant qu’ils eussent intérêt à ce que l’enfant vécût, ne succomberait-elle pas, lorsque Zermah ne serait plus là pour lui donner ses soins ?

Aussi, cette pensée lui revint-elle avec une obstination, une obsession pour ainsi dire inconsciente — cette pensée de prendre la fuite, avant que Texar l’eût séparée de l’enfant.

Pendant cette interminable nuit, la métisse ne songea qu’à mettre son projet à exécution. Toutefois, dans cette conversation elle avait retenu, entre autres choses, que, le lendemain, un des Texar et ses compagnons devaient aller explorer les environs du lac. Évidemment, cette
Zermah les vit descendre par petits groupes.
exploration ne serait faite qu’avec la possibilité de résister au détachement fédéral, si on le rencontrait. Texar se ferait donc accompagner, avec tout son personnel, des partisans amenés par son frère. Celui-ci resterait sur l’île, sans doute, autant pour n’être point reconnu que pour veiller sur le wigwam. C’est alors que Zermah tenterait de s’enfuir. Peut-être parviendrait-elle à trouver une arme quelconque, et, en cas de surprise, elle n’hésiterait pas à s’en servir.
La barge était sur l’autre rive.

La nuit s’écoula. Vainement Zermah avait-elle essayé de tirer une indication de tous les bruits qui se produisaient sur l’île, et toujours avec la pensée que la troupe du capitaine Howick allait peut-être arriver pour s’emparer de Texar.

Quelques instants avant le lever du jour, la petite fille, un peu reposée, se réveilla. Zermah lui donna quelques gouttes d’eau qui la rafraîchirent. Puis, la regardant comme si ses yeux ne devaient bientôt plus la voir, elle la serra contre sa poitrine. Si, en ce moment, on fût entré pour l’en séparer, elle se serait défendue avec la fureur d’une bête fauve que l’on veut éloigner de ses petits.

« Qu’as-tu, bonne Zermah ? demanda l’enfant.

— Rien… rien ! murmura la métisse.

— Et maman… quand la reverrons-nous ?

— Bientôt… répondit Zermah. Aujourd’hui peut-être !… Oui, ma chérie !… Aujourd’hui j’espère que nous serons loin…

— Et ces hommes que j’ai vus, cette nuit ?…

— Ces hommes, répondit Zermah, tu les as bien regardés ?…

— Oui… et ils m’ont fait peur !

— Mais tu les as bien vus, n’est-ce pas ?… Tu as remarqué comme ils se ressemblaient ?…

— Oui… Zermah !

— Eh bien, souviens-toi de dire à ton père, et à ton frère, qu’ils sont deux frères… entends-tu, deux frères Texar, et si ressemblants qu’on ne peut reconnaître l’un de l’autre !…

— Toi aussi, tu le diras ?… répondit la petite fille.

— Je le dirai… oui !… Cependant, si je n’étais pas là, il ne faudrait pas oublier…

— Et pourquoi ne serais-tu pas là ? demanda l’enfant, qui passait ses petits bras au cou de la métisse comme pour mieux s’attacher à elle.

— J’y serai, ma chérie, j’y serai !… Maintenant, si nous partons… comme nous aurons une longue route à faire… il faut prendre des forces !… Je vais faire ton déjeuner…

— Et toi ?

— J’ai mangé pendant que tu dormais, et je n’ai plus faim ! »

La vérité est que Zermah n’aurait pu manger, si peu que ce fût, dans l’état de surexcitation où elle se trouvait. Après son repas, l’enfant se remit sur sa couche d’herbes.

Zermah vint alors se placer près d’un interstice que les roseaux du paillis laissaient entre eux à l’angle de la chambre. De là, pendant une heure, elle ne cessa d’observer ce qui se passait au-dehors, car c’était pour elle de la plus grande importance.

On faisait les préparatifs de départ. Un des frères — un seul — présidait à la formation de la troupe qu’il allait conduire dans la cyprière. L’autre, que personne n’avait vu, avait dû se cacher, soit au fond du wigwam, soit en quelque coin de l’île.

C’est, du moins, ce que pensa Zermah, connaissant le soin qu’ils mettaient à dissimuler le secret de leur existence. Elle se dit même que ce serait peut-être à celui qui resterait dans l’île qu’incomberait la tâche de surveiller l’enfant et elle.

Zermah ne se trompait pas, ainsi qu’on va bientôt le voir.

Cependant les partisans et les esclaves étaient réunis au nombre d’une cinquantaine devant le wigwam, attendant pour partir les ordres de leur chef.

Il était environ neuf heures du matin, lorsque la troupe se disposa à gagner la lisière de la forêt — ce qui exigea un certain temps, la barge ne pouvant prendre que cinq à six hommes à la fois. Zermah les vit descendre par petits groupes, puis remonter l’autre rive. Toutefois, à travers le paillis, elle ne pouvait apercevoir la surface du canal, situé très en contrebas du niveau de l’île.

Texar, qui était resté le dernier, disparut à son tour, suivi de l’un des chiens dont l’instinct devait être utilisé pendant l’exploration. Sur un geste de son maître, l’autre limier revint vers le wigwam, comme s’il eût été seul chargé de veiller à sa porte.

Un instant après, Zermah aperçut Texar qui gravissait la berge opposée et s’arrêtait un instant pour reformer sa troupe. Puis, tous, Squambô en tête, accompagné du chien, disparurent derrière les gigantesques roseaux sous les premiers arbres de la forêt. Sans doute, un des noirs avait dû ramener la barge, afin que personne ne pût passer dans l’île. Cependant la métisse ne put le voir, et pensa qu’il avait dû suivre les bords du canal.

Elle n’hésita plus.

Dy venait de se réveiller. Son corps amaigri faisait peine à voir sous ses vêtements usés par tant de fatigues.

« Viens, ma chérie, dit Zermah.

— Où ? demanda l’enfant.

— Là… dans la forêt !… Peut-être y trouverons-nous ton père… ton frère !… Tu n’auras pas peur ?…

— Avec toi, jamais ! » répondit la petite fille.

Alors la métisse entr’ouvrit la porte de sa chambre avec précaution. Comme elle n’avait entendu aucun bruit dans la chambre à côté, elle supposait que Texar ne devait pas être dans le wigwam.

En effet, il n’y avait personne.

Tout d’abord, Zermah chercha quelque arme dont elle était décidée à se servir contre quiconque tenterait de l’arrêter. Il y avait sur la table un de ces larges coutelas dont les Indiens font usage dans leurs chasses. La métisse s’en saisit et le cacha sous son vêtement. Elle prit aussi un peu de viande sèche, qui devait assurer sa nourriture pendant quelques jours.

Il s’agissait maintenant de sortir du wigwam. Zermah regarda à travers les trous du paillis dans la direction du canal. Aucun être vivant n’errait sur cette portion de l’île, pas même celui des deux chiens qui avait été laissé à la garde de l’habitation.

La métisse, rassurée, essaya d’ouvrir la porte extérieure.

Cette porte, fermée en dehors, résista.

Aussitôt Zermah rentra dans sa chambre avec l’enfant. Il n’y avait plus qu’une chose à faire : c’était d’utiliser le trou à demi-percé déjà à travers la paroi du wigwam.

Ce travail ne fut pas difficile. La métisse put se servir de son coutelas pour trancher les roseaux entrelacés dans le paillis, — opération qui fut faite avec aussi peu de bruit que possible.

Toutefois, si le limier qui n’avait pas suivi Texar ne parut pas, en serait-il ainsi lorsque Zermah serait dehors ? Ce chien n’accourrait-il pas, ne se jetterait-il pas sur elle et sur la petite fille ? Autant aurait valu se trouver en face d’un tigre !

Il ne fallait pas hésiter, cependant. Aussi, le passage ouvert, Zermah attira l’enfant qu’elle embrassa dans une étreinte passionnée. La petite fille lui rendit ses baisers avec effusion. Elle avait compris : il fallait fuir, fuir par ce trou.

Zermah se glissa à travers l’ouverture. Puis, après avoir porté ses regards à droite, à gauche, elle écouta. Pas un bruit ne se faisait entendre. La petite Dy apparut alors à l’orifice du trou.

En ce moment, un aboiement retentit. Encore fort éloigné, il semblait venir de la partie ouest de l’île. Zermah avait saisi l’enfant. Le cœur lui battait à se rompre. Elle ne se croirait relativement en sûreté qu’après avoir disparu derrière les roseaux de l’autre rive.

Mais, traverser, sur une centaine de pas, l’espace qui séparait le wigwam du canal, c’était la phase la plus critique de l’évasion. On risquait d’être aperçu soit de Texar, soit de celui des esclaves qui avait dû rester sur l’île.

Heureusement, à droite du wigwam, un épais fourré de plantes arborescentes, entremêlées de roseaux, s’étendait jusqu’au bord du canal, à quelques yards seulement de l’endroit où devait se trouver la barge.

Zermah résolut de s’engager entre les végétations touffues de ce fourré, projet qui fut aussitôt mis à exécution. Les hautes plantes livrèrent passage aux deux fugitives, et le feuillage se referma sur elles. Quant aux aboiements du chien, on ne les entendait plus.

Ce glissement à travers le fourré ne se fit pas sans peine. Il fallait s’introduire entre les tiges des arbrisseaux qui ne laissaient entre eux qu’un étroit espace. Bientôt Zermah eut ses vêtements en lambeaux, ses mains en sang. Peu importait, si l’enfant pouvait éviter d’être déchirée par ces longues épines. Ce n’est pas la courageuse métisse à qui ces piqûres eussent pu arracher un signe de douleur. Cependant, malgré tous les soins qu’elle prît, la petite fille fut plusieurs fois atteinte aux mains et aux bras. Dy ne poussa pas un cri, ne fit pas entendre une plainte.

Bien que la distance à franchir fût relativement courte — une soixantaine de yards au plus — il ne fallut pas moins d’une demi-heure pour atteindre le canal.

Zermah s’arrêta alors, et, à travers les roseaux, elle regarda du côté du wigwam, puis du côté de la forêt.

Personne sous les hautes futaies de l’île. Sur l’autre rive, aucun indice de la présence de Texar et de ses compagnons, qui devaient être alors à un ou deux milles dans l’intérieur. À moins de rencontre avec les nordistes, ils ne seraient pas de retour avant quelques heures.

Cependant Zermah ne pouvait croire qu’elle eût été laissée seule au wigwam. Il n’était pas supposable, non plus, que celui des Texar, qui était arrivé la veille avec ses partisans, eût quitté l’île pendant la nuit, ni que le chien l’eût suivi. D’ailleurs la métisse n’avait-elle pas entendu des aboiements — preuve que le limier rôdait encore sous les arbres ? À tout instant, elle pouvait les voir apparaître l’un ou l’autre. Peut-être, en se hâtant, parviendrait-elle à gagner la cyprière ?

On se le rappelle, tandis que Zermah observait les mouvements des compagnons de l’Espagnol, elle n’avait pu voir la barge au moment où elle traversait le canal, dont le lit était caché par la hauteur et l’épaisseur des roseaux.

Or, Zermah ne doutait pas que cette barge eût été ramenée par l’un des esclaves. Cela importait à la sécurité du wigwam pour le cas où les soldats du capitaine Howick auraient tourné les sudistes.

Et pourtant, si la barge était restée sur l’autre rive, s’il avait paru prudent de ne pas la renvoyer, afin d’assurer plus rapidement le passage de Texar et des siens suivis de trop près par les fédéraux, comment la métisse ferait-elle pour se transporter sur l’autre bord ? Lui faudrait-il s’enfuir à travers les futaies de l’île ? Et là, devrait-elle attendre que l’Espagnol fût parti pour aller chercher un nouveau refuge au fond des Everglades ? Mais, s’il se décidait à le faire, ne serait-ce pas sans avoir tout tenté pour reprendre Zermah et l’enfant. Donc, tout était là : se servir de la barge afin de traverser le canal.

Zermah n’eut qu’à se glisser entre les roseaux sur un espace de cinq ou six yards. Arrivée en cet endroit, elle s’arrêta…

La barge était sur l’autre rive.