Nos Chansons de geste

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Nos Chansons de geste
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 24 (p. 593-618).
NOS
CHANSONS DE GESTE


Les Légendes épiques. — Recherches sur la formation des Chansons de geste, par M. Joseph Bédier ; 4 vol. in-8o. Champion, 1913.


I

Les chansons de geste furent composées aux XIe et XIIe siècles. Alors les premiers balbutiemens de notre parler se précisaient en une langue déjà belle, et la longue enfance de nos institutions avait préparé leur jeune vigueur. Cette double opportunité fit contemporains de date et semblables d’inspiration plus de soixante poèmes qui célébraient les « gestes » d’hommes très forts, très vaillans, très fidèles, très nobles, et, par les multiples fictions de romans héroïques, rendaient le plus sincère des cultes à la plus réelle, à la plus vaste, à la plus tutélaire puissance du temps, la Chevalerie.

Leur succès fut sans égal dans notre littérature. Il unit toutes les classes de la nation, se répandit dans toute l’Europe et dura jusqu’au jour où la mort de la Chevalerie parut une Renaissance. Elles furent oubliées alors, mais non sans avoir laissé dans la mémoire universelle quelques noms, quelques figures, Fierabras, les quatre fils Aymon, surtout Roland, si maître du souvenir qu’il a transmis un peu de vie impérissable même aux choses inanimées, à son épée Durandal, à sa tombe Roncevaux.

Tant que les chansons de geste demeurèrent familières à tous, elles n’eurent pas de commentateurs. Les générations se succédaient satisfaites de redire ces versets héroïques et pieux, sans s’inquiéter quand et par qui ils avaient été enseignés. Aux sentimens profonds leur plénitude suffit, ils ne songent pas à s’enquérir de leurs origines ; à se regarder passer, ils manquent d’esprit critique. Quand la vie abandonne une littérature, l’érudition s’y met. La vie est une synthèse en activité, et dans l’analyse, qui dissèque, il y a de la mort. Les chansons de geste furent exhumées par la critique dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, le temps le plus dissemblable de celui où elles avaient régné.

Le contraste fit le premier attrait de ce retour qui ramenait vers des œuvres simples et naïves une pensée devenue subtile et sceptique. Sa sécheresse avait parfois soif de sources fraîches. On sait l’amour de cette société si peu naturelle pour la nature. C’était une autre façon de revenir à la nature que se passionner pour les légendes, les poèmes, les chants des peuples primitifs. De là la ferveur qui rechercha et recueillit partout ces témoignages. Et comme le XVIIIe siècle était le siècle de l’a priori, son étude de ces documens fut gouvernée par le concept qu’il s’était fait de la nature humaine. Il avait décrété qu’elle est originairement bonne chez tous et que ses défauts sont les déformations produites dans sa rectitude native par les heurts de la société. L’essentiel pour les curieux d’alors n’était pas de constater les différences entre les races et leurs genres nationaux, puisque ces différences étaient une suite artificielle et tardive de la civilisation, mais de contempler dans ses plus antiques témoignages le génie primitif et son unité. Dès lors, découvrir et identifier les scribes qui avaient, dans chacun de ces témoignages, fixé la pensée de tous était vain comme serait vain de s’enquérir sur le graveur des notes quand on entend chanter le chœur. Il y avait dans cette réaction une part de justesse. Certains sentimens sont des forces spontanées qui naissent à la fois de toutes les âmes. Cette puissance cherche son verbe ; l’aptitude de quelques-uns à devenir la voix de tous, et la pression impérieuse de la volonté universelle sur ceux qui sont capables de la traduire s’unissent pour créer les œuvres populaires. La foule en est l’inspiratrice : pour leur donner crédit, il faut qu’elle se reconnaisse en elles, et il suffit que l’interprète ait été fidèle. On peut même dire que l’interprète de sentimens généraux ne les égale jamais. Car dans l’infinie surabondance des émotions inexprimées qui remplissent les âmes silencieuses il choisit, donc il limite, et, quand il précise, il appauvrit. Et ce qui est la loi pour les œuvres jaillies a certaines heures d’une passion universelle est vrai aussi des œuvres où un homme semble surprendre son époque et lui apporter ce qu’elle n’attendait pas. Lui-même puise dans le fonds indivis ce qu’il dit d’original, et elle ne le comprendrait pas si elle n’avait le pressentiment obscur de ce qu’il rend clair. Le XVIIIe siècle était plus qu’un autre prêt non seulement à reconnaître, mais à exagérer cette collaboration de la foule. Il vivait dans l’attente de grands changemens qui fussent de grands bonheurs. Or la structure de la société ne laissait ni puissance ni voix à la volonté publique et réservait à quelques-uns, princes, corps privilégiés, élites, le gouvernement absolu des événemens et des idées. Déçu par les résultats, le siècle avait des griefs contre la méthode. Déjà, devançant la formule de la Révolution, il se défiait des individus. Il croyait à la force non encore employée, à la puissance collective de la volonté, de la divination, du génie populaires. Ce n’était pas trop de tous pour dire la volonté de tous, de tous pour faire le bonheur de tous. L’immensité même d’espoirs sans proportion avec les forces d’un créateur isolé sollicitait de remettre l’avenir aux ouvriers innombrables, à l’infaillibilité collective, et d’honorer dans ses plus anciens témoignages, dans son évidence spontanée, concordante, originaire, la sagesse universelle.


II

Les premiers qui prirent plaisir à ces bains de jeunesse, aux sources du passé, furent les Anglais Macpherson et Percy. Los Allemands vinrent ensuite. Du droit de leur persévérance et de leur ardeur minutieuse, les Herder, les Wolf, les Schlegel imprimèrent à ces études la direction. Or quand un savoir entre dans une tête allemande, il en sort on système. Si leur révolte contre l’habitude qui attribuait chaque œuvre de l’esprit et ses mérites à un seul homme, « l’auteur, » se fût bornée à réduire la part de cet ouvrier apparent et à accroître, sans la définir, la part de l’ambiance inspiratrice, ils auraient soutenu une thèse vraisemblable, et, par l’élasticité de la prétention, prêté à l’accommodement. Eux préférèrent découvrir de l’inconnu, opposer à l’ancienne erreur une doctrine exclusive comme elle. Et voici ce qu’ils révélèrent. Il y a une poésie naturelle qui flotte dans l’univers. Née de lui, elle existe en soi, qu’elle devienne ou non sensible aux hommes. Elle les pénètre d’autant mieux qu’ils sont plus proches de leur état premier, elle leur apparaît par le privilège de leur innocence, elle se voile d’autant plus à eux qu’ils s’écartent davantage de cette dignité morale. Cette poésie n’a pas d’auteur humain. Si une œuvre de l’intelligence a un créateur particulier et incontestable, c’est le signe que l’inspiration générale défaille et que la force spontanée de tous dégénère en l’effort d’un seul. Dès lors, la mission de ces novateurs fut de restituer à l’impersonnalité ce qu’ils admiraient. C’est alors qu’Homère cessa d’exister : l’Odyssée et l’Iliade ne furent plus qu’un agrégat des chants transmis par la plus antique Grèce aux générations successives, et antérieurs à toute écriture. De même traitèrent-ils le plus vaste monument de leur poésie primitive : la légende des Nibelungen. Comme il était trop invraisemblable que ce poème démesuré se fût révélé de lui-même à la multitude et se fut conservé intact dans sa mémoire, ils cherchèrent les raisons de disjoindre cette masse en vingt poèmes antérieurs à elle et chacun de ceux-ci en fragmens plus anciens encore et assez petits et simples pour être sortis de l’âme populaire. Ces adversaires de l’ouvrier humain, ces passionnés des œuvres qui se font toutes seules, ces dévots de la sensibilité collective et de l’intelligence universelle aidaient à une révolution plus grave qu’une querelle littéraire. Admettre que les poèmes primitifs attestaient, non la pensée d’un homme, mais l’âge d’une société, les entendre comme le chœur d’une génération était transformer l’importance des comparaisons entre eux. Les témoignages que l’humanité rendait d’elle-même dans ses différens berceaux pouvaient tourner au profit de la thèse favorite que, plus la société est ancienne, plus l’homme est intact. On constata que toutes les enfances se ressemblent, que toutes expriment les mêmes instincts où il n’y a pas de perversité. On triompha de ces similitudes pour conclure plus fortement que jamais à la bonté native de la nature humaine.

Tant que la découverte demeura germanique, elle s’étendit sur place, pâte lourde et épaisse à laquelle manquait le levain. Le levain y fut jeté par les frères Grimm, Allemands aussi, naturalisés en France par la philosophie, assez complexes pour se trouver chez eux sur l’une et l’autre rive du Rhin, et prêts à mettre au service des idées recueillies sur la rive gauche un intellect devenu français par la précision et la clarté. La gênération spontanée de la poésie primitive leur dut un parrainage et du mouvement. Ils jetèrent dans la pâte leurs formules faites pour exciter la curiosité et provoquer la controverse. « Je ne peux pas imaginer qu’il y ait jamais eu un Homère, un auteur des Nibelungen[1]. » « La poésie populaire ne possède pas de poètes individuels qu’on puisse nommer par leurs noms, elle a jailli du peuple même[2]. » « Toute épopée s’est composée involontairement[3]. » « C’est le peuple entier qui créa l’épopée Il serait absurde à un individu de vouloir en inventer une, car il est nécessaire que toute épopée se compose elle-même et ne soit écrite par aucun poète[4]. » Fauriel accueillit en France la doctrine adoptée par eux. Ce survivant de la Révolution l’avait traversée avec une fidélité inébranlée dans la démocratie et une douleur que l’œuvre de tous eût été si tôt et si complètement écrasée par l’action d’un seul. Cette amertume politique le prédisposait à soutenir, fut-ce par ses opinions de lettré, la revanche du génie collectif contre l’usurpation du génie individuel. Il appliqua à cette doctrine allemande la méthode française, cet ordre persuasif et cette sollicitude généralisatrice qui embrassent dans leur synthèse l’étendue entière d’une idée. Persuadé qu’il y a une poésie « de tout point originale et spontanée, populaire dans sa substance et dans ses formes[5], » « expression directe et obligée de la nature[6], » « expression directe et vraie du caractère et de l’esprit national[7], » il prétend découvrir, par l’étude de tous les peuples primitifs les lois de cette poésie. Il assemble tout ce que les explorations entreprises un peu partout, des pays Scandinaves à l’Inde, avaient amassé d’authentique ou d’apocryphe, et son intelligence, plus divinatrice qu’informée, règle cette confusion. Il constate que la poésie populaire a des formes successives : d’abord brèves comme les premiers cris de la vie commençante, elles deviennent, à mesure que les émotions se succèdent avec les jours et grandissent avec les événemens, plus étendues ; et, comme les parties d’un tout qui se rejoignent, les chants distincts finissent par s’unir en épopées héroïques. Les peuples qui les ont laissées, les ont conçues à des âges divers de leur existence primitive : mais elles sont la voix d’une seule révélation. Les légendes les plus brèves contiennent en puissance les épopées auxquelles les sujets manquent encore, les épopées sont le développement des visions les plus anciennes. Peu importe que les épopées soient le premier témoignage fourni par certains peuples de leur ancienne âme, et qu’ils les aient écrites après plusieurs siècles de vie : même les plus récentes sont la fleur tardive, mais certaine, de la plus primitif poésie. Toute épopée suppose des essais antérieurs à elle, elle est « la réunion, la fusion, en un tout régulier et complet, de chants populaires ou nationaux plus anciens, composés isolément[8]. » À ces chants premiers et fragmentaires Fauriel assigna donc deux caractères qui étaient comme leur double loi. Ces chants étaient divers par les événemens dont ils gardaient le souvenir et identiques par la sensibilité dont ils étaient l’expression. Les faits racontés fixaient la date de la poésie primitive, car c’est au moment où ils s’accomplissaient qu’ils avaient exercé leur plus grande puissance sur l’esprit de la foule, et qu’elle n’avait pu retenir le cri spontané de sa terreur, de sa colère ou de son admiration : les chants étaient contemporains des événemens qu’ils chantaient. La sensibilité toujours la même dont ils perpétuaient les témoignages successifs avait son origine à l’origine même de chaque peuple : car c’est alors que les hommes plus semblables, plus simples, plus purs, avaient reçu dans sa plénitude le don d’émotion, plus tard émoussé par l’usure de leurs vertus premières, et destiné à disparaître quand ils les auraient perdues.

Les règles ainsi posées, Fauriel les appliqua aux seuls monumens de notre poésie primitive, aux chansons de geste. Toutes célébraient des actes et des hommes contemporains de Charlemagne, de Louis le Débonnaire, de Chilpéric, de Clovis, et les plus anciennes avaient été écrites au XIe siècle. Si ces faits et ces personnages avaient laissé inattentive la foule qui les voyait, les touchait au temps des premières dynasties, comment auraient-ils, après quatre, après six siècles d’indifférence, passionné soudain la foule au temps des Capétiens ? C’était l’évidence que les chansons de geste continuaient une vibration lointaine, et avaient recueilli et assemblé des poèmes vieux comme les dynasties disparues. Qu’eux-mêmes, il est vrai, eussent disparu plus encore et sans laisser aucun débris ne troublait pas Fauriel, « car il est de leur essence de se perdre et de se perdre de bonne heure[9]. » Perte ici plus naturelle puisque ces poésies, transmises par la tradition orale de dialectes provisoires, s’étaient éteintes avec eux pour renaître métamorphosées dans la langue nouvelle où s’essayaient les chansons de geste. L’art de Fauriel fut de donner à une hypothèse l’autorité d’une science.


III

En ce moment, l’Allemagne complétait sa doctrine sur la poésie primitive par une seconde affirmation. Cette seconde croyance, au lieu d’être comme la première une foi humanitaire, était une ferveur du patriotisme. La génération envahie, nivelée, labourée, du Rhin à la Vistule, par nos poussées révolutionnaires, puis unie dans sa révolte contre le commun envahisseur, gardait l’orgueil de cette revanche où elle avait connu par l’unité la force, et le deuil des morcellemens qui l’avaient rendue à la faiblesse. La légende de l’empereur Barberousse qui, endormi et non mort, doit revivre un jour les vieilles années de gloire, semblait l’image de l’Allemagne elle-même à plusieurs et, en attendant la résurrection, ils vénéraient la tombe, le passé. Les interprètes de cette piété, Uhland, Gœrres, Savigny, rappelaient la noblesse, l’unité, l’antiquité de leur peuple, et l’histoire de ses commencemens comme son titre indélébile à la prééminence. Alors ils accommodèrent ce rêve leur doctrine sur les poésies populaires et prétendirent la compléter par celle-ci. : L’unité de l’espèce trouve sa force d’ascension dans la hiérarchie des races. Toutes, soit différence dans leurs dons innés, soit différence dans l’usage qu’elles en font, ne montrent pas dans leur poésie populaire une pareille sensibilité d’émotions et une pareille noblesse de pensée. Leur œuvre est donc inégalement éducatrice pour elles, et pour les autres. Or une de ces races a été préparée pour être le modèle, de l’univers sans doute, et, à coup sûr, de l’Europe. Les Germains furent choisis pour renouveler le monde corrompu par l’empire de Rome. Au fond des forêts impénétrées et dans une sauvagerie qui était une défense, ils conservaient la source pure. C’est de là qu’elle a coulé intarissable sur les contrées fécondées par les invasions. Et parce que l’Allemand avait reçu en plus grande abondance toutes les vigueurs morales, qu’il s’en est mieux servi, qu’il a conservé plus longtemps leur simplicité originelle, sa poésie populaire est de toutes la plus variée en œuvres, la plus riche d’imagination, la plus féconde en enseignemens, la plus révélatrice de beauté. Elle se maintint mieux que nulle autre par la seule aide de sa tradition orale, puisqu’il recourut le dernier de tous à l’écriture au XIIIe siècle pour préserver d’altération et d’oubli le texte des Nibelungen. Elle se répandit partout où, depuis la préhistoire jusqu’au moyen âge s’étendit la race qui par ses émigrations forma tant de peuples, et leur poésie première est d’autant plus riche qu’elle emprunte davantage au trésor germanique.

La France était admise au bénéfice de cette parenté. Les Francs de Charlemagne, lorsqu’ils étaient les Français de demain, étaient les Allemands d’hier, les Francs de Mérovée avaient traversé le Rhin pour envahir la Gaule. Et si leur vertu native avait perdu à se mêler à l’inconsistance Celte et à l’immoralité Romaine, ils avaient conservé, de leurs traditions ancestrales, leurs habitudes de courage, d’obéissance aux chefs, de fidélité aux compagnons, et c’étaient leurs mœurs qui avaient gardé leurs pensées. Il suffisait de comparer les épopées des deux pays pour reconnaître tout ensemble le lien et l’inégalité des deux familles, admirer dans les Nibelungen la surabondance et la source des beautés qui ont descendu vers les chansons de geste, et voir d’où vient à celles-ci le merveilleux de l’imagination et l’idéal de l’honneur. Et, dès 1831, Uhland avait admis la France dans la clientèle de l’Allemagne et prononcé : « L’épopée française est l’esprit germanique dans une forme romaine. »

Quand se révéla cette revendication, la France, comparant son destin à celui de l’Allemagne, ne pouvait supposer qu’un peuple si longtemps dominé par elle prétendit la subordonner : cette quiétude la rendait impartiale dans l’examen d’un problème qui lui apparaissait seulement de généalogie littéraire. Qu’il y eût eu quelque influence des Germains sur les Francs, Fauriel ne le contesta pas, mais sans y attacher d’importance. Il le concéda d’un mot, comme un chimiste dans une analyse s’acquitte par le terme « traces » envers les élémens trop fugitifs pour être dosés. Mais déjà grandissait en France une génération assez éprise de la littérature, de la philosophie, de la musique, de la science allemandes pour estimer précieuses ces vieilles attaches de notre famille. Avec les Ampère, les Ozanam, les Géruzez, les Quinet, la théorie « tudesque » devenait une mode. Et l’on sait combien une mode est plus impérieuse qu’une certitude. L’Italie elle-même accourut au secours de la victoire : le docte Ranga chercha les « moules communs » à « l’épopée française et à l’épopée germanique[10]. » Il faisait même entrer dans le moule germanique tant de notre poésie française qu’une contre-école se forma avec M. P. Meyer : « Il faut détruire l’idée si essentiellement fausse de l’origine germanique de notre épopée… Romane dès son apparition au XIe siècle, fondée sur dus traditions romanes, célébrant des héros romans, notre épopée appartient tout entière à notre littérature[11]. »

Les deux théories tudesques régnèrent, l’une intacte dans son outrance, l’autre contestée, mais toujours prépondérante, parmi les maîtres des études romanes, jusqu’au jour où de ces maîtres le premier devint Gaston Paris. Lui, sans rejeter les deux doctrines, les tempéra de bon sens. D’une part, s’il reconnut la part de la collaboration générale dans les poésies populaires, il n’admit pas qu’elles se fussent faites seules : il crut au concours toujours nécessaire d’un homme pour donner forme aux pensées de la foule, il montra ces hommes dans les jongleurs, les trouvères et les ménestrels. D’autre part, s’il ne contesta pas que des traditions germaniques eussent contribué à former notre caractère, il nia qu’elles fussent la puissance la plus génératrice dans nos chansons de geste. Mais lui-même continua à admettre et affermit par son autorité les deux idées : que les chansons de geste ne sauraient s’expliquer sinon par la préexistence de poèmes plus courts et plus anciens, et que dans les chansons de geste il y avait une part d’inspiration germanique.


IV

Cela s’appelait la science lorsqu’il y a dix ans, M. Joseph Bédier vint à elle, disciple disposé à la recueillir avec docilité, mais certain que la science est une affirmation garantie par des preuves. Il chercha donc les preuves de la double affirmation que nos chansons de geste étaient une encyclopédie de poèmes antérieurs à elles et qu’on y sentait passer un souffle d’outre-Rhin. Or, nulle part il ne recueillit une trace de ces poèmes primitifs, et la science, au lieu de présenter un seul débris de ces chants qu’elle déclarait authentiques, avait borné son effort à fournir les raisons de leur absence. Ces raisons, qu’ils s’étaient transmis par le moyen doublement fragile du souvenir oral et d’idiomes provisoires, semblaient à M. Bédier infirmées par un double fait. Aux origines de notre vie nationale, sous nos deux premières dynasties, quand notre langue se cherchait et s’essayait en patois multiples et destinés tous à disparaître, il y avait une langue formée, universelle et durable, le latin. Et ce latin n’était pas seulement parlé, mais écrit par un grand nombre de lettrés qui, à l’exemple de Frédégaire et de Grégoire de Tours, tenaient, en témoins attentifs, note des faits, des légendes, des idées. Si les aventures groupées plus tard dans les chansons de geste avaient, aux jours de Charlemagne ou des Mérovingiens, eu quelque existence, soit dans la suite des événemens réels, soit dans l’imagination populaire, elles n’auraient pas échappé à ces chroniqueurs amis des détails. Dans leur déposition, parvenue jusqu’à nous avec leurs manuscrits, et qui s’étend sur nos six premiers siècles, pas un constat n’atteste un des faits racontés dans nos chansons de geste, pas un vers, pas un écho, ne survit de cette poésie primitive et soi-disant universelle. Seule l’influence allemande sur notre œuvre romane s’accréditait d’un texte, le poème des Nibelungen. « Sans la légende allemande et sans l’épopée allemande, la naissance de l’épopée française serait chose inconcevable, » affirmait plus que jamais l’érudition d’outre-Rhin. Et en marquant elle-même ses reprises, elle désignait comme « élémens de l’épopée française qui proviennent d’une tradition germanique : toute une série de grands thèmes narratifs, thème du messager qui s’en va recueillir pour son seigneur une fiancée lointaine, thème du bannissement d’un prince qui rentre ensuite dans son pays à l’ordre de ses fidèles, etc. — de nombreux motifs épisodiques, motif de l’invulnérabilité du héros, motif de la fidélité du vassal à son seigneur, motif de la lutte entre divers peuples terminée par un duel entre deux chefs, — maints types et maintes figures, type du vieux conseiller, type du fidèle frère d’armes, type du roi des nains serviable, esprit des eaux, terribles géans adversaires des héros, — voire certaines formules de narration et certains traits de détail comme l’usage de donner des noms aux chevaux et aux épées[12]. » Mais cette argumentation valait-elle mieux que la thèse, un instant en faveur, des Indianistes ? Certains de ceux-ci, pour avoir lu la plus belle morale dans les livres de l’Inde, au moment où ces livres semblaient les plus anciens du monde ; conclurent que l’unique nourrice et maîtresse du genre humain était l’Inde. N’y a-t-il pas dans le genre humain, dès ses origines, un fonds indivis d’idées, de sentimens, de superstitions communes ? Des races trop éloignées pour s’entendre, trop ignorantes pour se connaître ne peuvent-elles, dans leurs similitudes, rester originales ? Ce que l’Allemagne revendiquait comme son bien appartenait-il à elle seule ? Si elle prétendait à l’invention des ambassadeurs matrimoniaux, Eliezer, qui, après avoir placé en manière de serment sa main sous la cuisse d’Abraham, alla chercher pour Isaac une épouse en la ville de Nachor, était-il déjà Germain, ou les Germains, précédés par la Bible dans les prospections nuptiales, devraient-ils tribut aux Juifs ? Tant de princes exilés de tant de pays n’eussent pas demandé mieux que leurs changemens de fortune existassent seulement dans les poèmes germaniques. Le premier des héros invulnérables ne fut-il pas Achille ? Et pourquoi frustrer Achille, le modèle, du rang réclamé par l’imitateur, Sigfrid ? S’il y eut hors de la Germanie une hiérarchie sociale, ne suffisait-elle pas pour former les rapports entre les vassaux et les suzerains ? Le plus célèbre des combats singuliers qui réglèrent le sort des peuples ne fut-il pas le duel des Horaces et des Curiaces ? Le plus vieux des conseillers, Nestor ? Les plus fidèles des amis, Oreste et Pylade, Nisus et Euryale ? Ne trouve-t-on pas aujourd’hui, chez des peuplades assez grossières pour ignorer l’Allemagne et sa culture, la croyance aux esprits et aux sortilèges ? Quel droit d’aînesse la race des géans germaniques a-t-elle sur Polyphème et sur Goliath ? Et si l’on ne peut donner un nom à une épée et à un cheval sans devenir client de l’Allemagne, Pégase serait-il un pur-sang de Mecklembourg ? Et sur Bucéphale si l’Allemagne prétend à quelque droit, c’est avec Alexandre qu’elle va se faire des affaires. La sagacité de M. Bédier concluait. Il y a pour l’intelligence humaine un domaine public dont l’usage ne confère à personne un droit d’appropriation : si nos chansons de geste avaient puisé dans ce fonds commun, elles avaient pu, même postérieures aux poèmes germaniques, leur être ressemblantes sans s’inspirer d’eux. Si la priorité de date dans l’emploi des « thèmes, types et particularités épisodiques » confère un droit d’invention, l’Allemagne eût-elle précédé la France dans leur usage, les avait empruntés eux-mêmes à des traditions étrangères et antérieures, et elle ne pouvait rien réclamer à la France sans redevoir à toute l’antiquité. Bien plus, la France échappait au soupçon même de copie : car la brutalité des dates mettait hors de doute que les Nibelungen avaient été écrits après les chansons de geste. Comment l’œuvre la plus récente eût-elle inspiré la plus ancienne ?

À cette science qui depuis longtemps passait partout d’autorité, M. Bédier avait demandé ses papiers. Elle n’en possédait pas. Elle n’était qu’une hypothèse, et de cette hypothèse M. Bédier apercevait surtout l’invraisemblance. Invraisemblance qu’aux XIe et XIIe siècles, à l’heure même où notre société s’échappait de la barbarie par une spontanéité si universelle et fondait avec une jeunesse si novatrice la langue et les institutions de son avenir, elle eût été assez inféconde d’esprit et vide d’imagination pour chercher les modèles de sa littérature dans les pauvretés vieillies de dialectes inachevés et de mœurs grossières. Invraisemblance qu’une race comme était alors la nôtre, si fière de sa personnalité, si jalouse de son autonomie, ait, au moment où elle se sauvegardait contre la domination étrangère et déjà s’étendait hors de ses frontières par le rayonnement de la pensée, emprunté les songes, les visions, l’idéal d’une autre race. Force était de l’avouer, notre érudition moderne avait été victime d’une aptitude très française : l’art et la hâte de conclure. Elle avait vécu sur les conséquences logiques d’une idée admise avant d’avoir été vérifiée, et toute l’œuvre n’était qu’un postulat.

Mis en garde contre les théories préconçues, M. Bédier résolut de demander des certitudes aux faits seuls et d’attendre avec patience qu’ils s’ordonnassent d’eux-mêmes en doctrine. Les chansons de geste furent étudiées par lui dans leur texte, dans les théâtres des aventures, dans leurs personnages. Et peu à peu sur les vieilles obscurités une clarté se leva. Des personnages, une cinquantaine, ont laissé une trace dans l’histoire. Tous vécurent entre le temps de Clovis et le temps de Charlemagne. Peu après leur mort la garde de leurs tombes, de leurs reliques, de leur mémoire se partagea entre autant de sanctuaires. Conservés aussi dans les paroisses ou les abbayes, quelques manuscrits de l’époque racontèrent dans le mauvais latin des clercs la raison toujours la même de ces respects durables. Au sacerdoce la plus parfaite des œuvres paraîtra toujours la diffusion de la foi. Il savait un gré privilégié à Clovis d’avoir entrepris cet apostolat en France, à Charlemagne de l’avoir étendu sur l’Europe, et il associait à cette reconnaissance les hommes d’Eglise, d’État ou d’épée qui s’étaient faits les auxiliaires du grand acte. A ses informations il ajoutait ses crédulités pour perpétuer la vie de ces morts qui font à leur tour l’importance et la fortune du sanctuaire où ils reposent. Car ce culte répondait aux instincts profonds des foules. La plupart des hommes, captifs de l’existence matérielle, n’ont presque pas de vie intérieure. Si la croyance en Dieu leur est innée, leur détresse demeure perdue comme en un vide infini dans l’infini de l’être inaccessible. Ils ont besoin que cette solitude se peuple d’êtres moins lointains, moins différens, supérieurs à eux par la vertu, égaux à eux par la nature. Ils ont besoin de croire aux saints, guides dont l’exemple instruit à s’élever vers le Créateur, garans dont les miracles attestent les sollicitudes du Créateur pour les créatures. Et il ne suffit pas au peuple que son espoir monte avec sa prière vers ces glorieux intercesseurs. Il a besoin que ses sens mêmes, témoins habituels de ses certitudes, fortifient sa confiance, que ses pieds le mènent aux places consacrées par des prodiges, que ses yeux contemplent l’efficacité survivante des mérites acquis par les élus, que ses mains touchent les tombes, que ses lèvres baisent les reliques. Et le culte des saints crée la dévotion aux pèlerinages.

Ils furent vite familiers à notre race, toute zélée de sa conversion récente. Chacune des églises où reposait la mémoire d’un grand chrétien attirait des visiteurs au personnage honoré là, et devenu pour la contrée un patron. Nombre de pèlerins n’épuisaient pas leur ardeur par cette fidélité à la gloire solitaire du protecteur proche. Ils allaient de l’un à l’autre, pour s’édifier davantage et se ménager plus d’amis près de Dieu. Aussi les cinquante morts sur la mémoire desquels veillaient autant d’églises devinrent familiers, en France, à la pensée des foules. A celles-ci ces voyages de France ne suffisent pas, elles s’ébranlent souvent vers les sanctuaires illustres dans toute la chrétienté, Jérusalem sacrée par le sacrifice du Christ, Rome par le siège de saint Pierre, Compostelle par la mission de saint Jacques, Aix-la-Chapelle par le sépulcre de Charlemagne. Et il ne faut pas croire que ces foules en marche se hâtent de porter à chacune de ces illustres cités le fardeau d’une dévotion unique. Pour parvenir de France aux sanctuaires majeurs, il y avait des routes consacrées, et elles touchaient, s’inclinant au besoin, les sanctuaires gardiens de leurs renommées locales. On aimait à respirer au passage toutes les fleurs de sainteté qui parfumaient la terre de France. Ces jardins mystiques étaient en assez grand nombre pour que, de France en Italie, en Espagne, en Allemagne, à Rome, ils jalonnassent plusieurs routes. Entre elles, les pèlerins choisissaient et d’ordinaire ne prenaient pas au retour lia même qu’à l’aller. Les églises où se conservait le culte d’un patron modeste comme elles, au lieu d’être oubliées par la ferveur qu’attiraient les sièges plus célèbres, durent à cette ferveur un concours imprévu. Les sanctuaires locaux furent comme les stations dans un chemin de croix. Les protecteurs visités tour à tour se succédaient, comme dans les litanies les noms des saints, pour soutenir une même prière, et la procession des pèlerins qui s’avançait portant les reliques de tous ces souvenirs, déposait à la fin de la route, sur un dernier autel, l’offrande accumulée et indivisible de ses multiples piétés.

Ce lien commun entre les dévotions locales prit une force extraordinaire au moment des Croisades. Elles restaurent, après les égoïstes et stériles guerres de princes pour la domination, puis pour le partage de l’Occident, la seule lutte que la conscience des peuples ratifie, la lutte pour l’unité de civilisation par l’unité de foi. Et comme des peuples le plus chrétien et le plus chevaleresque était le nôtre, l’avènement des papes français et l’élan de la France décident, pour libérer le tombeau du Christ et la vie chrétienne de l’Orient, le plus long, le plus généreux, le plus héroïque des pèlerinages. Les multitudes qui, dans notre pays, ne peuvent prendre la croix, sont plus tentées de piétés compensatoires ; par migrations continues elles s’avancent, le bourdon à la main, vers l’Italie, l’Espagne et l’Allemagne, et y portent une ferveur de croisade. À cette ferveur Charlemagne doit un renouveau soudain de sa gloire, comme adversaire des païens et soldat du Christ. La tâche qui occupa seulement une part de sa pensée et sa vie, devient aux yeux simplificateurs des foules son unique sollicitude et toute sa grandeur. C’est avec la même prévention qu’elles transfigurent tous les morts vénérables qu’elles visitent au passage sur leur route. Elles ne croiraient plus qu’ils méritent un hommage et qu’elles le rendent, si elles n’honoraient en eux les héros d’un combat contre l’infidèle. Une image nouvelle se superpose à l’existence qui fut la leur. De tous elles font des croisés, elles ne peuvent plus se les représenter qu’associés, confondus dans une action unique et magnanime, elles les assignent comme compagnons et auxiliaires au grand souverain de l’apostolat. Cet enthousiasme aspire comme à la vérité à des fictions plus belles que les faits.

Le peuple est un poète muet. Son imagination pressent des beautés qu’il n’exprime pas, mais, quand il souffre trop de son silence, son infirme fécondité enfante et inspire des interprètes. Or, dans le peuple d’alors quelques-uns devenaient capables de dire ce que tous voulaient entendre. Parmi les plus dépourvus de ressources, de notoriété, d’importance, certains déjà avaient senti que de toutes les détresses les plus dures sont les indigences de l’esprit, c’est à elles qu’ils voulaient échapper. Le savoir était alors un bien d’Eglise, elle avait la charité de celui-là comme de ses autres richesses et nourrissait les pauvres qui avaient faim d’intelligence. Elle leur enseignait le latin, leur apprenait à lire les manuscrits qui rendaient présent le passé, et les accoutumait à tout voir d’un regard religieux. Ils recevaient ces leçons dans une âme à la fois docile et créatrice ; la jeunesse de leurs facultés débordait la véritable mesure des choses et la fidélité de leur mémoire n’osait contredire la puissance de leur imagination. Tout ce qui tombe en eux y germe. Ce qu’ils ont appris dans le langage des doctes, ils ont l’impatience de le transmettre aux ignorans par la langue de tous, la langue dont ils sentent errer sur leurs lèvres la forme prochaine. La familiarité des clercs descend affectueusement sur ces écoliers. Eux sont attirés vers les églises, surtout celles qui gardent de l’histoire dans leurs murs, quelque mort illustre dans sa tombe, évoquent par le souvenir d’un homme le spectacle d’une époque et offrent aux humbles précurseurs de nos poètes l’occasion d’apprendre et de rêver, de connaître et d’embellir. Oiseaux qui attendent l’heure du chant, ils nichent dans les clochers, et déjà autour des sanctuaires bruit un vol de légendes. Là ces ouvriers des mots, ces assembleurs d’idées, ces échos de la sensibilité générale, se trouvent atteints par le mouvement de marche et d’opinion qui emporte la France et entraînés eux-mêmes dans la dévotion mouvante. Chacun d’eux emporte l’habitude d’honorer le saint ou le héros dont il est l’hôte ordinaire et l’admirateur informé. Ces panégyristes détachés des divers sanctuaires forment un groupe assez nombreux pour garder à ces gloires locales, même loin de leur siège habituel, une gloire collective, et par cet hommage les morts eux-mêmes semblèrent ressuscites, debout, unis aux voyages et aux passions mêmes des pèlerins. Et cessassions, décernant à ces héros et à ces saints, l’hommage suprême, les rétablissent dans la gloire trop différée d’avoir été pour Charlemagne des compagnons de guerre aux infidèles. L’ignorance de cette foule la défendait contre tout scrupule de vérité historique. Ceux qui savaient davantage, plongés dans cette foule, sentaient frémir en eux sa fièvre, trop poètes pour ne pas préférer la beauté à l’exactitude. Tous les obstacles que les faits et les dates opposaient à la collaboration de ces personnages fondirent dans cette chaleur. Elle assembla en une seule compagnie ceux qu’elle entendait honorer d’un seul amour et d’un seul culte. L’enthousiasme général aspirait à une société sublime. Si l’on ne la trouvait pas dans l’histoire, il la fallait édifier par le rêve. Les chemineaux de l’inspiration mirent en poésies ces rêves et ce furent les chansons de geste. Elles sortirent des cerveaux qui les avaient conçues, appelées par la multitude qui les reconnaît aussitôt, les fait siennes, les élève à la dignité de littérature nationale. Que sont-elles ? Les épopées de légende. Les personnages, même ceux qui appartiennent à l’histoire, n’ont dans ces « chansons » que des aventures imaginaires. Mais les événemens supposés s’accomplissent sur des théâtres vrais. Toute action se déroule dans les lieux familiers à la piété des foules, les divers poèmes parcourent les cycles des divers pèlerinages. Les villes, les sanctuaires, les distances, les particularités des pays sont décrits avec une exactitude minutieuse. L’on devrait dire que cela seul fait la réalité de ces œuvres, si la réalité n’était plus profonde et plus essentielle des héroïques vertus que la multitude a senti vivre en elle avant de les prêter à des fantômes. Les chansons de geste sont les contes de l’héroïsme, les itinéraires de la piété, les cantiques de la route, la légende dorée des pèlerinages. Fécondité de notre sol, modèle de notre vie, prémice de notre langue, témoignage de notre nature au moment où notre race était formée, les chansons de geste sont la France, rien que la France, toute la France des croisades.

Voilà la solidité, que des recherches attentives seulement à leur exactitude, et comme indifférentes à leurs résultats, jettent dans le vide des théories préconçues. Il y a deux ans, M. Bédier avait exposé dans deux premiers volumes sa méthode et ses premiers résultats. Cette année, il a achevé, en deux autres livres, sa démonstration. Après les deux premiers volumes, l’Académie française avait récompensé l’œuvre par le premier prix Gobert. Cette année, elle a cru juste de faire plus encore. Tous les cinq ans elle dispose d’un prix destiné à une « œuvre originale et ayant un caractère d’invention et de nouveauté : » ce sont les mérites mêmes du monument conçu et achevé par M. Bédier. L’Académie française vient de lui accorder le prix Jean Reynaud. Pour assigner à l’œuvre sa vraie place, mieux vaut encore peut-être l’opinion de ceux à qui M. Bédier refuse comme usurpé un droit germanique sur notre littérature primitive. M. Becker, professeur à l’Université de Vienne et maître en romanisme, a qualifié l’ouvrage : « Un des plus superbes livres qui aient été écrits depuis longtemps, et qui, dans le domaine des chansons de geste, assure de nouveau aux Français, pour des années, la direction[13]. »


V

Sachons double gré à M. Bédier d’avoir conquis à la science française une primauté nouvelle, en restituant tout l’honneur de nos plus anciens poèmes au génie français. Il a rompu avec la mode d’étranges largesses faites par trop des nôtres à l’Allemagne, de ce qui nous appartient. Cette prodigalité eut, jusqu’au milieu du XIXe siècle, une excuse. L’Allemagne d’alors n’était incommode à personne. Le nombre, les jalousies et l’équilibre de ses États lui interdisaient la prépondérance politique. Elle acceptait de ne pas dominer dans le monde de la force, et il lui suffisait qu’elle eût sa place dans celui de l’art et de la pensée. Elle avait les doctrines et les vertus des faibles, l’horreur des violences, le respect du droit, l’attachement aux bonheurs qui vivent de paix. Elle portait avec modestie la gloire de ses grands hommes et n’hésitait pas à les dire tributaires des nôtres. Quelque contrition de nos rudesses militaires contre elle, notre étonnement qu’elle nous gardât si peu de rancune et tant de bonne grâce, notre point d’honneur de ne pas être dépassés en générosité, enfin les prises d’une race qui semblait simple, douce, rêveuse, sentimentale, naïve, sur les délicatesses, les subtilités, les raffinemens, les complications de notre culture, inspiraient à l’intellect français ce goût de rendre à l’Allemagne justice jusqu’à l’injustice. Mais, tandis que nous l’aimions d’être telle, l’Allemagne devenait autre. En elle s’élevait une race impatiente de croître plus encore, et persuadée que la puissance militaire était l’instrument de cette grandeur. Elle faisait de l’armée l’institution fondamentale de l’État, poussait jusqu’au génie l’art de se rendre redoutable, d’employer tout, même les infiniment petits, au succès des ambitions sans bornes, elle avouait une antipathie naturelle contre les scrupules, les générosités, la pitié qui détournent des occasions et amoindrissent les résultats. La Prusse prétendait par surcroit à la maîtrise dans les domaines de l’intelligence pure, et envahissait par ses travaux de la paix les sciences exactes, l’archéologie, l’histoire, l’économie sociale, la critique religieuse et les affaires. Mais son esprit avait pourvu avec tant de prédilection à sa sollicitude principale et guerrière qu’il s’était moulé sur son œuvre et immobilisé en formes indélébiles. Partout il portait la même méthode, une exactitude systématique, un culte des détails, une certitude que les informations et les activités comme les soldats valent par le nombre, qu’il suffit d’accumuler les uns comme les autres et de les répandre par masses pour être maître sur tous les champs de bataille. Partout, il manœuvrait à la prussienne, et peu à peu l’Allemagne se mettait au pas. Sa faiblesse séculaire lui rendait plus séductrice l’idée d’être puissante à son tour, elle se sentait plus fière de cet avenir pour l’avoir plus longtemps attendu, et en toutes choses accepta pour maître le peuple qui l’avait séduite en lui révélant la douceur d’être redoutée. Voulant la fin, elle voulut les moyens. Elle commença à sentir la honte de la douceur, de la bonté, sa nature se durcit. Et tandis que, lecteurs attardés de Faust, nous admirions Marguerite, sous l’influence de Méphistophélès Marguerite étouffait son enfant, la vie de tendresse, de générosité, d’indépendance, qu’elle avait conçue dans les jours d’idéal. Soudain la guerre de 1870 nous révéla cette Allemagne nouvelle, cimentée par la haine, par la cruauté, par l’orgueil, et qui, dans la défaite de nos armes, célébrait la déchéance du génie français.

Répondre à ce délire par de l’impartialité, à la prétention qu’une race soit la maîtresse naturelle de toutes les autres opposer la doctrine que les donc civilisateurs se partagent entre les divers peuples, reconnaître à la culture allemande son étendue et ses limites, aurait été digne de nous et de la vérité. La vérité est que l’Allemagne pousse à la perfection la science de la recherche, partout elle observe, note, classe, amasse avec une régularité incomparable, elle collectionne plus sûrement et plus abondamment que personne les documens, les expériences et les faits. Elle excelle moins à choisir, à peser ce qu’elle entasse, à isoler les vérités tenues en suspension dans les phénomènes : Les rigueurs de ses méthodes la rendent timide aux audaces par lesquelles l’intelligence s’élève des constatations aux lois, son érudition, féconde en travaux, demeure plus stérile de doctrines, son érudition sait peu conclure, c’est-à-dire transformer l’amoncellement en richesse. La France, au contraire, a l’aptitude aux synthèses : ce qu’elle voit le mieux dans les faits, ce sont leurs rapports, leur subordination, leurs conséquences, et de leurs détails elle dégage les vérités générales. Elle possède ce don jusqu’à l’excès et, dans tous les ordres de connaissances, il lui est arrivé de ne pas donner assez de temps aux recherches méthodiques, de bâtir sur des fondations hâtives et insuffisantes des couronnemens en porte-à-faux. Si nous avions sans honte, à l’école de l’Allemagne, appris les lents travaux d’approche dont il faut investir la vérité pour se rendre sûrement maître d’elle, et si, restés à notre propre école pour atteindre, à travers la multitude des contingences, les idées maîtresses et dégager des phénomènes les lois, nous aurions fait notre profit de ce que l’Allemagne a de supérieur à nous. A notre tour nous pouvions lui donner quelque chose. Et dans cet échange où l’Allemagne apportait plus de disciplines et la France plus de fécondités, nous eussions pu dire sans jactance que la France demeurait la part la plus belle, celle de la création.

Au contraire, c’est au moment où débordait le mépris de l’Allemagne pour nous, que des nôtres sont devenus le plus idolâtres d’elle, le plus impatiens de s’offrir à son hégémonie intellectuelle, le plus impatiens de sacrifier nos œuvres, nos aptitudes, nos méthodes à son infaillibilité, le plus fiers d’ajouter à la trahison de nos armes une servitude volontaire. Ces infidèles ne furent pas seulement des particuliers, et leurs infidélités une défaillance individuelle, la fascination opéra sur la collectivité, sur les gardiens officiels de notre intelligence nationale, et trop de ceux qui enseignaient au nom de la France firent régner dans leurs chaires l’Allemagne. Ce courage d’admiration à un tel moment serait inexplicable, s’il n’avait eu la force d’une habitude déjà ancienne, entretenue chez les uns par des cultes scientifiques, chez les autres par les goûts littéraires, chez certains par des préjugés irréligieux. Ce sont nos philosophes du XVIIIe siècle qui les premiers avaient appelé « grand » Frédéric II ; les succès d’un peuple préparé par l’athéisme de son maître à la libre pensée menaçaient en Europe la prépondérance catholique, et les incrédules d’alors armaient l’Etat qui, fût-ce aux dépens de la France, satisfaisait, en abaissant l’Eglise, la plus violente de leurs passions. Après 1870, la guerre où l’Allemagne avait établi son hégémonie par les armes se continuait par une guerre intérieure où l’Allemagne, prétendant défendre sa culture contre le catholicisme, devenait ainsi le modèle des Français résolus à entamer la lutte contre la foi religieuse de leur patrie.

Les résultats ont jugé cette émancipation qui nous détachait de notre nature pour nous subordonner aux initiations d’une race étrangère. Le plagiat intellectuel a valu le plagiat religieux. Et quelque espèce de connaissance qui ait été adaptée par nous des méthodes allemandes, elles ont accru la charge de notre travail et en ont diminué le discernement. Notre don inné de parvenir par l’analyse aux synthèses, de reconnaître, dans la multitude des faits et leurs contradictions éparses, les lois générales et leur ordre a été mis en surveillance comme une imagination suspecte, en traitement comme une maladie, opéré comme une excroissance maligne. L’œuvre intellectuelle a été réduite à un mouvement tout matériel de recherches, à une sollicitude matérialiste et exclusive pour les pièces, les expériences, les statistiques, les inventaires. Elle a mis toutes ses forces dans cette puissance de dénombremens, son attrait dans la manie de collectionner, et son repos dans l’inaptitude à pousser plus loin sa curiosité. La possession des détails a été présentée comme un tout qui se suffit à lui-même ; sous leur masse, l’esprit de comparaison, de jugement, est demeuré pris et étouffé, et la science s’est transformée en une érudition qui ne cesse pas d’entasser, ne parvient pas à conclure, et en un pédantisme qui s’enorgueillit de craindre les idées.

Et pourtant, cette prétention d’échapper aux partis pris des idées est pour les disciples de l’intellect allemand une illusion, car ils entrent en prisonniers dans un monde de l’intelligence où une idée règne en maîtresse absolue, et des idées la plus humiliante. C’est la force brutale qui a commencé et qui soutient toute la puissance même intellectuelle de l’Allemagne. Détenir la force lui a paru de plus en plus son premier devoir envers elle-même, la loi de sa conservation. Appliquer la force lui a paru de plus en plus la loi simple de ses rapports avec les autres. Adorer la force qui, en assurant à l’Allemagne la domination, établit l’ordre dans l’univers était le terme. Bien avant que ses intellectuels aient invoqué la force comme leur conscience, la force était, chez elle, le mot suprême de la philosophie, de la morale, de la politique, de l’histoire, de l’imagination et même de la poésie. L’on ne saurait se mettre à l’école sans apprendre la principale leçon du maître, et quand on affirme la supériorité d’une culture, comment se refuser à l’idée essentielle de cette culture ? La dévotion de ces Français à l’Allemagne faisait d’eux, bon gré mal gré, des infidèles à la France, car la tradition, l’honneur, le génie même de la France est d’aimer des forces supérieures à la force.

Les archéologues de notre langue semblaient les plus excusables parmi les tributaires de l’hégémonie allemande : cette Allemagne primitive différait moins de la France que l’Allemagne d’aujourd’hui. Néanmoins, ceux qui, en comparant les anciens poèmes des deux races, ont conclu à une identité d’inspiration entre les chansons de geste et les Nibelungen se montraient pauvres psychologues. Les argumens par lesquels M. Bédier a convaincu les doctes, peuvent se compléter de quelques raisons accessibles à tous les lecteurs.


VI

Les légendes germaniques sont les poèmes de la force. A celle des hommes se mêle, pour la servir ou la combattre, celle de la nature, des élémens, des géans, des gnomes, des nains, des fées, des animaux extraordinaires. Le monde réel ne suffit pas, le monde du merveilleux est évoqué, attiré, mis en action, comme s’il ne pouvait y avoir trop d’êtres pour se mêler à la plus grande des joies et des œuvres, la lutte. Cette puissance d’imagination, qui fait vivant et multiplie sans fin l’irréel, est la véritable puissance de cette poésie. Sa fécondité, dont toutes les ressources servent une seule passion, répand sur toute l’œuvre une beauté farouche et pare d’une sauvagerie héroïque les vertus filles de la violence. Mais ces sanglantes fleurs d’idéal, qui s’épanouiront dans la jeunesse de la race, montrent déjà les taches qui devaient devenir les tares indélébiles de sa maturité. Ces légendes peuplent d’êtres confus un monde imprécis qui n’appartient à aucun âge, à aucune civilisation, à aucune foi, où flottent des réminiscences ou des aspirations contradictoires. Tantôt fabuleuse avec ses esprits, ses nains, ses géans et ses Walkyries, tantôt chrétienne et mystique avec le Saint Graal, qui rayonne sur les enchantemens et les métamorphoses du paganisme, cette poésie déjà entasse et ne choisit pas. Elle donne une impression de désordre dans le démesuré et, faute de vraisemblance, les ressources de sa fantaisie répandent la lassitude. Les personnages de ces féeries se meuvent pour l’émerveillement du regard, mais leurs actes pleins de prodiges sont vides de vérité.

Les chansons de geste sont sobres de merveilleux. Elles en ont tout juste ce qu’il faut pour satisfaire au goût du peuple, mais toute leur prédilection est pour les actes raisonnables d’hommes véritables. Elles inventent moins, elles observent plus. Elles donnent l’impression d’une vie de beauté, mais réelle. Elles ne perpétuent pas la monotonie du massacre ; chacune des chansons célèbre un aspect différent du courage, et le raconte en récits où ne manquent ni la mesure ni l’unité. Ainsi, dès ces premières œuvres, apparaissent des dons français.

Ce contraste des formes convient à l’intelligence différente que les deux épopées donnent de la vie.

Dans les poèmes germaniques, tous les êtres, mus comme des automates par des puissances extérieures à eux, sont les favoris ou les victimes d’un destin qui ne les traite pas selon leurs œuvres, mais selon son caprice. Ce destin ne paraît nulle part un architecte de justice ou de miséricorde, sa parfaite indifférence ne songe ni à perfectionner les êtres, ni à expliquer le monde. Les plus surhumains des héros ne sont pas élevés à leur dignité par les mérites de leur vie, mais par une prédestination antérieure à eux ; leur pureté la plus précieuse est l’intégrité du corps vierge ; les élans et la mélancolie des hommes tout à fait hommes sont inconnus à ces êtres brillans et vides, leur armure blanche ne recouvre pas d’âme. S’ils songent à d’autres qu’à eux-mêmes, c’est quand un ordre du destin les oblige par un appel particulier envers un être mystérieusement commis à leur sauvegarde, et ils ne se sentent voués par aucun appel général, par aucun instinct permanent à aucune initiative qui rende les vivans plus heureux et le monde meilleur. Elle-même serait contradictoire avec la condition qui leur est faite. La hiérarchie des hommes ordinaires, des héros plus forts que les hommes, des esprits plus forts que les héros, du destin plus fort que les esprits, enlève à chacun toute chance de franchir le cercle où il est enfermé. Tous ces êtres demeurent passifs, inertes dans leurs prérogatives. Tous se savent d’avance vaincus par le sort, s’ils tentaient de lui résister. Ils lui offrent leurs volontés soumises, par cela seul qu’ils renoncent à le changer, ne songent pas à lui demander compte de ses partialités, et par cela seul qu’il s’impose le tiennent pour sage. Leur vouloir, abdique devant la force des choses, et sur toutes ces existences pèse le respect de la fatalité. Par son invention des êtres surnaturels qui de toutes parts entourent l’homme et le subordonnent, l’esprit allemand dès l’origine a trouvé la forme première de son culte pour la force et pressenti la divinité de l’Etat. Les chants de la petite enfance avouent déjà la faiblesse de l’énergie germanique, son inaptitude morale à distinguer dans sa conscience l’ordre et la force.

Toutes nos chansons de geste sont la voix nette, juste, toujours semblable à elle-même, d’un âge, d’une race et d’une croyance. La société qu’elles chantent, féodale, française, chrétienne, a pour sollicitude unique d’employer, d’unir sa triple puissance en mettant ses armes et sa générosité au service de sa foi. Par le courage de l’épée, l’attachement aux compagnons de guerre, la soumission au chef, elle est féodale ; par le courage de l’honneur, la résistance aux excès de pouvoir, l’indépendance mêlée à la fidélité, elle est française ; par un scrupule de perfection qui cherche toujours et en tout le mieux, elle est chrétienne. Ces fables si diverses portent la même certitude que l’homme est un être libre, que son indépendance doit se faire la servante du bien, que les obstacles opposés au devoir par les circonstances extérieures ou par les tentations secrètes n’excusent personne de s’abstenir, qu’à peu près rien ne résiste à la volonté, qu’elle est convaincue de défaillance par tous les désordres du monde, que tout homme est contre eux un soldat. L’action qui le fait maître des événemens, arbitre de sa destinée, serviteur de tous est la seule qui dans ces chants héroïques lui vaille les louanges, la gloire. Et des actions la plus magnifiée par eux est celle qui repousse tous les avantages humains, cherche dans la pénitence le châtiment des fautes, et dans le sacrifice volontaire une offrande à ce Christ dont il faut délivrer la tombe, mais dont il faut surtout devenir la vivante image.

Parce que les poèmes germaniques sont l’épopée de la force matérielle, la femme y tient peu de place. Elle est faite pour gester le mâle en qui se perpétuera le guerrier. Dans les Nibelungen, deux femmes attirent l’intérêt, ² parce qu’elles sont moins femmes. Brunhild, reine, belle et vierge, pour choisir entre ses prétendans les éprouve ainsi : ils doivent lancer mieux qu’elle le javelot, sauter plus loin qu’elle, soulever plus haut un rocher, sinon payer de leur tête. Une telle compagne paraît désirable aux guerriers, et, ainsi conquise, elle se soumet sans aimer. Krumhild, femme de Sigurd, l’aime, mais Sigurd meurt par trahison, et elle le venge. Alors les Nibelungen la suivent dans d’interminables égorgemens, et racontent sa fin, parce qu’elle périt comme elle a frappé, en homme, par l’épée. Elle sort de l’ombre quand, sortant de son sexe, elle tue.

Parce que les chansons de geste sont l’épopée de la force morale, les femmes y apparaissent nombreuses, touchantes, grandes. Voici une épouse. A Orange, la femme du comte Guillaume regarde du rempart la bataille dans la plaine. Elle voit une bande de chevaliers emmenés par les Sarrasins, tandis qu’un autre chevalier revient à toute bride. Elle a reconnu sa voix quand il demande l’entrée : mais elle nie qu’il soit Guillaume. Il a levé sa visière et elle a reconnu son visage, mais elle répète qu’il n’est pas Guillaume. Guillaume n’aurait pas abandonné ses compagnons. Et par ce courage de femme, car sa dureté lui coûte envers celui qu’elle aime, elle rappelle au courage le guerrier. Et voici une vierge. Aude, sœur d’Olivier, est fiancée à Roland. Par un silence qui semble respecter la pudeur du grand amour, la Chanson de Roland n’a pas même nommé la jeune fille avant Roncevaux. C’est à l’heure et à la place où se creuse la tombe que ce nom est jeté comme une fleur. Aude ignore : Charlemagne pense que ce n’est pas trop d’une parole souveraine pour avertir cette jeune douleur et, pour la consoler, il offre la main de son fils, le Prince Louis. Aude s’étonne seulement qu’on ait pu croire qu’après avoir perdu Roland, elle puisse vivre. Et, cela dit, elle meurt.

Comme la femme, le héros n’est pas le même dans l’une et l’autre épopée. Germain ou Franc, il est l’homme de la lutte. Mais son courage n’est pas au service des mêmes causes. Pour l’un, la bataille est l’assouvissement de l’instinct, la plénitude de la destinée, la maîtresse de la vie. En cet être, ce n’est ni la tête ni le cœur, mais le bras qui importe, et son geste qui ne se lasse pas d’être homicide sème la monotonie dans l’égorgement. Pour le Franc, la bataille est l’heure d’un devoir, la préparation d’une œuvre plus durable, la servante d’une idée. Le héros des Nibelungen, Sigfrid, ne court à ses victimes que protégé contre elles par de multiples sortilèges. Sa peau baignée dans le sang du dragon est dure comme une écaille ; invulnérable, il se rend invisible quand il veut ; ses armes sont enchantées. Cet être, demi-dieu et demi-monstre, attaque avec tous ses avantages et se bat à coup sûr, sans scrupule, sans comprendre que l’égalité du péril fait la noblesse de la lutte. Frappé à une petite place entre les deux épaules, là où une feuille tombée d’un arbre, au moment du bain magique, empêcha le contact entre la chair du guerrier et le sang du dragon, Sigfrid qui se sent mourir voudrait une dernière fois tuer, et meurt autant de sa colère que de sa blessure, partageant ses imprécations entre le traître qui lui enlève et les amis qui n’ont pas su lui garder l’inestimable vie. Le héros des chansons de geste, Roland, lorsqu’après avoir exposé son corps vulnérable, et, parce que vulnérable héroïque, à la foule des Sarrazins, il sent venue sa dernière heure, entre dans le calme de l’œuvre achevée et de l’espérance proche. Il brise Durandal pour que l’épée ne tombe jamais en de mauvaises mains, et, après avoir frappé sa poitrine, il tend vers Dieu son gant, en vaincu obligé de se rendre, mais qui se rend à son seul maître, en vassal fidèle par-delà la mort.

Le nom même donné à l’épopée germanique est un symbole de toutes ces différences. Les Nibelungen sont des chercheurs de trésor. Le trésor possédé par eux a pris leur nom. Eux et le butin s’appellent de même, comme s’ils formaient un seul tout. C’est le trésor que les héros allemands se disputent. En vain ils savent sa possession funeste, c’est la cupidité plus forte qui fait sortir du fourreau les épées, et le maître de cette vaillance est l’or. Dans les chansons de geste, il y a des cupides. Mais l’or n’est pas le seul ni le plus puissant maître, on évalue autrement la valeur des biens, et, quand on les compare, c’est pour conclure :

Li cuers d’un homme vaut tout l’or d’un pays.


ETIENNE LAMY.

  1. J. Grimm, Lettres à d’Arnim.
  2. lbid., Kleinere Schrislen, t. Ier, p. 155.
  3. lbid., t. IV, p. 10.
  4. lbid., t. II, p. 39.
  5. Fauriel, Chants populaires de la Grèce, p. 10.
  6. lbid., Histoire de la poésie provençale, II, p. 224.
  7. Ibid., Chants populaires, p. 25.
  8. Fauriel, Histoire de la poésie provençale, I, p. 283.
  9. Fauriel, Histoire de la poésie provençale, II, p. 310.
  10. Titres de deux chapitres de son ouvrage Le Origine dell’ épopea francese.
  11. Bibliothèque de l’École des Chartes, t. II, 1861, p. 84-89.
  12. Carl Voretzsch, dont le livre est, au témoignage de M. Bédier, le « Vade mecum » des étudians des Universités allemandes.
  13. Litteraturblatt für Romanische und germanische philologie.