Nostradamus (Bonnellier)/Tome 1/Le Jour de Saint-Mathias

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Abel Ledoux (1p. 63-77).


IV.

LE JOUR DE SAINT-MATHIAS.


— Laure ! »

Une jeune fille, vêtue de noir, les cheveux lisses sur un beau front qui relevoit un visage dessiné comme les beautés du Titien, se tenoit appuyée sur la vis, au tournant de l’escalier ; ses bras étoient croisés sur sa poitrine, son sein battoit fortement, ses yeux étoient arrêtés fixes sur le point où se présenta la tête de Michel ; elle n’écoutoit pas, elle étoit là dans une pose de réflexion douloureuse, car ses beaux yeux étaient voilés de larmes, car son charmant visage étoit bien pâle : admirable pourtant à voir ainsi, le corps un peu incliné de côté, de manière à laisser voir un contour d’une grande pureté ; les épaules, la poitrine nues, une gorgerette n’en voilant par l’éclat.

Lorsque Michel de Nostredame fit entendre l’exclamation Laure ! la jeune fille ne changea point son attitude, ni la direction de son regard ; seulement un rouge léger colora ses joues, et, disparoissant aussitôt, les laissa plus pâles qu’elles n’étoient avant.

— Laure ! répéta le jeune homme en s’avançant auprès de la marche de l’escalier, vous étiez là !… Que faisiez-vous donc à cette place ? ajouta-t-il naïvement.

— Que sais-je ! répondit tristement la jeune fille.

— Et des larmes dans vos beaux yeux !

— Elles s’y renouvellent, mais ne les quittent pas.

— Laure !

— Eh bien ! maître Michel ?

Le jeune homme soupira et ne répondit point.

— Pourtant, me rappelle, reprit la jeune fille, en descendant lentement les cinq marches qui la séparoient de Nostredame, que je venois pour vous entretenir d’une résolution commandée par le soin de ma bonne renommée, et mes devoirs envers ce qui reste de ma famille…

— J’entends, vous voulez que je quitte cette maison.

— Pourquoi ? N’en sauriez-vous être le protecteur et le gardien ? Restez-y, car pour moi je vais bientôt la quitter ! »

Le jeune homme prit doucement la main de Laure, l’attira dans sa chambre d’étude, la fit asseoir, se tint debout devant elle, la regarda, et, trop ému, ne parla pas.

— Vingt-quatre février, jour de Saint-Mathias, dit Laure en baissant les yeux ; ce soir commencera la seizième nuit depuis que je suis orpheline et que je pleure ma mère !

— Mon zèle ni mes soins, au moins n’ont pas manqué à ses derniers désirs.

— Oh ! maître Michel, vous l’avez soignée cette bonne mère, comme aurait fait le maître le plus docte qui auroit été mon frère ! » Ces paroles furent dites avec chaleur ; les yeux de la jeune fille se relevèrent sur Nostredame, et, son bras s’avançant, laissa tomber avec confiance sa main sur la main du jeune homme. Lui, posa ses lèvres sur cette main, et, avec un baiser, y déposa une larme brûlante.

— Laure, reprit-il avec inquiétude, mais comme entraîné hors de sa volonté ; Laure, si la perte d’une mère n’étoit pas un malheur trop affreux pour laisser le passage ouvert à une idée étrangère… »

Les lèvres de Laure blanchirent, ses yeux s’ouvrirent plus grands ; Nostredame voulut continuer, il ne le put.

— Eh bien ? demanda la jeune fille avec un indéfinissable accent.

— Rien, Laure, rien ; je ne voulois pas dire cela… j’oubliois…

Si la perte d’une mère n’étoit pas un malheur trop affreux pour laisser le passage ouvert à une idée étrangère… Voilà ce que vous venez de dire… Eh bien ?

Michel s’agenouilla, tenant toujours la main qui lui avoit été abandonnée, et avec une onction pleine de tendresse :

— Je placerois en votre ame, à côté de la pensée du deuil, celle d’un amour que la Vierge et les saints ne sauroient condamner…

— De quoi parlez-vous, bon Dieu ! s’écria Laure en joignant vivement ses mains.

— Ô pardonnez-moi… je m’oublie…

— Ô répétez donc ces mêmes mots… Répétez-les pour que j’y croie !… Les avez-vous bien dits, maître Michel ? cria la jeune fille, en trépignant.

— À la face du ciel et devant Dieu qui m’entend !

— Vous m’aimez !

— Ange de grâce et de beauté ; je t’adore ! dit le jeune homme avec enthousiasme.

— Le dire si bien, maître Michel, et le dire si tard !

— Le dire si tôt, jeune fille, pour en souffrir si long-temps !

— Pourquoi cela en souffrir ?…

— Vous quittez Montpellier.

— Dois m’y résoudre, ô mon bel ami, mais êtes expert, l’avez déjà prouvé en courses lointaines et voyages ; et de la ville d’Arles à Montpellier, il n’est si loin que le pur et gentil amour ne nous puisse rapprocher… D’ailleurs, je pars et vous restez…

— Non pas en cette demeure…

— Mêmement en cette demeure, répondit l’orpheline avec autorité ; il le faut, je l’exige. De loin, vous sachant en ma demeure, je verrai mieux dans ma pensée chacun de vos mouvemens. À telle place, tel meuble, à telle heure, Michel de Nostredame est dans telle chambre… me dirai-je étant à Arles.

— Ô Laure, s’écria Michel de Nostredame avec passion. Dans quel coin de la science trouverai-je l’explication de cette énigme de mon ame ?… Ne voir, tout le jour, et sans en départir la durée entière des nuits, ne voir que souffrir et mourir !… avoir sans cesse la tête inclinée sur un hideux moribond, qui, bientôt, se change en cadavre… et, dans le même temps, me préoccuper d’amour ! en contact de corps, de regard et de parole avec tout ce qui anéantit le bonheur et brise le dernier espoir, et, à la même heure, rêver les félicités du ciel, rattacher mon cœur à la plus vive, à la plus brillante des espérances ; quand le linceul et la mort sont là ! Voir, d’une seconde vue la plus suave des créatures que madame la Vierge se soit plue à parer de ses charmes et de son innocence.

— Le dire si bien ! et le dire si tard ! répéta Laure en plaçant son front pur comme le plus bel émail sous la lèvre de son amant. Ces nobles et doux propos, dits quarante jours plus tôt… ma mère les entendoit, leur accordoit son sourire et sa bénédiction ! et la jeune fille alloit au maître-autel de la sainte cathédrale recueillir votre serment !… Aujourd’hui, la jeune fille n’a plus de mère qui comprenne ses soupirs, prévienne ses aveux et la conduise sur les marches de l’église… Elle est vêtue de noir ; elle pleure, elle souffre du mal des orphelins et du mal de son amour !… » Elle s’arrêta, ses sanglots étouffèrent sa voix, et, pour la seconde fois, sa tête s’abandonna, mais pour y rester courbée par la douleur, sur le sein de Michel de Nostredame.

Tout à coup, le jeune homme pressant doucement dans ses mains le visage de Laure, l’éloigna un peu, le regarda avec le sentiment d’une préoccupation étrange et visiblement indépendante de la scène d’amour au milieu de laquelle elle naissoit.

— Laure, dit-il ensuite d’une voix grave, il me vient à l’esprit d’inconcevables terreurs…

— À vous ! et pourquoi, bon Dieu ?

— Aujourd’hui, 24 février, jour de saint-Mathias, avez-vous dit ?… ce jour est daté là, — mettant un doigt sur son front, — depuis huit jours environ : dans le rêve de mes profondes réflexions, je vois des grands combats, des captures d’importance, des blessés, des morts… et à ce moment même, un bruit, un cliquetis plutôt, comme un brisement d’armures a sonné dans ma tête… j’ai peur de quelque grand mal.

— Oh ! maître Michel, dit la jeune fille en se reculant de deux pas, d’où vient si grand désaccord entre vos pensées et notre situation à la place où nous sommes ?… Que signifient cette vision, ces armes, ces combats, dans le temps qu’une pauvre fille en larmes vous dit que le mal d’amour est en elle, et que Michel de Nostredame est celui qu’elle aime ?…

— Peut-être, interrompit le médecin, toujours sous l’influence de sa préoccupation, est-ce un avertissement des guerres et maléfices d’amour que me prépare cette passion qui vient nous lier, bel ange : et l’armure qui se brise en mon cerveau, ajouta-t-il en souriant tristement, sans doute est l’indice de la rupture violente d’un nœud, aujourd’hui si doux à former entre nous.

— Oh ! maître Michel, votre science conduit à bien triste fin !

— Ma science, s’écria Nostredame en se levant brusquement, et en appuyant sa main avec contraction sur son front déjà un peu plissé par l’étude, ma science, Laure !… deux nuages ont long-temps tourbillonné devant moi, chacun d’eux renfermant un foyer de lumière, et par instans livrant passage à des feux qui saisissoient mon regard, échauffoient ma pensée et l’enivroient… l’un de ces nuages vient de s’ouvrir, la flamme qu’il receloit m’est distincte et se reflète dans tes beaux yeux… mais la science, oh ! l’impénétrable foyer, incessamment roulé dans cet autre nuage qui m’obsède la vue ! Si tu savois, jeune fille, où peut me conduire cette découverte, que je poursuis dans mes veilles !… pour moi plus d’horizon, plus de limites… la terre est ronde ? où commence la courbe s’arrêtera mon regard ? j’en saisirai tous les points de conjonction et d’opposition, j’en explorerai l’équateur et les pôles !… oui, il y a des instans où je comprends cette enjambée des temps et des lieux, pour embrasser encore, comme une saisissable unité, cette science, météore en fuite devant le génie de l’homme ! »

L’exaltation de Michel croissoit à chaque mot, sa voix sonore prenoit des tons inaccoutumés, ses yeux receloient une étincelle, qui chatoyoit dans le jour douteux de l’appartement, et Laure stupéfaite écoutoit immobile, les larmes arrêtées comme des perles sur le bord de ses paupières.

— Jeune fille, continua Michel, il y a aussi des instans où mes livres sont tout ouverts sur cette table, les souvenirs de mes lectures passées sont présens et visibles comme les pages de ces livres ; ces alambics, ces matras placés sur leurs fourneaux allumés distillent les plantes que je leur ai confiées, et parfument l’air de leurs vapeurs aromatiques… alors cette chambre prend un autre aspect ; les féeries s’y réalisent, le passé y revient, le présent est tout entier… l’avenir ! lui, il me manque, il me le faut, je le cherche… ces mondes figurés sur ce tableau de Copernic s’animent et décrivent leur révolution dans un espace imaginaire… je les observe, je les suis du regard, je leur demande l’avenir… il est là — montant au hasard, avec une voix en colère — là, dans la profondeur de ce nuage qui tourbillonne, le seul des deux qui reste sombre et impénétrable…

— Michel ! Michel ! s’écria la jeune fille épouvantée, et en se jetant à genoux, les mains jointes, prions pour les morts, afin qu’ils protégent l’ame des vivans contre les tentations du démon… l’Angelus sonne.

— Prions, dit Nostredame en s’agenouillant aussitôt, et il ajouta d’une voix sombre, avec une expression incroyable de recueillement, il faut prier pour les morts, les vivans et les mourans. Des milliers d’hommes, à cette heure, demandent peut-être un tombeau… des rois eux-mêmes implorent peut-être un lambeau de bannière pour étancher leur sang et des fers pour mortifier leur orgueil… prions. »

Tandis que la poudre du sablier mesuroit la durée de cette étrange oraison, François Ier tomboit sur le sol de la Lombardie vénitienne, tout saignant de trois blessures, l’une au sourcil, l’autre au bras, la troisième à la main droite, et il restoit prisonnier de Charles-Quint.