Nostradamus (Bonnellier)/Tome 2/Clarence de Nostredame
VI.
CLARENCE DE NOSTREDAME.
Sur le Broglio, foyer en plein air de la noblesse de Venise, deux nobles, l’un présenté de la veille, mais trop jeune encore pour prendre la robe et siéger au grand conseil ; l’autre, depuis trois ans l’un des quarante et un électeurs du doge, ce qui pouvoit, en raison de sa figure, conservant les agrémens de la jeunesse, lui infliger environ trente-cinq ans, — causoient avec l’intimité ordinaire entre deux compagnons de plaisirs, deux rivaux en bonnes fortunes faciles. L’un et l’autre appartenoient à une des douze grandes maisons électorales ; le plus âgé affectoit déjà la gravité d’un homme admis dans la confidence des secrets d’état de son pays ; le plus jeune dans son maintien, dans ses gestes, dans sa mise, dans son parlage, se complaisoit aux allures des raffinés ; — sorte d’espèce encore rare, et dont la cour de Henri II, de France, étoit à la fois le berceau et l’école.
— Barozzi, disoit l’électeur, tu vas brûler tes ailes à cette lampe de nuit, allumée par la Mavredi. Prends-y garde !
— La sainte-Vierge, Morosini, m’a jeté un doux regard de ses beaux yeux ! et la flamme de ce regard éclaireroit encore mon amour, si la lampe de la Rosalina venoit à s’éteindre.
— Et ta Vierge est de France ?
— De France, Morosini.
— Presque enfant, m’as-tu dit ?
— L’âge d’une rose, dont le vermillon est adouci par la rosée du matin !
— Enfant !
— Dis plutôt amoureux !
— Et que puis-je à cela ?
— Reconnoître le service que je t’ai rendu il y a quinze jours.
— Brave Barozzi, trois coups de stylet sur ta jeune poitrine, trois qui m’appartenoient sans partage !… C’est plus que n’auroit demandé mon amitié, pour te rester fidèle ! Parle, j’obéirai.
— Cornaro, l’un des quatre évangélistes, cet ancien gouverneur de Palma Nova, dans la Patria del Friouli, Cornaro qui auroit été doge, si sa femme eût été plus jolie, a passé avec la Mavredi un infâme marché !… Cette nuit, la Clarence va se réveiller innocente et prostituée, dans les bras du vieil évangéliste ! Et pour empêcher le triomphe du vieillard, pour surprendre demain matin, au lieu d’une larme, un sourire de volupté dans les yeux de Clarence… Je donnerois, Morosini, tout ce que me promet ma pensée aventureuse, ma noblesse et mon épée !… Je donnerois…
— Contente-toi, enfant, de me donner un moyen de t’être utile.
— Être maître de l’emploi du temps, c’est tout posséder… Pour cette nuit tout est prêt dans le boudoir de la Rosalina, le souper, le flacon du sommeil… Cornaro s’est donné la nuit entière pour l’accomplissement de ses projets… Il faut occuper sa nuit.
— C’est chose facile.
— J’ai prévu le contraire ; trop de sacrifices ont été faits par le sénateur ! Trop d’or a été déposé, par lui, aux pieds de la belle madone, ornement secret du salon de la prostituée. La lubricité de l’impur vieillard lui rendra tout obstacle surmontable… Ma seule espérance est en toi !
— Enfin !… dit l’électeur impatienté.
Le jeune homme ôta sa toque, et saluant son ami avec une dignité sérieuse :
— Vénérable membre du conseil des Dix, vous avez bien du pouvoir !
— Beaucoup moins qu’un homme aussi riche et aussi méchant que l’est Cornaro.
— Le mal qu’il fait par caractère, tu peux le faire par position.
— Énigmatique enfant, va donc au but !
— Fais arrêter Cornaro. Affilié du parti protestant, il conspire avec des princes d’Allemagne.
— La preuve ?
— En demandes-tu contre tous ceux que tu accuses ?
— Cornaro est sénateur !
— Sans talent, sans autre influence que celle donnée par sa richesse.
— Il a de nombreux clients.
— Tous mendians !
— D’autant plus dangereux.
— Mais si tu ne l’arrêtes pas, Morosini, moi je le tue !
— L’assassiner !
— Fi donc !… Je le tue comme il convient à un noble Vénitien, épée contre épée !
— Lame d’acier contre un fourreau de bois, Barozzi !… Ta proposition est inadmissible, Cornaro a prêté des sommes considérables à l’espagnol Almida Folcarini, dont la puissance, dans le conseil, est souveraine. Je suis le plus jeune des Dix, et le plus sage avertissement que m’ait donné ma raison, c’est d’éviter toute contestation avec ce Folcarini… Tu vois bien que je ne puis rien contre ton rival,… si ce n’est…
— Oh ! mystérieux personnage, ne retiens pas ta parole ! s’écria Barozzi, pressant à deux mains le bras de son ami. Si ce n’est ?…
— Te confier une fiole, — arme terrible de l’arsenal du conseil.
— Qui donnera la mort ?
— Non, l’oubli de toutes choses, — la folie du sage.
— La précieuse liqueur inventée par le doge Pierre Polano !
— Mais souviens-toi qu’en te la confiant, je hasarde ma tête.
— Oh ! Morosini, peux-tu craindre que je trahisse jamais la cause de l’amitié !
— Avant le coucher du soleil, montre-toi au Lido, nous ferons une promenade sur le canal, — je te remettrai la fiole.
Il étoit vrai : conformément aux instructions données par Laure de la Viloutrelle, la courtisane avoit épié le moment où, dans les yeux de Clarence de Nostredame, paroîtroit ce voile humide, symptôme de l’inquiétude qui saisit la vierge nubile, et, sur ses pensées du jour comme dans ses rêves, jette ces teintes mélancoliques dont s’enveloppe avec bonheur la langueur amoureuse. Pour hâter ce moment, rien n’avoit été épargné par la savante Mavredi, parfums des fleurs, étourdissement des fêtes, charme indicible des belles nuits contemplées pendant une course sur le golfe, bruits harmonieux et imprévus de la musique, culture des arts, dont Florence la belle répandoit les trésors sur l’Italie, comme la corbeille inclinée épand les fleurs qui la parfument, — tout ce qui pouvoit avoir sur les sens une action enivrante et séductrice, la courtisane l’employa pour instruire la fille de Michel de Nostredame, déjà trop oublieuse du toit qu’elle avoit déserté ; trop désireuse aussi de connoître ces plaisirs où s’altère la candeur de l’ame, où se flétrit l’innocence.
Cornaro, dont la famille avoit donné des doges à la république, sénateur, un des nobles les plus opulens de Venise, homme sans mœurs, — nous aurions dit sans probité, si l’absence de cette vertu n’eût pas été une capacité de plus chez l’homme d’état, — Cornaro étoit le cavalier de Venise choisi par la Mavredi, car le vieillard avoit donné beaucoup d’or à la courtisane.
Mais ce que la spéculation ne sauroit souvent prévoir et à peine empêcher, l’instinct de nature devoit trahir ou devancer les projets. La curieuse Clarence avoit mille fois regardé le jeune Barozzi, et, ignorante encore de la souillure promise à ses attraits naissans, elle trouvoit, dans le souvenir de la jeunesse pleine d’élégance du Vénitien, l’inspiration d’une image assidue et gracieuse.
Il étoit nuit. Assise, rêveuse, sur la terrasse de la maison de sa gardienne, Clarence prêtoit l’oreille, contemploit le ciel, l’horizon de la mer, et cherchoit une pensée qui pût occuper son esprit, prendre une forme sous son regard inquiet et passionné. La courtisane, silencieuse, étoit à ses côtés.
— Oh ! dame Rosalina, — s’écria tout à coup Clarence, — j’entends la barcarole ! c’est la voix du seigneur Barozzi.
— Un fou ! dit sèchement la Rosalina Mavredi.
— Un des beaux cavaliers de Venise !
— Sans fortune.
— De haute origine !
— Et qui mourra en aventurier, ou par une balle, ou par une dague, ou sous les plombs.
— Qu’importe ! dame Mavredi, si la mort ne l’atteint qu’après le bonheur.
— Le bonheur, Clarence, à votre âge, on le cherche où il se perd.
— Je ne sais pas, dit à demi-voix la jeune fille.
Elle alloit se recueillir dans le vague de ses idées, lorsque vinrent à tinter les larges molettes d’éperons d’or, sur la marche de marbre de l’escalier, et bientôt se dessina sur la terrasse, dans la demi-obscurité d’une belle nuit d’Italie, ce Julien Barozzi dont la voix avoit retenti, lorsque la gondole qui le portoit glissoit encore dans la lagune.
Il salua Clarence à la façon d’un amoureux, et, prenant un ton familier pour s’adresser à la Rosalina :
— Eh bien ! savez-vous la nouvelle ? Un miracle dans le Rialto ! saint Théodore a noyé un juif !
— Je ferai dire deux messes à Saint-Pierre in Castello, dit en se signant la courtisane.
— Saint Théodore a noyé un juif ? reprit Clarence.
— Oui, vraiment, bel astre, noyé, sans espoir de retour !… La maison d’un potier d’étain a été le théâtre de cet acte de justice, car on dit que le juif y vouloit déterrer saint Théodore, pour en vendre les reliques. — Et si nous n’étions pas dans un lieu où les paroles s’en vont de tous côtés, je vous dirois qu’il y a eu étrange sorcellerie dans cette affaire. L’inquisition s’en est mêlée ; le fameux Pietro a été trouvé mort devant Saint-Marc ; et son ami, le propriétaire de la maison de saint Théodore, le potier d’étain, Buvarini, porte aujourd’hui la chaîne de gondolier privé. La maison va être murée.
— Sait-on quel étoit ce juif ? demanda la fille de Nostredame.
— Arrivé depuis peu à Venise, il y étoit peu connu ; on dit qu’il étoit bien vieux, et se nommoit Élie Déé.
— Élie Déé ? seigneur Barozzi !
— Pourquoi cette surprise ? il vous est inconnu.
— Élie Déé, avez-vous dit ?
— Encore une fois, ce nom vous est donc familier ?
— Oui, — répondit Clarence en baissant la tête. — Oui, je me rappelle avoir vu quelqu’un qui pleuroit et gémissoit en prononçant ce nom.
— Dieu le brûle ! dit gaiement Barozzi. — Pour moi, qui ne donne rien aux saints, je n’ai rien à prétendre sur leurs reliques.
— Silence ! mécréant, dit la dame Albana avec gravité.
— Parlons de la régate qui se fera demain, répliqua le jeune homme.
— Vous y serez ?
— Oui, belle de Venise ! et ma Pisolere s’appellera Clarence. Je veux que, dans sa course, elle fasse jaillir l’eau dans la peote du vieux Cornaro, le lourd sénateur !
— Descendons de cette terrasse, interrompit la courtisane avec impatience. — La brise se forme, et vous pourriez, enfant, altérer au vent de la nuit vos chairs délicates.
Au moment où ces trois personnes descendaient l’escalier de la terrasse, Cornaro, le sénateur, entroit dans les appartemens de la dame Mavredi. Barozzi avoit eu le temps de prendre la main de Clarence, et d’y appuyer ses lèvres, il se retira, confiant à d’autres instans les espérances de son amour.
Tout étoit prêt pour cette dégoûtante fête : la prise de possession d’une jeune fille endormie par un misérable vieillard. Endormie, Clarence l’étoit, et du plus profond sommeil ; portée dans cet état sous les tentures d’une alcôve, où pénétroit le demi jour d’azur, produit par deux lampes enveloppées de globes en cristal bleu, elle étoit là, victime achetée. Mais chacun avoit eu sa part dans le festin intime qui avoit dû servir de prélude à ce crime honteux. À Clarence de Nostredame, le narcotique ; à la dame Rosalina et au sénateur, la fatale liqueur inventée par le doge Pierre Polano.
La complice de Laure de la Viloutrelle cherchoit dans un sommeil tout étrange, même pour sa raison chancelante, l’oubli de son infâme marché : Cornaro, dans la solitude de l’appartement où reposoit Clarence, s’efforçoit de rassurer, par d’impurs désirs, ses esprits aux abois. Il s’approcha du lit ; avec une lame de poignard, d’une main encore assez ferme, il trancha brutalement la soie, les lacets du corsage, et ses regards troublés alloient s’arrêter sur les charmes qu’il venoit de mettre à nu, lorsqu’un homme, dressé depuis une minute derrière la jalousie de la fenêtre laissée ouverte, tomba d’un bond léger dans l’appartement ; d’une main jeta une écharpe noire sur le corps et la tête de Clarence, tandis que de l’autre il repoussa rudement le vieillard, dont la terreur commença et compléta la folie.
Cet homme, c’étoit Barozzi. Il éprouva un plaisir cruel à se placer face à face avec le sénateur, et se prit à rire, malgré sa jalouse colère, en voyant ce malheureux que sa fortune et son nom rendoient si puissant maintenant privé du flambeau de l’homme, devenir moins que la brute intelligente, et, pour ainsi dire cherchant, hébété, le genre de folie qui alloit convenir à ses organes. Cornaro, voyant rire, rit aussi, de manière à faire frissonner son ennemi ; car sa bouche seule étoit rieuse, ses yeux se chargeoient d’une indéfinissable expression de peur et de rage. — Excellence ! cria Barozzi en agitant le bras du vieillard.
— Quoi ? dit celui-ci.
— La nuit est devenue sombre, mais la lampe brûle…, tout dort dans Venise, Clarence aussi ; eh bien ! excellence, ne m’entendez-vous pas ?…
— Vous êtes un serviteur du doge, allez lui dire qu’Almida Folcarini veut à son tour épouser la mer.
— Et toi, vieillard ?
— Je suis le frère de saint Laurent Justiniani, premier patriarche de Venise. Et aussitôt une manie traversant l’esprit de Cornaro, il s’avança rapidement vers le lit, s’agenouilla, et courbant la tête, récita des litanies. Barozzi le suivoit de près ; certain d’avoir anéanti l’homme, sans attenter à sa vie, il saisit avec adresse et vigueur le corps de la jeune fille, l’enleva sur un de ses bras, et son stylet entre ses dents, monta sur la fenêtre. Prêt à descendre en dehors, il se retourna : le vieillard n’avoit pas changé sa pose, il continuoit sa monotone récitation…
— À la statue de Pierre Polano, un chapelet d’or ! s’écria le jeune homme, et avant de se hasarder sur les tresses de son échelle de soie, il posa ses lèvres sur les lèvres muettes et insensibles de Clarence de Nostredame.
Le lendemain matin, cinq personnes masquées faisoient irruption dans la maison de la dame Rosalina Mavredi ; un message particulier, venu de France, redemandoit la fille de Nostredame, enlevée par Laure de la Viloutrelle. Le Doge avoit communiqué la réclamation aux trois grands inquisiteurs, et leurs agens, bien informés, pénétroient chez la courtisane. Ils la trouvèrent dans sa chambre, à demi vêtue, montée droite, et les jambes, et les pieds nus, sur un meuble à tablette en marbre : elle se hissoit sur ses orteils, étendoit ses bras en l’air, et, en pleurant à chaudes larmes, grattoit le plafond avec ses doigts, — elle cherchoit des toiles d’araignées.
Le sénateur s’étoit définitivement attaché à la manie religieuse ; il étoit tour à tour pape ou évêque, frère du patriarche saint Laurent Justiniani (1450). Comme pape, il répétoit nettement les paroles d’Alexandre au doge Ziani. « Recevez cet anneau, pour le donner tous les ans à pareil jour à la mer, comme à votre légitime épouse, afin que toute la postérité sache que la mer vous appartient par le droit des armes. » Comme évêque, il s’agenouilloit et ne récitoit qu’une oraison, les litanies.
Le sénat de Venise fut ému de cet événement ; Almida Folcarini, craignant que la démence du vieillard ne lui suscitât des révélations à ses héritiers sur les sommes considérables qu’il lui avoit prêtées, dit qu’il y avoit péril pour les secrets d’état, se fit assister de la famille même de Cornaro, et obtint qu’il fût recueilli sous les Plombs.
Le haut clergé fit enfermer Rosalina dans une cellule de séquestre, chez les camaldules.