Nostromo/Troisième partie/Chapitre IX

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Troisième partie
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Tourmenté par le doute et l’espoir, épouvanté par le son des cloches qui fêtaient l’arrivée de Pedrito Montero, Sotillo avait passé la matinée à se battre avec ses pensées, lutte à quoi le rendaient inapte le vide de son esprit et la violence de ses passions. Le désappointement, la cupidité, la fureur et la crainte faisaient dans l’esprit du colonel un tumulte plus bruyant que le vacarme des cloches dans la rue. Aucun des plans qu’il avait combinés n’avait abouti ; ni Sulaco ni l’argent de la mine n’étaient entre ses mains ; il n’avait accompli aucun exploit militaire de nature à consolider sa position et n’avait point levé le tribut énorme qui lui eût permis de se retirer. Ami ou ennemi, Pedrito Montero lui inspirait une véritable terreur et le son des cloches l’affolait.

Croyant tout d’abord à la possibilité d’une attaque immédiate, il avait tenu ses hommes sous les armes, près du port. Il arpentait la salle de la Douane, s’arrêtant parfois pour ronger les ongles de sa main droite et jeter sur le plancher un regard oblique ; puis, avec un regard de sombre fureur, il reprenait sa marche de fauve solitaire. Il avait posé sur la table son chapeau, sa cravache, son épée et son revolver. Ses officiers, groupés autour de la fenêtre qui regardait la ville, se disputaient une lorgnette que leur chef avait achetée à crédit, l’année précédente, chez Anzani. Elle passait de main en main, et le détenteur temporaire était harcelé de questions anxieuses.

— Mais il n’y a rien, il n’y a rien à voir ! répétait-il avec importance.

En effet, il n’y avait rien, et lorsque les hommes embusqués dans les fourrés autour de la casa Viola eurent reçu l’ordre de rallier le gros de la troupe, aucun signe de vie ne troubla la plaine aride et poussiéreuse qui s’étendait entre la ville et le port. Pourtant on signala, fort avant dans l’après-midi, un cavalier qui sortait par la porte de la ville et se dirigeait intrépidement vers la Douane. C’était un émissaire de Señor Fuentès, qu’on laissa approcher en le voyant seul. Il descendit de cheval devant la grande porte, salua l’assistance silencieuse avec une impudence joviale et demanda à être conduit sans tarder au « muy valliente » colonel.

En inaugurant ses fonctions nouvelles de Chef politique, le Señor Fuentès avait mis toute son adresse diplomatique à s’emparer du port aussi bien que de la mine. L’homme qu’il avait choisi pour négocier avec Sotillo était un notaire public que la révolution avait trouvé languissant dans la prison commune, sous l’inculpation de faux. Libéré par la foule, en même temps que les autres « victimes de la tyrannie blanco », il s’était empressé d’offrir ses services au nouveau gouvernement.

Il était parti avec le désir de déployer tout son zèle et toute son éloquence pour amener Sotillo à venir seul, en ville, conférer avec Pedrito Montero. Mais rien n’était plus éloigné des intentions du colonel. La seule idée de se mettre au pouvoir du fameux Pedrito lui avait, à diverses reprises, causé un véritable malaise. C’était chose impossible, c’eût été folie. Mais c’eût été folie aussi que d’entrer ouvertement en rébellion contre lui. C’était rendre impossible la recherche systématique du trésor, de cette montagne d’argent qu’il lui semblait sentir dans le voisinage, flairer tout près de lui. Mais où ? Où, grands dieux ! Où ? Oh ! pourquoi avait-il laissé partir le docteur ? Imbécile qu’il était ! Pourtant, non ! songeait-il fébrilement, tandis que le messager attendait au bas de l’escalier en bavardant cordialement avec les officiers ; c’était l’intérêt de cette canaille de docteur de revenir avec des informations positives. Mais si quelque chose l’en empêchait ? Une interdiction générale de quitter la ville, par exemple ! Il devait y avoir des patrouilles !

Le colonel, la tête entre ses mains, pivotait sur place, comme un homme saisi de vertige. Le soudain éclair d’une lâche inspiration lui suggéra un expédient auquel ne dédaignent pas de recourir les hommes d’État européens, lorsqu’ils veulent différer une négociation délicate. Il bondit tout botté, tout éperonné, dans son hamac, avec une hâte exempte de dignité. La tension d’esprit et les soucis pesants avaient jauni son beau visage, pincé et creusé ses narines audacieuses. Le regard ordinairement velouté de ses beaux yeux semblait mort et décomposé ; ces yeux caressants et taillés en amande s’étaient injectés de sang à la suite de mainte insomnie sinistre. Sa voix épuisée et sourde étonna l’émissaire de Señor Fuentès. Avec une faiblesse touchante, elle sortait de dessous une vaste pile de ponchos, qui écrasaient toute la personne élégante du colonel, jusqu’à ses noires moustaches défrisées qui retombaient, exprimant la prostration physique et l’incapacité mentale de leur possesseur. La fièvre, une grosse fièvre avait abattu le très vaillant colonel. Une expression d’égarement causée par le brusque passage d’une légère colique, qui venait de se déclarer, et le claquement de dents de la terreur contenue, avaient un air de sincérité qui impressionna l’envoyé. C’était un accès de fièvre froide. Le colonel expliqua qu’il ne pouvait pas penser, pas écouter, pas parler. Il simula un effort surhumain pour balbutier qu’il n’était point en état de répondre décemment aux ordres de Son Excellence, ou de les exécuter. Mais demain ! Ah ! demain !… Son Excellence don Pedro pouvait être tranquille ! Le brave régiment d’Esmeralda tenait le port… tenait… Il ferma les yeux en roulant sa tête endolorie, comme un malade à demi délirant, sous l’œil inquisiteur de l’émissaire qui dut se pencher sur le hamac pour saisir les paroles entrecoupées et expirantes. Sotillo espérait bien, d’ailleurs, que l’humanité de Son Excellence lui ferait autoriser le docteur, le docteur anglais, à sortir de la ville pour venir le soigner avec sa boîte de drogues étrangères. Il suppliait le digne Caballero, ici présent, de vouloir bien s’enquérir du docteur anglais, en passant devant la casa Gould, où il devait se trouver, et de lui dire que le colonel Sotillo, pris par la fièvre à la Douane, requérait instamment ses services. Instamment. Sans tarder. On l’attendait avec une extrême impatience. Mille remerciements. Puis, ayant fermé les yeux d’un air épuisé, il ne consentit plus à les rouvrir, et resta parfaitement immobile, vaincu, écrasé, anéanti, annihilé par la terrible maladie.

Mais, à peine l’autre eut-il tiré derrière lui la porte du palier que, d’un bond, le colonel sortit de son hamac, dans une avalanche de couvertures de laine. Ses éperons s’empêtrèrent dans le tas des ponchos ; il faillit tomber, la tête en avant, et ne recouvra l’équilibre qu’au milieu de la pièce. Caché derrière les jalousies à demi closes, il écoutait ce qui se passait en bas.

L’envoyé était déjà remonté en selle et saluait cérémonieusement les officiers moroses groupés devant la porte d’entrée.

— Caballeros, cria-t-il d’une voix claire, laissez-moi vous recommander de prendre grand soin de votre colonel. J’ai éprouvé autant de plaisir que d’honneur à voir de beaux soldats comme vous pratiquer, dans cette situation pénible, la mâle vertu de patience. Vous endurez les morsures du soleil et l’absence presque totale d’eau fraîche, lorsqu’une ville ruisselante de vin et débordante de grâces féminines ne demande qu’à accueillir les braves que vous êtes. Caballeros, j’ai l’honneur de vous saluer. On dansera fort, ce soir, à Sulaco. Adieu !

Mais il retint son cheval et pencha la tête de côté en voyant s’avancer le vieux major. Très grand et très maigre, celui-ci était pris dans un vêtement étriqué qui tombait tout droit sur ses chevilles, comme la gaine d’un drapeau régimentaire enroulé autour de la hampe.

L’intelligent guerrier, après avoir énoncé d’un ton dogmatique l’affirmation générale que « le monde était plein de traîtres », entama résolument un panégyrique de Sotillo. Il lui attribuait, avec une prolixité emphatique, toutes les vertus du monde, et se résumant en un dicton absurde, très courant dans le langage populaire du pays, il conclut, en élevant brusquement la voix :

— Et puis, c’est un homme qui a beaucoup de dents, « hombre de muchos dientes ». Si, Señor ! Quant à nous, poursuivit-il, imposant et persuasif, Votre Honneur peut voir en nous le plus beau corps d’officiers de la République, des hommes sans pareils pour le courage et l’habileté, et des hommes qui ont beaucoup de dents !

— Comment ? Tous ? demanda le peu scrupuleux envoyé de Señor Fuentès avec un léger sourire d’ironie.

— Todos. Si, Señor, affirma gravement le major, d’un ton convaincu. Des hommes qui ont beaucoup de dents.

L’autre fit tourner son cheval, la tête vers le portail, qui ressemblait à la vaste entrée d’une grange abandonnée. Un bras tendu, il se dressa sur les étriers. C’était un coquin facétieux, qui nourrissait à l’égard des Occidentaux stupides un profond mépris, sentiment commun aux habitants des provinces centrales. La folie des Esmeraldiens lui causait particulièrement une joie dédaigneuse. Il se mit à vanter Pedro Montero d’un ton solennel. Il faisait des gestes, comme pour présenter son héros. Lorsqu’il vit tous les regards tendus, tous les yeux fixés sur ses lèvres, il énuméra une série de vertus : générosité, valeur, affabilité, profondeur, puis, arrachant d’enthousiasme son chapeau :

— C’est un homme d’État, un invincible chef de partisans ; et il ajouta, avec une inflexion soudain basse et profonde : Et un dentiste !

Il s’éloigna sur-le-champ, d’un pas rapide ; la fourche rigide de ses jambes, ses pieds écartés, son dos raide, l’obliquité cavalière de son chapeau, au-dessus des épaules hautes et carrées, exprimaient une parfaite et terrifiante impudence.

En haut, Sotillo resta longtemps sans bouger derrière sa jalousie. L’audace de cet homme l’épouvantait. Que disaient donc ses officiers ? Ils ne disaient rien et gardaient un silence absolu ! Il se mit à trembler. Ce n’était point ainsi qu’il avait envisagé l’expédition. Il s’était vu triomphant, apaisé, incontesté, idole des soldats, délicieusement libre d’opter, à son choix, pour une fortune ou une puissance également accessibles. Hélas ! quelle déception ! Inquiet, affolé, prostré, brûlant de colère ou glacé d’effroi, il se sentait menacé de partout par une terreur insondable comme la mer. Il fallait bien pourtant que ce coquin de docteur avouât ce qu’il savait. C’était évident. Seul, il ne pouvait faire aucun usage de son secret. Malédiction ! il ne viendrait donc pas ! il devait être arrêté déjà, enfermé avec don Carlos.

Le colonel eut un rire de folie :

— Ha ! ha ! ha ! ha ! c’est Pedrito Montero qui aura le secret. Ha ! ha ! ha ! et l’argent aussi.

Mais tout à coup son rire s’arrêta, et Sotillo se tint immobile et silencieux, comme pétrifié. Lui aussi avait un prisonnier, un prisonnier qui devait connaître, qui connaissait certainement la vérité tout entière. On s’arrangerait pour le faire parler ! Et pourtant Sotillo, qui n’avait jamais complètement oublié Hirsch, éprouvait une inexprimable répugnance, à l’idée d’en venir à de fâcheuses extrémités.

Cette répugnance était sans doute faite en partie de l’insaisissable épouvante qu’il sentait planer partout, autour de lui. Il revoyait trop bien aussi les yeux dilatés du marchand de peaux ; il entendait ses sanglots bruyants et ses protestations. Il n’y avait pourtant chez lui ni compassion ni même simple sensibilité nerveuse. Le fait est que, sans ajouter foi un seul instant à l’histoire de Hirsch — qui aurait pu croire à un tel tissu d’absurdités ? — l’accent de sincérité désespérée du marchand l’impressionnait péniblement. Il en était à demi malade, et soupçonnait aussi l’homme d’être devenu fou de terreur. On ne peut rien faire d’un fou ! Bah ! c’était de la simulation et rien d’autre ! Il saurait bien en venir à bout.

Il s’excitait à la fermeté nécessaire : ses beaux yeux louchaient légèrement. Il frappa des mains : un planton apparut nu-pieds et sans bruit dans la chambre ; c’était un caporal, la baïonnette sur la cuisse et un bâton à la main. Le colonel donna ses ordres, et bientôt le malheureux Hirsch, poussé dans la chambre par plusieurs soldats, le trouva assis dans un vaste fauteuil, les sourcils froncés de façon redoutable, le chapeau sur la tête, les genoux largement écartés, les mains sur les hanches, impérieux, imposant, irrésistible, hautain, sublime, terrible.

Hirsch, les deux bras ligotés derrière le dos, avait été violemment jeté dans une des petites cellules. Il était resté plusieurs heures inanimé sur le sol, oublié en apparence. Des coups de pied et de poing le tirèrent brutalement de cette solitude hantée de désespoir et de terreur. Passif, hébété, il écouta avertissements et menaces, puis fit aux questions ses réponses ordinaires, le menton tombant sur la poitrine, les mains liées derrière le dos, les yeux invariablement baissés, chancelant légèrement devant Sotillo.

Lorsqu’une baïonnette pointée sous son menton lui faisait relever la tête, il y avait dans ses yeux un regard vide et halluciné, et des gouttes de sueur grosses comme des pois coulaient sur la crasse, les écorchures et les contusions de son visage blême. Puis, tout à coup, elles se tarirent.

Sotillo le regarda en silence :

— Voulez-vous renoncer à votre obstination, canaille ? demanda-t-il.

Trois soldats tenaient déjà le bout d’une corde passée par-dessus une poutre et dont ils avaient déjà fixé l’autre extrémité aux poignets de Hirsch. Ils attendaient. Le négociant ne répondit point ; sa lourde lèvre tombait stupidement. Sotillo fit un signe. Hirsch fut brusquement hissé ; un hurlement de désespoir et d’agonie éclata dans la pièce, remplit les corridors de la vaste bâtisse, et déchira l’air du dehors. Les soldats campés sur le rivage levèrent les yeux vers les fenêtres ; quelques-uns des officiers du vestibule se mirent à pérorer avec prolixité, les yeux brillants ; d’autres, les lèvres serrées, regardaient le sol d’un air morne.

Suivi de ses soldats, Sotillo avait quitté la pièce ; la sentinelle du palier lui présenta les armes. Hirsch continuait à hurler, seul derrière les jalousies mi-closes, tandis que le soleil, reflété par l’eau du port, jetait très haut sur le mur un faisceau de lumière mobile. Le malheureux hurlait, les sourcils relevés, la bouche large ouverte, une bouche incroyablement grande, noire, énorme, pleine de dents, comique.

L’air encore brûlant d’un après-midi sans brise porta les cris de son agonie jusqu’aux bureaux de la compagnie O.S.N. Du balcon d’où il cherchait à suivre la marche des événements, le capitaine Mitchell les avait entendus, affaiblis, mais nettement distincts, et ce bruit lointain et terrifiant retentissait encore à ses oreilles lorsqu’il fut rentré dans son bureau, les joues blêmes. Il fut plusieurs fois chassé de son balcon, dans le courant de cet après-midi.

Irritable et quinteux, Sotillo s’agitait sans but, tenait conseil avec ses officiers, lançait des ordres contradictoires, au milieu de la clameur perçante qui remplissait tout l’édifice vide. Parfois, il y avait de longs silences terrifiants. Il rentra à plusieurs reprises dans la chambre de torture où son épée, sa cravache, son revolver et sa jumelle restaient sur la table, pour demander avec un calme affecté :

— Voulez-vous me dire la vérité, maintenant ? Non ? J’ai le temps d’attendre.

Mais précisément, il ne l’avait guère, et c’était bien là le mauvais côté de l’affaire ! Chaque fois qu’il entrait et sortait, en faisant claquer la porte, la sentinelle présentait les armes, pour n’obtenir en retour qu’un regard noir, fuyant et venimeux, regard qui, du reste, ne discernait rien et ne faisait que refléter l’âme cupide, haineuse, irrésolue et furieuse de Sotillo.

Le soleil était couché, lorsqu’il entra une dernière fois. Un soldat apporta deux chandelles allumées et s’esquiva, en fermant la porte sans bruit.

— Veux-tu parler, Juif ? Veux-tu parler, enfant du diable ? L’argent ! L’argent, te dis-je ? Où est-il ? Où ces bandits d’étrangers dont tu es l’ont-ils caché ? Avoue ! Sans quoi…

Un léger frisson des membres torturés agita la corde raide, mais le corps de Señor Hirsch, actif négociant d’Esmeralda, resta tout droit sous la grosse poutre, terrifiant et silencieux en face du colonel. L’air de la nuit, rafraîchi par les neiges de la Sierra, entrait dans la chambre et tempérait délicieusement la lourde chaleur.

— Parle, voleur, coquin, picaro, parle !… Ou sinon…

Sotillo avait saisi sa cravache et tenait le bras levé. Pour un mot, pour un seul petit mot, il se sentait prêt à s’agenouiller, à supplier, à ramper sur le sol, devant le regard hébété et inconscient des yeux fixes qui sortaient de cette tête souillée et échevelée, penchée et muette, avec sa bouche close et convulsée. De rage, le colonel grinça des dents et frappa. La corde vibra longuement sous le coup, comme le fil d’un pendule que l’on met en mouvement. Mais nul balancement n’agita le corps torturé. Un effort convulsif des bras tordus le fit remonter de quelques pouces et se tordre comme un poisson au bout d’une ligne. Un instant rejetée en arrière, la tête de Hirsch tira son cou. Pendant une minute, un claquement de dents troubla le silence crépusculaire de la vaste pièce, où les chandelles mettaient un halo de lumière autour de leur double flamme. Sotillo, le bras levé, attendait une parole, lorsque le misérable, avec un rictus soudain et un effort désespéré de ses épaules cruellement tendues, lui cracha violemment au visage. La cravache levée tomba, et le colonel bondit en arrière avec un cri sourd de détresse, comme s’il se fût senti aspergé d’un venin mortel. Avec la rapidité de l’éclair, il saisit son revolver et fit feu à deux reprises.

Les détonations et leurs échos parurent changer instantanément ce paroxysme de rage en un état de consternation stupide. Il resta debout, la mâchoire tombante et les yeux morts.

Qu’avait-il fait ? Sangre de Dios ! qu’avait-il fait ? Il éprouvait une horreur affolée de l’impulsion qui scellait pour toujours ces lèvres d’où il eût pu tirer des aveux si précieux. Qu’allait-il dire ? Comment expliquer son acte ? L’idée de fuir quelque part, n’importe où, droit devant lui, lui traversa l’esprit ; sa couardise lui fit entrevoir même la pensée de se cacher sous la table. Mais il était trop tard : dans un grand vacarme de sabres, ses officiers s’étaient précipités dans la pièce, avec des exclamations de stupeur.

En voyant pourtant qu’ils ne lui plongeaient pas tout de suite leurs épées dans la poitrine, Sotillo retrouva son impudence. Il passa sur son visage la manche de son uniforme et reprit son calme. Son regard impérieux, tourné à droite et à gauche, imposa partout le silence ; le cadavre raidi de feu Hirsch, négociant, fit un demi-tour, après un balancement imperceptible, et resta immobile, au milieu des murmures d’effroi et d’une agitation inquiète.

Quelqu’un jeta à haute voix :

— Voilà un homme qui ne parlera plus jamais.

Tandis qu’à l’arrière-plan, un autre demandait d’une voix timide et implorante :

— Pourquoi l’avez-vous tué, mon colonel ?

— Parce qu’il a tout avoué ! répondit Sotillo avec l’impudence du désespoir.

Il se voyait acculé et paya d’audace, avec succès d’ailleurs, grâce à sa réputation. Ses officiers le jugeaient très capable d’un tel acte et étaient disposés à admettre une explication qui flattait leurs espoirs. Nulle foi n’est aussi aveugle ni aussi ardente que celle qu’inspire la cupidité, dont l’omniprésence mesure trop bien la misère morale et intellectuelle de l’homme. Ah ! il avait tout avoué, ce Juif obstiné, ce bandit. Très bien ! On n’avait plus besoin de lui, alors !

On entendit soudain le rire épais du capitaine en premier, homme à grosse tête, aux petits yeux ronds, aux joues monstrueusement grasses et toujours immobiles. Le vieux major, grand et bizarrement vêtu de loques, comme un épouvantail, faisait le tour du cadavre en grommelant entre ses dents, avec une satisfaction ineffable que, de cette façon-là, on n’aurait plus à craindre les trahisons de ce gredin. Les autres regardaient, se tenant tantôt sur une jambe, tantôt sur l’autre, et échangeaient à demi-voix de brèves réflexions.

Sotillo ceignit son épée et donna des ordres secs et péremptoires, pour hâter la retraite décidée l’après-midi. Sinistre et l’air profond, le sombrero enfoncé jusqu’aux yeux, il sortit le premier, en proie à un tel trouble d’esprit qu’il oublia de donner des instructions pour le cas d’un retour possible du docteur Monygham. Ses officiers sortirent à sa suite ; quelques-uns se retournèrent pour jeter un coup d’œil furtif sur le cadavre de Señor Hirsch, négociant d’Esmeralda, qui restait dans son immobilité de pendu, seul en face des deux bougies allumées. Dans la pièce vide, l’ombre large de sa tête et de ses épaules, projetée sur le mur, prenait un air de vie.

En bas, les troupes prirent leurs rangs en silence et défilèrent par compagnies, sans tambour ni trompette. C’était le vieux major épouvantail qui commandait l’arrière-garde : il laissa des hommes derrière lui pour mettre le feu à la Douane « et pour brûler sur place le cadavre du traître de Juif » ; mais, dans leur hâte, ils ne mirent pas bien le feu à l’escalier.

Le cadavre de Hirsch resta abandonné à la solitude lugubre du vaste édifice inachevé, où battements de porte et cliquetis de loquets éveillaient des échos sinistres, où volaient çà et là des lambeaux de papier, où chaque bouffée de vent élevait sous les combles surélevés des soupirs sanglotants. Comme un signal dans la nuit, les deux chandelles qui éclairaient l’immobilité rigide et glacée du cadavre jetaient bien loin leur lueur sur la terre et sur l’eau. Et le mort restait là pour stupéfier Nostromo par sa présence et intriguer le docteur Monygham par le mystère de sa fin atroce.

— Mais pourquoi l’avoir tué ? répéta de nouveau le docteur à demi-voix.

Nostromo lui répondit, cette fois, avec un rire sec :

— Vous semblez vous inquiéter fort d’une action pourtant bien naturelle, Señor doctor. Je me demande pourquoi. Il est infiniment probable qu’avant longtemps nous serons tous fusillés l’un après l’autre, par Pedrito, sinon par Sotillo, par Fuentès ou par Gamacho. Et peut-être cette belle histoire de trésor, que vous avez été mettre dans la tête de Sotillo, nous vaudra-t-elle l’estrapade aussi, ou pis encore… Qui sait ?

— Il avait déjà cette idée en tête, protesta le docteur. Je n’ai fait…

— Oui, vous l’y avez si bien fixée que le diable lui-même…

— C’était bien mon but, en effet, interrompit Monygham.

— C’était votre but. Bueno ! C’est comme je le disais : Vous êtes un homme dangereux.

Leurs voix, toujours basses, étaient devenues agressives. Ils se turent brusquement. Dressant son ombre contre la lueur des étoiles, le cadavre de Hirsch semblait prêter à leur dialogue une attention silencieuse et impartiale.

Mais le docteur Monygham n’entendait pas se disputer avec Nostromo. En cet instant profondément critique pour la fortune de Sulaco, il se rendait enfin compte que cet homme était vraiment indispensable, plus indispensable même que n’avait pu le croire l’infatuation du capitaine Mitchell, tout glorieux de sa découverte, plus que ne l’avait jamais imaginé l’ironie froide de Decoud, quand il parlait de « mon illustre ami, l’unique Capataz des Cargadores ». L’homme était unique, en effet ; ce n’était pas « un homme entre mille », c’était le seul homme ! Le docteur se rendait à l’évidence ; il y avait dans le génie de ce marin génois quelque chose qui exerçait une influence dominatrice sur les destinées de grandes entreprises et de nombreuses personnes, sur la fortune d’un Charles Gould et sur le sort d’une femme admirable. Cette dernière pensée fit monter à la gorge du docteur une émotion qu’il dut chasser avant de reprendre la parole.

Sur un ton tout nouveau, il démontra au Capataz que, tout d’abord, il ne courait personnellement pas grand risque. Tout le monde le tenait pour mort ; avantage énorme. Il n’avait qu’à rester à l’écart, dans la casa Viola, où l’on savait le vieux Garibaldien seul avec sa femme morte. Tous les domestiques étaient en fuite. Nul ne s’aviserait d’aller le chercher là, pas plus d’ailleurs que nulle autre part.

— Cela serait fort juste, répondit amèrement Nostromo, si je ne vous avais pas rencontré.

Le docteur garda un instant le silence.

— Est-ce à dire que vous me croyiez capable de vous trahir ? demanda-t-il d’une voix mal assurée. Pourquoi ? Quelle raison aurais-je de le faire ?

— Que sais-je ? Pourquoi ? Pour gagner un jour peut-être. Il faudrait un jour à Sotillo pour me donner l’estrapade, et tenter d’autres moyens aussi, avant de m’envoyer une balle dans le cœur, comme à ce pauvre diable… Pourquoi pas ?

Le docteur respirait avec difficulté : sa gorge s’était instantanément desséchée. Ce n’était pas de l’indignation. Douloureusement, le docteur s’imaginait avoir perdu le droit de s’indigner contre n’importe qui, pour n’importe quoi. C’était uniquement de la crainte. Cet homme-là avait-il entendu raconter son histoire ? Dans ce cas, c’en était fait de son utilité. Il perdait toute influence sur l’homme indispensable, à cause de cette tache indélébile qui le rendait propre aux louches besognes. Une sorte de nausée lui souleva le cœur ; il aurait tout donné pour savoir, mais il n’osait pas élucider la question. Le fanatisme de son dévouement, renforcé par l’idée de sa dégradation, avait mis sur sa poitrine une cuirasse de mépris et de tristesse.

— Pourquoi pas, en effet ? répliqua-t-il d’un ton ironique. Alors, le plus sûr pour vous serait de me tuer sur-le-champ. Je me défendrais, mais vous savez sans doute que je sors toujours sans armes.

— Por Dios ! fit Nostromo avec fureur. Vous voilà bien tous, les grands personnages ! Tous dangereux ! Toujours prêts à trahir les pauvres, qui sont vos chiens.

— Vous ne comprenez pas, répondit posément le docteur.

— Si ! je vous comprends tous ! cria l’autre avec un geste violent, aussi imprécis dans l’ombre, pour les yeux du docteur, que le cadavre de Señor Hirsch. Avec des gens comme vous, il faut qu’un pauvre diable se tienne sur ses gardes. Vous vous moquez bien des hommes qui vous servent ! Voyez-moi ! Me voici, tout à coup, après tant d’années, comme un des roquets qui aboient dans les rues, sans niche, sans le moindre os desséché à ronger. Caramba ! Il s’apaisa et poursuivit avec une condescendance dédaigneuse : Certes, je ne vous accuse pas de vouloir me livrer tout de suite à Sotillo, par exemple. Non, ce n’est pas cela qui m’inquiète, mais bien le fait de n’être plus rien, tout à coup !

Et, laissant retomber ses bras :

— Plus rien, pour personne ! répéta-t-il.

Le docteur respira plus librement.

— Écoutez, Capataz, fit-il, en posant la main, en un geste presque affectueux, sur l’épaule de Nostromo. Je vais vous dire une chose bien simple. Ce qui fait votre sécurité, c’est le besoin que l’on a de vous. Aucune raison imaginable ne pourrait me décider à vous trahir, car vous m’êtes nécessaire !

Nostromo se mordit les lèvres, dans l’ombre. Il avait entendu assez de paroles de ce genre, il en connaissait la valeur. Il n’en voulait plus ! Mais il se disait, en même temps, qu’il fallait agir avec prudence, et qu’il n’eût point été sage de quitter son compagnon sur une impression de colère. Le docteur, reconnu comme grand guérisseur, avait aussi, parmi le populaire de Sulaco, une réputation de malfaisance, solidement fondée sur son étrange tournure et sur la rudesse sarcastique de ses façons ; n’étaient-ce pas là des preuves visibles, sensibles et irréfutables de ses dispositions malveillantes ? Et Nostromo faisait partie du peuple. Aussi se contenta-t-il de pousser un grognement d’incrédulité.

— Pour tout dire, poursuivit le docteur, vous êtes le seul homme ici qui puissiez actuellement sauver cette ville… et tous ses habitants, de la rapacité destructive des hommes…

— Non, Señor, interrompit Nostromo d’un ton morose. Je ne saurais actuellement rapporter le trésor pour payer Sotillo, Pedrito ou Gamacho, que sais-je ?

— Personne ne demande l’impossible, répondit Monygham.

— Personne ! C’est vous qui le dites ! murmura Nostromo d’une voix sourde et menaçante.

Mais, dans son espoir, le docteur ne s’aperçut ni du ton de menace ni des paroles énigmatiques. Les yeux des deux hommes, faits à l’obscurité, commençaient à distinguer plus nettement le cadavre, comme s’il se fût rapproché. Et, pour exposer son projet, le docteur baissa la voix, comme s’il eût craint des oreilles indiscrètes. Il s’ouvrait entièrement à l’homme indispensable. L’impression flatteuse d’une telle confiance, et les allusions à de grands périls avaient pour les oreilles de Nostromo un son familier, que son esprit, flottant entre l’indécision et le mécontentement, retrouvait avec amertume. Il comprenait bien l’ardent désir du docteur de sauver de la destruction la mine de San-Tomé. Sans elle il ne serait plus rien : c’était son intérêt, comme ç’avait été l’intérêt de Decoud, des Blancos et des Européens de s’assurer le concours des Cargadores. Sa pensée s’arrêta un instant sur Decoud. Qu’allait-il devenir ?

Le silence prolongé de Nostromo inquiétait le docteur. Il lui démontra, assez inutilement, que, s’il se trouvait pour l’instant en sécurité, il ne pouvait pas vivre éternellement caché. Il n’avait que le choix entre la mission pour Barrios, avec tous ses périls et ses difficultés, et un départ furtif de Sulaco, sans gloire et sans fortune.

— Aucun de vos amis, don Carlos lui-même, ne pourrait vous récompenser et vous protéger à l’heure actuelle, Capataz.

— Je ne veux ni de vos protections ni de vos récompenses. Je voudrais seulement pouvoir me fier à votre courage et à votre raison. Quand je reviendrai triomphalement avec Barrios, comme vous le dites, je vous trouverai peut-être tous morts. Vous avez, en ce moment, le couteau sur la gorge.

Ce fut au docteur, cette fois, de rester silencieux, dans la contemplation des horreurs possibles.

— Nous nous en remettons, de notre côté, à votre courage et à votre sagesse. Vous aussi, vous avez le couteau sur la gorge.

— Je le sais ! Et qui faut-il en remercier ? Que m’importent, à moi, votre politique et votre mine, votre argent et votre constitution, votre don Carlos et votre don José ?

— Je n’en sais rien, s’écria le docteur exaspéré. Mais il y a ici des innocents menacés, dont le petit doigt vaut plus que vous et moi, et tous les ribiéristes ensemble. Je n’en sais rien. Il fallait vous poser toutes vos questions avant de vous laisser entraîner par Decoud dans cette affaire. Vous aviez le droit de réfléchir en homme, mais si vous n’avez pas su réfléchir alors, essayez d’agir en homme maintenant. Croyez-vous que Decoud se souciât beaucoup de ce qui pouvait advenir de vous ?

— Pas plus que vous ne vous souciez de ce qui m’arrivera, grommela l’autre.

— En effet ! Je me soucie aussi peu de votre sort que du mien.

— Et tout cela à cause de vos convictions de fidèle Ribiériste ? demanda Nostromo avec incrédulité.

— Tout cela à cause de mes convictions ! répondit rudement le docteur.

Nostromo resta de nouveau silencieux. Il regardait distraitement le corps de Señor Hirsch, en se disant que le docteur était dangereux de plus d’une façon. On ne pouvait se fier à lui.

— Est-ce au nom de don Carlos que vous me parlez ? fit-il enfin.

— Oui, c’est en son nom, répondit nettement Monygham, sans hésiter. Il faut le décider. Il le faut ! ajouta-t-il, dans un murmure que Nostromo ne saisit pas.

— Que dites-vous, Señor ?

Le docteur tressaillit.

— Je dis que vous devez rester vous-même, Capataz. Ce serait la pire des folies que de vous dérober, à l’heure où nous sommes.

— Rester moi-même ? répéta Nostromo. Qu’est-ce qui prouve que je ne resterais pas mieux moi-même en vous envoyant au diable avec toutes vos propositions ?

— Je n’en sais rien. C’est possible, répondit le docteur en forçant le ton pour dissimuler la défaillance de son cœur et le tremblement de sa voix. Tout ce que je sais, c’est que vous feriez mieux de partir d’ici. Des soldats de Sotillo pourraient venir me chercher.

Il descendit de la table, l’oreille aux écoutes. Nostromo se redressa aussi.

— Et si j’allais à Cayta, que feriez-vous pendant ce temps-là ? demanda-t-il.

— J’irais trouver Sotillo, dès votre départ, selon le plan que je me suis fixé.

— C’est un bon moyen, si seulement l’ingénieur en chef l’approuve. Rappelez-lui, Señor, que j’ai veillé sur le vieux richard anglais qui fournit les fonds du chemin de fer, et que j’ai sauvé la vie à quelques-uns de ses hommes, le jour où cette bande de voleurs est montée du sud pour piller un train qui portait la paye. C’est moi qui ai découvert leurs projets, au risque de ma vie, en affectant d’y prendre part. J’ai fait ce que vous voulez faire avec Sotillo.

— Oui, oui, c’est vrai. Mais j’ai de meilleurs arguments à lui présenter, répondit nerveusement le docteur. Laissez-moi faire.

— Ah ! oui, j’oubliais ! Je suis un zéro !

— Pas du tout ! Vous êtes tout pour nous.

Ils firent quelques pas vers la porte. Derrière eux, le cadavre gardait l’immobilité d’un homme auquel on n’accorde aucune attention.

— Tout ira bien avec l’ingénieur ; je sais ce qu’il faut lui dire, poursuivit Monygham à voix basse. Mais ce sera plus difficile avec Sotillo.

Le docteur s’arrêta au seuil de la porte, comme si la difficulté entrevue l’eût épouvanté. Il avait fait le sacrifice de sa vie, et croyait n’en avoir jamais trouvé meilleure occasion. Mais il ne voulait pas donner cette vie trop tôt. En feignant de trahir la confiance de don Carlos, il serait conduit à indiquer l’emplacement du trésor. Ce serait la fin de la comédie, et sa propre fin aussi, à lui, qui serait dans les mains du colonel furieux. Il voulait retarder le plus longtemps possible cet épilogue, et s’était torturé le cerveau pour trouver une cachette à la fois plausible et d’accès difficile.

Il fit part de sa perplexité à Nostromo, et conclut :

— Savez-vous, Capataz ? Je crois que, lorsque le moment sera venu de trahir mon secret, j’indiquerai la Grande Isabelle. Cela me paraît le meilleur endroit possible. Eh ! Qu’y a-t-il donc ?…

Nostromo avait laissé échapper une exclamation sourde. Surpris, le docteur attendait. Après un instant de profond silence, il entendit une voix rauque balbutier le mot « absurdité », puis se briser brusquement.

— Je ne vois pas…

— Ah ! vous ne voyez pas ! fit Nostromo rageur, et avec un mépris croissant. Il ne faudrait pas plus d’une demi-heure à trois hommes pour s’apercevoir que nul coin de l’îlot n’a été remué depuis peu. Croyez-vous que l’on puisse enfouir un tel trésor sans laisser aucune trace de son travail ? Eh ! Señor doctor ? Vous ne gagneriez pas une demi-journée de cette façon-là, et Sotillo vous couperait bien vite la gorge. L’Isabelle ! Stupidité ! Pauvre idée ! Ah ! vous êtes tous les mêmes, vous les caballeros de haute intelligence ! Vous cajolez les hommes du peuple pour leur faire entreprendre des aventures mortelles ! Et cela en vue d’un but dont vous n’êtes même pas sûrs. Mais, s’ils réussissent, tout le profit est pour vous. Sinon, peu vous importe ! Ce sont des chiens que vous avez employés. Ah ! Madre de Dios ! Je voudrais…

Il brandit les poings au-dessus de sa tête.

Le docteur eut un moment de stupeur devant cette véhémence farouche et haineuse.

— Mais, à vous entendre, je pouvais croire que les hommes du peuple étaient aussi de pauvres imbéciles, reprit-il d’un ton rogue. Eh ! voyons, vous, l’homme intelligent, avez-vous l’idée d’une meilleure cachette ?

La colère de Nostromo s’était éteinte aussi vite qu’elle s’était enflammée.

— Je suis assez intelligent pour cela, fit-il tranquillement, avec une demi-indifférence. Indiquez une cachette assez grande pour qu’il faille des jours entiers pour l’explorer, un endroit où une masse de lingots puisse être engloutie sans laisser la moindre trace de sa présence.

— Un endroit aussi qu’on ait sous la main, ajouta le docteur.

— Justement. Eh bien ! dites que le trésor est caché dans la mer !

— Cette indication-là aurait au moins le mérite de la véracité, fit dédaigneusement le docteur. Mais il ne me croira pas.

— Dites-lui qu’on a coulé le trésor en un endroit où l’on puisse espérer le retrouver, et il n’hésitera pas à vous croire. Dites-lui qu’on l’a noyé dans le port pour l’y faire rechercher ensuite par des scaphandriers. Dites-lui que vous avez connu les ordres donnés par Charles Gould ; je devais jeter doucement les caissons à l’eau, sur une ligne allant de l’entrée du port au bout de la jetée. La profondeur est assez médiocre à cet endroit-là. Sotillo n’a pas de scaphandriers, mais il possède un bateau, des canots, des cordes, des chaînes et des hommes. Laissez-le chercher l’argent et faire draguer tout le port, en long et en large par ses imbéciles, qu’il surveillera, assis sur le port, les yeux exorbités de rage.

— C’est juste, et voilà une idée admirable, murmura le docteur.

— Oui, dites-lui cela, et vous verrez s’il ne vous croira pas. Il passera des jours dans les tourments et la fureur, mais il espérera encore. Il ne pensera plus à rien d’autre. Il ne renoncera à ses recherches que quand on le chassera ; qui sait s’il n’oubliera pas même de vous tuer ? Il ne mangera ni ne dormira. Il…

— C’est cela ! C’est cela ! répétait le docteur avec agitation. Capataz, je commence à croire que vous avez du génie, à votre manière.

Nostromo s’était tu. Il reprit après un instant, se parlant à lui-même d’une voix altérée et sombre, comme s’il eût oublié la présence du docteur :

— Il y a dans un trésor quelque chose qui s’accroche à l’esprit de l’homme. Il peut prier ou blasphémer, mais il y pense toujours. Il maudit le jour où il en a entendu parler, mais il laisse arriver sa dernière heure sans cesser de songer à la fortune qui a passé tout près de lui. Il la revoit chaque fois qu’il ferme les yeux ! Il ne l’oubliera qu’à sa mort… et qui sait, même alors ? Avez-vous entendu parler, docteur, des misérables gringos de l’Azuera, qui ne peuvent pas mourir. Ha ! Ha ! C’étaient des marins comme moi. On ne se débarrasse plus d’un trésor qui s’est emparé d’un esprit.

— Vous êtes un diable d’homme, Capataz ! C’est la chose la plus plausible à dire à Sotillo.

Nostromo lui serra le bras.

— Il souffrira plus de cette idée que de la soif en mer, ou de la faim dans une ville pleine d’habitants. Savez-vous ce que cela veut dire ? Il subira des tortures plus cruelles qu’il n’en a infligées à ce pauvre être terrorisé qui n’avait pas la moindre imagination, pas la moindre ! Ce n’est pas comme moi. Je n’aurais pas eu de peine à raconter à Sotillo une histoire fantastique.

Au seuil de la porte, il se retourna avec un rire féroce vers le cadavre de défunt Señor Hirsch, qui faisait une longue tache noire dans l’obscurité à demi transparente de la pièce, entre les deux vastes rectangles des fenêtres semées d’étoiles.

— Fils de la terreur ! s’écria-t-il. Tu seras vengé par moi, Nostromo ! Allons, hors de mon chemin, docteur ! Écartez-vous ! Ou, par l’âme souffrante d’une femme morte sans confession, je vous étrangle des deux mains !

Et il bondit dans l’ombre du vestibule enfumé. Avec un grognement de stupeur, le docteur Monygham se lança intrépidement à sa poursuite. Au bas des marches brûlées, il trébucha et tomba la tête en avant ; la violence de sa chute aurait ébranlé tout homme moins ardent à son œuvre d’amour et de dévouement. Il se releva aussitôt, étourdi et tremblant, avec l’étrange impression d’avoir reçu, dans l’ombre, le globe terrestre sur la tête. Mais il en eût fallu davantage pour arrêter le docteur Monygham, dans l’exaltation de son sacrifice. C’était une exaltation raisonnée, décidée à ne rien perdre des avantages que la chance lui faisait entrevoir. Il courut aussi vite que le lui permettait sa démarche vacillante, agitant les bras comme un moulin à vent, pour garder l’équilibre sur ses pieds endommagés. Il perdit son chapeau ; les pans de sa jaquette ouverte flottaient derrière lui. Il entendait ne pas perdre de vue l’homme indispensable. Mais il dut courir longtemps, et c’est loin de la Douane qu’il put, hors d’haleine, lui saisir le bras par-derrière.

— Arrêtez ! Êtes-vous fou ?

Déjà Nostromo s’était remis à marcher lentement, la tête basse, épuisé, semblait-il, par la lassitude de l’irrésolution.

— Que vous importe ? Ah ! j’oubliais ! Vous avez besoin de moi pour quelque chose. Toujours ! Sempre Nostromo !

— Que voulez-vous dire, en parlant de m’étrangler ? demanda le docteur, tout haletant.

— Ce que je veux dire ? Je veux dire que c’est le roi des diables qui vous a envoyé, qui vous a fait sortir de cette ville de lâches et de bavards, cette nuit, entre toutes les nuits de ma vie !

Sous le ciel étoilé, la masse noire et basse de l’Albergo d’Italia Una rompait la sombre monotonie de la plaine. Nostromo s’arrêta.

— Les prêtres en font un tentateur, n’est-ce pas ? grommela-t-il entre ses dents serrées.

— Vous divaguez, mon brave ! Le diable n’a rien à faire ici, non plus que la ville, que vous pouvez bien traiter à votre gré. Don Carlos n’est ni un lâche ni un bavard inepte. Vous admettez cela ? Il attendit un instant. Eh bien ?

— Pourrais-je voir don Carlos Gould !

— Grands dieux ! Non ! Pourquoi faire ? s’écria le docteur avec agitation. Je vous dis que c’est de la folie. Je ne vous laisserai rentrer en ville sous aucun prétexte !

— Il le faut !

— Il ne le faut pas ! cria furieusement le docteur, hors de lui à l’idée que cet homme pût, pour une lubie imbécile, compromettre toute sa mission. Je vous dis que vous n’irez pas ! J’aimerais mieux…

Il s’arrêta, à court de paroles, épuisé, impuissant, tenant la manche de Nostromo pour se soutenir après sa course.

— Je suis trahi ! murmura le Capataz.

Et le docteur, qui entendit la dernière parole, fit un effort pour parler avec calme.

— Justement ! C’est ce qui vous arriverait. Vous seriez trahi !

Le cœur défaillant, il se disait avec terreur qu’un homme aussi connu ne pouvait manquer d’être signalé. La maison de l’administrateur devait être entourée d’espions. On ne pouvait se fier même aux serviteurs de l’hôtel Gould. — Réfléchissez, Capataz, fit-il d’une voix persuasive. Pourquoi riez-vous ?

— Je ris de penser que si, pour ne pas me laisser rester en ville, quelqu’un — vous me comprenez, Señor doctor ? — me livrait par exemple à Pedrito, j’aurais peut-être le moyen d’entrer en conciliation même avec lui. C’est vrai. Que dites-vous de cela ?

— Vous êtes un homme d’infinies ressources, Capataz, fit le docteur désemparé. Je le reconnais. Mais la ville tout entière parle de vous, et les quelques Cargadores qui ne se cachent pas avec les ouvriers du chemin de fer ont crié « Viva Montero ! » pendant toute la journée, sur la Plaza.

— Mes pauvres Cargadores, murmura Nostromo. Trahis ! Trahis !

— J’ai entendu dire que vous aimiez assez distribuer des coups de trique à vos pauvres Cargadores, sur le port, fit le docteur d’un ton sec, qui prouvait chez lui un retour de forces. Mais ne vous y trompez pas ! Pedrito est furieux de l’aide apportée à Ribiera et de s’être vu frustré du plaisir de fusiller Decoud. On fait déjà courir en ville le bruit que le trésor a été enlevé, et cette perte-là, non plus, n’est pas du goût du Pedrito. D’ailleurs, laissez-moi vous le dire : le trésor tout entier, si vous l’aviez en main pour votre rançon, ne vous sauverait pas.

Nostromo fit une volte-face rapide et, prenant le docteur par les épaules, approcha son visage de celui de son interlocuteur.

— Malédiction ! Vous me harcelez avec ce trésor ! Vous avez juré ma perte ! Vous êtes le dernier homme qui m’ait regardé, lorsque je l’emportais. Et Sidoni, le mécanicien, dit que vous avez le mauvais œil !

— Il doit le savoir ! Je lui ai sauvé sa jambe cassée l’an dernier, dit stoïquement le docteur, tandis qu’il sentait sur ses épaules le poids de ces mains renommées dans le peuple pour briser de grosses cordes et tordre des fers à cheval. Quant à vous, poursuivit-il, je vous offre le meilleur moyen de vous tirer d’affaire — lâchez-moi donc ! — et de regagner votre grande réputation. Vous vous targuiez de rendre fameux, d’un bout à l’autre de l’Amérique, grâce à cette misérable affaire du trésor, le nom de Capataz des Cargadores. Eh bien ! je vous offre une occasion meilleure. Lâchez-moi, que diable !

Nostromo le lâcha brusquement, et le docteur craignit de voir s’enfuir de nouveau l’homme indispensable. Mais le Capataz n’en fit rien, et se contenta de marcher lentement. Le docteur sautillait à côté de lui, lorsque, à une portée de pierre de la case Viola, son compagnon s’arrêta de nouveau.

Inhospitalière dans la nuit silencieuse, l’auberge lui paraissait transformée ; son logis, au lieu de l’accueillir, avait pour lui un aspect de mystère lugubre et hostile. Le docteur lui dit :

— Vous serez en sûreté là-dedans, entrez donc, Capataz !

— Comment pourrais-je entrer ? demanda Nostromo d’une voix sourde et basse, comme s’il eût interrogé son cœur. Elle ne peut pas retirer ses paroles, et je ne puis défaire ce que j’ai fait.

— Je vous dis que tout va bien. Viola est seul dans la maison ; je m’en suis assuré en sortant de la ville. Vous serez en parfaite sécurité dans cette maison, jusqu’au moment de votre départ pour l’expédition qui rendra votre nom fameux dans tout le Campo. Je vais aller m’en occuper avec l’ingénieur en chef, et je vous apporterai les nouvelles bien avant le jour.

Sans paraître s’inquiéter du silence de Nostromo, dont il craignait peut-être de pénétrer le sens, le docteur Monygham lui donna une petite tape sur l’épaule et s’éloigna d’un pas rapide, malgré sa boiterie, pour disparaître dans la nuit, en trois ou quatre enjambées, du côté de la voie du chemin de fer.

Arrêté entre les deux poteaux de bois où les cavaliers attachaient leur monture, Nostromo ne bougeait pas plus que s’il avait été comme eux planté solidement dans le sol. Au bout d’une demi-heure, de gros aboiements de chiens, au parc de la voie ferrée, lui firent relever la tête. C’était un vacarme assourdi, comme s’il fût sorti des profondeurs du sol. Ce boiteux de docteur au mauvais œil avait marché vite.

Pas à pas, Nostromo approchait de l’Albergo d’Italia Una qu’il n’avait jamais vue si sombre et si silencieuse. Toute noire, dans le mur pâle, la porte restait ouverte, comme il l’avait laissée vingt heures auparavant, alors qu’il n’avait rien à cacher à ses semblables. Il restait immobile, irrésolu comme un fugitif, comme un homme trahi. La pauvreté, la misère, la faim ! Où avait-il entendu ces mots-là ? C’est la colère d’une mourante qui avait annoncé à sa folie un tel destin. Et tout paraissait maintenant présager la prochaine réalisation de cette prophétie. Les va-nu-pieds riraient bien de savoir le Capataz des Cargadores à la merci d’un médecin fou, qu’ils avaient vu, si peu d’années auparavant, acheter comme l’un d’eux, à un étal de la Plaza, quelques sous de viande cuite.

En cet instant, l’idée lui traversa l’esprit d’aller trouver le capitaine Mitchell. Il tourna les yeux vers la jetée, et vit une faible lueur aux fenêtres de la Compagnie O.S.N. Mais les fenêtres éclairées ne l’attiraient pas. C’était parce qu’il avait vu de la lumière à celles de la Douane qu’il était entré dans ce bâtiment et était tombé dans les griffes du docteur. Non ! il n’approcherait plus, cette nuit-là, des fenêtres éclairées. Le capitaine Mitchell était dans son bureau. Mais que pouvait-on lui confier ? Le docteur lui tirerait les vers du nez comme à un enfant.

Du seuil de la porte, il appela à mi-voix :

— Giorgio !

Pas de réponse. Il entra dans la maison :

— Olà ! viejo ! Êtes-vous là ?

Dans l’ombre impénétrable, la tête lui tournait ; il lui semblait que l’obscurité de la cuisine était aussi vide que celle du golfe, et que le sol s’enfonçait comme une barque qui sombre.

— Holà ! le vieux ! répéta-t-il d’une voix hésitante.

Sa main, étendue pour chercher un appui, rencontra la table. Il fit un pas en avant et, en tâtonnant, sentit sous ses doigts une boîte d’allumettes ; il crut entendre un faible soupir et contenant son souffle, écouta un instant : il essaya alors, malgré son tremblement, de frotter une allumette. Au bout de ses doigts, le frêle morceau de bois flamba avec un éclat aveuglant et fit tomber une lueur vive sur la blanche chevelure léonine du vieux Giorgio assis près de la cheminée ; il était penché en avant sur sa chaise, le regard fixe, entouré et écrasé de masses d’ombre, les jambes croisées, la joue appuyée contre la main, une pipe éteinte au coin de la bouche. Il sembla à Nostromo qu’une heure s’écoulait avant que le vieillard ne tournât la tête, et au moment même où il s’y décidait, l’allumette s’éteignit et Giorgio Viola disparut, englouti par l’obscurité, comme si les murs et le toit de la maison désolée s’étaient effondrés, dans un silence spectral, sur sa tête blanche.

Nostromo l’entendit remuer et murmurer d’un ton calme :

— C’était sans doute une vision.

— Non, fit-il doucement, non, vieux, ce n’était pas une vision.

Une voix forte et timbrée demanda très haut, dans la nuit :

— Est-ce toi que j’entends, Giovann’Battista ?

— Si, viejo. Du calme ! Pas si fort !

Relâché par Sotillo, Giorgio Viola avait été ramené jusqu’à sa porte par le bon ingénieur en chef, et était rentré dans la maison d’où on l’avait arraché au moment précis de la mort de sa femme. Tout était paisible. La lampe brûlait en haut. Il faillit appeler Teresa par son nom, et la pensée que son appel n’éveillerait plus jamais de réponse le fit tomber lourdement sur une chaise. Il poussa un sourd gémissement, arraché par la souffrance, comme par une lame aiguë qui lui aurait percé la poitrine. Et jusqu’au jour, il ne bougea plus. L’aube grise succéda à l’obscurité, et la sierra dentelée se dessina, opaque et sans relief, comme un papier découpé, contre l’aube claire, incolore et glacée. L’âme enthousiaste et sévère de Giorgio Viola, marin, champion de l’humanité opprimée, ennemi des rois et, par la grâce de madame Gould, hôtelier du port de Sulaco, était descendue dans l’abîme béant de la désolation, parmi les vestiges de son passé détruit. Il se rappelait le temps où il faisait sa cour, cette brève semaine entre deux campagnes, à la saison de la cueillette des olives. Seul, le sentiment profond et désespéré de sa perte pouvait se comparer à sa passion grave de cette époque-là. Il comprenait maintenant le total empire qu’avait eu sur son cœur la voix pour toujours silencieuse de cette femme. C’est sa voix qui lui manquerait le plus. Concentré, affairé, perdu dans sa contemplation intérieure, il lui arrivait rarement, depuis quelques années, de regarder sa femme. Dans les fillettes, il ne voyait guère qu’une source de soucis et non pas de consolations. Comme cette voix lui manquerait ! Et il se souvenait de l’autre enfant, du petit garçon mort en mer. Ah ! un homme, c’eût été un soutien ! Mais, hélas ! Gian’Battista lui-même, l’homme dont sa femme, avec tant de ferveur anxieuse, avait, avant de s’endormir de son dernier sommeil, associé le nom à celui de Linda, celui de qui, à la minute de la mort, elle avait imploré bien haut le salut de ses enfants, il était mort, lui aussi ! Et le vieillard, penché en avant, la tête dans la main, était resté tout le jour dans son immobilité muette. Il n’avait pas entendu résonner les cloches de la ville. Puis, le silence retombé, il n’avait pas entendu, dans le coin de la cuisine, le bruit musical des gouttes pressées, qui coulaient du filtre de terre dans la vaste jarre poreuse.

Au coucher du soleil, il se leva pour gravir à pas lents l’étroit escalier. Il le remplissait tout entier, et ses épaules, en frottant les murs, faisaient le petit bruit d’une souris qui court derrière une cloison de plâtre. Un silence de tombe régna dans la maison, tandis qu’il restait dans la chambre. Puis, il redescendit avec le même bruit furtif. Il dut s’appuyer aux sièges et aux tables pour regagner sa chaise. Il saisit sa pipe sur le haut manteau de la cheminée, mais ne tenta point de chercher du tabac. Il la garda vide au coin de sa bouche, et reprit son attitude contemplative. Le soleil qui éclairait l’entrée de Pedrito à Sulaco, le dernier soleil de Señor Hirsch, le premier de l’abandon de Decoud sur l’Isabelle, passa sur l’Albergo d’Italia Una dans sa course vers l’Occident. Le bruit argentin des gouttes avait cessé ; la lampe, en haut, s’était éteinte, et la nuit enveloppa Giorgio Viola et sa femme morte d’une obscurité et d’un silence qui paraissaient invincibles, jusqu’au moment où Nostromo revint d’entre les morts pour mettre en fuite silence et obscurité, avec la flamme jaillie d’une allumette.

— Si, viejo ! C’est moi ! Attendez !

Il barricada soigneusement la porte, ferma les volets et chercha à tâtons, sur une étagère, une chandelle qu’il alluma.

Le vieux Viola s’était levé, et suivait des yeux, dans l’ombre, les gestes de Nostromo. La lumière le montra debout, sans appui, comme si la seule présence de cet homme brave, loyal et incorruptible, de l’homme qui était tout ce qu’eût été son fils, avait suffi à soutenir ses forces chancelantes. Il étendit la main, saisit la pipe de bruyère, au bord calciné et fronça, devant la lumière, ses lourds sourcils broussailleux.

— Tu es revenu ! fit-il avec une dignité tremblante. Ah ! c’est bien ! Je…

La voix lui manqua. Appuyé contre la table, les bras croisés sur la poitrine, Nostromo fit un petit signe de tête.

— Vous me croyiez noyé ? Non ! le meilleur chien des riches et des aristocrates, de ces beaux messieurs qui ne savent que bavarder et trahir le peuple, n’est pas encore mort.

Immobile, le vieux Garibaldien semblait boire le son de cette voix bien connue. Il inclina tout doucement la tête, comme pour approuver, mais Nostromo vit bien que le vieillard ne comprenait pas ce qu’il disait. Personne ne pouvait comprendre ; personne ne pouvait partager le secret du sort de Decoud, du sien, de celui du trésor. Ce docteur était un ennemi du peuple, un tentateur…

Le corps massif du vieux Giorgio tremblait de la tête aux pieds, dans son effort pour maîtriser une émotion puissante, à la vue de cet homme qui avait partagé, comme un grand fils, l’intimité de sa vie domestique.

— Elle savait que tu reviendrais, fit-il gravement.

Nostromo leva les yeux.

— C’était une femme de tête… Comment aurais-je pu ne pas revenir ?…

Il acheva mentalement sa pensée :

« Puisqu’elle m’avait annoncé un destin de pauvreté, de faim et de misère ? »

Ces paroles arrachées à Teresa par la colère et les circonstances dans lesquelles elles avaient été proférées, ce cri d’une âme que l’on empêche de faire sa paix avec Dieu, remuaient en lui l’obscure superstition de prédestination individuelle dont sont rarement exempts les plus grands génies, parmi les hommes d’action ou les aventuriers. La prophétie de Teresa s’imposait à l’esprit de Nostromo avec la force d’une malédiction terrible. Et quelle malédiction que celle-là ! Orphelin de bonne heure, il n’avait le souvenir d’aucune autre femme qu’il eût pu nommer sa mère… Il était donc voué à échouer dans tout ce qu’il entreprendrait. Le charme agissait déjà. La mort même ne serait plus désormais à sa portée… Il cria violemment :

— Allons, vieux ! Donnez-moi quelque chose à manger. J’ai faim ! Sangre de Dios ! J’ai le ventre tellement vide que j’en suis étourdi.

Le menton penché, les bras croisés contre sa poitrine découverte, les pieds nus, il suivait d’un regard morne le vieux Giorgio qui fouillait dans les placards. On l’aurait dit, en effet, sous l’influence d’un maléfice ; ce n’était plus qu’un Capataz sinistre et déchu.

Le Garibaldien sortit d’un coin sombre et, sans un mot, déposa sur la table quelques croûtons de pain rassis et un demi-oignon cru. Nostromo s’attaqua à ce repas de pauvre, croquant avec une voracité muette les morceaux de pain l’un après l’autre. Le vieux Viola, cependant, allait s’accroupir dans un coin de la pièce pour tirer d’une bonbonne recouverte d’osier du vin rouge, dans un pot de terre. Il avait pris sa pipe entre les dents pour avoir les mains libres, comme lorsqu’il servait ses clients du café.

Le Capataz but avidement. Une légère rougeur monta à ses joues bronzées. Le vieux Giorgio se tenait devant lui. Il ôta la pipe vide de sa bouche, pour dire d’une voix lente avec un geste de sa grosse tête blanche vers l’escalier :

— Après le coup de feu tiré d’ici, qui l’a tuée aussi sûrement que si la balle avait traversé son pauvre cœur oppressé, elle t’a supplié de sauver les petites. Oui, toi, Gian’Battista.

Le Capataz leva les yeux.

— Vraiment, Padrone ? De sauver les petites ? Mais elles sont chez la dame anglaise, leur riche bienfaitrice ! Hein ? vieil homme du peuple, ta bienfaitrice aussi…

— Je suis vieux, murmura Giorgio Viola. On a permis à une Anglaise de donner un lit dans sa prison à Garibaldi blessé, le plus grand homme de tous les temps. C’était un homme du peuple, lui aussi, un marin. Je puis laisser une autre Anglaise prêter un abri à ma tête. Oui… Je suis vieux. Je puis le faire ! La vie dure trop quelquefois.

— Qui sait si elle aura encore elle-même un toit sur la tête d’ici peu, si je ne… Qu’en dites-vous ? Faut-il lui garder ce toit sur la tête ? Faut-il le tenter, et sauver d’un coup tous les Blancos avec elle ?

— Oui, tu le feras, dit le vieillard d’une voix ferme. Tu le feras, comme l’aurait fait mon fils !

— Ton fils, viejo ?… Il n’y a jamais eu aucun homme comme ton fils ! Allons ! il faut que j’essaye !… Mais si ce n’était qu’un leurre destiné à faire tomber sur moi tout le poids de la malédiction ? Ainsi, elle a fait appel à moi pour sauver… ? Et après ?…

— Elle n’a plus parlé !

À la pensée de l’immobilité et de l’éternel silence du cadavre étendu là-haut sous son linceul, l’héroïque compagnon de Garibaldi détourna la tête et porta la main à son front ridé.

— Elle est morte sans que j’aie eu le temps de lui prendre les mains, balbutia-t-il d’un ton douloureux.

Les yeux grands ouverts de Nostromo regardaient l’entrée de l’escalier sombre ; il y voyait se dessiner la masse de la Grande Isabelle, comme un étrange navire en détresse lesté d’un trésor énorme et de la vie d’un homme abandonné. Il ne pouvait rien faire. Il ne pouvait que tenir sa langue, puisque personne n’était digne de confiance. Le trésor serait perdu, sans doute, à moins que Decoud… Sa pensée s’arrêta brusquement… Il sentit l’impossibilité totale d’imaginer ce qu’allait faire Decoud.

Le vieux Giorgio n’avait pas bougé. Immobile aussi, le Capataz abaissa ses longs cils soyeux, qui donnaient à la partie supérieure de son visage dur et barbu une nuance d’ingénuité féminine. Le silence se prolongea.

— Que Dieu donne la paix à son âme ! murmura-t-il d’un ton morne.


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