Notes d’une Voyageuse en Turquie (avril-mai 1909)/02

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Notes d’une Voyageuse en Turquie (avril-mai 1909)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 52 (p. 549-577).
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II


25 avril 1909.

Le canon macédonien n’a pas troublé le paisible sommeil de la ville. Par ce beau matin dominical, Péra délivrée prend son aspect des jours de fête. Dans la Grande Rue, où tombe tout droit le soleil d’onze heures, les familles reviennent de la messe, et s’arrêtent pour commenter les événemens. Il y a beaucoup de figures et de tournures qui me rappellent notre Marseille, beaucoup d’hommes aux yeux charbonnés, aux moustaches de Tartarins pacifiques, beaucoup de dames dont l’aimable embonpoint gonfle et tend les robes fourreaux un peu trop claires ; et aussi beaucoup de jolis visages jeunes, très arrondis, très pâles, avec des yeux noirs énormes, comme on en voit dans les portraits en mosaïque de l’époque alexandrine.

Aux angles des ruelles, les marchands de fleurs ont disposé leurs éventaires, et le safran vif des jonquilles, les blancs purs des narcisses et des juliennes, les roses violacés des anémones, éclairent l’ombre bleuâtre. Les chiens rassurés sont sortis de leurs cachettes ; les petits vendeurs de journaux courent en agitant les feuilles imprimées ; les voitures recommencent à circuler, et presque toutes sont pleines de soldats réguliers ou volontaires, — les vainqueurs d’hier.

Coiffés du fez ou de la calotte albanaise en feutre blanc, ceinturés de cartouchières, ils ont l’air mal débarbouillés, mal brossés, et leurs uniformes gardent encore la poussière de la route, du camp et de la bataille. Ils déambulent par cinq ou six, et parfois s’entassent, leurs fusils entre les jambes, dans les fiacres réquisitionnés. La plupart, venus des plaines de Thrace ou des montagnes d’Albanie, ont, devant les splendeurs européennes de Péra, le même étonnement respectueux qu’ont nos conscrits de province devant les monumens et les boulevards de Paris. Mais, au contraire des troupiers français, ils s’abstiennent de lazzis et de plaisanteries, et s’ils racontent leurs exploits aux badauds, ils les racontent brièvement, sans fanfaronnade et sans gaîté. Je ne sais si cette réserve est naturelle au caractère oriental, ou si elle cache une certaine émotion pénible, le regret d’un devoir douloureux bravement accompli, la tristesse de la guerre fratricide… Peut-être ce sentiment est-il trop compliqué pour ces âmes très simples. Quant aux citoyens de Constantinople, leur seule inquiétude persistante, c’est le maintien possible du Sultan.

Que fera-t-on du Sultan ? Lui-même a conseillé la soumission à ses derniers défenseurs, et la garnison d’Yldiz, désarmée, est envoyée, par petits paquets, à Stamboul. Une partie a pu s’enfuir sur la côte asiatique du Bosphore, dans cette caserne Sélimié qui domine Scutari. Là, peut-être, les Macédoniens trouveront-ils encore quelque résistance. Le pont de Galata est toujours barré, et l’on suppose que l’Assemblée nationale se réunira au Palais du Parlement, sous la protection des troupes libératrices. Mais ce qu’elle décidera, nul ne le sait, et l’idée d’une combinazione recommence à hanter les esprits.

Pourtant, aux étalages des photographes, Son Altesse Impériale Réchad Effendi, héritier présomptif du trône, est apparu ce matin. Il a une bonne figure fatiguée, résignée, passive, que ses futurs sujets examinent curieusement. D’autres portraits, qu’on ne voyait pas ou qu’on ne voyait plus la semaine dernière, occupent les places d’honneur autour de celui de l’héritier. Les soldats se montrent la belle barbe philosophique et les yeux très doux d’Ahmed-Riza bey, l’énergique figure osseuse de Chevket Pacha, les images, presque partout jumelles, d’Enver bey et de Niazi bey, « héros de la liberté, » figures romantiques qui doivent troubler les cœurs féminins et qui font la fortune des marchands de cartes postales.

À l’ambassade de France, toujours gardée militairement, je trouve M. Constans assis devant le perron, entouré de gens qui demandent ou apportent des nouvelles. Les dames et les enfans qui ont profité de l’hospitalité diplomatique resteront jusqu’au soir. D’ailleurs, nous sommes tous invités à dîner. L’ambassadeur, qui a veillé tard dans la nuit, semble très fatigué, et M. Ledoulx, premier drogman, succombe sous le poids du devoir professionnel. Le commandant du stationnaire raconte la belle cérémonie de la béatification de Jeanne d’Arc, qui a été célébrée la veille à l’église catholique. La bonne Lorraine glorifiée en pays infidèle, à quelques pas du Grand Turc que ses propres soldats assiègent dans son palais, le canon sarrasin couvrant la voix des orgues chrétiennes, ne dirait-on pas un épisode des chansons de geste ? Les os des croisés qui furent ensevelis près des murs de Constantinople ont dû tressaillir de joie…

Le docteur de Lacombe apporte des nouvelles des blessés. Les deux journalistes américains vont mieux. Je pense aux propos entendus la veille à l’hôtel, au récit très circonstancié que l’on avait fait de l’agonie et de la mort de M. Moore dont on rapportait même les dernières paroles ! Nous en étions tous attendris… Par bonheur, M. Moore n’est ni mort ni mourant. Il est seulement blessé, immobilisé pour des semaines, et son accident le met de très mauvaise humeur… Rater un si beau reportage, quelle malchance ! Aussi, quand un journaliste français est venu, ce matin, par courtoisie confraternelle, serrer la main de M. Moore, il a été bien reçu !…

M. Ledoulx m’a emmenée déjeuner chez lui, avec sa jolie fillette qui a un air de couventine française, de petite demoiselle d’autrefois, timide et blonde. Au dessert, deux religieuses de Saint-Vincent de Paul sont arrivées, et ont raconté les aventures tragi-comiques de leur jardinier qui a failli être tué par une balle perdue en allant chercher du lait pour la communauté. Les projectiles égarés ont fait ainsi beaucoup de victimes. Une infirmière grecque, à l’hôpital Hamidié de Chichli, un matelot sur le stationnaire italien, ont été frappés mortellement. À l’hôpital français, la sœur supérieure et le professeur Isoard entraient dans le cabinet de radiographie, quand une balle, perforant la vitre, passa entre eux, effleura sans les briser des instrumens précieux et fragiles, et filant, avec une précision élégante, parmi l’encombrement des tubes et des flacons de cristal, s’enfonça dans la muraille où elle est encore…


Après déjeuner, M. Guinet, avocat et correspondant du Matin à Constantinople, m’a fort obligeamment proposé de m’accompagner à Stamboul, pour la séance du Parlement. Mais le pont de Galata était barré… Les soldats de Salonique occupent toute la place de Karakeuy et le petit caracol qui ressemble à un café-concert de province, — genre oriental ! — est rempli de prisonniers. Ce caracol a fait une belle défense, et très meurtrière. Faute de mieux, nous remontons à Péra, et nous allons voir les casernes bombardées.

La plus importante, celle qui supporta le plus rude assaut, est la caserne d’artillerie du Taxim, un vaste bâtiment jaunâtre, construit sur la hauteur qui domine Péra et le Bosphore. Les bourgeois pérotes, endimanchés et placides, traînant des mioches et des bonnes, envahissent les trottoirs et débordent sur la chaussée, malgré les voitures lancées au grand trot, les voitures où des fusils brillent, où se serrent des uniformes gris, bleus ou bruns, où parfois on devine, entre les soldats, la face impassible, les bras enchaînés d’un prisonnier qu’on emmène. Chemin faisant, nous regardons la caserne des pompiers dont les écuries touchent presque l’hôpital français… Dans ces mêmes écuries, des mutins se réfugièrent qui furent cernés, jetés contre le mur, fusillés et achevés à coups de crosse, avec une fureur sauvage, sous les yeux des religieuses épouvantées… Plus loin, — pendant la seconde attaque, — d’autres mutins, échappés du Taxim, essayèrent de s’enfuir du côté de l’église grecque en escaladant des murs. Mais les soldats macédoniens les pourchassèrent comme des bêtes forcées. À peine un de ces malheureux se hissait-il sur la crête de pierre, qu’une balle l’abattait, et les corps qui ne glissaient pas demeuraient suspendus, jambes et bras ballans, misérables marionnettes disloquées…

C’est la guerre… Les témoins de ces scènes les rapportent sans surprise et presque sans émotion. Ils en ont vu bien d’autres, en ce pays où l’on brûle, égorge, dépèce des milliers d’Arméniens, tous les deux ou trois ans. La vie humaine ne paraît pas une denrée précieuse et qu’il faille ménager. Les attendrissemens philanthropiques, les déclamations pacifistes ne sont pas de mode en Orient. Quatre mille hommes, jeunes, robustes, se sont entre-tués, hier, dans ces rues où passe une foule joyeuse et curieuse. S’ils étaient morts victimes d’une catastrophe, — incendie ou tremblement de terre, — il y aurait peut-être, dans la ville, une ombre de deuil. Mais qui songe aux morts ? Ils n’étaient pas frères par la race de ces Arméniens et de ces Grecs de Péra. Les volontaires d’origine hellénique, qui combattirent vaillamment, étaient venus de Macédoine et ne représentaient dans l’armée qu’une faible minorité. Il n’est pas surprenant que la population levantine n’éprouve pas, aujourd’hui, la tristesse qui suivrait, ailleurs, une guerre civile et l’horreur du sang fraternel versé. Elle est toute à la joie, et elle ne pense qu’à fêter ses libérateurs. Elle leur sait gré d’être venus sans être appelés, et si vite, avant qu’elle fût contrainte à la résignation, à l’acceptation passive de la vieille tyrannie renouvelée ; elle leur sait gré de n’avoir pas abusé de leurs privilèges de victorieux, d’avoir respecté les biens et les personnes. Elle se sent libre, et en sécurité parfaite, depuis qu’ils sont là, chargés de la police de la ville, impitoyables aux mouchards et aux malandrins.

Jamais des soldats européens n’ont montré plus de correction et de politesse que ces Rouméliotes si bien disciplinés, si sobres, si graves. On leur offre de l’argent ; ils refusent et n’acceptent que des vivres et des cigarettes. J’ai entendu dire qu’un des leurs, ayant un peu… bousculé une femme dans la prairie des Eaux-Douces d’Europe, fut saisi et déshabillé par ses propres camarades qui lui appliquèrent vingt-cinq coups de bâton, pour l’exemple… Si par momens, dans l’ivresse du combat et de la poursuite, ces soldats se sont laissé entraîner à des représailles brutales, c’est que la résistance des réactionnaires les avait exaspérés ; mais, la lutte finie, la victoire acquise, tous mettent un très noble orgueil et une sorte de coquetterie à prouver qu’ils ne sont pas des barbares, à mériter la confiance de la population, l’estime des étrangers. Ils laissent à l’Assemblée nationale, aux juges compétens, le soin de rechercher et de punir les coupables. Leur rôle actif est terminé. Ils demeurent à Constantinople comme des protecteurs et les défenseurs des lois.


Le jardin du Taxim où l’on entassa, hier, les cadavres, est débarrassé de ses hôtes funèbres et sert de refuge à quelques chevaux blessés. Les pauvres bêtes s’en vont sur trois pattes, le flanc éraflé, la tête basse, l’œil craintif. Le pavillon des musiciens n’a plus une vitre ; les balles ont tailladé l’écorce des platanes et coupé mille brindilles des rameaux. On sent qu’une calamité anormale a passé là, qu’une mélancolie est restée sur les choses. L’herbe foulée garde-t-elle le froissement des agonies ? L’ombre des jeunes feuilles est-elle plus froide d’avoir tremblé sur les faces livides des morts ? Les jardiniers qui fouillent le terreau des plates-bandes ne font-ils pas des gestes de fossoyeurs ?… Sensations réelles ou caprices de l’imagination, tout ce qui assombrit un instant notre âme, s’évanouit dans la lumière vaporeuse et la tiédeur légère de l’air. Avril enchante le jardin, comme une promesse d’amour, comme un pressentiment de bonheur, et tout dit la douceur de vivre : les premières pervenches qui ouvrent leurs yeux bleus, dans le sombre feuillage rampant, les premiers boutons des rosiers qui demain seront lourds de roses ; et, à travers le filigrane des rameaux, le Bosphore bleu, les collines d’Asie, vertes et violacées, la molle écume lumineuse des nuages…

Et, tout ocreuse, dans le soleil, ses fenêtres crevées encadrant des morceaux d’azur, voici la grande caserne vide qu’entourent les promeneurs. Les obus ont ravagé les murs et les plafonds, et des soldats, grimpés au second étage, achèvent de desceller de grosses pierres branlantes qui cèdent tout d’un coup, et tombent, avec un bruit sourd, dans un tourbillon de poussière soulevée.

Soldats bleus ou gris, marchands de noisettes grillées, pauvresses en tcharchaf d’étamine écrue, dames grecques en fourreaux Empire, petites filles en mousseline, ’servantes qui poussent des voitures de bébés, tous s’écartent un moment, le nez en l’air, puis reprennent leur promenade flâneuse. Des gens, munis de lorgnettes, regardent de l’autre côté du. Bosphore, sur le revers de la montagne où se dressent des coupoles blanches et des cyprès obscurs… La caserne Sélimié, bâtisse jaune comme le Taxim, domine Scutari. C’est le dernier asile des troupes réactionnaires.

Que se passe-t-il, là-bas ? Et là-bas, à notre gauche, dans ce pli de vallon moutonnant d’épaisses verdures, qui recèle les kiosques mystérieux d’Yldiz ?

On regarde… On attend… Quoi ?… La fumée blanche, le fracas d’une canonnade ?… Mais tout est calme, sous le ciel infini, dans l’immense paysage panoramique. Et la seule clameur qui s’élève, c’est, dans un petit café, parmi les figuiers et les vignes, l’hymne de la Constitution, cuivré, nasillard, déchiqueté par un phonographe.


26 avril.

Yldiz s’est rendu. L’Assemblée nationale délibère en secret, et Abdul-Hamid règne encore. L’état de siège a été proclamé hier soir. Les invités de M. Constans ont dû rentrer chez eux, sans dîner, parce que Mahmoud Chevket Pacha, — le seul maître actuel de la ville, — oblige les bons citoyens à s’enfermer, dès huit heures, dans leurs maisons. Plus de dîners, plus de réceptions, plus de théâtre. Vainement, les journaux annoncent l’arrivée de Suzanne Desprès et de sa troupe, qui joueront Phèdre et la Rafale… Si la rigueur de la consigne ne s’adoucit pas, dans quelques jours, il nous sera bien difficile d’applaudir la célèbre actrice française. Nous nous consolerons en jouant aux jeux innocens des prévisions et des prophéties, au corbillon politique :

« Où est le Sultan ?… Qu’en fait-on ?… »

Et parfois, nous entr’ouvrirons la fenêtre ; nous jetterons un regard dans la rue déserte où brillent les baïonnettes des sentinelles, où rôdent les patrouilles silencieuses… La rue appartient aux soldats seulement, et aux grands chiens jaunes, qui fouillent les détritus amoncelés devant les portes. Les patrons des cafés se désolent, et l’on prétend que les demoiselles fardées, à jupes courtes et à chapeaux extravagans, fleurs nocturnes des trottoirs de Péra, protestent contre l’état de siège…

Les communications entre Péra et Stamboul sont rétablies, et je suis allée aujourd’hui au Vieux-Sérail pour visiter les deux musées.

Ce Vieux-Sérail, à l’extrême pointe de la ville, baigné par la Corne d’Or et la Marmara, contient presque toute l’histoire de l’ancienne Turquie, du XVe siècle au XIXe siècle, de Mahomet II à Mahmoud II. C’est, dans une enceinte flanquée de tours carrées, sur l’emplacement de l’acropole de Byzance, un chaos de palais, de jardins et de terrasses, où l’on peut évoquer, sans sourire, la Turquie de Byron et de Hugo. Les événemens actuels rendent plus émouvant ce pèlerinage.

Près d’une fontaine charmante, en marbre ciselé dans le style de Versailles, au toit presque japonais, aux grilles d’or, s’élève la terrible porte Auguste (Bab-i-Houmayoun) que domine une inscription sur un cartouche noir, une sorte de dédicace faite à Allah par le Conquérant. Et de chaque côté, dans les niches ogivales, on accrochait les têtes des vizirs qui avaient cessé de plaire… Mais quand l’on franchit cette porte, la « sensation d’Orient » s’évanouit… Au fond de la cour des Janissaires, qui est une sorte de terrain vague, entre les bâtimens de la Monnaie et l’église byzantine de Sainte-Irène, on aperçoit des murs crénelés, deux tourelles à poivrières, en pierres rousses sous le ciel d’un bleu de bluet… C’est presque une cité moyen-âgeuse de notre Midi, un fragment non restauré de Carcassonne. Dans cette cour, le fameux platane des Janissaires, fendu par la foudre et demi-mort, se couvre de tendres feuilles naissantes. Des soldats campent autour, dorment, fument, ou font leur kief, assis sur leurs talons croisés, dans l’herbe où les fleurettes jaunes se flétrissent. Verra-t-il d’autres révolutions, avant de sécher tout à fait, le vieil arbre témoin de massacres innombrables ? Tant de fois, des soldats se sont reposés à son ombre, après avoir chassé, étranglé, décapité des sultans !… On comprend trop bien que Mahmoud ait quitté en 1808 cette résidence féconde en sinistres images, pour le palais de Tcheragan où fut assassiné plus tard Abdul-Aziz, où Abdul-Hamid vint au monde.

J’ai passé une heure au musée de sculpture, à regarder les beaux sarcophages de Sidon, les sphinx pensifs aux ailes d’épervier, aux seins de femme, les pleureuses drapées, les enfans joufflus chargés de guirlandes, les chevaux cabrés, et les beaux chasseurs, sculptés dans un marbre presque transparent, nuancé de colorations amorties.

Il n’y a personne, dans le musée, et personne à Tchinili Kiosk, le musée de l’art musulman, le « kiosque aux faïences, » qu’on est en train de réparer. Pour moi seule, visiteuse ignorante et profane, chatoient, dans la pénombre des salles voûtées, les fleurs de jade et de turquoise, les aiguières, les armes, les reliures de cuir fauve et doré, les tapis splendides comme le col des faisans, trésors d’un art oublié, orgueil et plaisir d’anciens califes dont je ne connais même pas les noms. Le gardien qui me conduit serait bien empoché de m’instruire, car de toutes les langues européennes, il ne sait que trois mots : oui, yes ou ya. Devant chaque objet intéressant, cet homme plein de zèle se livre à une mimique laborieuse qui remplace le discours explicatif, et, quand il a terminé ses gesticulations, il dit oui, yes ou ya, au hasard, avec un bon sourire.


Après la fraîche solitude, le silence recueilli, les belles formes immobiles, l’enchantement du passé légendaire, voici le mouvement et la vie. De Sainte-Sophie au Parlement, du Parlement au Séraskiérat, les rues regorgent de peuple. Ma voiture est arrêtée, à chaque instant, et doit se ranger pour laisser défiler des bataillons réguliers ou des bandes de volontaires. Dans les petites rues, les maisons de bois, accotées l’une à l’autre, et dont toutes les lignes semblent de travers, gardent leur physionomie de vieilles, sourdes, aveugles, closes sur des secrets. Mais les stores blancs, derrière les caffess ajourés, palpitent parfois comme des paupières. Toutes les dames de Stamboul sont aux aguets. Leurs yeux invisibles qui voient, aimantent mes yeux qui les cherchent et les devinent. Mères, épouses, filles de musulmans, elles ont ressenti plus que toutes les autres dames de Constantinople les répercussions tragiques du grand drame national. Elles ont perdu des êtres aimés ; elles tremblent pour des coupables très chers ; elles bénissent le retour d’exilés qu’elles croyaient perdus. Sous ces milliers de regards féminins, les hommes armés, les chevaux, les canons, les baïonnettes, les drapeaux déployés coulent, masse pressée, ondoyante, lente, aux remous de fleuve.

L’énorme place, entre le Séraskiérat et la mosquée Bayazid, est comme une mer où ces fleuves humains s’unissent et se confondent. L’îlot marmoréen de la mosquée émerge, pâle dans les vibrations diamantées de la lumière, et les minarets montent ainsi que des mâts et des phares où les muezzins perchés ont des voix lointaines d’oiseaux. Au fond de la place, le Séraskiérat ouvre sa porte en arc de triomphe, flanquée de pavillons mauresques. Et sur l’esplanade, parmi les grêles petits arbres verdissans, c’est un fourmillement inouï de fez rouges, de turbans verts, de calottes blanches, d’uniformes, de guenilles, de redingotes. Pas de cris, pas de chants. Les pieds feutrés glissent, les voix se mêlent en une monotone rumeur, les couleurs seules font tapage. De loin en loin, un commandement bref, un galop scandé, une voiture qui roule, un train d’artillerie qui tressaute…

Dans le double flot militaire qui coule et reflue sans cesse de la place à la cour intérieure du Séraskiérat, les prisonniers sont entraînés. Personne ne les insulte. Ils vont, calmes, vers leur destin. Beaucoup de hodjas et de softas, parmi eux, et aussi un vieil uléma, à barbe fleurie, à turban vert, très vénérable et si vieux, si vieux qu’il peut à peine marcher. Les soldats le soutiennent par les coudes, règlent leurs pas sur le sien, et le portent presque, avec déférence… On ne le fusillera pas, ce vieux ! Ce n’est pas possible ! Il est plus qu’octogénaire, et, dans un âge si avancé, il a mille excuses de n’être pas libéral… Mais les autres, les jeunes, ne trouveront au conseil de guerre que la justice stricte et non pas l’indulgence. Ils ont fait trop de mal aux Jeunes-Turcs, ces prêtres engraissés par la camarilla d’Yldiz… On dit, tout bas, que, pour eux, la première répression a été terrible, que des centaines ont été tués autour de la mosquée Mehmed, et jusque dans la cour sacrée… Si le fait est vrai, il ne manquera pas de fanatiques pour canoniser spontanément ces softas et les glorifier comme des martyrs.

Des prisonniers, et d’autres prisonniers encore, hodjas, officiers, espions, simples suspects… À pied, les poignets reliés par des chaînes, voici des imprimeurs de pamphlets clandestins. Les soldats qui les suivent portent des liasses de papiers attachés tant bien que mal avec des ficelles. À voir ces malheureux passer, tout près de moi, et disparaître sous l’arc de la grande porte ; à distinguer sur leurs visages les expressions fugitives de l’angoisse et de l’ironie ou le masque de la résignation hautaine ; à penser que beaucoup d’entre eux, qui sont là, vivans, au soleil, vont mourir, j’éprouve non pas de la sympathie, mais du malaise, la gêne d’être venue en curieuse, et l’intérêt apitoyé qu’inspirent toujours les vaincus.

Soudain, dans la foule qui se replie et livre passage, un drapeau vert surgit, puis un drapeau rouge, et l’on entend le frottement caractéristique des sandales en peau de buffle sur le pavé, le bruit étouffé, glissant d’une troupe en marche. Quelques applaudissemens s’égrènent, suivent le sillage de cette troupe, dans la houle bariolée de l’esplanade. Et la voilà, enfin, tout près… C’est une bande albanaise ou bulgare, une de ces bandes, qui sont venues de Macédoine avec Panitza et qui ont une renommée un peu effrayante… Les cultivateurs, les artisans, les jeunes hommes riches et bien éduqués, d’Uskub et de Monastir, les pères avec les fils et les grands-pères avec les pères, sont partis, spontanément, pour défendre la Constitution et la liberté. Mais avec eux sont partis ces demi-brigands qui font la guerre de guérillas depuis leur enfance, Bulgares contre Grecs, et Grecs contre Bulgares, animés par des rivalités de race, de religion et de famille. Ils n’ont commis aucun méfait, ils se sont tenus aussi correctement que les soldats réguliers, mais ce ne sont pas des gens de caserne ; on risquerait beaucoup à exiger d’eux, trop longtemps, la discipline militaire, et, quand ils auront cueilli leur branche de laurier et entendu bien des louanges, bien des remercîmens, bien des bravos, on leur conseillera le retour au pays et la liberté sur la montagne.

O romantiques ! vous les aviez rêvés, vous les aviez aimés, ces bandits superbes devenus les soutiens de l’ordre et des lois, À ces cousins de vos Klephtes, vous prêtiez des costumes éclatans, de longs fusils, des pistolets damasquinés, et des « profils d’aigle »… O romantiques, ce n’est plus ça, plus du tout ! Mais la réalité d’aujourd’hui, si différente de vos imaginations, conserve le caractère héroïque. Le porte-drapeau, tout jeune, est un admirable garçon, aux yeux bleus, aux moustaches blondes dans un teint bruni par le soleil. Ses boucles de pâtre grec foisonnent autour de la calotte en feutre brodée de jaune. Il porte un uniforme fantaisiste d’un bleu passé, des jambières blanches lacées par des courroies et des sandales pointues. Derrière lui, marche un sexagénaire à grande barbe, qui a deux cartouchières croisées sur la poitrine, deux pistolets à la ceinture, un couteau pendant à l’épaule, un fusil, et un étrange sabre recourbé. Et d’autres suivent, gens de cinquante ans, de trente ans, de vingt ans, hommes mûrs et jeunes hommes, et même un gamin de quatorze ans, qui n’est pas le moins fier de la troupe et le moins bien armé.

Avant de remonter à Péra, je vais voir le Konak de la Légation de Perse dont toutes les vitres ont été brisées par le contrecoup de la canonnade, le Club militaire assailli le 13 avril et presque entièrement ruiné ; et, dans une petite rue, le cercle des dames turques dont les caffess pendent lamentablement sur des fenêtres défoncées.


Ce soir, les supplémens des journaux font connaître que la décision de l’Assemblée sera prise demain. Nous sommes tous bien assurés qu’Abdul-Hamid ne restera pas sur le trône, mais il y a, malgré tout, un malaise, un reste d’inquiétude dans les esprits. La présence du Sultan, même vaincu, même captif, opprime Constantinople, et ce peuple qui a tremblé si longtemps devant le Barbe-bleue d’Yldiz, redoute, jusqu’à la dernière minute, un tour de passe-passe, une combinaison machiavélique, l’intervention invraisemblable d’une puissance occulte… Dans le salon de l’hôtel, après dîner, les familles grecques qui n’osent pas encore rentrer chez elles, deux ou trois Arméniens, un avocat juif de Salonique, répètent les anecdotes fausses ou vraies qui composent la légende du Sultan.

Que sera l’Abdul-Hamid dont les historiens fixeront un jour,

— avec des documens irréfutables et une tranquille impartialité,

— la figure définitive ? Névropathe sanguinaire ou politique de génie ? Peut-être l’un et l’autre, et à coup sûr un tyran. Mais ce tyran différera sans doute, par la constitution mentale et le caractère, du tyran grossièrement simplifié, du croquemitaine féroce qui demeurera, dans l’imagination populaire, le seul Abdul-Hamid véritable, — aussi fabuleux, aussi déformé, aussi lointain que Sardanapale ou Néron. Dans quelques dizaines d’années, les conteurs assis devant les petits cafés de Stamboul, sous les franges de glycines, dépeindront le calife maudit avec les mêmes traits qu’on lui prête déjà, et qui s’affirmeront par l’exagération poétique jusqu’à composer un être de légende, un personnage des Mille et une Nuits… Il sera le monstre tout-puissant, doué d’une prescience surnaturelle, ayant mille yeux, mille oreilles, mille mains, prolongé et multiplié en tous les points de l’Empire par les hafiés, ses espions. D’innombrables ruisseaux de sang, d’innombrables ruisseaux d’or, coulent, du Hedjaz à la Roumélie et du Yémen au Caucase, et se confondent en un lac immense autour de son palais d’Yldiz. Là, au centre des jardins enchevêtrés, il y a un kiosque de marbre dont nul n’approche, et que défendent plusieurs enceintes. Et dans ce kiosque, il y a cent chambres d’or, comme les alvéoles d’une ruche, et une chambre élue, où le soleil entre à peine, où nul regard humain n’a pénétré. Le calife maudit s’y tient, tapi dans l’ombre, telle une araignée, tisseuse de ruses et de deuils. Autour de lui, dans les jardins de roses, tous les animaux de la création s’ébattent, pour le plaisir des plus belles femmes de l’univers. Ces houris impériales, perles cachées, fontaines closes, urnes scellées, que garde une armée de géans noirs, attendent le désir ou la curiosité du maître. Huit cents cuisiniers préparent les festins qu’il ne goûtera jamais. Dans les salons, les merveilles occidentales voisinent avec les trésors de l’Orient. Aux lustres, aux faïences persanes, aux tapis veloutés de Boukhara, se mêlent les pendules fabriquées par les Infidèles, les armoires qui ont des glaces comme des étangs, et les machines à voix humaine, qui parlent et chantent, et qu’habite sans doute quelque génie fallacieux. Une pièce est toute pleine de bijoux, rubis et saphirs gros comme des œufs de pigeon… On raconte qu’un empereur du Nord et son épouse, introduits dans cette cellule de splendeurs et priés d’y choisir quelques pierreries, furent tellement émerveillés qu’ils perdirent le sens de la mesure, et se firent donner des bagatelles étincelantes qui valaient bien deux millions de francs ; mais le Sultan pourrait vêtir de diamans et de perles toutes les impératrices infidèles, sans que son trésor fût appauvri. Un nécromant, appelé ministre des Finances, fait renaître l’or, à volonté, dans les caisses profondes où puise le maître, où puisent les amis du maître… Cependant, isolé dans la chambre mystérieuse, maigre et chétif, le visage fardé, la barbe teinte, Abdul-Hamîd tremble de peur, et cherche, dans la poche de sa stambouline, un revolver toujours chargé. D’autres revolvers gisent, à la portée de sa main, sur la table, sur le divan, près du lit mobile que lui-même déplace chaque soir. De temps en temps, un soupçon saisit l’âme malade du calife. Il regarde le familier qui le sert, la femme qui le caresse, l’enfant qui joue près de lui, et que son caprice appela… Il croit surprendre un geste imprévu, menaçant. Il tire… Jamais plus on ne reverra le serviteur, la sultane, l’enfant… Des espions apportent des papiers volés et remportent des bourses d’or ; des eunuques tourmenteurs brûlent les pieds et les aisselles des prétendus conspirateurs ; des généraux, des savans, des saints partent pour l’exil : les jeunes hommes des écoles, fleur de la Turquie, sont décimés par une fatalité inexplicable, et l’on retrouve leurs squelettes enchaînés dans le Bosphore…

Telle sera, telle est, dès maintenant, la légende d’Abdul-Hamid… Et, par bien des côtés, elle ressemble terriblement à l’histoire.


27 avril.

Dans le salon, aux fenêtres ensoleillées, une Américaine, qui a beaucoup de fausses boucles dans ses cheveux blonds et beaucoup de fausses turquoises à sa ceinture, chante une chanson nègre, et l’accompagnement saccadé, à contretemps, imite le banjo.

Près d’elle, un Arménien blondasse et câlin fredonne et fait des grâces. Les familles grecques, éparses dans les fauteuils profonds, boivent le café médiocre et boueux, et soupirent.

Les journaux du matin nous ont donné l’espérance du grand événement qu’on ne peut plus retarder. Nous savons que l’Assemblée nationale délibère à huis clos… D’un instante l’autre, le canon peut tonner sur la ville.

À deux heures et demie, rien encore. L’Arménien cesse de chanter. Il paraît furieux. Il crie :

— Mais qu’est-ce qu’ils attendent, là-bas ?… Est-ce qu’ils vont trahir la nation ottomane ?… Est-ce qu’ils vont garder le vieux ?… Si je le tenais, moi, je lui couperais les mains et les pieds, je l’empalerais, je l’écorcherais et je le ferais rôtir… Quand il serait rôti d’un côté, je le laisserais passer un jour… et puis je le ferais rôtir de l’autre côté…

Une dame grecque de Prinkipo, très jolie femme, mince et châtaine, lève ses mains aux belles bagues, dans un geste de protestation :

— Oh ! quelle barbarie !… Parce que le Sultan a été féroce, faut-il être aussi féroce que lui ?… Moi, je ne souhaite pas qu’on le tue… Il me suffirait de le savoir bien loin, sous bonne garde.

Cette indulgence féminine exaspère l’Arménien.

— Vous ne savez donc pas que cet homme a tué cent mille hommes en trente ans ?… Est-ce que l’exil et la prison ne sont pas des châtimens trop doux ?… Je voudrais, moi…

Il énumère de nouveau les tortures qu’il voudrait infliger au Sultan. Il serre les poings. Il voit rouge. Le sang de sa race lui monte à la gorge et aux yeux. Mais l’Américaine, virant sur le tabouret de piano, dit avec un petit rire :

— Oh ! vous autres Arméniens, vous savez bien haïr ; vous savez même mourir… Mais vous ne savez pas vous défendre… Il fallait tuer les Turcs, beaucoup de Turcs… à Sivas, à Adana, partout…

Discussion générale et violente. L’Arménien déclare :

— Quand la population turque s’arme contre nous, nous ripostons, oui, quand bien même nous sommes un contre cinq ; — mais quand la troupe s’en mêle, avec les fusils, nous devons mourir… Les Arméniens ont tué mille Turcs à Adana, plus de mille… Ils se sont défendus bravement… et à la fin, on les a décimés. Les soldats envoyés contre les massacreurs se sont faits massacreurs eux-mêmes…

— Tout cela va changer… Les Jeunes-Turcs puniront sévèrement les meurtriers…

C’est l’avocat israélite de Salonique qui parle. L’Arménien hausse les épaules :

— Vous croyez ?… Ils sont nationalistes, les Jeunes-Turcs. Nous autres Arméniens, et vous Grecs, et vous Juifs, ils ne nous aiment guère… Ils nous refusent toute influence… Ils ne nous acceptent même pas dans l’armée… Mais quand ils ont besoin d’un homme habile, d’un homme d’affaires, c’est chez nous qu’ils viennent le chercher…

— Vous avez raison, sur ce point, — concède l’homme de Salonique ; — mais quant aux massacres, les Jeunes-Turcs ont intérêt à les réprimer, à les prévenir !… Autrement, ils perdraient les sympathies de l’Europe… et de la France en particulier, n’est-ce pas, madame ?

Je réponds :

— Nous n’étions pas étonnés qu’Abdul-Hamid fit massacrer des gens. Il était dans son rôle de tyran. Mais les Jeunes-Turcs, que nous avons aimés et admirés, doivent clore la série rouge… Ou bien, nous ne les aimerons plus du tout.

Du bruit dans la rue… C’est une batterie qui passe… Des gamins courent en agitant les derniers supplémens des journaux… Déception… On déclare que rien n’est fait, que l’Assemblée délibère toujours, et qu’aucune décision ne sera prise avant demain midi…

Alors, l’Américaine se remet au piano, l’Arménien fredonne tristement le refrain de la chanson nègre, les familles grecques déplorent les retards qui les obligent à vivre la coûteuse vie d’hôtel ; la jolie dame de Prinkipo remonte surveiller ses quatre enfans, et je m’en vais faire la sieste dans ma chambre.

Mais, à peine m’y suis-je installée, que je reconnais le grand fracas sourd, la voix déjà familière du canon… Un coup… deux coups… Au sixième, plus de doute ! C’est la salve annonciatrice. Vite, je prends un chapeau, une écharpe, je sors, par la rue de Péra où des gens arrêtés écoutent, osant à peine croire leurs oreilles.

Il n’y a personne à l’ambassade, personne au consulat. Les terrasses sont inaccessibles. Mlle Ledoulx m’invite à monter… au grenier, où sont déjà réunies les servantes et une aimable demoiselle de Péra. Nous apercevons des morceaux du Bosphore, des coins de ville, une fumée blanche qui se mêle aux fumées noires des vapeurs…

Je propose de prendre une voiture et d’aller à Stamboul. La demoiselle de Péra se laisse tenter. Nous redescendons ensemble. Dans la ruelle en pente qui conduit à l’ambassade, les bleus de Salonique, les cadets de Pancaldi, les matelots du stationnaire, crient de joie et s’embrassent… Il y a un petit cadet de dix-sept ans, assis sur une chaise, qui tient son fusil entre ses genoux et le tapote amoureusement, comme une bête vivante, un bon chien. Il nous regarde, rit, et dit en français :

— C’est avec ça, avec ça !…

Une vieille dame vénérable s’approche du garçon. Elle le félicite, attendrie, et le regarde avec des yeux de grand’mère… Est-ce qu’elle va l’embrasser ? Elle lui demande s’il est content, et ce que l’on va faire du souverain déchu. Alors, le petit cadet redresse sa tête ronde, rasée, aux pommettes saillantes de Mongol, et sans cesser d’étreindre son fusil, il répond, d’une voix rauque :

— Au tombeau… Il ira au tombeau…

La rue, banale et grise malgré le soleil, est devenue en quelques minutes un éblouissement de couleurs, une floraison de soies et d’étamines éclatantes. Les drapeaux ont semblé jaillir des balcons, drapeaux rouges portant le croissant et l’étoile, drapeaux verts, drapeaux hellènes à raies et à croix bleues sur fond blanc. Les impasses mêmes et les passages qui vont à la rue des Petits-Champs, et qui sont tour à tour des fondrières ou des cloaques, se sont pavoisés aux couleurs turques et grecques. Les hôtels hissent des pavillons français, anglais, allemands, américains. Le canon ébranle les nerfs tendus par l’anxiété, fait tressaillir et rire les femmes, anime les hommes de velléités héroïques…

En passant à l’hôtel, nous prenons la jolie Grecque de Prinkipo qui, depuis des semaines, n’a pas osé franchir le pont. Elle perd une demi-heure à s’habiller, et descend, en robe de taffetas à jaquette longue, navrée parce que son chapeau n’est pas à la mode. Elle avoue qu’elle a très peur d’aller à Stamboul. Peur de quoi ?… Elle n’en sait rien elle-même… Elle a pris l’habitude d’avoir peur. La demoiselle pérote est moins timide. Elle craint seulement que le pont ne soit barré…

Moïse, grimpé à côté de l’arabadji, dirige l’expédition. Nous voilà, toutes trois, bien secouées par les ressauts de la voiture, jetées l’une contre l’autre, et follement amusées par la fièvre de la ville et le canon qui nous assourdit. Nous arrivons au pont de Galata, à la minute même où la ligne des soldats fléchit, sous la ruée des gens, et nous passons, dans un flot de voitures, de cavaliers, de piétons. De la mosquée Validé à Sainte-Sophie, il n’y a que des soldats, de toute arme, pêle-mêle, qui ne crient pas et ne chantent pas, mais qui rient, se saluent, s’appellent, arrachés à leur apathie orientale, et si débordans d’orgueilleuse joie qu’ils nous font, au passage, des signes amicaux. Ils sentent que l’énorme événement accompli est leur œuvre : ils sont les maîtres de l’heure, l’âme et le bras de la nation. Des officiers qui se rencontrent se donnent l’accolade… D’autres, dans une voiture qui croise la nôtre, nous crient :

— Eh bien ! mesdames, vous êtes contentes comme nous !… Vous n’avez pas eu de mal… personne n’a eu de mal… Nous sommes venus pour vous protéger, pour punir les traîtres… Ça s’est bien passé…

Devant Sainte-Sophie, au milieu des cavaliers vert sombre et des fantassins bleus, notre voiture s’arrête, hésite… Puis, je ne sais comment, la voilà lancée dans la grande rue Divan-Yolou, entre deux haies de soldats. Les trottoirs grouillent de peuple. Sur les terrasses des maisons, derrière les grilles des petits cimetières, autour des fontaines, sont accourus les tcharchafs noirs, violets, marrons, qu’on ne voyait guère à Stamboul, ces jours derniers, et des musiques jouent. Le canon, qui a interrompu ses salves, gronde encore, là-bas à Top-Kapou, au Vieux-Sérail…

Et soudain, des cavaliers, en un galop furieux, balaient la rue… « Destour !… destour !…[1] » Les queues et les crinières flottantes fuient, éperdument ; d’autres arrivent : « Destour !… destour !… » Il faut faire place, reculer… Sans doute, un personnage, le grand vizir ou le Cheik-ul-Islam, va passer avec un cortège militaire… Moïse, qui met son honneur à ne rien perdre du spectacle, quel qu’il soit, fait ranger la voiture dans une rue transversale, juste derrière la haie des soldats.

Au loin, une clameur indistincte s’élève, se rapproche, comme une vague qui court, depuis le Séraskiérat, vers nous. Elle suit le cortège qui défile rapidement, au trot, cavaliers et voitures… C’est une vision de cinématographe, j’entends des noms connus, respectés et redoutés, — Ahmed-Riza bey… Mahmoud-Mouktar Pacha… Ghevket Pacha… Et quand passe une voiture à quatre chevaux, les soldats portent les armes, un cri formidable retentit :

Padischachim tchok yacha !

À peine avons-nous entrevu, dans la voiture fermée, la figure lourde et bénévole, le fez, la stambouline noire… Mahomet V, sultan depuis une heure, a passé…


Ce soir, les journaux nous avisent que la population est autorisée à circuler dans les rues jusqu’à dix heures, et à illuminer le mieux qu’elle pourra. Mais il est interdit de tirer des coups de fusil en signe de réjouissance.

Les Grecs et les Arméniens de l’hôtel sont tout heureux. L’Américaine, qui ne s’étonne de rien, continue à imiter le banjo pendant que les hommes lisent tout en haut les derniers supplémens du Stamboul et de la Turquie.

La séance de l’Assemblée avait commencé ce matin, à dix heures, par la lecture de dépêches innombrables, venues de tous les coins de l’Empire et réclamant la déposition d’Abdul-Hamid. La question de la déchéance fut mise aux voix ; mais pour conserver à l’acte toute sa valeur légale et le rendre conforme aux prescriptions du Chériat islamique, une délégation fut envoyée au Cheik-ul-Islam. Cette délégation ramena le Cheik-ul-Islam lui-même, accompagné de son chancelier qui apportait le décret de déchéance.

Le mécanisme même de la déposition explique les retards étranges qui nous avaient inquiétés. Le Sultan, ayant une double autorité de souverain et de chef religieux de l’Islam, ne peut être détrôné par un simple vote du Parlement. Si la nation rejette le souverain, il faut d’abord que le clergé mahométan ait rejeté le calife pour des raisons d’indignité ou d’incapacité. C’est ainsi qu’en août 1876, le sultan Mourad V fut déposé par un fetva « parce qu’il souffrait depuis son avènement au trône, d’une maladie sans espoir de guérison. » Cette maladie prétendue devint en effet, par suite d’une longue détention, un mal réel et incurable : la folie…

Le temps réservait une singulière revanche au fantôme irrité de Mourad V, puisqu’un autre fetva dépossède Abdul-Hamid. Ce fetva est une sorte de questionnaire, auquel le Cheik-ul-Islam doit simplement répondre par oui ou par non.

Voici le texte officiel qui résume, d’une manière caractéristique, les griefs de la Jeune-Turquie[2] :

« Lorsque le Commandeur des Croyans supprime certaines questions importantes, légales, des livres sacrés ; qu’il interdit, déchire, brûle ces mêmes livres ; qu’il dépense et dilapide le trésor public ou s’en empare illégalement ; que, sans motif légitime, il tue, emprisonne et exile ses sujets, et prend l’habitude de commettre toutes sortes d’autres tyrannies ; puis, après avoir juré de revenir à la vertu, violant son serment, persiste à provoquer de violentes révolutions capables de troubler complètement la situation et les questions islamiques, et fomente des massacres…

« Lorsque, pour faire disparaître cette tyrannie, de tous les joints des pays musulmans arrivent des demandes de déposition…

« Lorsque son maintien offre un danger certain, tandis que sa chute ne peut être que favorable… « Faut-il, si les hommes compétens le jugent nécessaire, lui proposer d’abdiquer le Sultanat et le Khalifat ou le déposer ?

« Réponse : — Oui.

« Le Cheik-ul-Islam

MEHMED ZIAEDDINE. »


Vers une heure et demie à la franque, l’Assemblée nationale, repoussant l’hypothèse d’une abdication, prononça la déchéance d’Abdul-Hamid. Deux délégations partirent, l’une pour notifier au Sultan le décret de déposition, l’autre pour aller chercher Réchad Effendi et le conduire au Séraskiérat où s’accomplirait la cérémonie du Béiat ou allégeance.

Déjà le chef d’escadron Habib-bey, député de Bolou, s’était rendu en toute hâte au palais de Dolma-Baghtché, afin de s’assurer du consentement de Réchad. Le prince, qui terminait sa toilette, reçut le mandataire du Parlement qui lui recommanda de « conserver tout son calme, » ce à quoi Réchad Effendi répliqua, non sans à-propos, qu’il « conservait son calme » depuis trente-trois ans !

Depuis trente-trois ans, en effet, il vivait dans une réclusion presque complète, entouré d’espions, surveillé jusque dans l’intimité du harem. Il ne pouvait prononcer une parole qui ne fût aussitôt rapportée à Yldiz ; il ne pouvait témoigner à quiconque un sentiment de bienveillance sans le signaler à la vindicte du Sultan. Aucun habitant de l’Empire n’eût osé le nommer tout haut ; et il n’y a pas d’exemple qu’un enfant nouveau-né eût reçu ce nom de Réchad, assez répandu naguère dans le peuple. Quand le prince sortait en voiture, — après autorisation, — les bonnes gens qui apercevaient l’équipage, encadré de policiers, détalaient à force de jambes, car il était malsain de regarder Réchad Effendi. Ignoré de tous, sans influence, sans amis, le mélancolique héritier se consolait comme il pouvait avec le jardinage et la musique, plaisirs peu coûteux, les seuls à sa portée, puisqu’il manquait d’argent, et que ses fournisseurs lui devaient faire crédit.

L’excellent frère Abdul-Hamid laissait d’ailleurs entendre que Réchad Effendi n’était pas bien malheureux, et que, malgré les prescriptions coraniques, les bons vins et les chauds alcools lui faisaient trouver en ce monde le paradis de Mahomet. On disait aussi que les belles femmes, en trop grand nombre, avaient apaisé jusqu’à les engourdir les révoltes d’une intelligence comprimée… Que ne disait-on pas ?… Aujourd’hui, Mahomet V a toutes les qualités intellectuelles qu’on refusait à Réchad Effendi : on affirme que son esprit naturel lui a permis de réagir contre le régime démoralisant et même contre l’apathie, plus dangereuse que les vices.

Le soleil levant est toujours beau. Il y a, sans doute, une grande part de flatterie et d’hyperbole dans les portraits qu’on trace du nouveau sultan ; mais, à travers les exagérations et les embellissemens courtisanesques, Mahomet V apparaît comme un simple et brave homme, plein d’inexpérience et de bonne volonté. Il a soixante-cinq ans, une santé compromise, des goûts modestes. Il ne ruinera pas le pays et ne cherchera pas les aventures militaires. Il ne massacrera personne et respectera les lois. Comment refuser une sympathie apitoyée à ce prince qui connut le malheur et ne connaît pas la rancune, qui porte ce titre formidable de Sultan calife et qui ne fera jamais, jamais sa volonté propre, trop content de régnera l’ombre de la Constitution sous la protection du grand sabre de Chevket-Pacha ! Que les Jeunes-Turcs le gardent bien ! Ils ne trouveraient pas mieux. Yachassin ! Qu’il vive !

Maintenant, rentré dans son palais de Dolma-Baghtché, il doit revivre comme en rêve les incidens précipités de ce jour : la cérémonie du Béiat où députés et ministres, répudiant. le vieux protocole turc, et sans le moindre salamalec, serrèrent la main du Sultan, alla franca ; le retour, parmi les salves et les acclamations, jusqu’au Vieux-Sérail, où il fit ses prières de l’après-midi et baisa le manteau du Prophète…

Tout à l’heure, de la haute terrasse qui domine la Corne d’Or, j’ai vu Constantinople, tout obscure, piquée de feux épars, se couronner de fines lignes lumineuses. Quelques monumens ont allumé des rampes de gaz ; quelques lampions, quelques lanternes, ont brillé çà et là. Les bateaux se sont dessinés, en figures géométriques, en triangles de feux, doublés par l’eau noire… Demain, ce sera la grande fête officielle, la magnifique illumination… Ce soir, c’est un essai, une répétition pas même générale… Malgré les défenses formelles, des coups de fusil éclatent partout, dans la profondeur ténébreuse. Et la véritable fête est là-haut, dans le ciel bleu vert, où les étoiles se suspendent comme des lampes de mosquée, dans le ciel arrondi conme un dôme, brodé comme un étendard, où luit le croissant islamique.


28 avril.

Le petit jeu de société qui occupa nos soirées est fini. L’Arménien, l’avocat de Salonique, les dames grecques et moi-même nous ne demanderons plus :

« Que va-t-on faire d’Abdul-Hamid ? »

Abdul-Hamid est parti, non pas sous un déguisement, pour Gorfou, chez son ami Guillaume II, ou pour l’Asie Mineure, qu’agite son cher fils Burnaheddine… Abdul-Hamid est parti, cette nuit, sous bonne escorte, avec un petit nombre de femmes, d’enfans et de serviteurs. Il ira vivre à Salonique, en pays non suspect, sous l’œil vigilant du Comité. En même temps que son départ, nous apprenons des détails curieux sur sa vie intime, pendant ses derniers jours de règne, et les circonstances lamentables de sa chute.

Depuis que la victoire des libéraux semblait assurée, les courtisans, les fonctionnaires, les domestiques, avaient abandonné Yldiz. Quand l’armée de Macédoine approcha, les femmes du harem impérial crurent qu’elles seraient livrées à des ogres dont elles ignoraient tout, la veille encore, — et qu’on appelait Jeunes-Turcs. Certaines d’être violées, torturées et tuées par les diables de Roumélie, elles poussaient des cris terribles que l’on entendait, la nuit, jusqu’à Béchibtache… Les gardiens des ménageries, prudens comme des ministres réactionnaires, s’étaient mis en sûreté, ainsi que les seigneurs des cuisines. Bêtes et gens, et Sa Majesté même, risquaient un jeûne sévère, plus sévère qu’eu plein Ramadan… Quelques serviteurs fidèles s’avisaient pourtant de prévenir les perquisitions et les confiscations possibles, et commençaient un laborieux emballage que la défaite de la garnison interrompit…

Le Sultan espérait encore. Pendant que ses femmes criaient, que ses eunuques rassemblaient les pierreries et l’or, que les perroquets pâlissaient de faim dans leurs volières, et que les panthères mélancoliques bâillaient sinistrement, pendant que les bateaux languissaient sur le lac et que les chevaux oubliés piaffaient dans les écuries, le Sultan rêvait une combinaison ultime, un bon petit arrangement.

Il savait que beaucoup de gens, vivant de lui en parasites, redouteraient de le voir tomber à jamais et demeureraient ses partisans. Ceux-là, sans doute, par intérêt plus que par reconnaissance, interviendraient pour faire respecter la personne sacrée du Calife… Ils insinueraient qu’une déposition, arrachée par la force des armes au Cheik-ul-Islam, serait sacrilège et non avenue devant Allah. Au besoin, ils irriteraient le fanatisme des paysans d’Anatolie, musulmans dévots, d’une ignorance absolue, et que n’ont pas contaminés les idées européennes…

Mais le 27 avril, au moment où la délégation du Parlement conduisait Réchad Effendi au Séraskiérat, trois officiers de Salonique, précédant trois députés, se rendirent à Yldiz. Le secrétaire du Sultan, Djevad bey, qui avait eu le courage de rester à son poste, — et qui fut l’ami loyal de la dernière heure, — reçut les officiers et les délégués à la porte des appartemens impériaux. Puis, ayant averti son maître, il introduisit les trois députés dans un salon vide, contigu au salon d’Abdul-Hamid.

Il y avait, parmi ces trois députés, un Arménien, Carasso Effendi, et deux musulmans, Rassim Effendi et Eszad Pacha. Furent-ils sensibles au caractère tragique de la scène, du lieu, de l’heure, à cette espèce de grandeur qui ennoblit les infortunes impériales ? Les deux musulmans prièrent l’Arménien de parler le premier. Mais Carasso Effendi fit observer que la déposition du calife étant un acte religieux, il était plus convenable qu’un musulman prît la parole.

Un peu émus, ils entrèrent dans une pièce assez sombre, où ils virent Abdul-Hamid, en redingote, très pâle, le regard dur. Il avait la barbe mal teinte, d’un noir rougeâtre, les bras ballans, les épaules plus basses et arrondies qu’à l’ordinaire, ce qui lui donnait une piteuse attitude d’humilité. Djevad bey se tenait près de lui, et sur un divan, un de ses plus jeunes fils, étendu, gémissait et pleurait.

Le Sultan demanda :

— Que voulez-vous ?… Est-ce que vous allez me tuer ?

Ses mains tremblaient. Le général Eszad Pacha répondit que l’Assemblée nationale avait prononcé sa déchéance. Le Sultan dit :

— Que faire ?… C’est le destin.

Sur le divan, le petit prince sanglota plus fort. Tremblant toujours, et devenu livide, Abdul-Hamid commença une sorte de plaidoyer. Il rappela qu’il avait fait tout son possible pour assurer, pendant trente-trois ans, la paix et la liberté du pays, et qu’il n’avait fait de mal à personne.

— Je ne suis pas la cause des derniers événemens survenus, dit-il ; j’ai sauvé la patrie par la guerre contre la Grèce. Pourquoi voulez-vous me tuer ?… Et mon frère Mourad qui a été malade si longtemps, ne l’ai-je pas entouré de soins ? Je l’ai nourri avec du lait d’oiseau… Tout autre sultan l’aurait fait mettre à mort. Pourquoi voulez-vous me tuer ?

Les députés déclarèrent :

— Vous dépendez de la nation. La nation est grande et généreuse…

Mais cette affirmation, un peu trop vague, ne rassura pas Abdul-Hamid. Il s’écria :

— Epargnez ma vie !… Que mon frère épargne ma vie… Laissez-moi me retirer au palais de Tcheragan. Que j’aie la vie sauve ! Je donnerai ma fortune. Je ferai tout ce qu’on voudra.

Mais il n’obtint que des promesses évasives, et les délégués le quittèrent complètement effondré. Le jour même, il fut conduit à Tcheragan, d’où il put entendre les salves d’artillerie qui saluaient l’avènement de Mohamet V. Et dans la nuit, — exactement à deux heures, — il fut amené à la gare de Sirkedji.

Les officiers qui l’escortaient, les employés de la gare, ont raconté cette arrivée, dans le froid léger et le frisson gris d’avant l’aube. Quelques serviteurs et eunuques firent descendre des voitures onze femmes, — cadines et odalisques, — ainsi que le petit prince, à moitié endormi, curieux déjà et consolé. Les dames, voilées du yachmak blanc, étaient enveloppées de manteaux du soir, en dentelle et en soie claire, vêtemens peu commodes pour voyager, mais les waterproofs et les carricks anglais ne sont pas prévus dans le trousseau d’une sultane… Abdul-Hamid, très paternellement, fit monter ses épouses et son fils dans le wagon du train spécial, et demanda pour eux des limonades qu’on ne put trouver à la buvette de la gare.

Pendant que la locomotive chauffait, les dames aux manteaux de dentelles s’amusaient follement dans le wagon transformé en haremlike. Achetées toutes petites dans la sauvage Circassie, elles ne connaissaient de l’univers que les jardins réservés du palais, les kiosques de marbre remplis de trésors et de camelote allemande, les ménageries, les volières, et les bateaux du lac. Quelques-unes, paraît-il, montaient à bicyclette et se promenaient en automobile dans les allées bien surveillées du jardin, mais aucune d’elles n’avait traversé Stamboul ; aucune n’imaginait ce que peuvent être une gare, des wagons, et cette bête bizarre : la locomotive !

Les prodiges de la civilisation leur étaient brusquement révélés, par ces Rouméliotes épouvantables dont elles avaient eu si grand’peur, et qui ne les avaient ni violées, ni maltraitées… Elles devaient à ces ennemis de leur maître cette surprise délicieuse de l’évasion, cette révélation d’une liberté relative… Pourquoi l’on partait ainsi, où on allait, ce que serait l’avenir, quelles mornes pensées couvaient sous le front las du vieillard, hier souverain tout-puissant, aujourd’hui captif qu’on escamote, — les épouses impériales n’en avaient pas la moindre idée… Elles essayaient les fauteuils du sleeping, jouaient avec les stores bleus, causaient, fumaient, riaient, et oubliaient même de cacher leurs visages… Indulgent, l’homme déchu s’inquiétait de leur bien-être et réclamait, pour elles, la limonade qu’on ne trouvait pas. De temps en temps, repris par l’inquiétude obsédante, il se tournait vers ses compagnons, ses geôliers :

— Ma vie ! — disait-il, — épargnera-t-on ma vie ?


… Maintenant la ville se pare, pour la fête qui durera trois jours, et mes compagnons d’hôtel me font, cordialement, leurs adieux.

La famille aux huit enfans va regagner sa maison d’Ortakeuy ; la jolie Grecque retourne à Prinkipo ; et l’Arménien s’en va, je ne sais où, peut-être du même côté que l’Américaine. Une dernière fois, nous buvons ensemble le café boueux, l’eau très pure qu’on sert avec la confiture de pistaches…

Je partirai pour Andrinople, ce soir, et je reviendrai ici dans quelques jours, ou dans quelques semaines, peut-être pour l’investiture du Sultan.


Andrinople, 29 avril.

Je suis arrivée, hier soir, à Andrinople, après un voyage que l’extrême chaleur rendit pénible, et que les circonstances rendirent amusant.

Il n’y avait pas beaucoup de voyageurs, quatre tout juste : un jeune Anglais, une vieille Anglaise, M. Fernand Sarrien, courrier de cabinet, et moi. Le train nous appartenait, le train aux sleepings étouffans, aux couloirs étroits, qui fuit, comme un serpent sombre, à travers toute l’Europe, et que guettent les douaniers de toutes couleurs et de toutes langues…

Tant qu’il est en pays ottoman, il va cahin-caha, avec une modération bien orientale ; il fait, sans raison apparente, mille détours dans la plaine de Thrace, et semble aspirer à revenir en arrière, vers Stamboul. C’est le baron de Hirsch qui a construit la ligne paradoxale où le train dessine à plaisir des méandres, des boucles, des demi-cercles. Vingt-trois kilomètres à l’heure !… C’est charmant… On a le temps de voir, et de revoir les paysages ; mais partis de Sirkedji à trois heures, nous serons à Andrinople après onze heures du soir.

Nous avons franchi les faubourgs de Stamboul, Yédi-Koulé, Psammatia aux maisons sordides, aux vieilles tours démantelées et croulantes parmi les glycines et les figuiers. Une lumière blanche, radieuse, une pluie de flamme argentée, incendie le château des Sept-Tours, forteresse moyen-âgeuse, où fusent des cyprès noirs. Ils envahissent la plaine, au-delà des murailles, ces cyprès décharnés, ascétiques, gardiens des stèles funéraires ! Mais, du côté de la Marmara, la vie intense grouille dans les petits ports de pêche. Les maisons arborent des drapeaux. Des hommes, devant les cafés, étalent des bandes de satinette à inscriptions, et accrochent des lanternes pour la fête du soir. Elle est déjà commencée, la fête, et il y a des buveurs, des danseurs même, dans les jardinets poussiéreux, sous les tonnelles de roseaux, où résonnent les notes claires et plaintives des lanternas, ces pianos mécaniques, ornés de miroirs, de dentelles et de roses en papier, qui déversent par tout Constantinople des musiques napolitaines. Et les maisons, les cafés, les jardins, sont comme le premier plan d’un décor sans profondeur, une frise découpée contre le fond bleu de la mer qui réverbère le ciel éblouissant, et semble monter en hauteur, emplir tout l’espace. Je devine à peine l’horizon, à un vague frottis de neige qui est la crête lointaine du mont Olympe, là-bas, dans cette Bithynie dont la rive est comme évaporée… Voici Makrikeuy où habite Ahmed-Riza bey, et San-Stefano, « village historique, » très à la franque et très laid… La banlieue de Stamboul est navrante. Les maisons turques traditionnelles sont remplacées par des constructions en pierre, plus coûteuses, peut-être plus confortables, mais d’un effroyable style « art nouveau. » Car ce prétendu « art nouveau » sévit en Turquie, et il menace d’y devenir populaire. N’avons-nous pas entendu, sur le port de Galata, une bohémienne effrontée, connue de tous les voyageurs, étaler son vocabulaire français, restreint, mais énergique :

« Dix paras, madamiselle… Merci bien… f… -moi la paix… art nouveau ?… »

Et il fallait voir comme elle était contente de parler si bien français !… Les architectes qui ont bâti ces maisons biscornues et bêtes, les gens qui les habitent, doivent éprouver la même fierté.

La chaleur et la clarté nous accablent, pauvres voyageurs emprisonnés dans les parois de drap et de velours. Nous essayons de nous rafraîchir avec du thé brûlant. Passé Kutchuk-Tchekmedjé, les villages se font rares, la mer s’éloigne, et les grands plateaux de Thrace ondulent sous l’implacable soleil.

Il n’est pas beau, ce pays de Thrace, mais au déclin du jour, une espèce de charme triste se révèle dans ces étendues infinies, faiblement vallonnées, couvertes de broussailles, et de tout petits chênes, qui ont encore leur feuillage d’automne, couleur de cuivre. Aussi loin que voient nos yeux, sur les pentes indécises et les vagues plateaux, c’est toujours la même broussaille, toujours les mêmes petits chênes, la même nuance uniforme de cuivre fané où, parfois, s’effeuille le bouquet pâle et rose d’un arbrisseau, d’une aubépine fleurie.

Pendant des lieues et des lieues, pas une maison, pas un être humain, le désert, le silence, les nuages du soir qui sont venus, on ne sait comment, dans le ciel pur, et qui traînent des ombres violettes. Le soleil les frappe à revers, et cerne leurs crêtes grises d’un fil écarlate… Les seules créatures animées sont les bêtes tapies, qu’on ne voit pas, et l’aigle qui plane, contre le couchant, et décrit des cercles, avec ses larges ailes… Enfin, des chaumes se lèvent, aux plis du sol moins aride, que féconde un petit ruisseau, et qui nourrit un peu d’orge verte et de maïs. C’est presque un hameau de France, un hameau perdu dans les landes, sur les hauts plateaux limousins, et le minaret de la mosquée est humble et touchant comme un clocher de village… Des troupeaux se hâtent vers le bercail, mais le berger qui s’arrête, pour regarder le train, ne ressemble pas du tout à nos bons pas tours, engoncés dans leur limousine. Il est un peu brigand d’aspect, ce berger, avec son turban noir, sa ceinture, ses jambières, et son grand fusil.

Et les passans qu’on aperçoit, très rarement, sur les chemins aux terribles ornières, ont, comme les bergers, un fusil sur l’épaule… Le pays n’est pas sûr. Des postes de gendarmes, échelonnés, gardent la voie. C’est par ici qu’une bande audacieuse arrêta l’Orient-Express, naguère, et enleva deux voyageurs, dont une vieille demoiselle américaine, qu’elle rendit sains et saufs contre rançon.

Il fait nuit. La Thrace est noire sous le ciel noir, et les nuages cachent les étoiles, le croissant rougeâtre, qui a perdu sa belle courbure fine. Une rivière sinueuse, qui languit dans les marais, reflète un peu de lueur, et dessine, dans la plaine obscure, comme une inscription turque, un beau tonghra de sultan. Et soudain, dans ces ténèbres, trois petits points de feu paraissent. Ce sont des lanternes que les gendarmes d’un poste ont allumées. Seuls, loin de toute ville, en plein désert, ils font leur petite illumination patriotique, en l’honneur de Sa Majesté Mahomet V.

Et plus loin, il y a un autre poste encore, qui s’éclaire de globes lumineux, et un pauvre village qui a fait de grands frais et qui déploie un luxe incroyable : vingt lampions, au moins, et douze lanternes suspendus à des cordes, entre les platanes de la place. Il y a même un soleil tournant… qui rate ! Ça ne fait rien. Il a produit un grand effet. Nous entendons des clameurs d’admiration…

Pavlo-Keuy. Un arrêt. La gare, si petite, a des lampions et des drapeaux. Une foule énorme, — quinze ou vingt personnes ! — guette le passage de l’express qui stationne quelques minutes. Attirés par l’éclairage intense du wagon-restaurant, les curieux voudraient bien regarder à travers les vitres. Nous descendons. Ils s’approchent… Des bergers, encore ! Leur front farouche est ceint de turbans noirs, largement drapés, et qui retombent de côté sur l’épaule. Ils tiennent de grandes houlettes, comme on en voit dans les bas-reliefs antiques. Leurs yeux, leurs dents brillent dans la nuit… Ils sont très nobles, de visage et d’allure, avec leurs coiffures funèbres, et l’on dirait les pasteurs des morts, les gardiens des ombres…

Une intense curiosité les pousse vers nous… Ils murmurent :

— Stamboul ?…

Alors, M. Sarrien essaie de leur faire comprendre que nous venons de la ville merveilleuse, que nous avons vu l’armée, la bataille, la victoire, le Sultan !

Mais les quelques vingt mots turcs que nous savons, à nous deux, et les gestes que nous faisons ne suffisent pas… J’imagine que notre prononciation déconcerte nos auditeurs. Il y en a un pourtant qui devine et qui dit :

Boum !… boum !… Stamboul… Soultan Mehmed

Et un autre :

Abdoul Hamid… bourda… Kouléli-Bourgas

Ah ! comme la conversation devient intéressante ! Si nous restions une heure ici, nous saurions des tas de choses !… « Abdoul-Hamid… bourda… Kouléli-Bourgas. » Rien de plus clair !… Abdul-Hamid a passé ici, ce matin, allant vers la prochaine station, Kouléli-Bourgas, où se détache le tronçon de ligne Dédéagatchs-Salonique…

Mais le sifflet retentit… Adieu, bergers !… Le train ne s’arrêtera plus qu’à Andrinople.


MARCELLE TINAYRE.

  1. Gare !… gare !…
  2. Stamboul, 27 avril 1909.