Notes de voyages/Égypte

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L. Conard (Ip. 65-268).

ÉGYPTE.

1849 — 1850.
(Écrit au retour d’après les notes prises en voyage.)[1]


Je suis parti de Croisset le lundi 22 octobre 1849. Parmi les gens de la maison qui me dirent adieu au départ, ce fut Bossière, le jardinier, qui, seul, me parut réellement ému. Quant à moi, ç’avait été l’avant-veille, le samedi, en serrant mes plumes (celle-là même avec laquelle j’écris en faisait partie) et en fermant mes armoires. Il ne faisait ni beau ni mauvais temps. Au chemin de fer, ma belle-sœur avec sa fille vint me dire adieu. Il y avait aussi Bouilhet, et le jeune Louis Bellangé, qui est mort pendant mon voyage. Dans le même wagon que nous et en face de moi était la bonne de M. le Préfet de la Seine-Inférieure, petite femme noire à cheveux frisés.

Le lendemain, nous dinâmes chez M. Cloquet. Leserrec y était. Ma mère fut triste tout le temps du dîner. Le soir j’allai rejoindre Maurice, à l’Opéra-Comique, et assistai à un acte de la Fée aux roses ; il y avait dans la pièce un Turc qui recevait des soufflets.

Hamard était étonné que j’allasse en Orient, et me demandait pourquoi je ne préférais pas rester à Paris à voir jouer Molière et à étudier André Chénier.

Le mercredi, à 4 heures, nous sommes partis pour Nogent. Le père Parain s’est fait beaucoup attendre, j’avais peur que nous ne manquions le chemin de fer, cela m’eût semblé un mauvais présage. Enfin il arriva, portant au bout du poing une ombrelle pour sa petite fille. Je montai en cabriolet avec Eugénie et, suivant le fiacre, nous traversâmes tout Paris et arrivâmes à temps au chemin de fer.

De Paris à Nogent, rien ; un monsieur en gants blancs en face de moi dans le wagon. Le soir, embrassades familiales.

Le lendemain jeudi, atroce journée, la pire de toutes celles que j’aie encore vécues. Je ne devais partir que le surlendemain, et je résolus de partir de suite, je n’y tenais plus : promenades (éternelles !) dans le petit jardin, avec ma mère. Je m’étais fixé le départ à 5 heures, l’aiguille n’avançait pas, j’avais disposé dans le salon mon chapeau et envoyé ma malle d’avance, je n’avais qu’à faire un bond. En fait de visites de bourgeois, je me rappelle celle de Mme Dainez, la maîtresse de la poste aux lettres, et celle de M. Morin, le maître de la poste aux chevaux, qui me disait à travers la grille en me donnant une poignée de main : « Vous allez voir un grand pays, grande religion, un grand peuple », etc., et un tas de phrases.

Enfin je suis parti. Ma mère était assise dans un fauteuil, en face la cheminée ; comme je la caressais et lui parlais, je l’ai baisée sur le front, me suis élancé sur la porte, ai saisi mon chapeau dans la salle à manger et suis sorti. Quel cri elle a poussé, quand j’ai fermé la porte du salon ! il m’a rappelé celui que je lui ai entendu pousser à la mort de mon père, quand elle lui a pris la main.

J’avais les yeux secs et le cœur serré, peu d’émotion, si ce n’est de la nerveuse, une espèce de colère, mon regard devait être dur. J’allumai un cigare, et Bonenfant vint me rejoindre ; il me parla de la nécessité, de la convenance de faire un testament, de laisser une procuration ; il pouvait arriver un malheur à ma mère en mon absence. Je ne me suis jamais senti de mouvement de haine envers personne comme envers lui, à ce moment. Dieu lui a pardonné le mal qu’il m’a fait sans doute, mais le souvenir en moi ne s’en effacera pas. Il m’exaspéra, et je l’évinçai poliment !

À la porte de la gare du chemin de fer, un curé et quatre religieuses : mauvais présage ! Tout l’après-midi un chien du quartier avait hurlé funèbrement. J’envie les hommes forts qui à de tels moments ne remarquent pas ces choses.

Le père Parain ne me disait rien, lui ; c’est la preuve d’un grand bon cœur. Je lui suis plus reconnaissant de son silence que d’un grand service.

Dans la salle d’attente, il y avait un monsieur (en affaires avec Bonenfant) qui déplorait le sort des chiens en chemin de fer, « ils sont avec des chiens inconnus qui leur donnaient des puces ; les petits sont étranglés par les grands ; on aimerait mieux payer quelque chose de plus, etc. ».

Eugénie en pleurs est venue : « M. Parain, Madame vous demande, elle a une crise », et ils sont partis.

De Nogent à Paris, quel voyage ! J’ai fermé les glaces (j’étais seul), ai mis mon mouchoir sur la bouche et me suis mis à pleurer. Les sons de ma voix (qui m’ont rappelé Dorval deux ou trois fois) m’ont rappelé à moi ; puis ça a recommencé. Une fois j’ai senti que la tête me tournait et j’ai eu peur : « calmons-nous ! calmons-nous ! ». J’ai ouvert la glace : la lune brillait dans des flaques d’eau et, autour de la lune, du brouillard ; il faisait froid. Je me figurais ma mère crispée et pleurant avec les deux coins de la bouche abaissés…

À Montereau, je suis descendu au buffet et j’ai bu trois ou quatre petits verres de rhum, non pour m’étourdir, mais pour faire quelque chose, une action quelconque.

Ma tristesse a pris une autre forme : j’ai eu l’idée de revenir (à toutes les stations j’hésitais à descendre, la peur d’être un lâche me retenait) et je me figurais la voix d’Eugénie criant : « Madame, c’est M. Gustave ! » Ce plaisir immense, je pouvais le lui faire tout de suite, il ne tenait qu’à moi, et je me berçais de cette idée ; j’étais brisé, je m’y délassais.

Arrivée à Paris. — Interminable lenteur pour avoir mon bagage. Je traverse Paris par le Marais et passe devant la place Royale. Il fallait pourtant me décider avant d’arriver chez Maxime, il n’y était pas. Aimée me reçoit, tâche d’arranger le feu. Maxime rentre à minuit, j’étais aplati et indécis. Il me mit le marché à la main, le parti pris fit que je ne revins pas à Nogent. Je l’ai là, cette lettre (je viens de la relire et je la touche froidement), écrite à une heure du matin, après toute une soirée de sanglots et d’un déchirement comme aucune séparation encore ne m’en avait causé ; le papier n’en dit pas plus long de soi qu’un autre papier, et les lettres sont comme les autres lettres de toutes autres phrases ! Entre le moi de ce soir et le moi de ce soir-là, il y a la différence du cadavre au chirurgien qui l’autopsie.

Les deux jours suivants, je vécus largement, mangeaille, buverie et p.... ; les sens ne sont pas loin de la tendresse, et mes pauvres nerfs si cruellement tordus avaient besoin de se détendre un peu.

Le lendemain vendredi, à l’Opéra, le Prophète. À côté de moi le Persan (comme j’aurais voulu nous faire amis, qu’il me parlât !) et deux bourgeois, un mari et sa femme, qui cherchaient à deviner l’intrigue de la pièce. À l’orchestre j’aperçois le père Bourguignon, rouge de luxure en contemplant les danseuses. Dans le foyer, rencontré Piédelieux et Ed. Monnais.

Quel bien m’a fait Mme Viardot ! Si je n’avais craint de paraître ridicule j’aurais demandé à l’embrasser. Pauvre cœur, sois béni, tant que tu battras, pour la délectation que tu as versée dans le mien !

Le lendemain samedi, visite d’Hennet, de Kesler et de Fovard chez Maxime ; on cause socialisme.

Adieux à Mme Pradier sur son escalier.

Dimanche matin je vais attendre Bouilhet au chemin de fer. De dessus le pont en bois qui traverse la gare, je vois le train arriver. — Visite à Cloquet, où se trouve Pradier et son fils, devant lequel même il tient des propos indécents. — Visite à Gautier, que nous invitons à dîner. — Promenade avec Bouilhet à Saint-Germain-des-Prés et au Louvre (galerie ninivite). — Le soir dîner aux Trois-Frères Provençaux, dans le salon vert, L. de Cormenin, Théophile Gautier, Bouilhet, Maxime et moi. — Après le dîner, moi et Bouilhet chez la Guérin. Il donne rendez-vous à Antonia pour le 1er mai 1851, de 5 à 6 devant le Café de Paris ; elle devait l’écrire pour ne pas l’oublier. J’ai manqué au rendez-vous, j’étais encore à Rome, mais je voudrais bien savoir si elle y est venue. Dans le cas affirmatif (ce qui m’étonnerait), cela me donnerait une grande idée des femmes.

Maxime passe une grande partie de la nuit à écrire des lettres, Bouilhet dort sur sa peau d’ours noir ; le matin je le reconduis au chemin de fer de Rouen, nous nous embrassons, pâles ; il me quitte, je tourne les talons. Dieu soit loué ! c’est fini, plus de séparation avec personne, j’ai le cœur soulagé d’un grand poids.

Il y a encombrement chez Maxime, on déménage ses meubles, les amis viennent lui dire adieu ; Cormenin, assis sur une table, est noyé de larmes ; Fovard est le plus raide ; Guastalla, en pleurs et le pince-nez sur son nez : « Allons ! soignez-vous bien ! » Quel sentiment différent il n’a pas tardé à avoir à l’encontre de ce même ami ! Est-il possible que si peu de chose change ainsi le cœur d’un homme ?

J’intercale ici quelques pages que j’ai écrites sur le Nil, à bord de notre cange. J’avais l’intention d’écrire ainsi mon voyage par paragraphes, en forme de petits chapitres, au fur et à mesure, quand j’aurais le temps : c’était inexécutable, il a fallu  y renoncer dès que le khamsin s’est passé et que nous avons pu mettre le nez dehors.

J’avais intitulé cela La Cange[2].

À BORD DE LA CANGE.

I

6 février 1850. « À bord de la Cange. »

C’était, je crois, le 12 novembre de l’année 1840. J’avais dix-huit ans. Je revenais de la Corse (mon premier voyage[3]). La narration écrite en était achevée, et je considérais, sans les voir, tout étalées sur ma table, quelques feuilles de papier dont je ne savais plus que faire. Autant qu’il m’en souvient, c’était du papier à lettres, à teinte bleue, et encore tout divisé par cahiers pour pouvoir tenir dans les ficelles de mon portefeuille de voyage.

Ils avaient été achetés à Toulon, par un de ces matins d’appétit littéraire où il semble que l’on a les dents assez longues pour (pouvoir) écrire démesurément sur n’importe quoi. J’ai jeté sur les pages noircies un long regard d’adieu ; puis, les repoussant, j’ai reculé ma chaise de ma table et je me suis levé. Alors j’ai marché de long en large dans ma chambre, les mains dans les poches, le cou dans les épaules, les pieds dans mes chaussons, le cœur dans ma tristesse.

C’était fini. J’étais sorti du collège. Qu’allais-je faire ? J’avais beaucoup de plans, beaucoup de projets, cent espérances, mille dégoûts déjà. J’avais envie d’apprendre le grec. Je regrettais de n’être pas corsaire. J’éprouvais des tentations de me faire renégat, muletier ou camaldule. Je voulais sortir de chez moi, de mon moi, aller n’importe où, partout, avec la fumée de ma cheminée et les feuilles de mon acacia.

Enfin, poussant un long soupir, je me suis rassis à ma table. J’ai enfermé sous un quadruple cachet les cahiers de papier blanc, j’ai écrit dessus, avec la date du jour, « papier réservé pour mon prochain voyage », suivi d’un large point d’interrogation, j’ai poussé cela dans mon tiroir et j’ai tourne la clef.

Dors en paix, sous ta couverture, pauvre papier blanc qui devais contenir des débordements d’enthousiasme et les cris de joie de la fantaisie libre. Ton format était trop petit et ta couleur trop tendre. Mes mains plus vieilles rompront un jour tes cachets poudreux. Mais qu’écrirai-je sur toi ?

II

Il y a déjà dix ans de cela. Aujourd’hui je suis sur le Nil et nous venons de dépasser Memphis.

Nous sommes partis du vieux Caire par un bon vent du Nord. Nos deux voiles, entre-croisant leurs angles, se gonflaient dans toute leur largeur, la Cange allait penchée, sa carène fendait l’eau. Je l’entends maintenant qui coule plus doucement. À l’avant, notre raiz Ibrahim, accroupi à la turque, regardait devant lui, et, sans se détourner, de temps à autre, criait la manœuvre à ses matelots. Debout sur la dunette qui fait le toit de notre chambre, le second tenait la barre tout en fumant son chibouk de bois noir. Il y avait beaucoup de soleil, le ciel était bleu. Avec nos lorgnettes nous avons vu, de loin en loin, sur la rive, des hérons ou des cigognes.

L’eau du Nil est toute jaune, elle roule beaucoup de terre, il me semble qu’elle est comme fatiguée de tous les pays qu’elle a traversés et de murmurer toujours la plainte monotone de je ne sais quelle lassitude de voyage. Si le Niger et le Nil ne sont qu’un même fleuve, d’où viennent ces flots ? Qu’ont-ils vu ? Ce fleuve-là, tout comme l’Océan, laisse donc remonter la pensée jusqu’à des distances presque incalculables ; et puis ajoutez par là-dessus l’éternelle rêverie de Cléopâtre et comme un grand reflet de soleil, le soleil doré des Pharaons. À la tombée du jour le ciel est devenu tout rouge à droite et tout rose à gauche. Les pyramides de Sakkara tranchaient en gris dans le fond vermeil de l’horizon. C’était une incandescence qui tenait tout ce côté-là du ciel et le trempait d’une lumière d’or. Sur l’autre rive, à gauche, c’était une teinte rose ; plus c’était rapproché de terre, plus c’était rose. Le rose allait montant et s’affaiblissant, il devenait jaune, puis un peu vert ; le vert pâlissait et, par un blanc insensible, gagnait le bleu qui faisait la voûte sur nos têtes, où se fondait la transition (brusque) des deux grandes couleurs.

Danse des matelots. — Joseph à ses fourneaux. — Barque penchée. — Le Nil au milieu du paysage. — Nous sommes au centre. — Les bouquets de palmiers à la base des pyramides de Sakkara semblent comme des orties au pied des tombeaux.

III

Là-bas, sur un fleuve plus doux, moins antique, j’ai quelque part une maison blanche dont les volets sont fermés, maintenant que je n’y suis pas. Les peupliers sans feuilles frémissent dans le brouillard froid, et les morceaux de glace que charrie la rivière viennent se heurter aux rives durcies. Les vaches sont à l’étable, les paillassons sur les espaliers, la fumée de la ferme monte lentement dans le ciel gris.

J’ai laissé la longue terrasse Louis XIV, bordée de tilleuls, où, l’été, je me promène en peignoir blanc. Dans six semaines déjà, on verra leurs bourgeons. Chaque branche alors aura des boutons rouges, puis viendront les primevères, qui sont jaunes, vertes, roses, iris. Elles garnissent l’herbe des cours. Ô primevères, mes petites, ne perdez pas vos graines, que je vous revoie à l’autre printemps.

J’ai laissé le grand mur tapissé de roses avec le pavillon au bord de l’eau. Une touffe de chèvre-feuille pousse en dehors sur le balcon de fer. À une heure du matin, en juillet, par le clair de lune, il y fait bon venir pêcher les caluyots.

IV

Vous raconter ce qu’on éprouve, à l’instant du départ, et comme votre cœur se brise à la rupture subite de ses plus tendres habitudes, ce serait trop long, je saute tout cela.

Le bon Pradier est venu nous dire adieu dans la cour des diligences. Au seuil de ce voyage vers l’antique, le plus antique des modernes accourant pour nous embrasser, c’était de bon augure. Il nous a abordés en nous disant : « Fameux, fameux ! Savez-vous ce que j’ai vu ce matin à mon baromètre ? beau fixe. C’est bon signe, je suis superstitieux, ça m’a fait plaisir. »

Nous sommes partis, la diligence a roulé sur le pavé des quais, avec son bruit de pieds de chevaux, de vitres et de ferrailles. Le temps était sec, le ciel clair, le vent soufflait.

Entre nous deux, dans le coupé, se tenait, sans mot dire, une dame d’une cinquantaine d’années, la figure emmitouflée de voiles, le corps enveloppé dans une pelisse de soie. Une jeune femme et un monsieur l’avaient conduite jusqu’au bureau. Quand on a tourné la borne de la rue Saint-Honoré, elle a pleuré. Elle allait en Bourgogne, elle devait s’arrêter le soir ou dans la nuit. Son voyage finissait dans quelques heures et elle pleurait. Mais je ne pleurais pas, moi, qui allais plus loin et qui sans doute quittais plus. Pourquoi m’a-t-elle indigné ? Pourquoi m’a-t-elle fait pitié ? Pourquoi avais-je envie de lui dire des injures à cette bonne femme ? Serait-ce que notre joie est toujours la seule joie légitime, notre amour, le seul amour vrai, notre douleur, la seule douleur qu’il y ait à compatir ?

Vers Fontainebleau, quelques flammèches de la locomotive s’étant envolées, une d’elles est entrée dans le coupé et brûlait tranquillement mon paletot, quand je me suis réveillé à des cris aigus de terreur qui partaient de dessous le chapeau de ma voisine ; elle nous croyait déjà tous brûlés vifs, comme à Meudon, et accusait nos cigares dont nous nous étions pourtant abstenus par courtoisie. À la nuit tombante, comme elle grelottait de froid, je lui ai couvert les genoux avec ma pelisse de fourrure. Quelque temps après elle s’est mise à vomir par la portière, qu’il a fallu laisser ouverte, toujours par bon procédé.

Je suis monté sur l’impériale. Comme il faisait froid, on avait abattu le vasistas. Tout en fumant, je me laissais aller au branle du chemin de fer qui nous emportait sur les rails. Devant nous une diligence sur son truck se balançait comme un navire ; les éclats de charbon de terre embrasé voltigeaient avec force des deux côtés de la route. Nous traversions des villages, des collines coupées à pic par la route, ou bien quelques petits champs de vignes où les échalas avaient l’air d’épingles fichées en terre.

À ma droite était un monsieur maigre, en chapeau blanc ; à ma gauche, deux conducteurs de diligence qui, par-dessus leur veste, avaient passé leur blouse bleue. Le premier, marqué de petite vérole et portant pour toute barbe une large « mazagran » noire, était notre conducteur à nous. Son compagnon, gros gaillard à figure réjouie, venait depuis quelques jours de donner sa démission et s’en allait à Lyon faire un voyage d’agrément et se livrer à l’exercice de la chasse. Quel mélange d’idées plaisantes ne s’offre-t-il pas à l’esprit dans la personne du conducteur ? N’y retrouvez-vous pas, comme moi, le souvenir chéri de la joie bruyante des vacances, le vagabondage de la dix-septième année, la rêverie au grand air, avec cinq chevaux qui galopent devant vous sur une belle route et des paysages à l’horizon, la senteur des foins, du vent sur votre front, et les conversations faciles, les rires tout haut, les interminables pipes que l’on rebourre et que l’on rallume, tout ce que comporte en soi la confraternité du petit verre, sans oublier non plus ces mystérieuses bourriches inattendues qui entrent chez vous, vers le jour de l’an, dans votre salle à manger chauffée le matin, vers dix heures, pendant que vous êtes à déjeuner ?

L’avez-vous jamais talonné de questions sur la longueur de la route, cet homme patient qui vous répondait toujours ? Dans le coin de votre mémoire n’y a-t-il pas le souvenir encore ému d’une montée quelconque dominant un pays désiré ?

Avez-vous jamais trépigné d’impatience dans une cour de diligence, entre un commis qui écrivait et un facteur qui rangeait des ballots ? Avez-vous jamais d’un œil triste jalousé l’homme en casquette qui sautait, après tout le monde, sur la lourde machine que vous suiviez du regard, s’en allant, et qui tournait l’une après l’autre autour de toutes les rues.

V

J’ai souvenir, pendant la première nuit, d’une côte que nous avons montée. C’était au milieu des bois. La lune, par places, donnait sur la route. À gauche, il devait y avoir une grande vallée.

La lanterne qui est sous le siège du postillon éclairait la croupe des deux premiers chevaux. Ma voisine, endormie, la bouche ouverte, ronflait sur mon épaule. Nous ne disions rien ; on roulait.

Le soir, vers dix heures, on s’est arrêté à Nangis-le·Franc pour dîner ; les hommes ont fumé dans la cuisine autour de la grande cheminée. Des voyageurs pour le commerce ont causé entre eux. L’un d’eux prétendait en reconnaître un autre, ce que cet autre niait. Pourtant il se souvenait de l’avoir vu chez Goyer, à Clermont. Il y avait bien de cela dix-huit bonnes années, et même il faisait un fameux tapage parce qu’on lui avait donné un lit trop court. — « Ah ! comme vous étiez en colère. — Oui, pardieu, vous criiez joliment. — C’est possible, Monsieur, je ne nie pas, il se peut, mais je n’ai point souvenance. »

VI

Donc de Paris à Marseille (voilà la troisième fois que je monte ou descends cette route, et dans quelle situation différente toutes les fois !) rien qui vaille la peine d’être dit.

Parmi les passagers du bateau de la Saône, nous avons regardé avec attention une jeune et svelte créature qui portait sur sa capote de paille d’Italie un long voile vert.

Sous son caraco de soie, elle avait une petite redingote d’homme à collet de velours, avec des poches sur les côtés dans lesquelles elle mettait ses mains ; boutonnée sur la poitrine par deux rangs de boutons, cela lui serrait au corps, en lui dessinant les hanches, et de là s’en allaient ensuite les plis nombreux de sa robe qui remuaient contre ses genoux quand soufflait le vent. Elle était gantée de gants noirs très justes et se tenait la plupart du temps appuyée sur le bastingage à regarder les rives.

Il y avait aussi, sur un pliant, une femme hors d’âge, qui était sa mère, sa tante, une amie de la famille, sa gouvernante, sa femme de chambre ou sa confidente ; puis dans les alentours, les abordant, les quittant, allant à d’autres, revenant près d’elles, un petit beau jeune homme à moustaches en croc, qui fumait des cigarettes, parlait d’une voix flûtée, jouait avec ses breloques et se donnait des airs de prince. Parmi tout ce qui ballottait suspendu à la chaînette de son gilet, il prit un médaillon et je l’entendis qui disait tout haut à ses deux voisines : « Ce sont des cheveux de la baronne ». Ô exigences de la galerie !!! Bientôt cependant il endossa par-dessus sa toilette une sorte de paillasson à longs poils, usé, brossé, encore convenable et dénotant de tous points chez son propriétaire des habitudes inavouées d’économie clandestine. Si l’homme entier, — voix, gestes, discours, cravate, botte et badine, — se montrait avec complaisance, si tout cela était arrangé pour le public et rentrait dans son domaine, ce paletot, en revanche, cet infâme paletot était bien à son maître, à lui seul, il y tenait par les racines les plus secrètes de sa vie. Sans doute qu’ils savaient bien des secrets l’un de l’autre, et qu’ils avaient de compagnie traversé l’averse des mauvais jours. Pauvre homme qui avait compté sur le soleil… le froid était venu ; il avait fallu montrer sa guenille.

Quant à moi, tourmenté par ma bosse de la causalité, je me promenais de long en large sur le pont du bateau, cherchant en mon intellect dans quelle catégorie sociale faire rentrer ces gens, et, de temps à autre, pour secourir mon diagnostic, jetant un coup d’œil à la dérobée, sur les adresses des caisses, cartons et étuis entassés pêle-mêle au pied de la cheminée.

Car j’ai cette manie de bâtir de suite des livres sur les figures que je rencontre. Une invincible curiosité me fait me demander, malgré moi, quelle peut être la vie du passant que je croise. Je voudrais savoir son métier, son pays, son nom, ce qui l’occupe à cette heure, ce qu’il regrette, ce qu’il espère, amours oubliés, rêves d’à présent, tout, jusqu’à la bordure de ses gilets de flanelle et la mine qu’il a quand il se purge. Et si c’est une femme (d’âge moyen surtout) alors la démangeaison devient cuisante. Comme on voudrait tout de suite la voir nue, avouez-le, et nue jusqu’au cœur ! Comme on cherche à connaître d’où elle vient, où elle va, pourquoi elle se trouve ici et pas ailleurs ! Tout en promenant vos yeux sur elle, vous lui faites des aventures. Vous lui supposez des sentiments. On pense à la chambre qu’elle doit avoir, à mille choses encore, et que sais-je ? aux pantoufles rabattues dans lesquelles elle passe son pied en descendant du lit.

Puis je suis descendu dans la chambre commune, me mettre à une autre place et penser à autre chose. J’y sommeillais à demi, mal étendu sur la dure banquette de velours, au bruit des roues de la vapeur et au cliquetis des couteaux heurtant les fourchettes sur les assiettes, quand tout à coup mon compagnon est entré, les yeux ouverts, les joues pleines de rire ; il venait de voir, en entrant par hasard dans le salon des dames, nos deux conducteurs qui étaient en tête à tête avec des demoiselles des premières ; à genoux par terre, près des fillettes assises sur des tabourets, rouges, émus, sans casquettes, ils égaraient leurs mains vers le temple de Vénus, en absorbant, tous de compagnie, des petits verres d’anisette.

VII

Nous savions que Gleyre était à Lyon chez son frère, son beau-frère ou quelque chose d’analogue. Nous voilà donc, à peine débarqués, cherchant dans un almanach quelconque tous les Gleyre qui s’y trouvaient. Par bonheur nous tombons sur le vrai. Max envoie un mot et, à 11 heures du soir, nous étions déjà au lit quand Gleyre arriva. Nous causons de l’Égypte, du désert, du Nil, il nous parle de Sennahar et nous monte la tête à l’endroit des singes qui viennent la nuit soulever le bas des tentes pour regarder le voyageur ; le soir, les pintades se mettent à nicher dans les grands arbres et les gazelles, par troupeaux, s’approchent des fontaines. Il y a là-bas des savanes de hautes herbes et des éléphants qui galopent sans qu’on puisse les atteindre. À 1 heure du matin, cependant, on se dit adieu et toute la nuit nous rêvons Sennahar.

Il a fallu se lever dès 5 heures pour s’empiler dans le bateau du Rhône, qui n’est parti qu’à 10 à cause du brouillard. Cette navigation, en somme, nous fut désagréable : on avait froid, on s’ennuyait, on était mal, le bord était encombré de barriques d’huile et d’un tas de passagers ; cela vous tachait, buvait de l’absinthe, disait mille sottises, était assommant à périr. À 4 heures du soir encore, nous n’étions qu’à Valence, avec la perspective de passer la nuit sur l’eau et de n’arriver à Marseille que le lendemain fort tard, ou le surlendemain.

Une diligence de hasard se trouvait là. Nous engloutissons un méchant dîner, nous sautons dans la guimbarde, et un quart d’heure après nous roulons sur la route de Marseille.

On sent déjà que l’on a quitté le Nord, les montagnes au coucher du soleil ont des teintes bleuâtres. La route va toute droite entre des bordures d’oliviers. L’air est plus transparent et pénétré d’une lumière claire.

Au milieu de la nuit, nous nous sommes arrêtés dans une ville que j’ai reconnue pour Montélimar, ce qui m’a rappelé des boîtes d’exécrable nougat, que j’y ai achetées jadis, et un déjeuner très froid en compagnie de feu du Sommerard. Il prisait, autant que je m’en souviens, dans une formidable tabatière en buis, avait de gros sourcils, une grosse redingote, l’air bonhomme et très opaque.

À Avignon, il a fallu de suite se mettre en chemin de fer sans pouvoir revoir son château des Papes ni son charmant musée, où l’on est tout seul, lisant les inscriptions antiques sur les stèles de marbre, au bruit des arbres du jardin qui se penchent contre les carreaux.

Ici, en cette ville, j’ai vu autrefois, en passant dans une rue (et de la rue), une chambre au rez-de-chaussée où il y avait sept lits bout à bout. Voilà de la prostitution pourpre au moins ; les fenêtres étaient toutes grandes ouvertes et les demoiselles en robes roses debout sur le seuil de la porte.

Par respect pour le beau style je donne un souvenir à Chapelle et à Bachaumont, qui retrouvèrent en terre papale M. d’Assoucy avec son petit page. Voilà deux lurons qui ne s’inquiétaient guère d’archéologie ! et qui voyageaient peu pour le pittoresque. Autre temps, autres phrases, chaque siècle a son encre.

Nous étions seuls dans le chemin de fer avec un bon monsieur qui souriait chaque fois qu’une locomotive passait devant nous, et qui répétait entre ses dents : « Hein ? ce que c’est pourtant que l’industrie humaine ! »

Il pleuvait quand nous arrivâmes à Marseille, et après avoir déjeuné, nous fîmes un somme sur nos lits.

VIII

La première fois que je suis arrivé à Marseille, c’était par un matin de novembre. Le soleil brillait sur la mer, elle était plate comme un miroir, tout azurée, étincelante. Nous étions au haut de la côte qui domine la ville du côté d’Aix. Je venais de me réveiller. Je suis descendu de voiture pour respirer plus à l’aise et me dégourdir les jambes. Je marchais. C’était une volupté virile comme je n’en ai plus retrouvé depuis. Comme je me suis senti pris d’amour pour cette mer antique dont j’avais tant rêvé ! J’admirais la voilure des tartanes, les larges culottes des marins grecs, les bas couleur tabac d’Espagne des femmes du peuple. L’air chaud qui circulait dans les rues sombres entre les hautes maisons m’apportait au cœur les mollesses orientales, et les grands pavés de la Canebière, qui chauffaient la semelle de mes escarpins, me faisaient tendre le jarret à l’idée des plages brûlantes où j’aurais voulu marcher.

Un soir, j’ai été tout seul à l’école de natation de Lansac, du côté de la baie des Oursins, où il y a de grandes madragues pour la pêche du thon, qui sont tendues au fond de l’eau.

J’ai nagé dans l’onde bleue ; au-dessous de moi, je voyais les cailloux à travers et le fond de la mer tapissé d’herbes minces. Avec un calme plein de joie, j’étendais mon corps dans la caresse fluide de la Naïade qui passait sur moi. Il n’y avait pas de vagues, mais seulement une large ondulation qui vous berçait avec un murmure.

Pour rejoindre l’hôtel, je suis revenu dans une espèce de cabriolet à quatre places, avec le directeur des bains et une jeune personne blonde, dont les cheveux mouillés étaient relevés en tresses sous son chapeau. Elle tenait sur les genoux un petit carlin de la Havane, auquel elle avait fait prendre un bain avec elle. La bête grelottait. Elle la frottait dans ses mains pour la réchauffer. Le conducteur de la voiture était assis sur le brancard et avait un grand chapeau de feutre gris.

Comme il y a longtemps de cela, mon Dieu !

20 février, mercredi 1850.

Ici finit la Cange.

Je copie maintenant mes calepins.

Marseille. — Descendons à l’Hôtel du Luxembourg, chez Parocelle.

Visite au docteur Cauvière, qui nous parle politique et changement de ministère, tandis que nous eussions voulu qu’il nous parlât Orient.

Visite à Clot-bey, que nous bourrons d’éloges et qui nous reçoit fort bien. — Son secrétaire, jeune Français vêtu à la nizam.

Je repasse devant l’Hôtel de la Darse (fermé) et j’ai du mal à en reconnaître la porte.

Le jeudi, jour de Toussaint, nous entrâmes dans une baraque en toile, sur le port, « Il signor Valentino ». — .......................... — Les deux petites laineuses. Pour vérifier l’authenticité de leur chevelure, elles passaient entre les bancs, et le public leur tirait leur tignasse, les grosses mains goudronnées s’enfonçaient là dedans, et halaient dessus. — Il nous chante un air de la Lucrezia Borgia.

Nous allons un soir au théâtre voir jouer deux actes de la Juive.

Nous nous traînons dans les cabarets chantants du bas de la rue de la Darse ; dans l’un, on joue Un Monsieur et une Dame ; dans l’autre, chanteurs, et parmi eux un être de sexe douteux, non so come si fa.

Dimanche matin, 4 novembre. — À 8 heures, embarqués à bord du Nil, capitaine Rey, lieutenant Roux. — Passagers : M. Codrika, consul de France à Manille, sa femme, sa petite fille, son petit garçon ; MM. Lambrecht et Lagrange, voyageurs dans l’Inde ; M. Pélissier, consul à Tripoli (Barbarie), un fils en tarbouch, une grande fille de 18 ans, ressemblant en laid à Laure Lepoittevin ; un môme en habit de collégien. Aux secondes, des perruquiers, miroitiers, doreurs, etc., menés à Abbas-Pacha avec un gros chien, sous la conduite d’un mamamouchi en tarbouch ; ils venaient souvent s’asseoir aux premières et nous assommaient de leurs discours. — « Crème diamenteuse ».

En partant, forte brise, nous dansons. — M. Codrika, assis sur un banc avec sa femme. — L’étourdissement me prend vers le château d’If ; j’avale un verre de rhum, que je ne tarde pas à vomir, et je rentre dans ma cabine, où je reste toute la journée sans bouger, dans un état de torpeur.

Le lundi, mieux, quoique sans appétit. Le soir nous passons les bouches de Bonifacio. Roux est sur la passerelle et commande.

Il y avait à bord un grand comique ; aux heures des repas il se condensait : la rivalité du Dr Barthélemy, bel homme, et de Borelli, second lieutenant, assez lourde bête, chauve, provençale. — Le commissaire, grand pion, en redingote grise, avec la vérole dans l’oreille. Le capitaine Rey, avec son œil fermé, laissait tout dire et tout faire. Cette petite vie étroite semblait plus étroite encore dans ce large milieu ; la régularité des habitudes, que rien ne rompait, faisait perdre toute notion du temps, on ne savait jamais à quel jour de la semaine on était.

Mon meilleur ami était le second, Roux ; nous causions voyages par mer ; récits du cap Horn, homme jeté à la mer et enfoncé dans l’eau (perdu) par un coup de bec d’albatros.

Mardi soir, vue de Maritimo. La lune roule sur les flots, il semble qu’elle se tord dedans comme un grand flambeau. — Aperception de casques roulant sur l’écume, qui s’emplissent et disparaissent, souvenir des guerres puniques. — Je me sentais bien en mer.

Malte. — Mercredi soir, arrivés à Malte vers 9 heures. — Conversation politique et socialiste après le dîner. — Le père Pélissier reconnait Maxime pour l’avoir vu aux affaires de Juin.

Le jeudi il fait assez beau comme nous nous réveillons. Dans le port circulent des barques peintes en bandes rouges et vertes, avec un tendelet en indienne, des glands de coton. Une planche, mise de champ, forme la relevée de la proue. Quand ils sont deux à nager, dans ces embarcations, le premier (plus près de l’arrière), debout, pousse, et le second, assis, tire (ramant comme nous).

Pour gagner la ville, on passe sous un grand passage voûté et l’on monte une rue pleine de marchands de fromages et de poissons secs, qui nous initie à la puanteur des épiciers grecs, que l’on retrouve partout dans le Levant, depuis Alexandrie jusqu’à Patras.

Aspect propre et pittoresque, toutes les rues en pente, ou à escaliers, lavées. — Propreté anglaise se marie à quelque chose de l’Orient. — Toutes les maisons, en pierre de taille, ont des fenêtres à balcon supporté par des consoles Louis XIV ; la caisse ou plutôt couverture du balcon est en bois, vert d’ordinaire.

Église San Giovanni. — Dallée de tombes, mais couvertes de grandes nattes de paille ; c’est traiter les tombeaux comme des fauteuils : aux grands jours on retire les housses. C’est une église italienne de la dorure, de la peinture ; les chapelles latérales communiquent de l’une dans l’autre par des portes romanes. Ces chapelles me font l’effet (vues en perspective surtout) d’être de bons endroits pour les rendez-vous espagnols du XVIe siècle : la femme est agenouillée ; de dessous l’une de ces portes on la regarde qui prie, abaissée sous son grand voile noir.

Dans une chapelle latérale de droite, tombeau d’un commandeur : le buste porté par deux hommes sur leurs épaules, un nègre et un maure. — Autre chapelle à grille d’argent.

Amirauté. — Rien, de beaux appartements ; le portrait de S. M. Georges IV, cravaté rouge, affreux, un vrai coq emmailloté ; tentures sombres, tapis turc.

À l’arsenal, les trophées sont complétés par des boucliers en carton ; deux ou trois boucliers, que nous essayons à grand’peine de soulever, tant ils sont lourds.

En face l’Administration des paquebots français, la femme d’un pilote anglais, faisant la rue, vieille Andalouse à traits longs et à œil violent d’amour ; la graisse de l’âge est venue par-dessus. La graisse est pour les vieilles femmes ce qu’est le lierre aux débris, elle cache la ruine et la consolide.

Femmes de Malte généralement petites, teint pâle, le tablier sur la tête, cela se rapproche déjà du voile.

Partis de Malte le jeudi, à 3 heures de l’après-midi. — Nuit soignée. — Temps lourd vers dix heures. — M. Codrika avec petites pilules homéopathiques, étouffant ; l’orage lui pesait sur les nerfs. La pluie tombe à torrents et le fournisseur refuse de donner une orange ; Barthélemy le fait appeler et le lui ordonne. On finit par l’avoir.

Craquements du navire. Je partage jusqu’à deux heures du matin le quart du père Borelli qui trouve qu’il ne fait pas mauvais temps. La mer roule. Dans les intervalles du clair de lune, quand elle se dégage un moment des nuages, je vois les gros flots sauter ; le gouvernail frappe contre l’arrière, on dirait des coups de canon. Je monte et je redescends plusieurs fois de la cabine sur le pont, du pont dans ma cabine ; enveloppé dans ma pelisse et couché sur le banc de tribord, les nuages me pesaient sur la poitrine. Tout le temps de la tempête j’ai pensé à Alfred, les coups de mer sur les tambours rebondissaient jusqu’à moi. Le matin, Roux est d’avis de retourner à Malte, ce ne fut pas si vite fait : vers 3 heures de l’après-midi, on ne savait pas où l’on était ; il y eut un quart d’heure (on avait vu Malte et l’on retournait au large faute de trouver la passe) où ceux qui savaient ce qui se passait furent un peu émus, M. Delagrange pâlit. (La nuit, des mécaniciens avaient pleuré ; j’ai entendu pendant la traversée un matelot prédire malheur, et le maître de timonerie se méfie du voyage d’Alexandrie à Beyrout sans savoir pourquoi : « c’est une idée que j’ai » ; je suis inquiet pour lui en ce moment, à cause de ce pressentiment et je voudrais savoir le bateau revenu.) Quant à moi, je sentis un mouvement au ventre qui me déconstipa net ; ce n’était pas de la peur, mais de l’émotion ; il n’y avait pas de danger apparent, c’était l’idée peu gaie de nous perdre la nuit sur les rochers de Malte.

Rentrés à Malte, descendus à l’Hôtel de la Méditerranée (rue Santa Lucia). Nous dînons férocement, nous nous réchauffons, nous nous revêtons. — Sentiment de repos et de force, de brutalité normande et de digestion. — Les maîtres avaient été inquiets la nuit : la povera vapore, la povera vapore, répétait l’hôtesse.......................... — Après le dîner, au coin de la rue Santa Lucia, un jeune gars qui nous accoste en nous disant : « Monsieur, voulez-vous des femmes ? ». Nous ne retrouvons pas ce drôle. — Café ; limonade à la neige, elle venait sans doute de l’Etna. Pour ornement aux murs, des draperies dans le goût de la Restauration.

Le lendemain nous montons sur la terrasse de l’hôtel pour voir le temps qu’il fera. — La mer bleu foncé, encore forte à l’horizon. — Le fils Pélissier avec son bonnet rouge fumant une cigarette, le père Pélissier faisait le sultan dans l’hôtel, et hurlait comme un tigre à propos de l’assaisonnement des mets.

De Cita Lavalette à Cita Vecchia. — Nous montons en calessina pour aller à Cita Vecchia. — Excellente description de cette boîte dans le livre de Maxime, mais la calessina s’augmente de chic quand un prêtre est dedans : vu de profil, avec le tricorne ecclésiastique, c’est charmant. Souvent les curés sont en compagnie de dames ; il y aurait de jolies petites choses à écrire là-dessus.

À la porte de la ville, plusieurs guides s’offrent à nous ; nous en prenons un qui marchait avec de superbes mouvements de taille, pantalon blanchâtre. — Grandes lignes de terrain, deux palmiers à droite. — Aqueduc. — L’église Saint-Paul, cathédrale, nulles. Une grotte de Saint-Paul ; une autre grotte de Saint-Paul avec un petit autel au fond, celle-là est pleine d’eau. Ces grottes sont taillées dans une vilaine pierre blanche très tendre. — Des braves gens veulent nous vendre des médailles.

Catacombes dans la roche tendre, couloirs s’enfilant, tournant (beaucoup plus petits que ceux de Naples, et plus tortueux). Des deux côtés, excavations pour mettre les morts : le dessus est un demi-arc très développé ; à côté souvent un autre petit trou pour l’enfant ; quelquefois deux sont à côté l’un de l’autre. Aux carrefours, des sortes de meules rondes posées à plat. — Nous remarquons des façons de colonnes cannelées, dégrossies à même la pierre. — On étouffe. — L’étendue de ces catacombes est inconnue. Notre guide, homme noir, prêtraillon féroce, petit, maigre, mélange d’espagnol, de bédouin et de jésuite, nous raconte que, dans son enfance, un des professeurs de son séminaire s’y aventura et y resta ; un cochon lâché reparut à Cita Lavalette. Dans son opinion, les catacombes s’étendent sous toute l’île.

De Malte à Alexandrie. — Repartis de Malte le samedi soir à 6 heures, après un dîner très gai à bord ; le bord me chérit, je dis beaucoup de facéties, je passe pour un homme très spirituel.

Journées du dimanche et du lundi assez tranquilles, de la houle ; lundi, vers 3 heures, la mer grossit, le vent debout ne nous quitte plus ; nous piquons dedans, on met les voiles pour appesantir le navire. La nuit fut rigoureuse. Mme Codrika embêtait son mari : « Tes pauvres betits henfants ! c’est l’orgueil de l’être, etc. ». Suée du pauvre homme, profil de l’homme tanné au superlatif ! Il est sorti de sa chambre, débraillé, oppressé, pâle et, me prenant la main : « Vous n’êtes pas marié, vous, mon ami, vous êtes bien heureux ! » Je reste sur le pont, accroché à un cordage de l’arrière ; l’officier de quart ne peut se tenir debout ; tout pète, craque et tremble, une écoute se casse comme un fil ; le gros chien d’Abbas-Pacha ne sait où se mettre, celui du maître d’équipage se cache derrière le compas. J’essaie de me coucher à diverses places ; le commandant, tout habillé, dort sur son canapé, le garçon de service par terre dans le carré, enveloppé d’un prélart. De temps à autre je ris malgré moi du grotesque qui se passe gens qui gueulent et qui dégueulent, craquements du navire, toutous errants, M. et Mme Codrika qui se disputent. À chaque lame le bateau s’enfonce de tribord et se relève furieusement en faisant la poêle.

Je sens des instincts marins, l’eau salée m’écume au cœur, il me prend des envies de monter dans les haubans et de chanter ; en d’autres moments je suis embêté une seconde, en songeant qu’après tout on peut périr en mer. Codrika près de moi, me lâcha cette parole : « Quand je pense que ces pauvres enfants se jouaient encore aux Champs-Élysées il y a quinze jours ! » Puis nous disons : « montagne humide », « plaine liquide » et nous injurions Racine. Entre 4 et 6 heures du matin, l’ouragan se calme ; le bateau est en triste état : ses cuivres font autant de poches à sa carène, un des caillebotis a été enlevé, la chaudière fuit et s’éteint ; on est obligé de la remplir à bras.

La mer avait été aussi forte et même plus que dans la nuit du jeudi au vendredi, seulement il n’y avait eu ni feu Saint-Elme, ni orage, ni pluie, le temps au contraire était très clair et le ciel étoilé, cela rendait gai, avec la grosse mer.

Mardi, et surtout mercredi, beau temps. Nous nous vautrons sur nos pelisses, sur le pont, sous la tente des premières. Lagrange fait le portrait de Codrika en Don Quichotte, avec le plat à barbe, et Codrika celui de Roux.

Le mercredi, au soir, longue et intime causerie avec Codrika. Elle commença comme toutes les causeries par le b…, puis elle devint sentimentale ; il me raconta de sa vie trois histoires d’amour : 1o à Paris, une maîtresse, dans le faubourg Saint-Honoré, il escaladait son jardin et passait une partie de la nuit souvent les pieds dans la neige ; 2o en Grèce, escalade avec une échelle ; 3o adieux, à Genève, avec une femme qu’il aimait depuis longtemps. Un matin, par un temps de brouillard, elle le regarda s’en aller du haut de sa terrasse, « et encore une page de la vie fut tournée, nous ne nous sommes plus revus. » — Homme passionné, nerveux, malade, grandes façons de vivre, souffrant beaucoup, a dû inspirer et ressentir de violentes âcretés et des fougues, belle nature nerveuse ; il lui manque la fortune et des occasions légitimes d’énergie.

Jeudi matin, temps superbe, tout le monde est gai ; on va bientôt débarquer. Nous prenons un pilote pour la passe d’Alexandrie, il a un turban blanc. (Nous avions à bord, sur les passavents, deux hadjis d’Algérie qui n’ont pas bougé de leur place.) Entré dans le port, il demanda du pain et du fromage à Roux en lui prenant la barbe : « As-tu les mains propres, au moins, sacré cochon ? » — Débarquement, chaos de cris et de paquets. Sur le bord du quai, à gauche, des bons Arabes pêchent à la ligne. Le premier bâtiment que je vois dans le port est un brick, de Saint-Malo, et la première chose sur la terre d’Égypte, un chameau. J’étais monté dans les haubans et j’avais aperçu le toit du sérail de Méhémet-Ali qui brillait au soleil, dôme noir, au milieu d’une grande lumière d’argent fondu sur la mer. — Négresses, nègres, fellahs. — Le canot nous débarque ; à cet endroit, il y a une fontaine, les chameaux venaient y remplir leurs outres. — Impression solennelle et inquiète quand j’ai senti mon pied s’appuyer sur la terre d’Égypte.

Alexandrie. — Grande ville, avec la place des Consuls, bâtarde, mi-arabe, mi-européenne. Messieurs en pantalon blanc et en tarbouch. — Hakakim-bey, beau-frère d’Artim-bey ; ses lunettes vertes (à la représentation de la Norma) lui donnaient l’air, avec son grand nez, d’une bête fantastique moitié crapaud, moitié dindon. — Mais quel joli petit nègre ! — MM. Jorelle, Gallis-bey, Gérardin, Prinstot-bey, Villemin, Soliman-Pacha, le P. Abro, du consulat hollandais de Smyrne, vêtu en Arménien.

Le soir de notre arrivée, promenade de gens dans les rues, portant des fanaux ; des enfants nous donnent des petits coups de bâton dans les jambes. Le lendemain, fête d’une circoncision : chameau couvert de piastres d’or, tous les métiers représentés, un phallus mobile. — Visite aux Aiguilles de Cléopâtre, l’une debout, l’autre couchée par terre, à droite de la ville, près d’un corps de garde.

Colonne de Pompée : monolithe avec un splendide chapiteau corinthien et le nom de « Thompson of Sunderland » écrit à la peinture noire, sur la base, en lettres de trois pieds de haut ; les tombes ont la couleur grise du sol, sans la moindre verdure.

Bains de Cléopâtre : petite anse dans la mer, avec les grottes à gauche. Toutes sortes de couleurs chatoyaient, le bord des roches dans l’eau était rouge, comme s’il y avait eu de la lie de vin répandue ; un Arabe, pieds nus et retroussant sa robe, avancé dans l’eau jusqu’aux chevilles, nettoyait avec un couteau une peau de mouton. Le soleil tapait sur tout cela, j’étais debout et muet. Retour à la ville, nous galopons sur nos ânes. — Quelques Bédouins du désert libyque entourés de leurs couvertures grises.

Halte à un café près de la Mahroudieh, nous mangeons des biscottes. — Premier bain turc, impression funèbre : il semble qu’on va vous embaumer.

Voyage de Rosette. — Partis d’Alexandrie le dimanche 18, à 7 heures un quart du matin.

Nuages violets, chemin large, maisons de plaisance aux environs de la ville, palmiers avec leurs grappes de dattes. La comparaison de Sancho, dans les Noces de Gamache : « Ô la belle fille qui s’avance avec ses pendants d’oreilles, comme un palmier chargé de dattes » me frappe par sa justesse.

À la sortie de la ville, le désert commence. Monticules de sable çà et là, quelques palmiers isolés. La route monte et descend légèrement, il n’y a pas de chemin, on suit la trace des chevaux et des ânes. — De temps à autre un Arabe sur son baudet, les plus riches ont de grands parapluies sur la tête. — Une file de chameaux conduits par un homme en chemise.

Femme voilée d’un grand morceau de soie noire toute neuve, et son mari sur un autre âne. « Taiëb », et l’on répond « taiëb taiëb » sans s’arrêter. — Tableau : un chameau qui s’avance, de face, en raccourci, l’homme par derrière, de côté, et deux palmiers du même côté, au troisième plan ; au fond, Je désert qui remonte. — Premier effet du mirage. — À notre gauche, la mer.

Aboukir à gauche, à l’extrémité d’une langue étroite de terre. — Forteresse où nous arrivons à 10 heures et demie. La sentinelle, sur le mur, près de sa guérite, nous crie de nous arrêter ; deux chiens blancs s’avancent sur le pont-levis et hurlent. Au nom de Soliman-Pacha, nous sommes reçus ; l’officier et ses soldats turcs ont les boules les plus pacifiques du monde. Nous déjeunons d’un de nos poulets, sous le passage qui mène à la cour de la forteresse, assis sur des bancs de pierre, c’est un des meilleurs déjeuners de ma vie. Nos bons Turcs admirent nos armes ; on cause guerre, militaire, Russie ; Maxime commence à faire dire le proverbe de Constantinople : « les Français sont de bons soldats, etc., les Russes de bons cochons ». Excellent caouè. Nous repartons à 11 heures et demie et nous suivons constamment le bord de la mer, nos chevaux écrasent des coquilles sous leurs pieds, les lames qui viennent expirer sur le sable sont brunes lie de vin. Çà et là un requin échoué sur la plage ; dans le sable des ossements d’animal, entre autres un bœuf, à demi enfoui et dont la tête intacte est momifiée. Nous avons déjà vu en sortant d’Alexandrie un chameau aux trois quarts rongé.

Passage en bac à Edkou. Deux chameaux marchant tranquillement dans le gué ; sortis de l’eau, ils se couchent sur le sable pour se sécher, râlent et se vautrent. On a bien du mal à faire embarquer le mulet (celui qui porte nos provisions et sur lequel est monté Joseph), tout le monde se donne beaucoup de mal, si ce n’est le propriétaire du mulet, vieux roquentin aux mollets durs. En sortant du bac, Sassetti s’aperçoit que sa crosse est cassée ; ruades, hennissements, cabrade de nos chevaux ; ils n’ont pour bride qu’un licol et se conduisent au sifflet. Quoiqu’ils aient l’air d’infâmes rosses, ils s’enlèvent à la voix, ce sont d’excellentes bêtes.

Nous suivons le bord de la mer ; des débris de navires, restes de la bataille d’Aboukir. Nous tirons des cormorans et des pies de mer ; nos Arabes (des enfants, sauf le vieux en petit turban) courent comme des lévriers et vont en grande joie ramasser les bêtes que nous avons tuées.

Solitude. — La mer est immense. — Effet sinistre de la pleine lumière qui a quelque chose de noir. — Histoire de l’homme aux dattes et à la fessée ; effet de la veste de Sassetti s’envolant au vent, et le vieux cul noir de l’homme au milieu des vagues blanches. Quels cris, mais quelle pile !

Nous suivons le bord de la mer jusqu’à 5 heures du soir. On prend à droite ; de place en place des colonnes en briques dans le désert pour indiquer la direction de Rosette. Les sables sont très mous, le soleil se couche : c’est du vermeil en fusion dans le ciel ; puis des nuages plus rouges, en forme de gigantesques arêtes de poisson (il y eut un moment où le ciel était une plaque de vermeil et le sable avait l’air d’encre). En face et à notre gauche, du côté de la mer et de Rosette, le ciel a des bleus tendres de pastel ; nos deux ombres à cheval marchant parallèlement sont gigantesques, elles vont devant nous régulièrement, comme nous. On dirait deux grands obélisques qui marchent de compagnie.

Minarets blancs de Rosette. — La végétation recommence, palmiers, monticules. Un de nos petits saïs marche devant nous, on fait plusieurs détours, la nuit est close tout à fait, nous arrivons devant la porte de Rosette ; elle s’ouvre et crie comme une porte de grange. Nous traversons des rues étroites à moucharabiehs treillagés ; elles sont sombres et étroites, les maisons semblent se toucher, les boutiques des bazars sont éclairées par des verres pleins d’huile suspendus par un fil. Si nous eussions gardé nos fusils en travers de nos selles, nous les eussions brisés, à cause de l’étroitesse des rues ; un cheval emplit en effet presque à lui seul le passage entre les boutiques. Nous traversons toute la ville et arrivons à la caserne. Escalier sombre, sentinelle à la porte du pacha (Hussein-Pacha). — Grande chambre en avancée sur la mer, entourée de fenêtres de tous côtés ; le Pacha assis sur des coussins, main droite estropiée, ressemble à Beauvallet ; le colonel Ismaïl-bey, œil à demi fermé, grand mâtin qui a l’air fort brave. On échange beaucoup de politesses ; la chambre qu’on nous destine pour coucher est à côté. Souper turc, petites galettes sucrées excellentes. Nuit mauvaise, les chiens de Rosette hurlent atrocement ; les puces et le mal de ventre !

Le lendemain, lundi 19, pendant que je me lavais, entrée du Dr Colucci amené par le pacha ; petit homme bon, franc, aimable. Nous sortons avec lui, nous visitons une manufacture de riz : grands fouloirs en bois terminés par une vis en fer. — Filature de coton à la main, homme qui tournait le dévidoir, courbé en deux, qui passait et repassait comme un cheval au moulin et souriait devant nous pour nous demander le batchis.

Par une mosquée entr’ouverte, nous voyons dans la cour des colonnes peintes. Sur la porte se tient un jeune Turc qui ressemble à Louis Bellangé. Nous allons dans une sorte d’hôpital où, dans des chambres basses, sont couchés sur la planche des malades qui m’ont l’air bien malade ; odeur de fièvre et de sueur, soleil passant entre les interstices des murs en planches. Nous montons chez le pharmacien, qui nous offre une pipe. — Je crève de faim, retour à la caserne, visite au pacha, recafé, rechibouk. — À 1 heure et demie, dîner : au moins trente plats (un nègre nous chasse les mouches avec un petit balai, la fenêtre est ouverte et donne sur la mer ; valetaille nombreuse, bigarrée de peau et de vêtements de soie) ; la pâtisserie me semble bonne, le reste exécrable ; je goûte du pain arabe, pâte incuite en larges galettes. Je m’observe le plus que je peux pour ne pas faire d’inconvenances.

Dans l’après-dîner, promenade à Abou-Mandour, sur la rive gauche du Nil. — Jardin et roseaux (le seul endroit du Nil où j’en aie vu, il n’y en a presque pas sur les bords du Nil). — Grand soleil sur l’eau.

À Abou-Mandour, le Nil fait un coude à gauche (rive droite) et de ce côté il y a de hautes berges de sable.

Une cange en tartane passe dessus : voilà le vrai Orient, effet mélancolique et endormant ; vous pressentez déjà quelque chose d’immense et d’impitoyable au milieu duquel vous êtes perdu.

Sur une fortification un musulman faisant sa prière et se prosternant du côté du soleil couchant. — Abou-Mandour est un santon. — Sycomore. — L’homme qui garde le santon nous donne à manger quelques fruits du sycomore, qui ressemblent à des figues. Ce que nous appelons en Europe sycomore ne ressemble pas au sycomore. Le gardien du santon me donne aussi quelques dattes, un chien me suit, la colique me travaille. Le Nil fait ici un coude, le désert est en face et à droite ; à gauche, au delà du Nil, ce sont d’immenses prairies vertes avec de grandes flaques d’eau. — Nous montons au télégraphe, le gardien me baise la main.

Retour à la caserne. Nous dînons tous les trois dans notre chambre, à l’européenne ; haricots excellents, adieux au pacha, nuit bonne.

Le lendemain mardi, départ ; le pacha nous salue de sa fenêtre. Il fait froid toute la journée et nous gardons nos cabans. Sur le bord de la mer nous retrouvons les chameaux à dattes ; l’homme rossé nous voyant venir de loin avait pris le large.

Edkou. — Pendant qu’on appelle le passager, nous chassons dans le marais ; Max et moi abattons à la fois cinq pies de mer, dont deux se perdent dans l’eau : c’est mon premier gibier tué.

Nous déjeunons de l’autre côté du passage, à l’abri contre le mur du télégraphe, avec la moitié de notre second poulet et les provisions de Hussein-Pacha. Il fait froid, la mer est forte, nous rencontrons moins de coquilles qu’avant-hier.

À une lieue environ d’Alexandrie, il passe à côté de nous, à droite, deux chameaux montés par un nègre et un Arabe ; ils sont sans charge, les cordes sont entre-croisées à la selle et pendent sur leurs hanches ; les hommes montés dessus se tiennent debout et les battent à grands coups de bâton de palmier en riant d’une voix rauque ; les chameaux trottinent comme des dindes. Ils ont passé vite. — Rire et air féroce, notes gutturales, acres, avec de grands coups de bras.

Avant de rentrer à Alexandrie, sur la gauche, sur une hauteur, un moulin tout seul.

Nous sommes restés à Alexandrie jusqu’au dimanche 25. Beaucoup de visites. Mal au ventre.

D’Alexandrie au Caire. — Dimanche matin 25, départ sur un bateau remorqué par un petit vapeur qui ne contient que la machine. Rives plates et mortes de la Mamuddieh ; sur le bord quelques Arabes tout nus, qui courent ; de temps à autre, un voyageur à cheval qui passe, enveloppé de blanc et trottinant sur sa selle turque. — Passagers : Mme Chedutan, grande, maigre, élégante, vêtue en grecque ; son mari, médecin français au service du vice-roi, couché sur des couvertures en bas, avec une Abyssinienne à ses côtés qui le soigne ; famille anglaise, hideuse ; la maman semblait un vieux perroquet malade (à cause de son auvent vert ajouté à sa capote) ; M. Duval de Beaulieu, secrétaire de l’ambassade belge à Constantinople ; ingénieur arabe parlant anglais et se paffant de porter le soir à table.

Latfeh. — Poules sur les maisons, elles ressemblent à celles des fellahs d’Alexandrie (et de toute l’Égypte). Cela me semble lugubre, surtout au coucher du soleil. Les bateaux des Barbarins, enfoncés dans l’eau, sont rehaussés d’un bordage en terre. Le soleil se couche, les minarets de Fouah brillent en blanc à l’horizon à gauche ; au premier plan, prairie verte.

À Latfeh on entre dans le Nil et l’on prend un bateau plus grand.

Première nuit sur le Nil. — État de satisfaction et de lyrisme : je fais des mouvements, je récite des vers de Bouilhet, je ne peux me résigner à me coucher, je pense à Cléopâtre. Les eaux sont jaunes, il fait très calme, il y a quelques étoiles. Vigoureusement empaqueté dans ma pelisse, je m’endors sur mon lit de campement que j’ai fait dresser sur le pont, et avec quelle joie ! Je suis réveillé avant Maxime ; en se réveillant, il étend son bras gauche pour me chercher.

D’un côté le désert (sur la rive gauche) à droite ; à gauche, prairie verte. Avec ses sycomores, elle ressemble de loin à une plaine de Normandie avec ses pommiers. À droite, c’est gris rouge. — On voit les deux pyramides, puis une plus petite. — Travaux du barrage, c’est un pont commencé, à plusieurs arches romanes.

À notre gauche le Caire s’entasse sur une colline, la mosquée de Méhémet-Ali élève son dôme ; derrière elle, le Mokattam pelé.

Arrivée à Boulak, tohu-bohu du débarquement, un peu moins de coups de bâton qu’à Alexandrie cependant.

De Boulak au Caire, toute sur une sorte de chaussée plantée d’acacias ou de gazis. — Nous entrons dans l’Esbekieh, tout planté. — Arbres, verdure. — Descendus à l’Hôtel d’Orient, chez Coulon.

LE CAIRE.

Visite au consul M. Delaporte, bel homme ; figure de jour de l’an. — Il ne faut pas marcher sur le sable de sa cour. — Bekir-bey, baragouinant. — Joli logement avec des plantes et des chinoiseries dans son salon. — Mme Marie, en costume blanc, tarbouch d’or ; ancienne superbe femme, … carré. — Lubert-bey. — Linant-bey nous montre ses dessins.

Le soir de notre arrivée, fête d’un santon : hommes rangés en parallélogramme et psalmodiant, avec des gestes indiqués par un homme au milieu ; un autre, dans l’angle, chantait la mélodie. Figure idiote d’un jeune homme (maigre, lippu, crâne fuyant, nez avançant) pris par le vertige du rythme. Un enfant chantant aussi, en s’agitant comme les hommes.

Bouffons à la noce, l’un faisant la femme. — Plaisanteries obscènes de la malade et du médecin : « Qui va là ? non, je n’ouvre pas. Qui ? — C’est… — Non. Qui (etc. répété) qui ? une p..... — Ah ! entrez. — Que fait le médecin ? il est dans son jardin. — Avec qui ? — Avec son âne qu’il enc… »

Hier 1er décembre, nous avons vu au pied de la citadelle un saltimbanque avec un enfant de six à sept ans et deux fillettes nu-pieds en blouses bleues, bonnets de laine pointus par terre. — Pets que les fillettes faisaient avec leurs mains. — Le môme était excellent, petit, laid, carré : « Si vous me donnez cinq paras, je vous apporterai ma mère à b..... ; — je vous souhaite toutes sortes de prospérités, surtout d’avoir un long v.. » Expression avec laquelle il a dit allah en découvrant un pot rempli de gâteaux. — La langue arabe m’a paru charmante. — Deux ou trois voitures de pachas ont passé sur la place sans que le peuple se détourne. — Fil de plusieurs couleurs sortant de la bouche du maître, bâtons doubles pour se frapper. — Dans une scène de surdité l’enfant, désespéré de ne pouvoir se faire entendre, lui criait au derrière.

Au bout de peu de jours nous quittons l’Orient, malgré la société du sieur Neuville, pour l’Hôtel du Nil tenu par Bouvaret et Brochier. — Personnel : le docteur Ruppel, Mouriez, Delatour, le baron de Gottbert. Le corridor du premier étage est tapissé des lithographies de Gavarni arrachées au Charivari. Quand les sheiks du Sinaï viennent pour traiter avec les voyageurs, le vêtement du désert frôle sur le mur tout ce que la civilisation envoie ici de plus quintessencié comme parisianisme (Bouvaret est un ancien comédien de province ; c’est lui qui colle ces choses aux lambris) ; les lorettes, étudiants du quartier latin, et bourgeois de Daumier restent immobiles devant le nègre qui va vider les pots de chambre.

Un jour nous rencontrons, derrière l’Hôtel d’Orient, une noce qui passe. Les joueurs de petites timbales sont sur des ânes, des enfants richement vêtus sur des chevaux ; femmes en voile noir (de face, c’est comme ces ronds de papier dans lesquels sautent les écuyers, si ce n’est que c’est noir) poussant le zagarit ; un chameau tout couvert de piastres d’or ; deux lutteurs nus, frottés d’huile et en caleçon de cuir, mais ne luttant nullement, faisant seulement des poses : des hommes se battant avec des sabres de bois et des boucliers ; un danseur, c’était Hassan el-Bilbesi, coiffé et habillé en femme, les cheveux nattés en bandeau, veste brodée, sourcils noirs peints, très laid, piastres d’or tombant sur le dos ; autour du corps, en baudrier, une chaîne de larges amulettes d’or, carrées ; il joue des crotales ; torsions de ventre et de hanches splendides, il fait rouler son ventre comme un flot ; grand salut final où ses pantalons se sont gonflés, répandus.

Petite rue derrière l’Hôtel d’Orient. On nous fait monter dans une grande salle. Le divan avance sur la rue ; des deux côtés du divan, de petites lucarnes donnant sur la rue et qui ne peuvent se fermer : en face le divan, une grande fenêtre sans châssis ni vitre, à grille de fer, par laquelle on voyait un palmier. Sur un grand divan à gauche, deux femmes accroupies ; sur une sorte de cheminée, une veilleuse qui brûlait et une bouteille de raki. La Triestine est descendue, petite femme, blonde, rougeaude. La première des deux femmes, grosses lèvres, camuse, gaie, brutale « un poco mata signor », nous disait la Triestine ; la seconde, grands yeux noirs, nez régulier, air fatigué et dolent, est sans doute au Caire la maîtresse de quelque Européen. Elle entend deux ou trois mots de français et sait ce que c’est que la croix d’honneur. La Triestine avait une peur violente de la police, et qu’on ne fît du bruit chez elle. Abbas-Pacha, qui aime les hommes, vexe beaucoup les femmes ; on ne peut, dans cette maison publique, ni danser ni faire de la musique. Elle a joué du tarabouk, sur la table, avec ses doigts, pendant que l’autre ayant roulé sa ceinture et l’ayant nouée bas sur ses hanches, dansait ; elle nous a dansé une danse d’Alexandrie qui consiste, comme bras, à porter alternativement le bord de la main au front. Autre danse : bras droits, étendus devant soi, la saignée un peu fléchie, le torse immobile, le bassin fait des trilles. Ablution préalable de ces dames. Une portée de chats s’est dérangée de dessus ma couverture. Hadely n’a pas défait sa veste, elle m’a fait signe qu’elle avait mal à la poitrine.

Effet : elle devant, frou-frou des vêtements, bruit des piastres d’or de sa résille, bruit clair et lent. — Clair de lune. — Elle portait un flambeau.

Sur la natte : chairs dures, … de bronze, … rasé, sec quoique gras ; l’ensemble était un effet de pestiféré et de léproserie. Elle m’a aidé à me rhabiller. — Ses mots arabes que je ne comprenais pas. C’étaient des questions de trois ou quatre mots et elle attendait la réponse, les yeux entrent les uns dans les autres, l’intensité du regard est doublée. — Mine de Joseph au milieu de tout cela. — Faire l’amour par interprète.

Citadelle. — À moins qu’on n’y entre par la place de Roumélie, on y monte par des routes entourées de hauts murs.

Sur la plate-forme est la mosquée de Méhémet-Ali : au milieu de la cour, jolie fontaine en albâtre ; dans un coin de la mosquée (on la construit maintenant), le tombeau provisoire de Méhémet-Ali, entouré d’une cage en bois, recouvert de tapis, sous un lustre de cristal.

Du haut de la citadelle on a la vue générale du Caire.

Les Pyramides étaient en plein soleil, on ne pouvait les voir ; à droite, la plaine des tombeaux des califes ; en face, le Caire ; un peu plus loin, à gauche, les masses de décombres qui précèdent le vieux Caire ; derrière vous, le Mokattam, rugueux et triste.

Puits de Joseph. — Plusieurs marches, murs gris noir, un immense acacia s’épate dessus : c’est un coin biblique. On descend dans ce grand trou carré, taillé en plein dans le roc ; on a fait des ouvertures carrées dans le pan de droite du mur, afin de donner de la lumière. L’eau monte à l’aide d’une roue hydraulique. Dans une excavation du mur est le tombeau de Joseph : c’est un bloc à même la roche, surmonté d’une petite boule ; ça sonne plus creux que le roc contigu. Nous redescendons dans la ville par le chemin où furent massacrés les Mameluks ; Méhémet regardait la tuerie de la grosse tour d’en haut, où est placé le télégraphe. — Avant d’arriver à la porte qui donne sur la place de Roumélie, rencontre d’un vieux Turc actuellement pesevenque ; il est parti en France avec Napoléon et est revenu au Caire. — Sur la place nous retrouvons notre saltimbanque de l’autre jour, avec les deux fillettes et le gamin.

À propos de bouffons :

Le bouffon de Méhémet prit une femme dans un bazar et la f… sur le devant de la boutique coram populo. Un enfant, il y a quelque temps, se faisait e… par un singe. Un marabout se promenait tout nu dans les rues, avec un chapeau sur la tête et un autre au v… ; il le défaisait pour pisser, et les femmes stériles allaient se mettre sous la parabole d’urine et s’en arrosaient. Un saint (idiot) mourut il y a quelque temps épuisé par la m… de toutes les femmes qui allaient le visiter.

Mardi 4 décembre, bonne journée.

En revenant de l’Hôtel d’Orient et cherchant l’ouvrier qui raccommode le pied photographique de Maxime, j’ai considéré le joli portail de l’hôtel habité par la légation de Toscane : arcade romane à bâtons brisés, fûts à quatre colonnes, noués comme des cordes ; dans la cour, deux autruches en liberté qui se grattent avec le bec les poux de leur dos.

Kan khabile. — Bazar des orfèvres, étroit, sombre, bruyant. — Bazar des parfumeurs. — Rentré pour déjeuner, quatre lettres de ma mère.

Course aux tombeaux des kalifes, entre la levée de terre qui est derrière les portes du Caire et le Mokattam. — Couleur grise de la terre, des tombeaux, des mosquées ; à l’horizon, du côté du désert de Suez, il y a des mouvements de terrain ressemblant à des tentes.

Mosquée de X… (?). — Dans la cour centrale, un arbre chargé d’oiseaux. Nous montons au minaret ; les pierres sont rongées, déchiquetées. Sur les marches du haut, débris d’oiseaux, qui sont venus mourir là, le plus haut qu’ils ont pu, presque dans l’air. De là, j’ai le Caire sous moi ; à droite le désert, avec les chameaux glissant dessus et leur ombre à côté qui les escorte ; en face, au delà des prairies et du Nil, les Pyramides : le Nil est tacheté de voiles blanches, les deux grandes voiles entre-croisées en fichu font ressembler le bateau à une hirondelle volant avec deux immenses ailes. Le ciel est tout bleu, les éperviers tournoient autour de nous ; en bas, bien loin, les hommes tout petits, ils rampent sans bruit. La lumière liquide paraît pénétrer la surface des choses et entrer dedans.

Maxime marchande un collier de corail à une femme, collier à boule de vermeil. Elle allaitait un enfant ; elle s’est cachée pour retirer son collier, par pudeur, mais elle n’en montrait pas moins ses deux « tetons », comme dit le père Ruppel. Le marché n’a pas lieu.

À la tombée du jour, la lumière gris bleu violet pénètre l’atmosphère.

Rentrée dans la ville. — Pipe et café dans un café.

Commencement de préparatifs pour l’expédition des Pyramides. — Bon état physique et moral, bon espoir et bon ventre. Allons, allons, tout va bien.

Mardi, 4 décembre,
11 heures et demie du soir.

LES PYRAMIDES. — SAKKARA.
MEMPHIS.

Départ. — Vendredi, partis à midi pour les Pyramides.

Maxime est monté sur un cheval blanc qui encense, Sassetti sur un petit cheval blanc, moi sur un cheval bai, Joseph sur un âne.

Nous passons devant les jardins de Soliman-Pacha. — Île de Rhoda. — Nous passons le Nil en barque : pendant qu’on est occupé à faire embarquer les bêtes, un mort nous croise, porté dans sa bière, à bras. — Vigousse de nos rameurs qui chantent, ils se penchent en avant et se renversent en arrière en criant crânement. La voile est très enflée, nous filons vite.

Giseh. — Maison en terre comme à Latfeh, bois de palmiers. — Deux roues hydrauliques, l’une est tournée par un bœuf, l’autre par un chameau.

Maintenant s’étend devant nous une immense prairie très verte, avec des carrés de terre noire, places récemment labourées et les dernières abandonnées par l’inondation, qui se détachent comme de l’encre de Chine sur le vert uni. Je pense à l’invocation à Isis : « Salut, salut, terre noire d’Égypte ». La terre en Égypte est noire. Des buffles broutent ; de temps à autre, un ruisseau boueux, sans eau, où nos chevaux enfoncent dans la vase jusqu’au genou, bientôt nous traversons de grandes flaques d’eau ou des ruisseaux.

Vers 3 heures et demie, nous touchons presque au désert[4], où les trois Pyramides se dressent. Je n’y tiens plus et lance mon cheval qui part au grand galop, pataugeant dans le marais. Maxime, deux minutes après, m’imite. Course furieuse. — Je pousse des cris malgré moi, nous gravissons dans un tourbillon jusqu’au Sphinx. Au commencement, nos Arabes nous suivaient en criant : « σφίγξ, σφίγξ, oh ! oh ! oh ! » il grandissait, grandissait et sortait de terre comme un chien qui se lève.

Vue du sphinx Abou-el-Houl (le père de la terreur). — Le sable, les Pyramides, le Sphinx, tout gris et noyé dans un grand ton rose ; le ciel est tout bleu, les aigles tournent en planant lentement autour du faîte des Pyramides. Nous nous arrêtons devant le Sphinx, il nous regarde d’une façon terrifiante ; Maxime est tout pâle, j’ai peur que la tête ne me tourne et je tache de dominer mon émotion. Nous repartons à fond de train, fous, emportés au milieu des pierres ; nous faisons le tour des Pyramides, à leur pied même, au pas. Les bagages tardent à venir, la nuit tombe.

On dresse la tente (c’était son inauguration ; aujourd’hui, 27 juin 1851, je viens avec Bossière de la replier, très mal : c’est sa fin.) — Dîner. — Effet de la petite lanterne en toile blanche suspendue au mât de la tente. — Nos armes sont croisées sur les bâtons, les Arabes sont assis en rond autour de leur feu, ou dorment enveloppés de leurs couvertures dans des fossés qu’ils creusent dans le sable avec leurs mains ; ils sont couchés là comme des cadavres dans leur linceul. Je m’endors dans ma pelisse, savourant toutes ces choses ; les Arabes chantent un canzone monotone, j’en entends un qui raconte une histoire : voilà la vie du désert.

À 2 heures, Joseph nous réveille croyant que c’est le jour, ce n’était qu’un nuage blanc en face, à l’horizon, et les Arabes avaient pris Sirius pour Vénus. Je fume une pipe à la belle étoile, regardant le ciel ; un chacal hurle.

Ascension. — Levé à 5 heures le premier, je fais ma toilette devant la tente, dans le seau de toile. Nous entendons quelques cris de chacal. — Montée de la Grande Pyramide, celle de droite (Chéops). Les pierres, qui, à deux cents pas de distance, semblent grandes comme des pavés, n’en ont pas moins, les plus petites, trois pieds de haut ; généralement elles vous viennent à la poitrine. Nous montons par l’angle de gauche (celui qui regarde la Pyramide de Céphren) ; les Arabes me poussent, me tirent, je n’en peux plus, c’est désespérant d’éreintement. Je m’arrête cinq ou six fois en route, Maxime est parti devant et va vite. Enfin j’arrive en haut.

Nous attendons le lever du soleil une bonne demi-heure.

Le soleil se levait en face de moi ; toute la vallée du Nil, baignée dans le brouillard, semblait une mer blanche immobile, et le désert derrière, avec ses monticules de sable, comme un autre océan d’un violet sombre dont chaque vague eût été pétrifiée. Cependant le soleil montait derrière la chaîne arabique, le brouillard se déchirait en grandes gazes légères, les prairies coupées de canaux étaient comme des tapis verts, arabesques de galon. En résumé, trois couleurs, un immense vert à mes pieds au premier plan, le ciel blond rouge, vermeil usé ; derrière et à droite, étendue mamelonnée d’un ton roussi et chatoyant, minarets du Caire, canges qui passent au loin, touffes de palmiers.

Enfin le ciel a une bande d’orange du côté où va se lever le soleil. Tout ce qui est entre l’horizon et nous est tout blanc et semble un océan ; cela se retire et monte. Le soleil, paraît-il, va vite et monte par-dessus les nuages oblongs qui semblent du duvet d’un flou inexprimable ; les arbres des bouquets de village (Giseh, Matarieh, Bédrachein etc.) semblent dans le ciel même, car toute la perspective se trouve perpendiculaire, comme je l’ai déjà vue une fois du port de la Picade dans les Pyrénées ; derrière nous, quand nous nous retournons, c’est le désert, vagues de sable violettes : c’est un océan violet.

Le jour augmente, il a deux choses : le désert sec derrière nous, et devant nous une immense verdure charmante, sillonnée de canaux infinis, tachetée çà et là de touffes de palmiers ; puis au fond, un peu sur la gauche, les minarets du Caire et surtout la mosquée de Méhémet-Ali (imitant celle de Sainte-Sophie) dominant les autres. (Je trouve du côté du soleil levant : Humbert frotteur, cloué sur la pierre avec des épingles. État pathétique de Maxime qui s’était dépêché pour l’apporter et avait cuydé en crever d’essoufflement.) — Descente facile par l’angle opposé.

Intérieur de la Grande Pyramide. — Après le déjeuner nous visitons l’intérieur de la Pyramide. Elle s’ouvre du côté Nord, couloir tout uni (comme un égout) dans lequel on descend ; couloir qui remonte ; nous glissons sur les crottes de chauves-souris. Il semble que ces couloirs aient été faits pour y laisser doucement glisser des cercueils disproportionnés. Avant la chambre du roi, corridor plus large avec de grandes rainures longitudinales dans la pierre, comme si on y avait baissé quelque herse. — Chambre du roi, tout granit en pierres énormes, sarcophage vide au fond. — Chambre de la reine, plus petite, même forme carrée communiquant probablement avec la chambre du roi.

En sortant à quatre pattes d’un couloir, nous rencontrons des Anglais qui veulent y entrer, et tous dans la même posture que nous ; nous échangeons des politesses et chacun suit sa route.

Pyramide de Céphren. On ne monte pas dessus, si ce n’est Abdallah. « Abdallah cinq minutes montir ». À l’extrémité son revêtement subsiste encore, blanchi par des fientes d’oiseaux.

Intérieur. — Chambre de Belzoni. Au fond un sarcophage vide. Belzoni n’y a rien trouvé que quelques ossements de bœuf, c’était peut-être ceux d’Apis. Sous le nom de Belzoni, et non moins gros, est celui de M. Just de Chasseloup-Laubat. On est irrité par la quantité de noms d’imbéciles écrits partout : en haut de la Grande Pyramide il y a un Buffard, 79, rue Saint-Martin, fabricant de papiers peints, en lettres noires ; un Anglais enthousiaste, a écrit Jenny Lind ; de plus, une poire représentant Louis-Philippe (presque tous noms modernes), et le jeu arabe, parallélogramme garni de petits trous ; on met de petits cailloux dans les trous, c’est un calcul.

Pyramide de Rhodopis. — Il y a dedans plus de chauves-souris que dans les autres ; leur petit cri aigre interrompt le silence de ces demeures cachées. — Une chambre effondrée ; était-ce là que gitait Rhodopis ? Le plafond est ainsi fait : deux pierres convexes se touchant font une ogive très élargie.

Non loin, par des couloirs, on communique à une autre chambre contenant des cellules latérales, à momies ; il y a six cellules, deux au fond et quatre sur le côté droit.

Hypogée, derrière la Grande Pyramide. — Sur les murs, en demi-relief, prêtres, sacrifices d’animaux, joutes navales ; une vache vêlant, le veau est tiré par un homme. Le couloir est voûté, mais c’est une seule pierre convexe creusée qui fait la voûte.

Sphinx. — Nous fumons une pipe par terre sur le sable en le considérant. Ses yeux semblent encore pleins de vie, le côté gauche est blanchi par les fientes d’oiseaux (la calotte de la Pyramide de Céphren en a ainsi de grandes taches longues), il est juste tourné vers le soleil levant, sa tête est grise, oreilles fort grandes et écartées comme un nègre, son cou est usé et rétréci ; devant sa poitrine, un grand trou dans le sable, qui le dégage ; le nez absent ajoute à la ressemblance en le faisant camard. Au reste il était certainement éthiopien ; les lèvres sont épaisses.

Après que nous eûmes examiné la seconde Pyramide, nos trois Anglais vinrent (nous les y avions invités) nous faire une visite dans notre tente : café, chibouks, fantasia de nos Arabes, trémoussement du vieux sheik appuyé des mains sur un bâton. Les Arabes s’abaissent et se relèvent en claquant des mains et en chantant : « pso malem jara leudar ; pso malem jara leudar », c’est du langage bédouin et ça veut dire : Sautons tous en rond.

Nous avions pris un garde de Giseh, nègre formidable, armé d’un bâton terminé par un cercle de fer.

Du haut de la Pyramide un de nos guides nous montrait l’endroit de la bataille, et nous disait : « Napouleoùn, sultan Kebir ? aicouat, mameluks », et avec les deux mains il faisait le geste de décapiter des têtes.

La nuit, il fait grand vent ; la tente tremble sur ses piquets, le vent donne de grands coups dans la toile comme dans la voile d’un vaisseau.

Dimanche. — Matinée froide passée à la photographie ; je pose en haut de la Pyramide qui est à l’angle S.-E. de la grande.

Tombeau-puits. — Un fossé circulaire en plein roc, puis une plate-forme au milieu de laquelle un trou carré d’environ 80 pieds (vu de haut en bas) sur une trentaine de large ; à côté (du côté des Pyramides), un puits carré. — Agilité merveilleuse de nos Bédouins. — Au fond du tombeau, un sarcophage ; dans le sarcophage, une grande figure en granit dont on ne voit que la tête. Je n’y suis pas descendu.

Petites grottes au bas de la colline des Pyramides. — Elles ont l’air d’anciennes habitations de Troglodytes. La roche est si déchiquetée qu’elle a des apparences animales, comme seraient des vertèbres informes. Le sable est couvert et rempli de détritus humains, noirs et blancs au soleil, morceaux de momies, fémurs. Nous en ramassons quelques-uns, comme nous avons fait hier, en allant au Sphinx, vers les trois figures de granit couchées dans le sable. Quelqu’un a effacé une partie du cartouche qui est sur l’une d’elles. — Scènes en demi-relief : tributs amenés à un roi, bœufs, ânes (parfaits) ; au fond, un grand Isis et Osiris assis, fort beaux. Les sculptures paraissent plus pures que celles de l’hypogée. — Petites cellules peu profondes ; sur le même côté, statue debout, fruste, la tête un peu dans les épaules.

Promenade à cheval dans le désert l’après-midi. Nous passons entre la première et la seconde Pyramide, nous arrivons bientôt devant une vallée de sable, faite comme par un seul grand coup de vent. Grandes places de pierres qui semblent de la lave. — Temps de galop, essai de nos cornets, silence. Il nous semble que nous sommes sur une grève marine et que nous allons bientôt voir les flots ; nos moustaches sont salées, le vent est âpre et fortifiant ; des traces de chacal, des pas de chameau à demi effacés par le vent. En haut de chaque colline on s’attend à découvrir quelque chose de nouveau et l’on ne découvre que toujours le désert.

Nous revenons ; le soleil se couche. — La verte Égypte au fond ; à gauche, pente de terrain toute blanche, on dirait de la neige : les premiers plans sont tout violets ; les cailloux brillent, baignés littéralement dans de la couleur violette ; on dirait que c’est une de ces eaux si transparentes qu’on ne les voit pas, et les cailloux entourés de cette lumière, glacée sur elle, ont l’air métallique et brillant. Un chacal court et fuit à droite. On les entend glapir à l’approche de la nuit. — Retour à la tente, en passant au pied de la Pyramide de Céphren, qui me paraît démesurée et tout à pic ; ça a l’air d’une falaise, de quelque chose de la nature, d’une montagne qui serait faite comme cela, de je ne sais quoi de terrible qui va vous écraser. C’est au soleil couchant qu’il faut voir les Pyramides.

Dimanche 9 décembre,
8 h. ½ du soir, sous la tente.

Des Pyramides à Memphis. — Lundi 10. Nous longeons le désert, qui s’affaisse et descend sur la vallée. — Soleil, grand air. — Les Pyramides de Sakkara sont plus petites de beaucoup et plus ruinées que celles de Giseh. À Sakkara nous avons perdu les bagages ; je reste au milieu du village, bois de palmier, pendant que Max bat les environs au grand galop pour retrouver nos gens. Quelques Arabes fumaient au pied d’un mur en terre. — Cour entourée d’une palissade de roseaux secs ; des poules çà et là. — Notre saïs en petit bourgeron bleu (il courait les coudes en arrière, comme un oiseau, et la tête en avant), avec le croisé de la corde par-dessus, et coiffé d’un petit turban blanc, promenait au pas mon cheval en sueur. Des Arabes nous remettent sur la route et nous arrivons à Memphis. — Campement sur une sorte de petit cap planté de palmiers, au bord d’un grand étang, restes de l’inondation ; à gauche, maisons échelonnées avec un santon blanc ; au fond, perspective plate, verdure.

Mardi matin 11. — Promenade au bord du lac avec nos fusils sur l’épaule. — Arrivée de Neuville escorté d’une masse de messieurs. Pipe et café, tuée de tourterelles au bord du trou où gît, et sur lui-même, un colosse (Sésostris ?) couché à plat ventre dans l’eau.

Nous montons à cheval, et à travers des champs cultivés, chevauchant par une longue chaussée de terre poussiéreuse, nous nous dirigeons sur les Pyramides de Sakkara. Au pied d’une de ces pyramides, re-rencontre de ces messieurs, ils ont perdu Neuville, dont on entend au loin la fusillade. — Quantité formidable de scorpions. — Des Arabes viennent à nous en nous offrant des crânes jaunis et des planchettes peintes. Le sol semble fait de débris humains ; pour réarranger la bride de mon cheval, mon saïs a pris un fragment d’os. La terre est trouée et mamelonnée par les puits, on monte et descend ; il serait dangereux de galoper dans cette plaine tant elle est effondrée. Des chameaux passent au milieu, avec un enfant noir les conduisant.

Pour avoir des ibis nous descendons dans un puits, puis c’est un couloir dans lequel il faut ramper sur le ventre ; on se traîne sur du sable fin et sur des débris de poterie ; au fond les pots à ibis sont rangés comme des pains de sucre chez un épicier, en tête-bêche.

Hypogée. — On dévale sur le sable par une ouverture étroite : colonnes carrées, enfouies, restes de peinture et d’un beau dessin ; chambres voûtées par des pierres convexes longitudinales ; modillons aux corniches, niches à momies. Ça devait être un très bel endroit.

Retour d’Aboukir à Memphis au galop.

Nous lisons nos notes sur Memphis, couchés sur le tapis ; les puces sautent sur le papier. — Promenade au coucher du soleil dans les bois de palmiers, leur ombre s’étend sur l’herbe verte comme les colonnes devaient faire autrefois sur les grandes dalles disparues. — Le palmier, arbre architectural. — Tout en Égypte semble fait pour l’architecture, plans des terrains, végétations, anatomies humaines, lignes de l’horizon.

Mercredi, retour au Caire, presque toujours sous des palmiers. La poussière qui s’étend sous leurs pieds est clairsemée des jours du soleil qui passent dessous ; un champ de fèves en fleurs embaume le soleil est chaud et bon. Je rencontre un scarabée sous les pieds de mon cheval. Nous passons le Nil à Bédrachein, laissant Toura de l’autre côté du Nil, un peu sur la droite.

Grand espace plat de sable jusqu’aux tombeaux des Mameluks, bon soleil, sentiment de route, poudroiement, chaleur. J’étreins mon cheval dans mes genoux et je vais le dos voûté, la tête sur la poitrine. Nous rentrons par Caraméïdan et la citadelle.

Le mercredi 12 était l’anniversaire de ma naissance, 28 ans.

RETOUR AU CAIRE.

Mosquée de Hassan : vestibule rond, pendentifs ou stalactites, grandes cordes qui pendent d’en haut. Nous mettons des babouches de palmier.

Mosquée d’Elkouloum, presque détruite, a été destinée par Ibrahim-Pacha pour faire un hôpital. Abbas-Pacha a enlevé les ouvriers pour sa maison de campagne, sur la route de Matarieh. — Cour immense ; bas-côtés ogivaux, soutenus par des piliers en carré long, flanqués aux quatre coins d’une colonne.

Place de Roumélie. — Sur la place de Roumélie, nous trouvons nos amis les saltimbanques. L’enfant faisait le mort (fort bien), on quêtait pour le ressusciter ; on lui mettait un porte-mousqueton en fer dans la bouche et il se promenait avec cela, tout nu. Non loin, groupe d’Arabes jouant du tarabouk et chantant ; plus loin un autre contait un conte, de l’encens brûlait près de lui.

Bain turc. — Petit garçon en tarbouch rouge qui me massait la cuisse droite d’un air mélancolique.

Mariée dans les rues. — J’ai entendu une noce et je me suis dépêché. La mariée, sous un dais de soie rose, escortée de deux femmes à yeux magnifiques, celle surtout qui était à sa gauche ; la mariée, comme toujours, recouverte d’un voile rouge qui, avec sa coiffure conique, la fait ressembler à une colonne ; la mariée peut à peine marcher tant elle est empêtrée.

Des santons. — Un santon de Rosette tombe sur une femme et la ..... publiquement ; les femmes qui étaient là ont défait leurs voiles et couvert l’accouplement. — Histoire d’un Français perdu dans la Haute-Égypte et sans moyens d’existence ; pour vivre il s’imagine de se faire passer pour santon et y réussit. Un Français le reconnaît… Le santon finit par obtenir une place de 12,000 francs dans l’administration militaire.

Dimanche 16 décembre 1849.

En remontant de déjeuner, j’ai entendu le cri aigre de L… qui se mourait. — J’ai lu sur mon divan les notes de Bekir-bey sur l’Arabie, il est 3 heures et demie. — À 5 heures je suis descendu dans le jardin fumer une pipe. Mme X… était morte ; en passant sur l’escalier, j’ai entendu les cris de désespoir de sa fille. Autour du bassin, près du petit singe attaché au mimosa, il y avait un Franciscain qui m’a salué, nous nous sommes regardés et il a dit : « Il y a encore un peu de verdoure », et il s’en est allé. Les enfants de l’école du Juif jouaient dans le jardin, deux petites filles et trois garçons, dont l’un faisait crier une mécanique qui fait tourner des soldats. Le docteur Ruppel est venu, a donné une noix au singe qui a sauté sur lui : « Ah ! cochon ! ah ! cochon ! ah ! petit cochon ! », a-t-il dit, puis il s’en est allé faire ses courses en ville, car il avait son chapeau. Dans la cour, Bouvaret, en chemise et fumant son cigare, m’a dit : « c’est fini ». On va enlever la mère et la fille qui se cramponne à elle : elle crie maintenant à tue-tête, ce sont presque des aboiements.

C’était une Anglaise élevée à Paris ; dans le quartier où elle vivait elle a fait la connaissance d’un jeune musulman, maintenant caïmakan, et s’est faite musulmane. Les prêtres musulmans et les catholiques se disputent son enterrement ; elle s’est confessée ce matin, mais depuis la confession elle est revenue à Mahomet et va être enterrée à la turque.

4 heures moins le quart.

À partir de lundi 17, toute la semaine il a plu ; le temps a été employé à l’analyse des notes de Bekir-bey et à la photographie. Deux fois, nous nous sommes risqués avec nos grandes bottes dans les rues du Caire, pleines de lacs de boue : les pauvres Arabes pataugeaient là dedans jusqu’à mi-jambe et grelottaient ; les affaires sont suspendues, les bazars fermés, aspect triste et froid ; des maisons s’écroulent sous la pluie. Pour sécher la boue, on répand dessus de la cendre et des décombres, ainsi s’élève graduellement le niveau des terrains.

Samedi 22, visite au tombeau d’Ibrahim-Pacha dans la plaine qui est entre le Mokattam et le Nil, après Caraméïdan. Tous les tombeaux de la famille de Méhémet-Ali sont d’un goût déplorable, rococo, canova, europo-oriental, peintures et guirlandes de cabaret, et par là-dessus des petits lustres de bal.

Nous longeons l’aqueduc qui porte des eaux à la citadelle ; des chiens libres dormaient et flânaient au soleil, des oiseaux de proie tournaient dans le ciel. — Chien déchiquetant un âne dont il ne restait qu’une partie du squelette et la tête avec la peau complète ; la tête, à cause des os, est sans doute le plus mauvais morceau. C’est toujours par les yeux que les oiseaux commencent, et les chiens généralement par le ventre ou l’anus ; ils vont, tous, des parties les plus tendres aux plus dures.

Jardin de Rhoda. — Grand, mal tenu, plein de beaux arbres, palmiste des Indes. Au bout, du côté du Caire, escalier qui descend dans l’eau. — Palais de Méhémet-bey (sur la droite en regardant le Caire), celui qui fit ferrer son saïs qui lui demandait des markoubs. — Dans le jardin de Rhoda il y a, du côté de Giseh et cachée sous les arbres, près d’un sycomore magnifique, une maison qu’on louait jadis aux consuls et où l’on mènerait bien la vie orientale…

Hôpital de Caserlaïneh. — Bien tenu. — Œuvre de Clot-bey, sa trace s’y trouve encore. Jolis cas de véroles ; dans la salle des mameluks d’Abbas, plusieurs l’ont dans le .... Sur un signe du médecin, tous se levaient debout sur leurs lits, dénouaient la ceinture de leur pantalon (c’était comme une manœuvre militaire) et s’ouvraient l’anus avec leurs doigts pour montrer leurs chancres. Infundibulums énormes ; l’un avait une mèche dans le … ; v… complètement privé de peau à un vieux ; j’ai reculé d’un pas à l’odeur qui s’en dégageait. — Rachitique : les mains retournées, les ongles longs comme des griffes ; on voyait la structure de son torse comme à un squelette et aussi bien, le reste du corps était d’une maigreur fantastique, la tête était entourée d’une lèpre blanchâtre.

Cabinet d’anatomie : préparation en cire d’Auzoux, dessin d’écorché aux murs, fœtus d’Auzoux dans sa boîte ronde ; sur la table de dissection un cadavre d’Arabe, avec une belle chevelure noire, il était tout ouvert.

Pharmacien corse, en veste de canne.

Le soir, scène de Sassetti.

Lundi 24 décembre, journée passée au Mokattam, où nous n’avons rien vu. Déjeuner entre deux roches ; les ânes se perdent, Joseph passe tout son temps à les chercher. Nous marchons dans le désert, nous nous couchons par terre, pas une idée, presque pas une parole, bonne journée d’inaction et d’air. Sur la hauteur en vue de la citadelle, une vieille mosquée. Nous montons les marches ruinées du minaret, d’où l’on voit le Caire, le vieux Caire presque au premier plan, les deux grands minarets blancs de la mosquée de Méhémet-Ali, les Pyramides, Sakkara, la vallée du Nil, le désert au delà, Choubra au fond à droite. Nous avons bu une tasse de café dans un café près de la citadelle et fumé dans de longs chicheks (de la Mecque). À ma gauche, un peu derrière moi, un homme, monté sur le banc, faisait sa prière ; un enfant, pour faire une farce, a soufflé dans le cornet de Joseph ; un âne était à la porte, se tenant dans une pose parthénonienne, une jambe en avant et la tête gourmée comme l’âne de J.-C. dans la fresque de Flandrin à Saint-Germain-des-Prés. Après avoir fait sa prière, l’homme s’est tranquillement peigné la barbe, comme fait un monsieur dans son cabinet de toilette. Ce même âne de Maxime, qui brayait souvent, avait à la fin des gargouillements comme le chameau ; est-ce à force d’en entendre ? on n’a pas encore étudié jusqu’à quel point va l’imitation chez les animaux ; cela pourrait finir par dénaturer leur langue, ils changeraient de voix.

Messe de minuit (latine). — Évêque sous un dais, chandelles, colonnes garnies de damas rouge. — Au-dessus, gynécée en bois de palmier, en forme de ventre (comme malgré soi et la force de sa destination même ?) ; quelques voiles de femmes paraissaient à travers. Pendant que les prêtres mettaient leurs chasubles, airs dansants de l’orgue.

Mardi 25, jour de Noël, visite à M. Delaporte. Mme Delaporte, petite, blonde, est anglaise, le bas du visage comme la Muse. — Lambert n’est pas chez lui. — Mougel-bey. — Interminable promenade sur l’Esbekieh avec Lubert et Bekir. — Peur de se compromettre de ces messieurs. Quelle sotte et triste vie ! — Le fils du shériff de la Mecque avec toute sa suite à cheval, turban en cachemire, caftan vert ; teint de café. — Dîner, conversation plus que légère, puis socialo-philosophique ; a dû peu amuser la société.

26, visite aux mosquées avec Delatour et môsieu Malezieux : redingote, col, chapeau, gants jaunes, air pitoyablement couenne, ne s’amusant pas du tout de l’architecture arabe. En revanche, en passant près du bazar des nègres, du côté de Bab-el-Foutoum, s’est émoustillé : « Dites donc à votre guide de lui dire de se mettre toute nue », à propos d’une pauvre négresse qui était devant nous.

Mosquée d’El-Asar. — Mollahs par terre au soleil, dans la cour, écrivant, pérorant ; enfilades de colonnes au pied desquelles on voyait des cercles de turbans blancs. Le sheik écartait à coups de bâton la foule, quand elle devenait trop compacte autour de nous. — Brutalité de notre cavas pour faire ranger le monde : sur les marches des mosquées, il prenait son long bâton à pomme d’argent à deux mains et tapait de droite et de gauche.

Settiyeneb-Hacanin.

Hôpital civil de l’Esbekieh. — Fous hurlant dans leur loge. — Un vieux qui pleurait pour qu’on lui coupât le cou. — L’eunuque noir de la grande princesse est venu me baiser les mains. — Une vieille femme me priait de la b....., elle exhibait son flasque et long teton pendant jusqu’au nombril et tapait dessus ; penchant la tête de côté et montrant les dents, elle avait des sourires d’une exquise douceur. Dans la cour, en m’apercevant, s’est mise à cabrioler sur la tête « et leur monstroyt son cul » ; c’est sa coutume lorsqu’elle voit des hommes. — Dans sa loge une femme dansait en tapant sur son pot de chambre de fer-blanc comme sur un tarabouk.

Singe devant l’Hôtel d’Orient. — Une dame de la suite de la grande-duchesse de Hollande lui a donné ses gants. Avec elle était un monsieur décoré du Grand Lion néerlandais et ayant pour épingle de cravate un vaisseau à trois ponts. — Visite à Batissier.

Le soir, bal masqué dans la rue des b..... valaques. Il y avait en tout deux masques ayant le physique de p..... à 3 francs, spincers noirs avec des fourrures. — Grosse femme, maîtresse de l’établissement, table de jeux et consommation de petits verres : c’était d’un comique froid et stupide.

Jeudi 27. — Bazar des parfumeurs. — Visite à l’évêque catholique, réfectoire, bon dîner de ces messieurs : il y a deux espèces de gâteaux de Savoie. — Il n’y a moyen d’en rien tirer ; après vingt minutes de conversation presque à moi seul, je salue la compagnie.

Tombeau des califes où photographie Maxime.

Delatour. — Rentrée au Caire, tout est dans l’ombre, si ce n’est, du côté du vieux Caire, une place d’or dans le ciel sur lequel se détachent en noir quelques minarets.

Le Caire aux lumières.

Vendredi 28. — Démarches infructueuses pour les renseignements commerciaux. — Visite à l’évêque copte, qui me reçoit dans sa cour, précédé par Haçan qui lui dit : « C’est un cawadja françaou qui voyage par toute la terre pour s’instruire et qui vient vers toi pour causer de ta religion ». Dans un petit jardin de quelques arbres, plate-bande de haute verdure sombre ; un divan treillagé en fait le tour.

L’évêque copte, vieux à barbe blanche, dans sa pelisse, accroupi dans un coin du divan, nu-pieds ; il toussotait. Autour de lui, des livres ; à une certaine distance, trois docteurs en robe noire, plus jeunes, debout, et avec de longues barbes aussi.

Quand il a été fatigué, un autre prêtre a continué. — Haçan, au milieu, debout, les bras croisés dans ses larges manches. — J’avais laissé mon courbach à l’entrée. — Moi assis sur le divan et devisant.

Samedi 29. — À 3 heures de l’après-midi, été à Boulak faire notre première visite à Lambert-bey. — Le soir, vieux bonhomme qui vient chez nous ; il a connu Bonaparte et nous fait la description exacte de sa personne : « petit, sans barbe, la plus belle figure qu’il ait jamais vue, beau comme une femme, avec des cheveux tout jaunes ; il faisait indistinctement l’aumône aux juifs, aux chrétiens et aux musulmans ». Notre vieux nous dit qu’il s’embête et voudrait bien que nous l’emmenions avec nous dans notre pays. C’est un fumeur d’opium ; le seul effet que cela lui fasse, c’est qu’il reste plus longtemps sur sa femme, quelquefois une heure. Il a été jadis très riche, a été marié 21 fois et s’est ruiné.

Nous avons eu ce jour-là, après notre déjeuner, des danseurs, le fameux Hassan el-Bilbesi, et un autre avec des musiciens ; son compagnon eût été remarqué sans lui. Pour costume à tous les deux, de larges pantalons et une veste brodée, les yeux peints avec de l’antimoine (koheull). La veste descend jusqu’à l’épigastre, tandis que les pantalons, retenus par une énorme ceinture de cachemire pliée en plusieurs doubles, ne commencent à peu près qu’au pubis, de sorte que tout le ventre, les reins et la naissance des fesses sont à nu, à travers une gaze noire retenue par les vêtements inférieurs et supérieurs. Elle se ride sur les hanches comme une onde transparente à tous les mouvements qu’ils font. La flûte aigre, tarabouk, vous sonne dans la poitrine ; le chanteur domine tout.

Voici la traduction de ce que chantait le chanteur pendant la danse :

« Un objet turc d’une taille svelte possède des regards aiguisés et pénétrants.

« Les amants, à cause d’eux, ont passé la nuit dans les fers de l’esclavage.

« Je sacrifie mon âme pour l’amour d’un faon qui a su enchaîner des lions.

« Mon Dieu, qu’il est doux de sucer, de sucer le nectar de sa bouche !

« Ce nectar-là n’est-il pas la cause de ma langueur et de mon dépérissement ?

« Ô pleine lune, c’est assez de rigueur et de tourments ; il est temps que tu accomplisses la promesse que tu as faite à l’amoureux languissant.

« Et surtout ne mets pas un terme aux faveurs que tu lui accorderas. »

Les danseurs passent et reviennent. Inexpressivité de la figure sous le fard et la sueur qui coulent.

L’effet résulte de la gravité de la tête avec les mouvements lascifs du corps ; quelquefois ils se renversent tout à fait sur le dos, par terre, comme une femme qui va s’étendre, et se relèvent tout à coup d’un soubresaut brusque, tel un arbre qui se redresse une fois le vent passé. Dans les saluts et révérences, temps d’arrêt ; leurs pantalons rouges se bouffissent tout à coup comme des ballons ovales, puis semblent se fondre en versant l’air qui les gonfle. De temps à autre, pendant la danse, le cornac fait des plaisanteries et baise Haçan au ventre. Haçan, tout le temps, ne s’est pas quitté de vue de dedans la glace.

Mouriez déjeunait pendant ce temps-là sur une petite table ronde à gauche.

Dimanche, visité église copte du vieux Caire. — M. de Voltaire eût dit : « Quelques méchants gredins réunis dans une vilaine église accomplissent sans pompe les rites d’une religion dont ils ne comprennent même pas les prières ». De temps à autre le premier assistant venu indique tout haut la prononciation du mot que le prêtre ne peut lire.

Crypte de la Vierge, où l’on dit qu’elle se reposa avec son enfant quand elle arriva en Égypte. La crypte est supportée par des arcs plein cintre sur les côtés. Du reste, nulle. On nous lit des fragments d’évangile.

Mosquée d’Amrou, au vieux Caire, sur le plan de celle de la Mecque. On nous montre la colonne qu’Omar chassa à coups de fouet de la Mecque en lui ordonnant de venir se placer ici, ce qu’elle exécuta ; on voit la marque du coup de fouet. On nous montre un puits dans lequel dernièrement un Algérien retrouva sa tasse qu’il avait laissée tomber dans le puits Zemzem. À l’entrée, à gauche, on montre deux colonnes jumelles : l’homme qui n’a pas dit de mensonge peut, quoiqu’elles soient fort rapprochées, passer entre elles deux et elles se referment ensuite.

Visite à Birr, commandant, aide de camp de Soliman-Pacha, grand et bon Allemand qui nous offre à déjeuner, ce que nous refusons.

Lundi, Saint-Sylvestre. — Départ pour le barrage, à dromadaire, qui nous réussit assez. Delatour et Joseph trottinent à âne. — Famille Mongel. — Mohammed.

Photographie. — Villages de fellahs de l’autre côté du Nil. — Soirée musicale. — Couché dans la cange. — Scandalisé Delatour.

Mardi, jour de l’an. Matinée froide et brumeuse. Nous repartons sur les dromadaires. Atrocement triste jusqu’à Choubra, il m’est impossible de parler.

Mercredi, visite à Linant-Bey. Il nous reçoit dans son jardin dont on taille les haies ; il y a des roses, nous sommes au 2 janvier. Linant nous montre l’atlas de M. Jomard sur son voyage à l’oasis d’Ammon.

Jeudi 3, achat de graines, excellent bain.

Matarieh-Héliopolis. — Vendredi 4, départ pour Matarieh. Route sous des arbres. — Obélisque dans le jardin de Selim-effendi. — Un Arménien à long nez d’oiseau de proie, signe distinctif de la race. — Petite sakieh à l’entrée du jardin où est l’obélisque. — L’arbre de la Vierge est dans un autre jardin, sur la droite en arrivant à Matarieh ; c’est comme plusieurs bûches mises de champ du milieu de la réunion desquelles sort un tronc. Le jardin est plein de roses.

Je rentre au Caire, seul, dans un bon état. Le matin, en venant, j’avais vu un ibis blanc picorant dans l’herbe verte à côté des buffles ; quelquefois on en voit de posés sur leur dos ou sur leurs cornes.

Samedi 5. — J’ai traversé le Caire à pied tant on glissait. Tout le long de la route, tantôt je descendais de mon baudet, tout en colère, je faisais quelques cents pas à pied, puis je remontais, et toujours de même. Le jeune Mohammed criait : « Haênbraim aibraim !! » de toute sa force, et Brahim ne venait pas. Nos fouilles auprès de deux piliers carrés de pierre à l’entrée de Matarieh sont infructueuses, nous ne trouvons qu’un gros bardach, un caillou rond et une espèce de bracelet en poterie. — Rentrée au Caire par le désert de Suez. — Le soir à dîner conversation des plus libres.

Dimanche 6 janvier. — Aqueduc de Joseph. Nous passons tout l’après-midi à tirer des oiseaux de proie le long de l’aqueduc de Pharaon. Des chiens blanchâtres, à tournure de loup, à oreilles pointues, hantent ces puants parages ; ils font des trous dans le sable, nids où ils couchent. — Carcasses de chameaux, de chevaux et d’ânes. Il y en a qui ont le museau violet de sang caillé recuit au soleil ; des mères pleines se promènent avec leurs gros ventres ; suivant leur caractère individuel ils aboient aigrement ou se dérangent pour nous laisser passer. Un chien d’une autre tribu est fort mal accueilli, lorsqu’il vient dans une tribu étrangère. — Des huppes tigrées et au long bec picorent les vermisseaux entre les corps des charognes. — Les côtes du chameau, plates et fortes, ressemblent à des branches de palmier dégarnies de feuilles et courbées. — Une caravane de quatorze chameaux passe le long des arcs de l’aqueduc pendant que je suis à guetter des vautours. Le grand soleil fait puer les charognes, les chiens roupillent en digérant, ou déchiquetant tranquillement.

Après la chasse aux aigles et aux milans, nous avons tiré sur les chiens : une balle qui tombait près d’eux les faisait s’en aller lentement sans courir. Nous étions sur un mamelon, eux sur un autre ; tout le vallon compris entre eux et nous était dans l’ombre. Un chien blanc posé au soleil, oreilles droites. — Celui que Maxime a blessé à l’épaule s’est tourné en demi-lune, a roulé avec des convulsions par terre, puis s’en est allé… mourir dans son trou sans doute. À la place où il avait été atteint, nous avons vu une flaque de sang et une traînée de gouttelettes s’en allait dans la direction de l’abattoir. C’est un enclos de médiocre grandeur, à 300 pas de là ; mais il y a cent fois plus de charognes en dehors qu’en dedans, où il n’y a guère que des tripailles et un lac d’immondices. C’est au delà, entre le mur et la colline qui est derrière, que se voient d’ordinaire le plus de cercles tournoyants d’oiseaux. Tout le terrain de ce quartier n’est que monticules de cendre et poteries cassées. Sur un morceau de poterie, des gouttes de sang.

C’est le long de l’aqueduc que se tiennent d’ordinaire les filles à soldats, qui se livrent là à l’amour moyennant quelques paras. Maxime, en chassant, a dérangé un groupe, et j’ai régalé de Vénus nos trois bourriquiers moyennant la somme de 60 paras (une piastre et demie 7 sols environ). Ce jour-là, quelques soldats et des femmes fumaient au pied des arches et mangeaient des oranges ; un d’eux monté sur l’aqueduc faisait le guet. Je n’oublierai jamais le mouvement brutal de mon vieil ânier s’abattant sur la fille, la prenant du bras droit, lui caressant les seins de la main gauche et l’entraînant, le tout dans un même mouvement, avec ses grandes dents blanches qui riaient, son petit chibouk de bois noir passé dans le dos, et les guenilles enroulées au bas de ses jambes malades.

Lundi 7, entrée au Caire de la princesse belle-mère d’Abbas-Pacha, revenant du pèlerinage de la Mecque. On a été l’attendre au palais, qui est dans le désert de Suez. — Pèlerins montés sur des chameaux, qui descendent et se jettent dans les bras de leurs amis ou parents. — Deux hommes qui s’embrassent en pleurant et s’écartent aussitôt. — Manœuvres de l’infanterie irrégulière dans le désert. — Il fait froid et beaucoup de poussière ; Bekir-bey nous fait entrer parmi l’état-major ; la musique joue des polkas. — Le chef de musique, grosse bedaine en redingote et en souliers-bottes, à cheval : Nubar-bey, jeune Arménien à la tournure quartier latin, figure grotesque des pauvres pachas turcs serrés dans leurs uniformes européens.

Les chameaux de la princesse ont aux genouillères des miroirs entourés de colliers de perles, autour du cou un triple collier de sonnettes, sur la tête des bouquets de plumes de couleurs.

Les fenêtres de sa litière sont en forme de hublot de navire et décorées de glaces à l’intérieur.

Les lances des irréguliers sont, au bout de la hampe, décorées d’un hérisson de plumes.

Mercredi, je me promène tout seul dans le Caire, par un beau soleil, dans le quartier compris entre Carameïdan et la porte de Boulak (celle qui est au cœur de l’Esbekieh, à gauche en regardant le nord). Je me perds dans les ruelles et j’arrive à des culs-de-sac. De temps à autre je trouve une place faite par des décombres de maisons ou plutôt par des maisons qui manquent ; des poules picorent, des chats sont sur les murs. — Vie tranquille, chaude et retirée. — Quelques effets de soleil éblouissant, lorsque tout à coup on sort de ces ruelles si resserrées que les auvents des moucharabiehs des maisons entrent les uns dans les autres.

Jeudi 10, rentrée de la caravane de la Mecque, entrée du Tapis.

Nous nous levons matin et nous allons dans la rue, du côté de Bab-el-Foutoun, attendre la caravane. On voit des têtes de femmes aux fenêtres, sous les auvents des moucharabiehs, et qui se voilent dès qu’elles s’aperçoivent qu’on les regarde.

Sur un chameau est assis un homme tout nu jusqu’à la ceinture, qui se dandine en mesure, dervichisant. Les hommes de la cavalerie irrégulière ont des attitudes superbes de déguenillement et de férocité ; pas de pièces à leurs vêtements, de la poussière et pas de taches ; mais, en revanche, quelque bien disciplinée (relativement) que soit la troupe, c’est d’une opposition grotesque. — Plagiat européen, les pauvres officiers en sous-pieds, et quelles chaussures !

Chammas. — Mlle Rose Jallamion. — Histoire de Birr et du baron de Gottbert.

Jeudi 17. — Boulak, Nil, cange, soleil, vaste et calme aspiration. — Bains, seuls, parfums, lumière par les lentilles de verre des rotondes. — Bardaches. — Jusqu’à 1 heure de nuit nous travaillons avec Khabef-effendi.

C’est l’Épiphanie des Grecs, nous sortons à 1 heure du matin ; en attendant l’ouverture de l’église, nous stationnons dans un café. L’église ouvre à 4 heures du matin. — Église des Arméniens : une espèce de rotonde vitrée à l’entrée, dans laquelle on vend des bougies. Au moment où nous entrons, les assistants sont tournés le dos à l’autel et le nez vers la porte. Les tableaux religieux sont dans le goût de ceux des Coptes. — Effet charmant des chœurs à demi-voix (chantés par les enfants) qui continuent le point d’orgue du fausset poussé par l’officiant. Quand le fausset est au bout de son point d’orgue, le chœur, mezza voce, continue. Peu de beauté dans les costumes. Le signe de croix est mêlé aux vraies prosternations musulmanes : ainsi, d’abord un signe de croix, puis une prosternation où le front touche à terre.

Re-station dans un café, Max va se coucher, les Grecs ne sont pas encore ouverts. — Troisième station dans un café, Joseph et moi, il est 4 heures du matin.

Dans l’église grecque, tableaux byzantins d’un goût russe, cela vous reporte aux neiges. En entrant (pour la 2e fois) dans l’église, le demi-crépuscule commençait, j’avais ce picotement des yeux d’un homme qui a veillé sur ses jambes. Quelques grandes dames grecques entraient dans l’église ; j’ai été saisi par une bouffée de bonne odeur (fraîche) qui sortait de dessous leur voile, dans le grand mouvement de coude qu’elles faisaient pour le raffermir sur leur tête, et par le bas le vent soulevait. À cette heure je vois passer devant moi un bas d’étoffe rose et le bout d’un pied dans une pantoufle jaune pointue.

L’office fut interminable. Le patriarche dans sa chaire, fier et dur de regard, a apostrophé deux ou trois fois vigoureusement les femmes qui babillaient dans le gynécée. — Petit garçon en redingote allant lui baiser la main et se prosternant. — Abus du baisement de main. — Lui-même baise l’évangile. Après une quête on verse aux assistants de l’eau de fleur d’oranger sur les mains. — Je m’en vais à 8 heures et la messe n’a fini qu’à 10 !

Le lendemain matin, contrat avec raiz Ferzalis au consulat.

Lundi matin, visite à Soliman-Pacha.

Vendredi 25 janvier, cérémonie du Danseh. — Piétinement. — Tohu-bohu de couleurs, à cause de tous les turbans qui se pressaient. Deux voitures pleines d’étrangers ; une troisième voiture, verte, d’où sort la tête d’un nègre. Sur la terrasse du palais, à droite, des eunuques qui regardent. Deux troupes d’hommes se sont avancées, se balançant et hurlant, quelques-uns avec des broches de fer passées dans la bouche, ou des tringles passées dans la poitrine ; et aux deux bouts étaient des oranges. Un grand nègre, la tête portée en avant, et tellement furieux qu’on le tenait à quatre ; il ne savait plus où il était. Des eunuques tombaient sur la foule à grands coups de bâton de palmier pour faire faire place ; on entendait les coups sonner sur les tarbouchs comme sur des balles de laine, ça avait le son régulier et nombreux d’une pluie. Par ce moyen un chemin a été ouvert dans la foule et l’on y a déposé les fidèles en tête-bêche, couchés à plat ventre par terre. Avant que le shériff ne passât, un homme a marché sur l’allée d’hommes pour voir s’ils étaient bien serrés les uns contre les autres et qu’il n’y eût pas d’interstice.

Le shériff en turban vert, pâle, barbe noire, attend quelques moments que la rangée soit bien tassée ; son cheval est tenu à la bouche par deux saïs, et deux hommes sont aux côtés du shériff et le soutiennent lui-même. Cheval alezan foncé, le shériff en gants verts. À la fin ses mains se sont mises à trembler et il s’est presque évanoui sur sa selle, au bout de la promenade. Il y avait, à vue de nez, environ 300 hommes ; le cheval allait par grands mouvements et avec répugnance, donnant des coups de reins sans doute. La foule se répand aussitôt derrière le cheval quand il est passé, et il n’est pas possible de savoir s’il y a quelqu’un de tué ou blessé. Bekir-bey nous a affirmé qu’il n’y avait eu aucun accident.

La veille, nous avions été au couvent des Derviches. Furieux coups de tambourin, un homme se roulait par terre avec un couteau. Quels coups de tarabouks ! le canon n’en approche pas, comme effet terrifiant. — Tentes sur l’Esbekieh, nous nous y promenons le soir, aux lumières, à regarder les longues files de gens chanter.

Lundi 28, présentation de M. Lemoyne, consul général, au consulat du Caire. — Effet triste de l’habit brodé d’argent de M. Belin, sans croix, entre celui de M. Lemoyne et celui de M. Delaporte. — Pompe. — M. Desgontanis, en Européen, que nous avions vu la veille en vieil Égyptien, regardant chanter dans une tente de l’Esbekieh.

Mardi 29, réception de M. Lemoyne à la citadelle. — Non-envoi de troupes, on part nonobstant. — Grand divan en brocatelle. — Au fond, dans un angle, Abbas-Pacha (quelque chose de Baudry plus grand). — Mamelucks déplorables, ressemblent à des domestiques de louage. — Triste luxe. — Chammas avec une bande d’or à son pantalon, à cheval avec la canne. — Visite au consulat. — Zizinia descend de voiture, coulé en argent ; ressemblait à un bâton de sucre de pomme entouré de sa feuille de plomb. Il descend de sa voiture d’une manière carrée. — Visite chez Bekir-Lubert : « son altesse a été charmante ». M. Benedetti et Mme Mari. — La négresse de Bekir, drapée du menton dans son voile blanc, apportant les chibouks et le café.

Soirée froide et sans soleil.

Mardi 5 février, dîner chez Soliman-Pacha, avec M. Macherot, ex-professeur de dessin à l’école de Giseh (supprimée).

À 8 heures, couché dans la cange ; dévoré de puces pour l’inaugurer.

SUR LE NIL[5].

Nous restons la nuit amarrés devant le conac de Soliman-Pacha, Maxime attend des glaces par le courrier de demain.

Le matin, mercredi 6, nous entendons jouer au billard chez Soliman. — Nous faisons une petite course en sandal jusqu’à la pointe de l’île de Rhoda ; nos marins sont tout étonnés de voir un cawadja manier des avirons. À 2 heures, Joseph arrive… sans glaces ! Nous partons.

Bon vent arrière ; peu à peu, les barques, si nombreuses, s’éclaircissent. — Déjeuner. — La cange va, inclinée sur tribord ; le canot de la douane nous accoste : trois piastres et nous passons.

Il fait beau, nos marins sont joyeux, nos matelots font de la musique ; Joseph, à son fourneau, et l’écumoir à la main, exécute deux ou trois pas ; Chimy, le grotesque de la troupe, danse avec un bardach sur la tête. Le vent faiblit à l’entrée de la nuit. — Coucher de soleil. Les Pyramides de Sakkara se détachent en gris dans la couleur d’or, qui s’étend depuis la ligne de la terre jusqu’au milieu du ciel ; à gauche, c’est d’abord rose, jaune, vert, enfin bleu ; au milieu est le Nil jaune, et au milieu du fleuve la cange, et Joseph au milieu de la cange, avec un mouchoir noué sur son tarbouch.

Jeudi matin 7. — Quand je monte sur le pont, on est tout près de la rive. La couleur de la terre est exactement celle des Nubiennes que j’ai vues au bazar des esclaves.

On hale à la corde. Vers 10 heures, on s’arrête à une île du fleuve ; les Pyramides de Sakkara sont derrière nous, à droite. Nous descendons avec nos fusils dans l’île, nous rencontrons deux hommes couchés dans les roseaux, des canards et des oiseaux blancs ; c’est le grotesque de l’équipage qui nous suit avec un grand et gros bâton. — Sable dont l’aspect général est celui des bords de l’Océan ; sur la grève, quelques places mouillées qui ressemblent à de la crème de chocolat grise.

Khamsin. On s’enferme, le sable croque sous les dents, les visages en deviennent méconnaissables ; il pénètre dans nos boîtes de fer-blanc et abîme nos provisions, il est impossible de faire la cuisine. Le ciel est complètement obscurci, le soleil n’est plus qu’une tache dans le ciel pâle. De grands tourbillons de sable se lèvent et fouettent les flancs de notre daabié, tout le monde est couché. Une cange d’Anglais descend le Nil avec furie et tournoie dans le vent. À la nuit tombante Max descend à terre avec Sassetti et Joseph, et tend quelques lignes de fond.

Vendredi. — Tiré à la corde le matin pendant quatre heures. Nous amarrons au village de Kafr’laïat, où nous sommes un peu protégés de la poussière par sa berge plus haute. Quelques bateaux sont amarrés au bord. Nous passons la journée de khamsin renfermés dans notre chambre. Le soir nous mettons pied à terre et nous allons à 20 minutes de là chasser des tourterelles dans un bois de palmiers qui entoure un village. Jeune garçon en turban blanc qui nous suit et nous indique les oiseaux sur les branches, tout en filant au fuseau du coton jaunâtre.

Samedi. — Même mouillage, chasse le matin au même endroit. Vent froid. — Groupes de moutons et de buffles qui passent çà et là entre les palmiers, conduits par un enfant déguenillé ou par une femme ; le vent tord et colle avec furie les vêtements bleus de la fellah. — Silence. — Bientôt le village tout entier marche autour de nous et nous accompagne ; un jeune garçon grimpe au haut d’un palmier dénicher une tourterelle qui s’y était accrochée en tombant. Après le déjeuner, retour au même endroit et plus loin encore dans un autre bouquet de palmiers. Toute la journée nous faisons un effroyable abatis d’oiseaux. Couchés à 7 heures du soir, nous dormons quinze heures.

Dimanche. — Mauvais temps ; restés dans la cange toute la journée ; amarrés un peu plus loin que le village précédent. Un Arabe tenant en laisse les lévriers de Haçan-bey est venu les faire boire à la rivière. — Deux ou trois bateaux là. — Lu de l’Homère, écrit de la Cange.

Lundi. — Le temps se radoucit. Pyramide de Saioué à droite, que je vois le matin. Toute la journée halé à la corde. — Un peu de vent, le Nil est tout plat, nous marchons sur la berge, foulant du beau sable fin. Nous passons l’après-midi à paresser sur le pont ; le soir nous redescendons à terre à gauche, sur la rive droite.

Des nuages d’or, semblables à des divans de satin, le ciel est plein de teintes bleuâtres gorge pigeon : le soleil se couche dans le désert. À gauche, la chaîne arabique avec ses échancrures ; elle est plate par son sommet, c’est un plateau ; au premier plan, des palmiers, et ce premier plan est baigné dans la teinte noire ; au deuxième plan, au delà des palmiers, des chameaux qui passent, deux ou trois Arabes vont sur des ânes. Quel silence ! pas un bruit. De grandes grèves et du soleil ! le passage ainsi peut arriver à devenir terrible ; le Sphinx a quelque chose de cet effet.

Benisouëf. — Le 13, arrivée à Benisouëf. Comme notre cange aborde, un barbier se présente avec son miroir rond, incrusté, et ses serviettes pelucheuses. — Maison du gouverneur crépie à la chaux. — Son enfant vêtu à la stambouline et tiré dans des sous-pieds.

Jeudi 14. — Départ pour Medinet el-Fayoum, sur d’exécrables ânes, munis de bâts plus exécrables encore.

Campagne plate, tapis vert uniforme, relevé de temps à autre par un bouquet de palmiers cachant un village. Immense quantité de fèves ; on dirait que ce légume se venge de son interdiction. — Déjeuner près d’une fontaine, au village de El-Agegh. — Autre village plus grand où Maxime se perd.

Tombeaux ruinés, qui ressemblent à des culs de four ; des guenilles, des os blanchis paraissent à même dans la terre, comme une galantine coupée par la moitié.

Douer de Bédouins. — Belles filles dans la campagne. — Chiens hurlant autour des tentes déchirées. — Nous traversons un petit bout de désert, campagne redevient cultivée.

Medinet el-Fayoum. — « Favorisca » pour le café. — Couvent. — Deux Allemands sans culottes et en redingotes humant le raki. — Boule d’un janissaire Saba-Rahil, petit homme vif, ressemblant un peu à Potier. — Consommation de petits verres, avec des dragées. — Le soir on cause de saint Antoine, Arius, saint Athanase ; les notables du pays viennent nous examiner. — Dans un divan, accrochés au mur : une vue de Quillebœuf, une de Graville, paysage aux environs de Rouen ; ces méchantes lithographies lui venaient de M. Drouettes.

Le soir, après le dîner, re-petits verres et cantiques de la Vierge à tue-tête.

Le jeune garçon de Saba-Rahil présentant les chibouks avec beaucoup de grâce. — Pour ses péchés, le padre lui ordonnait comme pénitence de balayer sa chambre avec sa langue.

Je passe la nuit à me gratter, et à entendre les chiens aboyer.

Le lendemain matin, promenade le long du Bahr-Yousouf. Nous regardons un homme jeter un épervier. — Mosquée en ruines dont on voit les arcades au bord de l’eau ; tas de décombres réduits en tas de poussière grise ; arbustes au bord de l’eau, c’est là l’ancienne Medinet. — Promenade dans les bazars. — Visites au frère du gouverneur de la ville, Mahmoud-Aga, et au gouverneur du Fayoum, Yousouf-effendi.

Départ pour le lac Mœris. — Couché à Abou-Gausch. — Hazir, vieux, estropié de la main, figure de polichinelle. — Pour dîner, un plat de pain trempé. Le tapis sur lequel nous nous étendons a plus de puces que de fils, la chambre est bâtie en terre ; elle a deux fenêtres et une porte au haut d’un escalier en ruines. Je passe la nuit les yeux ouverts ; je vais fumer, dans ma pelisse, sur le mur, près de là, à gauche en sortant, et je regarde les étoiles. Le ciel est pur, les étoiles ont l’air de colliers, de couronnes brisées… les chiens aboient ; plus près, un petit enfant crie dans la nuit. À 5 heures, je réveille Joseph qui se lève d’un bond : « Si signore » ; à 6 heures, nous partons pour le lac, le sheik en tête.

Au bout de deux heures de marche, la verdure nous quitte, le terrain, sec, est crevassé par de grandes fentes régulières. — Canal de Bahr-Yousouf, énorme encaissement ; l’eau coule au fond entre des verdures rabougries. — Pittoresque inattendu des montagnes au milieu d’un pays plat.

Le lac est tout bleu foncé, les montagnes derrière. On arrive jusqu’au bord difficilement, à cause du marais. Les gens de la suite du sheik vont dans l’eau jusqu’aux genoux pêcher des poissons qu’ils prennent avec la main. Nous ne voyons du lac aucune extrémité, ni ce qui le termine à droite, ni ce qui le termine à gauche, mais seulement ce qui est en face, et la rive où nous sommes.

Retour à Abou-Gausch. Nous dévorons à pleines mains un morceau de mouton. Le brave sheik reçoit, à l’insu de ses gens, quatre medgids.

Retour à Medinet. Les buffles, les moutons, les chèvres, tout rentre, les gamins à califourchon sur des ânes chargés d’herbes, la poussière tourbillonne sous le pied des bêtes. — Dîner chez Saba-Rahil : le bon padre fait gras par politesse pour nous, et nous en donne la permission. — Plaisanterie de l’hôte sur le padre à ce sujet. Cela me rappelle M. le maire tourmentant M. le curé qu’il invite à dîner le dimanche. Notre hôte cependant faisait maigre. — Sa femme, grosse Syrienne, laide, à bonne figure, enceinte (des œuvres du padre ?). — Il boit à « la republica francesa » ; brave homme, religieux, hospitalier ; ses politesses nous touchent.

Dimanche. — Retour à Benisouëf. — Déjeuner près d’un santon, sous un grand arbre. De pauvres Arabes qui travaillent aux digues par corvée. — Bu, en guise de tasse, dans le long pot en fer-blanc à tabac.

Lundi. — Repos. — Rencontre de la cange de M. Robert et du Polonais qui a habité Neufchâtel. — Grands radeaux faits avec des jarres ballass et que l’on rame avec des baliveaux déracinés. — Nos matelots font venir une p… à bord, qui danse. — Danse dos à dos et tête à tête. — Au soleil couchant, le Nil est tout plat, le ciel rose, la terre noire ; sur le bleu du fleuve une teinte rosée, reflet du ciel ; devant nous, en plein raccourci, arrive une cange, les marins rament en chantant ; toute noire dans la lumière qui l’entoure ; elle aborde près de nous. Au dîner, Joseph se surpasse dans la confection d’un pâté comme il avait fait le matin pour une omelette.

De Benisouëf à Siout. — Les berges du fleuve, souvent, sont à grandes lignes droites les unes sur les autres.

La montagne blanche (charab) est mamelonnée en monticules, qui sont rayés en gris, rayés comme le dos d’une hyène ; d’autres fois, c’est une falaise blanche toute unie.

Djebel Téïr. — Couvent Copte. Moines à l’eau descendant tout nus de la montagne : « cawadja christiani, batchis, cawadja christiani » ; et les échos dans les grottes répètent « cawadja cawadja ». — Ils entourent le bateau… gueulade, coups de bâton ; Joseph frappe avec ses pinncettes. — Les noms d’Allah et de Mohammed, tohu-bohu de manœuvres, de coups. — Pendant ce moment, une barque nous croise.

À gauche (rive droite), la chaîne arabique se rapproche de nous. Quelquefois elle est inclinée, avec un attique qui règne en haut ; d’autres fois elle est à pic ; généralement elle affecte le profil d’un plateau, son sommet est presque toujours plat.

La chaleur commence.

Souadeh. — Vendredi 22, mouillé le soir à Souadeh. — Lune, bois de palmiers (c’est sur la rive droite, à gauche). Nous nous promenons dans un champ de cannes à sucre, trois matelots nous escortent avec leurs bâtons ; des chiens aboient, des rigoles coulent au pied des cannes à sucre.

De temps à autre, on rencontre une cange qui descend, presque toujours c’est un Anglais. Effet triste : on se croise, on se regarde passer sans rien dire. Sur le bord de l’eau, des échassiers rangés en file ; quand on descend sur la grève, on voit les marques innombrables de leurs longues pattes minces. Dans le ciel, bandes d’oiseaux qui se déploient comme la gigantesque lanière d’un fouet, détachée ; cela va en l’air comme une corde abandonnée, poussée dans le vent.

Pas de montagnes à droite, sur la rive gauche, ligne unie de palmiers ; la berge est grise.

Santon de Sheik-Saïd. — On donne à manger aux oiseaux qui sont censés porter le pain au santon pour la consommation des pauvres et des voyageurs ; on émiette du pain sur le pont, ils y viennent et le mangent ; on le leur jette dans l’eau, ils fondent dessus, les ailes ouvertes, et repartent.

De temps à autre, dans la roche, il y a des trous : ce sont les demeures des anciens ermites.

Le Nil, souvent, a l’air d’un lac, on est emprisonné par des coudes, on ne sait pas de quel côté on va, et comment on pourra sortir. La chaîne arabique généralement est une haute falaise blanche.

Sur le bord de l’eau un buffle qui nous regarde.

Manfalout. — Bâtie sur la rive, les maisons sont de même couleur qu’elle. Le Nil emporte la ville par morceaux.

Lundi 24. — Depuis deux jours nous ne voyons plus de grues, mais des hérons. Tantôt le bateau s’est engravé, nous avons poussé tous. Pendant le dîner nous arrivons au rivage de Siout et nous nous y amarrons. Quand nous sortons sur le pont, il fait à gauche un large clair de lune sur les flots, c’est une plaque d’argent. — Préparatifs de lettres pour demain matin. — Aujourd’hui, salut d’un bateau dont nous ne pouvons reconnaître le pavillon. Quatre coups de feu.

Siout (Lycopolis) est à un grand quart de lieue du Nil. — Au bord des digues, gazis ; dans une prairie, ibis noir.

Nous entrons dans la ville par le divan, le conac est à droite. — Grande cour carrée, blanche, plantée d’arbres ; rues en pente bien balayées. — Promenade vers la ville des morts, avec le docteur Curg ; nous voyons passer un enterrement.

Nous montons dans les grottes de Lycopolis. Par l’ouverture, large, vue encadrée des prairies ; au fond, la chaîne arabique. Au premier plan, se détachant dans la lumière, un âne ; à gauche, en bas, lorsqu’on descend, grand cimetière avec ses murs dentelés et ses dômes : les murs dentelés représentent d’ensemble un régiment confus de mâchoires de requins.

Notre guide nous prend par la main et nous conduit mystérieusement pour nous montrer l’empreinte, sur le sable, d’une bottine de femme. C’est une Anglaise qui a passé là il y a quelques jours. Pauvre garçon !

Déjeuner chez Curg. Sa femme, fille de Linant-bey.

Promenade dans les bazars. — Gros Syrien marchand de toiles. — Un Polonais causant en italien avec Max. — Bain excellent, tellement chaud que je ne peux mettre le pied dans la piscine.

Le jour s’abaisse, nous retournons à la cange ; les gens qui marchent sur la rive du fleuve ont l’air d’ombres chinoises ; il est nuit.

Mercredi. — Notre grotesque Schimi déserte. Après l’avoir attendu quelque temps, nous partons à 11 heures. Excellent vent arrière. Maxime a tué ce matin un petit oiseau vert qu’il vient de jeter à l’eau : c’était comme une fleur s’en allant sur les ondes, ce qui lui a fait dire spirituellement : « Les oiseaux ne sont-ils pas les fleurs de l’air ? »

Mercredi 27, jeudi 28, bon vent arrière.

Vendredi 1er mars. — À 11 heures 10 minutes du matin, aperçu le premier crocodile, il se tenait sur le sable, au bord de l’eau. Bientôt nous en voyons quelques autres, parmi les arbrisseaux, sur la berge, à gauche. Le raiz se soucie peu de nous descendre, à cause de la mauvaise réputation « de ces parages » où il y a beaucoup de voleurs. Pendant une heure et demie nous chassons vainement les crocodiles glissant et déboulinant dans les herbes.

Samedi 2. — Au milieu du jour, nous voyons plusieurs crocodiles à la pointe d’un îlot. Quand la cange approche, ils se laissent glisser dans l’eau, comme de grosses limaces. Nous marchons sur cet îlot de sable pendant une heure sans rien trouver. Au bout de l’îlot, je tue un petit vautour.

Hamameh. — Le soir, nous mouillons à Hamameh, en face Denderab ; cela devient grand. — Palmiers doums : cet arbre fait penser à un arbre peint. Petit bois, à tournure, avec des hommes en robe bleue, assis au pied, fumant leurs pipes. — Au coucher du soleil, la verdure devient archi-verte (on entre dans une autre nature, le caractère agricole de l’Égypte disparaît), la chaîne arabique est lie de vin, tout le paysage énorme.

Un pêcheur nous propose un crocodile empaillé. — Chien qui hurlait affreusement à son côté. — Nous enjambons plusieurs chadoufs pour aller dans le champ où était le crocodile.

Keneh. — Dimanche matin. — Comme Siout, la ville est à quelque distance du Nil, un bras stagnant du fleuve est au pied des maisons. Mais pour aller de la cange à la ville il faut une demi-heure à pied, vingt minutes en se pressant, d’abord sur le sable, ensuite sur une haute digue. Des arbres à gauche, parmi lesquels des cassiers.

Les bazars sentent le café et le santal. Au détour d’une rue, en sortant du bazar, à droite, nous tombons tout à coup dans le quartier des almées. La rue est un peu courbe ; les maisons, de terre grise, n’ont pas plus de quatre pieds de haut. À gauche, en descendant vers le Nil, une rue adjacente, un palmier. Ciel bleu. Les femmes sont assises devant leur porte, sur des nattes, ou debout… Vêtements clairs, les uns par-dessus les autres, qui flottent au vent chaud ; des robes bleues autour du corps des négresses. Elles ont des vêtements bleu ciel, jaune vif, rose, rouge, tout cela tranche sur la couleur des peaux différentes. Colliers de piastres d’or tombant jusqu’aux genoux ; coiffures de fils de soie (enfilés de piastres) au bout des cheveux, et faisant du bruit les unes sur les autres. Les négresses ont sur les joues des marques de couteau longitudinales, généralement trois sur chaque joue : c’est fait dans l’enfance, avec un couteau rougi.

Femme grosse (Mme Maurice) en bleu, yeux noirs enfoncés, menton carré, petites mains, les sourcils très peints, air aimable. Petite fille à cheveux crépus, descendus sur le front, marquée légèrement de petite vérole (dans la rue qui continue le bazar en suivant tout droit pour aller à Birr-Amber, passé l’épicier grec). — Une autre était vêtue d’un habar de Syrie bariolé. — Grande fille qui avait une voix si douce en appelant : cawadja ! cawadja !… Le soleil brillait beaucoup.

Arrivée inopportune de Fioravi (M. de Lauture m’a dit qu’il était mort depuis) et du sieur Ortalli : il faut aller chez eux ! — Récriminations d’Ortalli sur le compte de Curg. — Arrivée d’un domestique anglais et du drogman Abraham chez Fioravi, qui nous montre, sous une barrique, dans sa cour, une statue égyptienne (de la décadence) assise et les bras croisés c’est une femme. À la fenêtre, nous voyons une Grecque, petite, blanche, yeux bleus, allaitant un enfant (c’est la femme de Fioravi ?). — Fioravi, pantalon de toile, veste, main estropiée, spina ventosa. — Ortalli : « si vous avez besoin de moi ? », me rappelle François, mon guide d’Ajaccio.

Nous retournons dans la rue des almées, je m’y promène exprès ; elles m’appellent : « cawadja, cawadja, batchis ! batchis, cawadja ! » Je donne à l’une, à l’autre, des piastres ; quelques-unes me prennent à bras le corps pour m’entraîner, je m’interdis de les b..... pour que la mélancolie de ce souvenir me reste mieux, et je m’en vais.

Le fils Issa aveugle.

Nous avons un nouveau matelot, Mansourh. Avant de partir nous achetons à un homme qui nous les propose, sur le rivage, une boîte de dattes sèches de la Mecque !

Repartis vers 2 heures et mouillé à 11 heures du soir à Nakhadeh.

Jusqu’à présent le Nil ne se rétrécit pas.

La nuit, quelques étoiles se mirent dans l’eau, elles y sont allongées comme la flamme de grands flambeaux.

Le jour, sous le soleil, à la pointe de chaque vague brille une étoile de diamant.

Les montagnes ont quelquefois des dispositions de lignes pareilles à celles qui se trouvent dans un aérolithe, quand on le coupe par le milieu.

Lundi 4 mars, 2 heures. — Nous allons bientôt passer devant Thèbes. À droite, devant nous, derrière la montagne, se trouve la vallée des Rois ; à gauche, devant moi, il y a une petite barque où sont des hommes qui pêchent. Elle touche une grande grève de sable, au bout de laquelle est une ligne verte de palmiers. Le vent vient de reprendre, nous allons plus vite.

Passé devant Louqsor. — Je nettoyais ma lorgnette quand nous avons aperçu Louqsor, à notre gauche ; je suis monté sur la chambre. — Les sept colonnes, l’obélisque, la maison française. — Des Arabes assis au bord de l’eau près d’une cange anglaise. — Le gardien de la maison française nous crie qu’il a une lettre pour nous, c’est la carte du baron Anca. Nous haltons. Parmi les gens devant notre barque, un nègre, drapé comme une momie, tout en cartilage, desséché, avec un petit takieh sale sur le haut de la tête ; des femmes baignent leurs pieds dans l’eau, un âne est venu boire.

Coucher de soleil sur Medinet-Abou. — Les montagnes sont indigo foncé (côté de Medinet-Abou) ; du bleu par-dessus du gris noir, avec des oppositions longitudinales lie de vin, dans les fentes des vallons. Les palmiers sont noirs comme de l’encre, le ciel rouge, le Nil a l’air d’un lac d’acier en fusion.

Quand nous sommes arrivés devant Thèbes, nos matelots jouaient du tarabouk, le bierg soufflait dans sa flûte, Khalile dansait avec des crotales ; ils ont cessé pour aborder.

C’est alors que, jouissant de ces choses, au moment où je regardais trois plis de vagues qui se courbaient derrière nous sous le vent, j’ai senti monter du fond de moi un sentiment de bonheur solennel qui allait à la rencontre de ce spectacle, et j’ai remercié Dieu dans mon cœur de m’avoir fait apte à jouir de cette manière ; je me sentais fortuné par la pensée, quoiqu’il me semblât pourtant ne penser à rien, c’était une volupté intime de tout mon être.

Esneh[6]. — Mercredi 6. Arrivés à Esneh vers 9 heures du matin. Près de la berge quelques palmiers ; un peu plus loin on descend légèrement et l’on remonte par un mouvement de terrain ; là se trouve le quartier des Nubiens.

Bambeh. — Pendant que nous déjeunions, une almée, maigre et les tempes étroites, les yeux peints d’antimoine et ayant un voile passé par-dessus sa tête, et qu’elle tenait avec ses coudes, est venue causer avec Joseph. Elle était suivie d’un mouton familier, dont la laine était peinte par places en henné jaune, le nez muselé par une bande de velours noir ; très touffu, les pieds comme ceux d’un mouton factice, et ne quittant pas sa maîtresse.

Nous descendons à terre. La ville, comme toutes les autres, en boue sèche, moins grande que Kesneh, les bazars moins riches. Sur la place, café avec des Arnautes. La poste y réside, c’est-à-dire l’effendi y vient faire sa besogne. — École au-dessus d’une mosquée, où nous allons pour acheter de l’encre. — Première visite au temple, où nous ne restons guère. — Sur les maisons sont des sortes de tours carrées, avec des perches couvertes de ramiers. Sur leurs portes, quelques almées, moins qu’à Kesneh, d’un costume moins brillant, d’un aspect moins crâne.

Maison de Ruchiouk-Hânem. — Bambeh nous précède, accompagnée du mouton ; elle pousse une porte et nous entrons dans une maison qui a une petite cour, et en face de la porte un escalier. Sur l’escalier, en face de nous, la lumière l’entourant et se détachant sur le fond bleu du ciel, une femme debout, en pantalons roses, n’ayant autour du torse qu’une gaze d’un violet foncé.

Elle venait de sortir du bain, sa gorge dure sentait frais, quelque chose comme une odeur de térébenthine sucrée ; elle a commencé par nous parfumer les mains avec de l’eau de rose.

Nous sommes entrés au premier étage. On tourne à gauche au haut de l’escalier, dans une chambre carrée, blanchie à la chaux : deux divans, deux fenêtres, une du côté des montagnes, une autre donnant sur la ville ; de celle-là, Joseph me montre la grande maison de la fameuse Saphiah.

Ruchiouk-Hânem est une grande et splendide créature, plus blanche qu’une Arabe, elle est de Damas ; sa peau, surtout du corps, est un peu cafetée. Quand elle s’assoit de côté, elle a des bourrelets de bronze sur ses flancs. Ses yeux sont noirs et démesurés, ses sourcils noirs, ses narines fendues, larges épaules solides, seins abondants, pomme. Elle portait un tarbouch large, garni au sommet d’un disque bombé, en or, au milieu duquel était une petite pierre verte imitant l’émeraude ; le gland bleu de son tarbouch était étalé en éventail, descendait, et lui caressait les épaules ; devant le bord du tarbouch, posée sur les cheveux et allant d’une oreille à l’autre, elle avait une petite branche de fleurs blanches, factices. Ses cheveux noirs, frisants, rebelles à la brosse, séparés en bandeaux par une raie sur le front, petites tresses allant se rattacher sur la nuque. Elle a une incisive d’en haut, côté droit, qui commence à se gâter. Pour bracelet, deux tringlettes d’or tordues ensemble et tournées l’une autour de l’autre. Triple collier en gros grains d’or creux. Boucles d’oreilles un disque en or, un peu renflé, avant sur sa circonférence de petits grains d’or.

Elle a sur le bras droit, tatouées, une ligne d’écritures bleues.[7]

 
 

Les musiciens arrivent : un enfant et un vieux, l’œil gauche couvert d’une loque ; ils raclent tous les deux du rebfabeh, espèce de petit violon rond, terminé par une branche de fer qui s’appuie par terre, avec deux cordes en crin. Le manche aussi est très long par rapport au corps même de l’instrument. Rien n’est plus faux ni plus désagréable. Les musiciens ne discontinuent pas d’en jouer ; il faut crier pour les faire s’arrêter.

Ruchiouk-Hânem et Bambeh se mettent à danser. — La danse de Ruchiouk est brutale, elle se serre la gorge dans sa veste de manière que ses deux seins découverts sont rapprochés et serrés l’un près de l’autre. Pour danser, elle met, comme ceinture pliée en cravate, un châle brun à raie d’or, avec trois glands suspendus à des rubans. Elle s’enlève tantôt sur un pied, tantôt sur un autre, chose merveilleuse ; un pied restant à terre, l’autre se levant passe devant le tibia de celui-ci, le tout dans un saut léger. J’ai vu cette danse sur des vieux vases grecs.

Bambeh affectionne la danse en ligne droite ; elle va avec un baisser et un remonter d’un seul côté de hanche, sorte de claudication rythmique d’un grand caractère. Bambeh a du henné aux mains (elle a servi de femme de chambre au Caire, dans une maison italienne, et entend quelques mots d’italien ; un peu mal aux yeux). Leur danse, du reste, sauf ce pas de Ruchiouk indiqué plus haut, ne vaut pas de beaucoup celle de Hassan el-Bibesis. L’opinion de Joseph est que toutes les belles femmes dansent mal.

Ruchiouk a pris un tarabouk. Elle a, quand elle en joue, une pose superbe : le tarabouk est sur ses genoux, plutôt sur la cuisse gauche ; le bras gauche a le coude baissé, le poignet levé, et les doigts, jouant, tombent entr’écartés sur la peau du tarabouk ; la main droite frappe et marque le rythme ; elle se renverse la tête un peu en arrière, gourmée et la taille cambrée.

Ces dames, surtout le vieux musicien, absorbent considérablement de raki. Ruchiouk danse avec mon tarbouch sur sa tête, elle nous reconduit jusqu’au bout de son quartier, et alternativement monte sur nos deux dos en faisant beaucoup de charges.

Café de ces dames. — Gourbis, avec des jours de soleil entrant par les branches et faisant des taches lumineuses sur la natte où nous sommes assis. Nous prenons une tasse. — Joie de Ruchiouk en voyant nos deux mèches et en entendant Max dire : « la illah Allah Mohammed rassoun Allah ».

Seconde visite plus détaillée au temple, nous attendons l’effendi pour lui remettre une lettre. — Dîner.

Nous revenons chez Ruchiouk. La chambre était illuminée par trois mèches dans des verres pleins d’huile, mis dans des girandoles de fer-blanc accrochées au mur. Les musiciens sont à leur poste. — Petits verres pris très précipitamment, le cadeau de liquides et nos sabres font leur effet.

Entrée de Saphiah-Zougairah, petite femme à nez gros, yeux noirs, enfoncés, vifs, féroces et sensuels ; son collier de piastres sonne comme une charrette ; elle entre et nous baise la main.

Les quatre femmes assises alignées sur le divan et chantant. Les lampes font des losanges tremblotants sur les murs, la lumière est jaune. Bambeh avait une robe rose à grandes manches (toutes sont en étoffes claires) et les cheveux couverts d’un fichu noir à la fellah. Tout cela chantait, les tarabouks sonnaient, et les rebecs monotones faisaient une basse, criarde, piano : c’était comme un chant de deuil gai…[8]

 
 
 
 
 

Ruchiouk nous danse l’abeille. Préalablement, pour qu’on puisse fermer la porte, on renvoie Fergalli et un autre matelot, jusqu’alors témoins des danses, et qui, au fond du tableau, en constituaient la partie grotesque ; on a mis sur les yeux de l’enfant un petit voile noir, et on a rabattu sur les yeux du vieux musicien un bourrelet de son turban bleu. Ruchiouk s’est déshabillée en dansant. Quand on est nu, on ne garde plus qu’un fichu avec lequel on fait mine de se cacher et on finit par jeter le fichu ; voilà en quoi consiste l’abeille.

Du reste elle a dansé très peu de temps et n’aime plus à danser cette danse. — Joseph, animé, battant des mains : « là, eu, nia, oh ! eu nia, oh ! » Enfin, quand après avoir sauté de ce fameux pas, les jambes passant l’une devant l’autre, elle est revenue haletante se coucher sur le coin de son divan, où son corps remuait encore en mesure, on lui a jeté son grand pantalon blanc rayé de rose, dans lequel elle est entrée jusqu’au cou, et on a dévoilé les deux musiciens.

Quand elle était accroupie, dessin magnifique et tout à fait sculptural de ses rotules.

Autre danse : on met par terre une tasse de café ; elle danse devant, puis tombe sur les genoux et continue à danser du torse, jouant toujours des crotales, et faisant dans l’air une sorte de brasse comme en nageant. Cela continuant toujours, peu à peu la tête se baisse, on arrive jusqu’au bord de la tasse que l’on prend avec les dents, et elle se relève vivement d’un bond.

Elle ne se souciait pas trop que nous restions à coucher chez elle, de peur des voleurs qui viennent lorsqu’ils savent qu’il y a des étrangers. Des gardes ou maquereaux (auxquels elle ne ménageait pas les coups) ont couché en bas dans la chambre à côté, avec Joseph et la négresse, esclave d’Abyssinie qui portait à chaque bras la cicatrice ronde (comme une brûlure) d’un bubon pestilentiel. Nous nous sommes couchés, elle a voulu garder le bord du lit. Lampe : la mèche reposait dans un godet ovale à bec. — …

 

… , elle s’endort la main entre-croisée dans la mienne, elle ronfle ; la lampe, dont la lumière faible venait jusqu’à nous, faisait sur son beau front comme un triangle d’un métal pâle, le reste de la figure dans l’ombre. Son petit chien dormait sur ma veste de soie sur le divan. Comme elle se plaignait de tousser, j’avais mis ma pelisse sur sa couverture. J’entendais Joseph et les gardes qui causaient à voix basse ; je me suis livré là à des intensités nerveuses pleines de réminiscences. — …

 
 

— Une autre fois je me suis assoupi le doigt passé dans son collier, comme pour la retenir si elle s’éveillait. J’ai pensé à Judith et à Holopherne couchés ensemble. À deux heures trois quarts, réveil plein de tendresse…

 
 
 

Je fume un chicheh, elle va causer avec Joseph, rapporte un pot de charbons allumés, se chauffe, se recouche. « Basta. »

Quelle douceur ce serait pour l’orgueil si, en partant, on était sûr de laisser un souvenir, et qu’elle pensera à vous plus qu’aux autres, que vous resterez en son cœur !

Le matin nous nous sommes dit adieu fort tranquillement.

Nos deux matelots viennent pour porter nos affaires à la cange, je vais chasser autour d’Esneh après être rentré à la cange. — Champ de coton sous des palmiers et des gazis. — Des Arabes, des ânes, des buffles vont aux champs. Le vent soufflait dans les branches minces des gazis, cela sifflait comme chez nous dans les joncs. Le soleil monte, les montagnes ne sont plus comme le matin, en sortant de chez Ruchiouk, rose tendre ; l’air frais me fait du bien aux yeux. Hadji-Smaël qui m’escortait, se penche de temps à autre pour découvrir des tourterelles entre les branches ; quand il m’en montrait, je ne les voyais guère. Un homme puisait à une chadouf.

J’ai beaucoup pensé à ce matin (St-Michel), chez le marquis de Pomereu, au Héron, où je me suis promené tout seul, dans le parc, après le bal : c’était dans les vacances de ma quatrième à ma troisième.

Je retourne à la barque prendre Joseph. — Lettre donnée à l’effendi. — Achat de viande, de ceinture. — Le tailleur pour mes guêtres dans un khan où a habité Joseph lorsqu’il servait deux maîtres qui cherchaient des trésors. — Nous prenons de l’encre à la mosquée, les moutards emplissaient l’école et écrivaient sur des planches.

Nous rencontrons Bambeh et la quatrième femme qui jouait du tarabouk ; Bambeh s’est occupée de notre provision de pain. Elle a la figure extrêmement fatiguée.

Parti de Esneh à midi moins le quart. — Des Bédouins nous ont vendu une gazelle qu’ils avaient tuée le matin, de l’autre côté du Nil.

Temple d’Esneh. — Est au milieu de la ville, enfoncé dans les terrains. On y descend par un escalier en terre, fait depuis les déblais opérés jusqu’au pied des colonnes : ce n’est que le pronaos du temple. Au fond, porte au milieu, deux autres plus petites ; les murs sont couverts de grands dessins représentant des présentations d’offrandes à des divinités, partout les mêmes scènes sont répétées. Les colonnes sont couvertes d’hiéroglyphes. Sur les colonnes on voit une espèce d’oiseau ressemblant par le corps à un perroquet avec des oreilles et des pattes de lièvre ; il est accroupi sur le train de derrière, dans une position animée, et les pattes rapprochées de la tête. Comme plastique, l’ensemble du dessin de toutes ces représentations est généralement lourd, mastoc, décadent ; les genoux, au lieu d’être perpendiculaires à la jambe, sont rentrés en dedans, comme les miens, ce qui est laid.

Ce temple a de longueur 33 m. 70 et de largeur 16 m. 89, la circonférence des colonnes est de 5 m. 37, la hauteur totale des colonnes est de 11 m. 37. Il y a 24 colonnes.

Par l’ouverture supérieure, entre le sol et le plafond, la lumière arrivait en plein. — Sur un mur d’en face, poteries rondes pour recevoir des pigeons. — Un Arabe est monté sur le chapiteau d’une colonne pour laisser tomber le ruban métrique. Une vache jaune, à gauche, a passé sa tête. À l’entrée, débris de momies confisqués par le Gouvernement dans les environs et que l’on a mis là. Dans un des cercueils, tête d’enfant bien conservée, et encore parfaitement reconnaissable. Sur les dalles couronnant les murs (toit du temple), des noms de troupiers français. Mur de l’Est, et la date 1799 : Louis Ficelin, Ladouceur, Lamour, Luneau, François Dardant.

Il y a là aussi à côté — c’est ici que je le vois pour la première fois — des marques de pieds faites au couteau, comme si l’on avait, avec un couteau, suivi tout le contour du pied ; ensuite on a, par des raies, figuré la séparation des doigts. C’est au coin Sud-Est que se trouvent le plus de marques de pieds. À côté d’un de ces pieds est cette inscription :

Assouan. — Samedi 9 mars. — Arrivés à Assouan à travers les rochers qui sont au milieu du fleuve ; ils sont chocolat noir, de longues fientes d’oiseaux font dessus de grandes raies blanches qui vont s’élargissant par le bas. À droite, des colonnes de sable, nues, sans rien autre chose sur elles que le bleu du ciel, cru, tranchant. L’air est très profond, la lumière tombe d’aplomb, c’est un paysage nègre.

Assouan sur la rive droite. Nous doublons l’île d’Éléphantine pour y arriver, et nous voyons des gens du pays passer le fleuve, assis dans l’eau comme des Tritons, sur des bottes de cannes ou sur des troncs de palmier, et pagayant avec une seule rame. Le corps nu et noir brille au milieu des flots, jusqu’à la ceinture. Sur le bord on défait sa chemise, on la roule en turban autour de sa tête, on y glisse le chibouk ; arrivé à la rive opposée on laisse là cet étrange bateau, on remet (ou non) sa chemise et l’on s’en va.

Sur la plage d’Assouan, quelques petites canges. Des Nubiens sont autour de marmites qui bouillent, sous une espèce de tente supportée par quatre bâtons. — À gauche, en arrivant à Assouan, quand on double Éléphantine, restes d’un mur romain. — Rocher avec une inscription hiéroglyphique.

Éléphantine. — Promenade dans Éléphantine. Une cange échouée sur sa rive (côté d’Assouan), sous des palmiers, dans la position d’un gros poisson laissé par la marée. — Mansourh nous accompagne. — Enfants qui nous suivent. — Nous tournons, nous passons sous les palmiers ; les sakis, tirés par deux maigres vaches, crient ; un enfant est assis derrière. Au bout de l’île, banc de sable ; au milieu de l’île, verdure de l’orge ; à la partie méridionale, ruines, débris de poteries et un cimetière près de deux piliers (reste d’une porte), dont les dessins sont fort abîmés. À cet endroit, en se tournant vers le Nord, on a le paysage suivant : au premier plan, des terrains gris ; entre deux avancées de palmiers, la verdure de la prairie ; au bout de l’île, le Nil dans la découpure des rochers, et, sur la droite, le palais blanc de Mahmoud-bey, qui semble tout au bout de la prairie quoique en étant très loin ; des deux côtés, le Nil ; à gauche, des collines de sable toutes jaunes ; à droite, Siout dans les palmiers.

Au coucher du soleil, les arbres ont l’air faits au crayon noir et les collines de sable semblent être de poudre d’or. De place en place elles ont des raies noires minces (traînées de terre, ou plis du vent) qui font des lignes d’ébène sur ce fond d’or, or comme celui des vieux sequins.

Assouan n’est pas tout à fait sur le bord du Nil, il faut monter.

Nous allons dans un petit khan acheter de la gomme (à gauche, du même côté que le café). Le dessus, fait de nattes de palmier, était pénétré de soleil, il pendait en déchirures épaisses, losangées, etc. — Toiles d’araignées qui pendaient dans les coins. — La poussière unissait le ton varié des fils des nattes ; le bleu du ciel, féroce, passait à travers les trous de formes différentes.

Le Mâlim avec son fils, malade.

Le gouverneur, sur le devant de sa porte, porte ses deux mains à son turban pour saluer nos firmans ; à côté de lui, un gros blond obèse, couvert d’habits, ancien gouverneur de Wadi-Halfa. On lui amène un homme qui a découvert de l’argent dans l’île d’Éléphantine, qui l’a déclaré, et auquel on n’en donne pas moins la question pour savoir s’il n’a pas mis quelques pièces de côté ; un soldat déserteur ; une petite Nubienne fort bien faite, dont on mesure la taille avec un bâton pour tarifer la somme que chaque marchand doit payer par tête d’esclave.

Dans une boutique nous voyons une almée, grande, mince, noire ou plutôt verte, cheveux crépus nègres ; ses yeux d’étain roulent, de profil elle est charmante. — Autre petite femme gaie, avec ses cheveux crépus, ébouriffés sous son tarbouch.

Azizeh. — Cette grande fille s’appelle Azizeh. Sa danse est plus savante que celle de Ruchiouk. Pour danser elle quitte son vêtement large et passe une robe d’indienne à corsage européen. Elle s’y met ; son col glisse sur les vertèbres d’arrière en avant, et plus souvent de côté, de manière à croire que la tête va tomber : cela fait un effet de décapitement effrayant.

Elle reste sur un pied, lève l’autre, le genou faisant angle droit, et retombe dessus. Ce n’est plus de l’Égypte, c’est du nègre, de l’africain, du sauvage, c’est aussi emporté que l’autre est calme.

Autre pas : mettre le pied gauche à la place du droit, et le droit à la place du gauche, alternativement, très vite.

La couverture qui servait de tapis dans sa cahute faisait des plis, elle s’arrêtait de temps en temps pour la retirer.

Elle s’est mise nue, elle avait sur le ventre une ceinture de perles de couleurs, et son grand collier de piastres d’or lui descend… ; elle le passe par le bout dans sa ceinture de perles.

En dansant, précipités des hanches furieux et la figure toujours sérieuse. Une petite fille de deux ou trois ans, en qui le sang parlait, tâchait de l’imiter, et dansait d’elle-même, sans rien dire.

C’était sous une hutte en terre, à peine assez haute pour qu’une femme s’y tînt, dans un quartier hors de la ville, tout en ruines, et ruines à ras de terre. — Au milieu du silence, ces femmes en rouge et en or.

Sur le bord de la plage, un homme tenant des plumes d’autruches à la main, nous les propose à vendre.

Lundi 11 mars. — Le matin nous nous disposons à passer la cataracte et nous partons avec deux raïs spéciaux, et un pilote nubien (raïs Haçan) qui nous doit mener jusqu’à Wadi-Halfa.

Notre vieux pilote, ridé, à grand nez, courbé sur la barre et regardant au loin. — Des enfants, montés sur des troncs de palmiers, se jettent dans les tourbillons d’écume et disparaissent ; on voit la proue de leur tronc de palmier qui se cabre lorsqu’ils remontent à la surface, ils abordent sur le pont, tout ruisselants d’eau. Ça a l’air de statues de bronze dégouttelant de l’eau des fontaines, que le soleil fait briller sur leurs corps. Les dents des Nubiens sont plus longues, plus larges et plus écartées, la musculature est moins forte que celle des Arabes.

Les rochers semblent être de grands blocs de charbon de terre, morceaux de granit rose ; ailleurs, le granit est veiné comme du marbre.

À midi et demi, nous nous arrêtons au bas des cataractes et nous y passons la nuit dans une petite anse, au milieu des rochers. — Promenade sur les rochers. — Les cataractes sont encloses de collines. Il y en a trois, à gauche ; sur un plan secondaire, une quatrième s’aperçoit entre la deuxième et la troisième. Deux enfants nous accompagnent, l’un petit, tout nu, tête moutonnée, auquel nous avons donné des colliers le matin. — Succès de nos colliers.

À gauche, il y a une grande digue naturelle de sable, c’est le vent qui l’a faite. Nous marchons dans l’ombre qu’elle fait, nous montons dessus. Nous étions tout à l’heure sur son côté Ouest ; quand nous sommes parvenus sur sa crête, nous trouvons tout le côté Est illuminé par le soleil d’une teinte d’or pâle. Nous marchons faisant ébouler le sable qui fuit sous nos pieds comme une onde.

Mardi 12. — Nous partons à 7 heures du matin. La grande voile de la cange passe entre les rochers, qu’elle frise souvent. Vue de terre, avec ses deux voiles dépliées et lorsqu’elle est au repos, elle semble un grand oiseau (une cigogne) arrêté les ailes ouvertes, mais dont la tête serait cachée sous ses jambes.

Un homme se jette à l’eau pour porter le câble de l’autre bord. Je vais à pieds nus sur les rochers, guidé par le fils d’un sheik d’un village voisin qui, la veille, était venu travailler à bord. On attache un câble de côté pour que le bateau ne dévie pas, et avec un second câble on tire en avant.

Un vieux raïs (Douchi) vient là rien que pour crier ; il se balançait comme un singe et lançait ses bras en poussant des cris aigus qu’il variait, paraissant s’inquiéter beaucoup plus de faire suivre ce rythme que de la manière dont on tirait le câble. Quelquefois le bateau était entré dans l’eau jusqu’à moitié par l’avant, tandis que l’arrière, levé déjà du niveau inférieur, restait suspendu en l’air. Une longue file d’hommes sur les rochers, tirant tous à la fois en chantant ; la cange couverte d’hommes qui poussaient, criaient, chantaient ; bruit des eaux, enfants s’y jetant, corps ruisselants d’eau qui en sortent, écume au bord des rochers noirs, soleil, sables jaunes.

Nous passons au milieu d’un petit village nubien. Un soldat (en vert) veut me prendre mon guide pour une rixe de la veille ; j’arrange l’affaire. — Petite fille nue avec un caleçon de franges de cuir, un collier et des bracelets de perles de couleur ; les cheveux frisés en petites mèches sont disposés sur le front de manière à y décrire un fer à cheval.

La cataracte abandonnée, ouverte il y a une quarantaine d’années par le vieux Douchi et où il a perdu un vaisseau d’Ibrahim-Pacha, est toute droite comme un canal (elle est à droite en montant, lorsqu’on suit le grand chenal). Cinq hommes s’y jettent pour m’amuser, trois sont montés sur des troncs de palmiers et deux sont à la nage.

Mahatta. — Je monte dans notre sandal conduit par deux enfants, qui me mènent jusqu’au village de Mahatta, où doit arriver la cange. Bouquets de palmiers entourés de petits murs circulaires, au pied d’un desquels fumaient deux Turcs ; c’était comme une gravure, une vue de l’Orient dans un livre.

Dans la poussière se traînait un enfant rachitique, ses cuisses n’étaient pas plus grosses que le bas de ses jambes, et son dos était bossu comme s’il avait eu la colonne vertébrale cassée.

Au village nubien que j’ai traversé avec Joseph, il m’a montré un jouet d’enfant, consistant en un tout petit bout de bois d’où partent plusieurs lanières de cuir, dont quelques-unes sont garnies de perles de couleur, le tout est recouvert de trois ou quatre loques grises de poussière.

Nous rembarquons nos bagages apportés par des chameaux. — Sassetti couvert d’armes.

Après Mahatta, les palmiers deviennent fort gros. Une file de bœufs du Kordofan passe à gauche sur la rive droite, le Nil va se resserrant, les montagnes ne le quittent plus ; il a l’air de ne pas couler ; le courant, si fort en deçà des cataractes, est ici faible.

Mercredi 13. — Il passe devant nous une migration de cigognes. — Fête grotesque donnée à Fergalli : il est nommé pacha, ses sujets viennent lui présenter leurs hommages ; avec leur main et leur bouche ils imitent le bruit des instruments, pets factices faits avec les mains. Fergalli fait semblant de leur donner un batchis, le bierg, avec un couteau, lui scie quelques poils de la barbe.

Abou-Horr. — Jeudi 14. — Arrêtés à Abou-Horr, juste sous le tropique du Cancer, faute de vent. Quelques Nubiens viennent nous vendre différents objets. Maxime essaie de faire une épreuve d’un chadouf. — Laideur d’un grand nègre qui pose à droite.

Le village est au pied de la montagne, dont les assises régulières, amoncelées, donneraient (si on ne les avait déjà vues) la meilleure idée de la base en ruine de la Grande Pyramide. Les petits garçons sont tout nus, les jeunes filles n’ont qu’un caleçon d’aiguillettes de cuir. L’aiguillette de cuir se retrouve partout et les chevelures me semblent l’imiter, à moins que ce ne soit l’aiguillette qui imite la chevelure.

Le courrier de la poste s’est arrêté devant moi pour me demander un batchis, il portait sur son dos une sacoche en cuir et à la main le petit bâton de gazis, recourbé. Derrière lui, et courant aussi, suivait un jeune garçon sonnant une sonnette et qui avait, passé au bras gauche, un poignard attaché à un bracelet de cuir. Ils sont repartis en courant.

J’ai vu une petite fille de douze ans environ, nue, charmante, avec son petit caleçon de cuir battant sur ses petites cuisses et ses petites mèches tressées tombant sur ses épaules. Ses yeux d’émail souriaient, ses reins cambrés. Elle avait un petit collier rouge et des bracelets à grains bleus, elle portait un panier dans une pauvre maison et elle en est ressortie. À côté d’elle, sa mère, contre laquelle elle se tapissait, femme à figure carrée, d’expression douce, fort belle autrefois. — Vieille femme aveugle conduite par une petite fille ; petite fille aveugle, toute nue, à qui nous avons donné l’aumône.

Le soir nous nous sommes promenés sur la berge, sous des palmiers touffus. Deux nègres, assis par terre, épluchaient du coton. Entre ces grands palmiers, qui sont au premier plan, et un bouquet d’autres palmiers plus petits et dont les branches retombaient en courbes molles, comme eussent fait des jets de liquides verts, on voyait le Nil ; après le Nil, qui entrait là dans les terres, au troisième plan, s’avançait une demi-lune de grands palmiers ; après eux, une grande pelouse d’orge, très verte, qui allait jusqu’à la montagne au pied de laquelle est le village. Ses maisons grises confondent avec elle leur ton, et comme ces maisons sont carrées, il semble que ce ne soit que quelques grosses pierres des assises inférieures de la montagne. Entre les premiers palmiers et le Nil (entre le premier et le second plan), il y avait deux petits carrés de cotonniers, dont les feuilles sont rouges, rouillées par place ; des coques de coton commençaient à s’ouvrir.

D’Abou-Horr à Maharrakah, cela redevient Égypte. Les montagnes basses et épatées sont plus reculées ; sur les rives, un peu d’herbe. On prendrait de loin la montagne de Maharrakah pour une pyramide. Le Nil, plus large depuis ce matin, se resserre.

Médyk. — Nous amarrons le soir, à 5 heures, à Médyk.

Promenade à droite, sur la rive gauche : sable très jaune ; dans le sable, par places, parmi sa couleur jaune, de grandes dalles de grès gris. Le Nil est couleur bleu sale ou ardoise pâle, les montagnes sont gris noir. Le soleil toute la journée a été caché, le ciel pâle et sale. — Fort vent d’ouest. — Nous sommes arrêtés maintenant près d’une sakieh ; à mesure que l’on avance, elles deviennent de plus en plus couvertes.

Korosko. — Paysage grandiose et dur, encadré (lorsqu’on arrive) par deux vieux gazis. — Grandes montagnes de pierre : une, deux et la troisième par derrière. — Dans la gorge à droite en débarquant de la barque, est le commencement du chemin de Kartoum, c’est par là qu’on s’en va.

Hideuse vieille femme accroupie à arranger du coton, et qui avait une petite fille sur ses genoux.

Quelques Ababdiehs. — Leurs chameaux : quelques-uns ont, quant à la tête, des mines de girafes. L’on raccommodait l’ongle du pied de l’un d’eux avec un bout de cuir. — Coiffure des Ababdiehs : pas de bonnet ; des deux côtés de la tête ils portent les cheveux longs en deux grosses touffes ; sur le sommet les cheveux sont hérissés, coupés en brosse, ou rasés (plus rare). Ils ont le type bien moins nègre que les Nubiens et la peau beaucoup moins noire aussi. Air brave et intelligent. — Saleté des femmes de Korosko : elles se graissent les cheveux avec de la graisse de mouton, qu’elles délayent dans leur bouche ; leurs mèches en sont collées de manière à ne pouvoir reconnaître que ce soient des cheveux ; la crasse noire reste par plaques sur leur peau. — Deux femmes : une petite, camuse, nez très écrasé du milieu, fort, grands yeux ; une grande à qui je marchande deux mèches avec ses ornements en or. La première tournait des grains dans un panier plat.

Au coucher du soleil, le ciel s’est divisé en deux parties : ce qui touchait à l’horizon était bleu pâle, bleu tendre, tandis qu’au-dessus de nos têtes, dans toute sa largeur, c’était un immense rideau pourpre à trois plis, un, deux, trois. Derrière moi et sur les côtés, le ciel était comme balayé par de petits nuages blancs, allongés en forme de grèves, il avait eu cet aspect toute la journée. La rive à ma gauche était toute noire. Le grand rideau vermeil s’est décomposé en petits monticules d’or moutonnés, c’était comme tamponné par petites masses régulières. Le Nil, rougi par la réflexion du ciel, est devenu couleur sirop de groseille. Puis, comme si le vent eût poussé tout cela, la couleur du ciel s’est retirée à gauche, du côté de l’Occident, et les ténèbres sont descendues.

Dimanche 17 mars. — Pas de vent, nous faisons environ deux lieues, à la corde. — Chassé sur la rive gauche, sous des palmiers ; je tue plusieurs tourterelles et trois oiseaux de proie, dont deux gypaètes. Des enfants et un grand nègre nous suivaient. Les animaux atterrés avaient peur de nos coups de fusil et bondissaient en tirant sur leur corde.

Au coucher du soleil, nous voyons les montagnes de la chaîne libyque par des échappées de palmiers ; le ciel est bleu tendre, l’atmosphère rose.

Temple de Hamada, sur la rive gauche du Nil, à deux cents pas du rivage ; le sable le domine sur les côtés.

Il est en grès. Quatre files de piliers, trois piliers à chaque file ; au bout de chaque file, une colonne à chapiteau carré.

Le temple est recouvert par de grandes dalles plates, dont plusieurs sont chargées d’inscriptions grecques illisibles. Il y a sur ces dalles des ondulations régulières naturelles, comme seraient des vagues : c’est le temps qui a fait cela, la pierre qui s’est usée, à moins de supposer, ce qui est peu probable, qu’on ne l’ait pas suffisamment dégrossie.

Une porte carrée, un couloir transversal sur lequel s’ouvrent les trois portes des trois couloirs parallèles qui, par le fond, communiquent entre eux. Dans le pronaos, des caractères sont profondément entaillés ; dans le temple, ils sont en relief et peints comme les figures.

Le couloir du milieu est le plus large, comme serait la nef, et au fond, juste en face la porte, il y a, peinte sur le mur, une cange portant trois figures : la première est assise, coiffée du pschent, coloriée en jaune ; la deuxième assise, en rouge, à tête d’épervier, coiffée de la boule et tenant le nilomètre ; la troisième, en rouge, sans coiffure apparente, debout, présente aux deux premiers personnages quelque chose dans ses deux mains, qui semble être deux boules ou sphères. Une très longue inscription hiéroglyphique est placée sous cette représentation.

Même pièce : le visage tourné vers la porte et assises sur des trônes sont deux figures de grandeur nature : la première à droite, en rouge, à tête d’épervier, coiffée de la boule, tenant la clef et le nilomètre, avec un appendice qui part au-dessus de l’articulation du genou et retombe vers les pieds, espèce de long crochet, plus large à mesure qu’il descend vers la terre ; la deuxième, à gauche, en bleu, avec ce même crochet, portant la clef et le nilomètre, coiffée d’un très long pschent dont les petits carrés sont alternativement rouges et bleus.

À droite, après l’inscription, trois grandes figures, debout : la première, tournée vers le fond, en rouge, calotte noire, uræus, bâton sur lequel il appuie sa main gauche ; la deuxième, en bleu, très long pschent, la clef, il est tourné vers la porte d’entrée ; la troisième, tournée vers le précédent, en rouge, uræus (mutilée).

Sur le mur de gauche, trois grandes figures, rouges : la première, plus près du fond, le regarde ; la deuxième, au milieu, a une tête d’épervier, des bandelettes bleues, et présente un vase sur lequel il y a une clef et deux autres attributs ; la troisième, sa coiffure figure une espèce de lyre et est portée en arrière, sa main droite porte la clef, sa gauche est unie à la droite du précédent et de leurs mains confondues pendent, de chaque côté, comme des jets parallèles.

Le temple est éclairé par le jour de la porte et par les trous du plafond faits par les Arabes qui l’ont habité.

Dans la petite pièce du fond, après le couloir de droite, trou dans l’angle droit. Un large rayon de soleil passait, dans lequel tournoyait de la poussière ; la lumière allait frapper un œil surmonté d’un vase et éclairait les figures bleues et rouges.

Pièce de droite : près la porte d’entrée, un pasteur, debout, conduit ses troupeaux ; quatre bœufs, échelonnés l’un sur l’autre, entre les intervalles des cordes qui vont en faisceau se réunir dans la main du pasteur, partant du pied des bêtes où elles sont attachées.

Même pièce : sur le côté gauche en entrant : figure debout, une étoile, un glaive, la main gauche fermée ; le corps est terminé en gaine et deux mains, qui passent par derrière et que l’on voit en raccourci, semblent y rajouter des pieds.

Dans le pronaos il y avait trois Nubiennes et une négresse qui ramassaient des crottes de chèvre, qu’elles épluchaient dans le sable. Le temple y est enfoui.

Au-dessus du pronaos, ruines du tombeau.

Quand on est monté sur les dalles extérieures du temple, on a derrière soi le désert avec ses sables jaunes, en face le Nil, et au delà les montagnes grises mamelonnées. Entre le Nil et les montagnes, ligne de verdure des palmiers et des champs d’orge. La rive du Nil est ornée de place en place de sakiehs ; à droite, le Nil fait un coude et l’horizon s’aplatit.

Du fond du temple on voit le Nil compris entre le sable qui dévale vers l’entrée du temple et le grès du plafond et des piliers du pronaos ; les dieux peints sur la bari pouvaient voir les canges passer.

Dœrres. — Une plage. — Montée. — Un grand sycomore ramus. — Le gouverneur accroupi sur un divan en terre recouvert d’un tapis râpé, nous invite à prendre le café. Les rues sont larges, des murs gris assez élevés entourent des jardins pleins de palmiers et dont les feuilles retombent ; il fait tranquille, air chaud. Des Nubiens en longue chemise blanche passent ; à l’angle d’un mur, un groupe assis et fumant.

Au bout de la ville, une colline. — Quelques tombes entourées de murs en briques crues. — Ce qui est sur le mort même (ce qui remplace la pierre sépulcrale) est un assemblage de petits cailloux ; sur le mur règnent pour un ornement des briques posées obliquement et se touchant par leurs angles comme des châteaux de cartes, le sommet des angles est recouvert d’un rang de briques posées à plat.

Temple. — Le pronaos est détruit, il ne reste que les bases des piliers. Sur les deux côtés de la porte, un grand guerrier en mouvement, tenant sous sa main un faisceau de peuples vaincus.

Sur le mur de gauche, un dieu coiffé de la coiffure d’Ammon, tenant un fouet et ayant le phallus en érection, érection horizontale ; plus loin, sur le mur, un homme dans une forêt.

Nous voyons sur la grève des pastèques dans des petits tas de sable longs.

Mardi 19. — Fait sept lieues environ. — Dans l’après-midi, abordé deux canges de marchands d’esclaves qui descendent vers le Caire. — Acheté des ceintures et des amulettes.

Bateaux de Gellabs. — Le premier avait pour maître un gros homme à favoris noirs ; nous montons sur la chambre, il nous offre des bouquets de plumes d’autruches.

Les mâts sont abattus, le bateau descend à l’aviron, les femmes noires sont entassées dans des poses différentes ; quelques-unes broient de la farine sur des pierres, avec une pierre, et leur chevelure pend par-dessus elles, comme la longue crinière d’un cheval qui broute à terre. Dans ce mouvement de broiement, leurs seins ballottent avec le catogan de cuir qu’elles ont sur le dos et leur chevelure tressée. — Une mère avec son petit enfant. — On en coiffait une. — Petite fille du plateau de Gondar avec des piastres au front, elle est restée immobile et placide quand Maxime lui a mis le collier de boules de mercure. Toutes ces têtes sont tranquilles, pas d’irritation dans le regard, c’est la normalité de la brute.

Pour avoir encore quelques colliers, le gellab, quand nous sommes partis, a fait sortir de la chambre deux ou trois des mieux ou des plus proches de la porte. Une Abyssinienne, grande, hautaine, se tenait debout, appuyée sur le plat-bord, le poing sur la hanche, et nous regardait nous en aller.

Deuxième barque : le marchand est en turban blanc. Nous nous asseyons sous le tendelet, sur un divan sanglé. On coiffe une femme avec une pointe de porc-épic, on défait ainsi une à une les petites mèches tressées et puis on les refait.

Les gellabs nous proposent de beaux sacs, des courges ; celui du deuxième bateau une sorte de pot à eau en cuir, à deux bras, et que l’on peut porter à l’aide d’une courroie.

Ces femmes sont balafrées de tatouages ; dans la seconde barque il y en avait une qui avait son dos ainsi marqué du haut en bas, ça faisait tout le long des reins des lignes de bourrelets successifs, cicatrices de coupures cicatrisées au fer chaud. Sur tous ces bateaux, il y a, parmi les femmes, de vieilles négresses qui font et refont sans cesse le voyage ; c’est pour consoler et encourager les nouvelles esclaves ; elles leur apprennent à se résigner et servent d’interprètes entre elles et le marchand, qui est Arabe.

Dans certains couchers du soleil, les nuages partent d’une crête principale comme les mèches d’une crinière (de cheval) lumineuse.

Les nuages marbrent le Nil en grandes plaques bleu pâle.

Wadi-Halfa. — Vendredi 22. Nous abordons sur la plage de Wadi-Halfa comme nous finissions de dîner. Le clair de lune brille si bien sur le sable que ça semble un effet de neige, le sable paraît fort blanc, la plage est large. À un demi-quart de lieue (à gauche) est une ligne de palmiers dans lesquels sont quelques maisons : c’est là tout le village ; à droite, de l’autre côté du Nil, est le désert avec deux petites montagnes de forme conique (tronquées par le sommet) et très larges par la base.

Sur la plage, un ingénieur arabe, parlant bien le français, Khahill-effendi, et un autre effendi nubien, en chemise blanche qui, au clair de lune, flottait au vent. Toute la journée le vent avait été fort et nous avait bien poussés. — Visite de ces trois messieurs. L’ingénieur arabe (Mahmoud ?) : haine des Anglais, dont un dernièrement lui avait refusé une bouteille de raki et qui, le lendemain, en avait vendu cinquante à un autre compatriote ! Il nous fait des citations de la Tour de Nesle, chante : « ouvre-moi ta porte », parle du fanatisme musulman, etc. (le lendemain matin, Joseph l’a vu faire ses ablutions et ses prières comme un bon dévot) ; il est venu ici pour le travail de canalisation des cataractes. Nous lui faisons cadeau d’une bouteille de raki, ce qui paraît lui faire extrêmement plaisir : il faut qu’il prenne la goutte tous les matins, « il ne peut s’en passer ».

Djebel-Abousir. — Samedi 23, excursion à Djebel-Abousir, par le désert d’Abou-Solôme, rive gauche du Nil.

Le derrière de la montagne « ahones principier à ganter la montagne » (sic) ressemble au derrière de la tête du Sphinx. Beau ravin de sable entre les roches. La deuxième cataracte, dont nous ne voyons d’ici qu’une partie, me paraît plus plate que la première. C’est une succession de petits lacs encadrés dans des rochers noirs très luisants, comme du charbon de terre. Çà et là, entre l’eau et les granits noirs, quelques lignes minces de verdure ; ce sont des gazis qui ont poussé entre les roches. La tête d’Abousir, par derrière (forme de champignon), est couverte de noms de voyageurs : toutes dates modernes, peu de Français, presque tous Anglais ; il y en a qui ont dû demander trois jours à entailler. — Belzoni 1816.

Nous descendons vers la seconde cataracte par une pente de sable où nous enfonçons jusqu’aux genoux. D’en bas, la montagne, coupée à pic, ressemble à une falaise. Il y a dans l’épaisseur du roc une grande entaille, comme une dalle immense posée de champ, comme un long pan de mur qui se détache. Nos Arabes jettent des troncs dans la fissure pour faire envoler des oiseaux. — Silence. — Bruit de l’eau et des cascades, tourbillons sur le courant. Des endroits plats, tels que des nappes d’huile, indiquent les places circonscrites par des courants. Max se jette à l’eau pour aller dans une petite île voisine, à droite ; nous remontons par le ravin de sable.

Grand vent et grande chaleur pour revenir à Wadi-Halfa, la poussière nous abîme les yeux et croque sous les dents, elle colle dans les cils, nous avons soif.

Avant de repasser l’eau pour gagner notre barque, nous visitons des marchands du Sennahar qui sont campés là, en face Wadi-Halfa. — Dents d’éléphant, enfermées dans des peaux blanches qui prennent la forme des dents et toutes leurs marques. Un petit singe maigre et fatigué est attaché à un tronc d’arbre renversé, il boit dans une courge.

Les hommes du Sennahar sont gras, sans musculature saillante ; poitrine développée et seins pointus comme une femme. Ils sont extrêmement noirs, avec des traits caucasiques : nez peu larges, longs, fins, lèvres minces ; le regard n’est ni sémitique ni nègre, il est doux et malicieux ; l’œil est entièrement noir sans que le blanc soit couleur café, comme chez les Nubiens. L’un d’eux a une exostose au front et un autre en a une au poignet.

Dimanche 24 mars, jour des Rameaux. — Parti à 6 heures du matin, en canot, pour la cataracte, avec rais Haçan et trois autres Nubiens de la première cataracte. J’ai avec moi un petit raïs de quatorze ans environ, Mohammed ; il est de couleur jaune, une boucle d’oreille d’argent à l’oreille gauche. Il ramait avec une vigueur pleine de grâce, criait, chantait en passant les courants, menait tout le monde ; ses bras étaient d’un joli style, avec ses biceps naissants. Il a ôté sa manche gauche ; de cette façon il était drapé sur tout le côté droit, avait le côté gauche et une partie du ventre à découvert. Taille mince. Plis du ventre qui remuaient et descendaient, quand il se baissait sur son aviron. Sa voix était vibrante en chantant « el naby, el naby ». C’est là un produit de l’eau, du soleil des tropiques, et de la vie libre ; il était plein de politesses enfantines : il m’a donné des dattes et relevait le bout de ma couverture qui trempait dans l’eau.

Sur des rochers plusieurs gypaètes étaient posés ; au bas d’un rocher, à gauche en allant à la cataracte, un vieux crocodile échoué. Le soir nous avons revu les mêmes gypaètes et, de plus, avec eux un chacal qui s’est enfui à notre approche.

J’arrive au pied de Djebel-Abousir à 9 heures, et je tire de nombreux coups de fusil pour appeler Maxime. De loin un rocher noir, brillant au soleil, me fait l’effet d’un Nubien en chemise blanche, posté en vigie, ou d’un morceau de linge blanc qui sèche. Comment ce qui est noir peut-il ainsi arriver à paraître blanc ? c’est quand le soleil éclaire le tranchant d’un angle. J’ai plusieurs fois observé ce même effet, et Gibert m’a dit, à Rome, l’avoir remarqué également.

Je déjeune sous la pente de la tente, en plein soleil. Je m’étais couché par terre pour chercher un peu d’ombre, mais l’ombre n’a pas tardé à s’en aller.

Promenade autour des deux pics voisins, la tente était devant eux, en avant de la cataracte (c’est-à-dire du flanc de la cataracte). Au détour du premier pic, du côté du désert, grand mouvement de sable ondulé ; les cataractes sont au bout, dans cet encadrement (bien entendu faisant dos à l’Ouest). Du haut du second pic, on voit le désert, d’abord mamelonné, puis s’en allant par grandes lignes plates. En se tournant vers le Nord on voit un bout du Nil. Je reviens à la tente tout seul, par le désert et derrière les montagnes. — Silence. — Silence. — Silence. — La lumière tombe d’aplomb, elle a une transparence noire. Je marche sur les petits cailloux, la tête baissée ; le soleil me mord le crâne.

Retour à Wadi-Halfa en canot, avec Maxime. — Le petit Mohammed comme le matin. — Nous sommes balancés par le vent et par les vagues, la nuit tombe, les vagues battent l’avant de notre canot qui se cabre, la lune se lève. Dans la position où j’étais, elle éclairait ma jambe droite et la partie de ma chaussette blanche comprise entre mon pantalon et mon soulier.

Lundi. — À 9 heures du matin, je pars seul à âne, pour aller à la cataracte tuer le chacal que nous avons vu la veille autour d’un crocodile mort. Mon âne est intraitable. Il ne veut aller que de côté. Je reviens à pied au bout d’une demi-heure, par le bord de l’eau, j’étais parti par le derrière de Wadi-Halfa. En allant ce matin photographier à la cataracte, Max a vu de loin un chameau qui courait, avec quelque chose de noir qui le suivait en bas : c’était un esclave des gellabs, qui s’était enfui et que l’on ramenait ainsi attaché au chameau.

Nous partons de Wadi-Halfa vers midi, la barque est démâtée. Le soir, arrêtés au milieu du fleuve, nous nous promenons au clair de lune sur un long îlot de sable, où nous causons d’Hennet, de Kessler. Le lendemain autres causeries au clair de lune, sur du sable aussi.

Ipsamboul. (Abou-Simball). — Les colosses. — Effet du soleil vu par la porte du grand temple à demi comblé par le sable : c’est comme par un soupirail.

Au fond, trois colosses entrevus dans l’ombre. Couché par terre, à cause du clignement de mes paupières, le premier colosse de droite m’a semblé remuer les paupières. Belles têtes, vilains pieds.

Les chauves-souris font entendre leur petit cri aigu. Pendant un moment, une autre bête criait régulièrement, et cela faisait comme le battant lointain d’une horloge de campagne. J’ai pensé aux fermes normandes, en été, quand tout le monde est aux champs, vers trois heures de l’après-midi, et au roi Mycérinus se promenant un soir, en char, faisant le tour du lac Mœris, avec un prêtre assis à côté de lui ; il lui parle de son amour pour sa fille. C’est un soir de moisson… les buffles rentrent…

Essais d’estampage.

Petit temple : sur les piliers, figures semblables à des perruques fichées sur des champignons de bois. Que signifie, dans le grand temple, un bloc de maçonnerie, couvert d’inscriptions démotiques, entre le troisième et le quatrième colosse à gauche en entrant ?

Dans le grand temple, nef de gauche, belles représentations de chariots ; les ornements de tête des chevaux sont compliqués et les chevaux généralement longs et ensellés.

Le Jeudi-Saint, nous commençons les travaux de déblaiement pour pouvoir dégager le menton d’un colosse extérieur.

Vendredi. — Travaux de déblaiement : « aouafi, aouafi ». — Taille cambrée d’un petit nègre frisé, laid (yeux abîmés de poussière), qui apportait sur sa tête un vase plein de lait.

Dans le petit temple, quantité d’alvéoles de guêpes, surtout aux angles.

Réflexion : les temples égyptiens m’embêtent profondément. Est-ce que ça va devenir comme les églises en Bretagne, comme les cascades dans les Pyrénées ? Ô la nécessité ! Faire ce qu’il faut faire ; être toujours, selon les circonstances (et quoique la répugnance du moment vous en détourne), comme un jeune homme, comme un voyageur, comme un artiste, comme un fils, comme un citoyen, etc. doit être !

Ibrim. — 31 mars, dimanche de Pâques, arrivé le soir devant le vieil Ibrim, sur la rive droite du Nil. Pendant que Max faisait, d’en bas, une épreuve de la forteresse, j’y suis monté lentement par le flanc de la montagne, me heurtant les ongles des orteils aux pierres sèches déboulinées d’en haut. La terre a l’air de cendre. Trois ou quatre Arabes ont passé à ma droite, montés sur des ânes. Je tourne tout autour de la citadelle pour trouver une issue afin d’y entrer ; à la fin j’en trouve une sur le plateau qui regarde l’Est.

L’intérieur est une ville entière comprise dans des murs, les maisons sont ruinées toutes et tassées les unes près des autres, ou plutôt même contiguës ; entre elles des rues serpentent ; au milieu, une grande place. Si vous montez sur un mur, toutes ces bases de maisons ruinées, dont il ne reste plus que les quatre murailles, font l’effet d’un damier régulier. — Ruines d’une mosquée, avec une colonne de granit sur laquelle est une croix grecque : des colonnes pareilles servent de seuils dans plusieurs endroits. La porte d’entrée était du côté du Nord. Par les brèches des murs on voit de grandes longueurs du Nil ; il a de larges îles de sable. De l’autre côté du Nil, le désert ; au second plan du désert, un arbre tout seul, à droite ; un peu plus loin, deux à gauche.

L’ensemble de cette ruine sent la fièvre, on pense à des gens ennuyés, s’y mourant de marasme : c’est de l’Orient moyen âge, mameluk, barbare. La citadelle, bâtie tout à pic sur le rocher, appartenait jadis aux mameluks, qui dominaient le fleuve. Elle est généralement bâtie en pierres sèches ; quelques parties, mais rares, aux angles plutôt, sont en pierres taillées.

Il fait un grand silence, personne, personne, je suis seul, deux oiseaux de proie planent sur ma tête, j’entends de l’autre côté du Nil, dans le désert, la voix d’un homme appeler quelqu’un.

Je suis revenu à la nuit tombante lentement et regardant de partout l’ombre noire qui s’étendait. À ma gauche, un long ravin qui conduit dans le désert ; sur le flanc de la ravine serpente un sentier, chemin d’hyène. Il y en a beaucoup par ici ; le soir, le raïs nous avertit de ne pas nous écarter du bateau ; l’année dernière, un Turc a été mangé à la première cataracte avec son cheval. Maxime, inquiet de ma longue promenade, avait envoyé des matelots à ma rencontre.

Lundi 1er avril, seconde visite à la forteresse avec Maxime.

Les grottes d’Ibrim, au bord du fleuve, élevées de 8 à 9 pieds, sont une bonne mystification : il n’y a rien du tout, cela m’égaie pour toute la journée.

Nous passons l’après-midi couchés à l’avant du navire, sur la natte de raïs Ibrahim, à causer, non sans tristesse ni amertume, de cette vieille littérature, tendre et inépuisable souci ! — Le soir, arrivés et couchés à Hamada.

Korosko. — Mardi 2 avril, temps de khamsin, journée lourde, le soleil est caché par des nuages. En arrivant, à midi, à Korosko, il m’arrive comme les exhalaisons d’un four (comparaison littérale), des bouffées de vent chaud, on s’en sent les poumons chauffés (sic). D’où vient le vent ? voilà de quoi rêver.

Un jeune homme dont j’avais arrangé l’affaire a la première cataracte en montant (c’était la même affaire que celle dans laquelle figure le soldat, mon guide de la première cataracte avait déchiré, je crois, une milayah à celui-ci) me reconnaît (je lui avais payé l’amende de l’autre), il m’accompagne jusqu’au bout du pays, au chemin de Kartoum.

Il y a un petit campement d’Ababdiehs à crinières léonines. Un d’eux est appuyé sur un bâton passé sur sa nuque, avec les deux mains ramenées au bout comme un ours ; sa chevelure est ramenée en arrière. Il a parlé aux hommes qui étaient avec lui, c’était comme le claquement de bec d’un pélican. Je reviens, des chameaux sont couchés au soleil ; dans une maison, un petit enfant crie.

Joseph me rejoint, nous allons jusqu’au bout du pays pour acheter une lyre nubienne et trouver des provisions. Nous entrons dans une maison séparée en deux intérieurement par une natte et y buvons de l’eau dans une courge creuse.

Un corbeau se tient, immobile, non loin d’un chameau malade, il sent l’odeur du moribond ; de temps à autre, quand je lui jette des pierres, il s’écarte, puis il revient bientôt. Ces chameaux, éreintés, ont le dos bleu par l’usure de la selle, aux jambes des gales et des marques de feu ; ils ferment l’œil à demi, sont très maigres. Trou profond à l’arcade zygomatique.

Maison où l’on boit du bouza, toute basse et couverte de plusieurs nattes qui s’épandaient au dehors un homme, accroupi contre le mur et qui p...... était presque aussi grand qu’elle. Un homme chantait dans la maison, par la porte j’ai vu ses jambes. Un peu plus loin, à gauche, même aspect, seulement la maison est un peu plus grande. — Agglomération de deux ou trois maisons. — Je revois une p..... que j’avais vue la première fois en montant le Nil. Petite, grasse, mastoïdes écartés, bras très forts et très beaux, elle est entourée d’un linge, gris de crasse ; verroterie au col et aux bras, au col un collier en ficelle dont le milieu est une espèce de scarabée.

Les selles des chameaux sont rangées debout, le cul l’une dans l’autre ; des tas de grains sont entourés de nattes.

Au bord de la rive, des bateaux amarrés. Des enfants, quand nous partons, se jettent à l’eau et viennent nager autour de la cange pour avoir un batchis.

Vers 2 heures, aperçu, sur un petit rocher, trois crocodiles : Max en blesse un, qui s’en va lentement, nous le poursuivons en canot sans le pouvoir atteindre.

Le soir, à 5 heures, pris un bain dans le Nil.

Sabona. — Sur la rive gauche, deux ou trois maisons. En avant d’elles, un palmier bas, touffu, dont les paquets de feuilles jaunes pendent de loin comme des besaces attachées aux branches vertes.

Temple : Deux colosses d’environ dix à douze pieds, les poings fermés, le pied gauche en avant ; ensuite des sphinx. Les deux premiers, qui sont près des colosses, paraissent jusqu’à la croupe. — Couleur de marbre de celui de droite. — Les deux seconds sont enfoncés dans le sable jusqu’à la tête, celui de gauche est encore reconnaissable ; une fissure de la pierre a exagéré la fente de la bouche qui va ainsi jusqu’à ses bandelettes. Des deux troisièmes on ne voit que le sommet de la tête de celui de droite, les autres sphinx du dromos manquent.

Pylônes ; sur chacun, un guerrier tenant des peuples vaincus et, en face de lui, un dieu. Le pronaos est enfoui dans le sable, on distingue trois piliers de chaque côté.

Le temple même est complètement enfoui dans les sables.

En se tournant vers le Nil, qui fait comme un arc, montagnes à crête aiguë, mamelonnée, dont la ligne générale ondule.

Au pied du pylône, à gauche, un colosse renversé les pieds plus hauts que la tête ; à droite, un autre tombé sur le ventre.

Sur le sommet de la tête du sphinx il y a des trous de quelques pouces de profondeur (3 ou 4). Quel en était l’usage ? Avaient-ils une coiffure mobile, en métal, surajoutée ?

En quittant le temple, acheté deux lances. — Nous passons la nuit au milieu du Nil.

Jeudi 4 avril. — Partis à 4 heures du matin.

Vers 11 heures, nous rencontrons la cange de l’effendi que nous avions déjà vu à Wadi-Halfa et qui est le nazir d’Ibrim, chargé d’extorquer l’impôt depuis Assouan jusqu’à Wadi-Halfa (il ressemble à Schimon). Il a pris de force, par surprise, un sheik d’un village qui n’avait pas donné un sou de l’impôt exigé ; le vieillard était attaché au fond de la barque, on ne voyait que son crâne nu et noir reluisant au soleil. La cange de l’effendi nous côtoie quelque temps, puis nous accoste par l’avant ; un homme transborde à notre bord un petit mouton qui bêle : c’est un présent de l’effendi, qui n’est pas fâché d’être avec nous, en cas de rixe. Toute la journée, en effet, nous voyons des hommes et des femmes des villages révoltés nous suivre (ou mieux le suivre) sur la rive.

Il nous fait une longue visite, nous lui faisons cadeau d’une bouteille de vin de Chypre et d’une de raki. Le sheik sera reconduit à Dœrres ou, après quatre à cinq cents coups de bâton, on le laissera accroché au grand sycomore qu’il y a là, jusqu’à ce que quelqu’un réponde pour lui.

Nous causons bastonnade avec le nazir. Quand on veut faire mourir un homme, quatre ou cinq coups suffisent, on lui casse les reins et la nuque ; quand on veut seulement punir le condamné, on frappe sur les fesses : quatre à cinq cents coups, c’est l’ordinaire ; le patient en a pour cinq à six mois à être malade, il faut attendre que les chairs tombent. L’effendi nous dit cette petite phrase en riant. Le plus ordinairement, en Nubie, c’est sur la plante des pieds que se pratique la bastonnade. Les Nubiens redoutent beaucoup ce supplice, parce qu’ils ne peuvent plus marcher après. Au bout d’une visite de trois heures, le nazir nous quitte, il fait aborder sa cange à la maison d’un chef des Ababdiehs, avec un jardin clos et des palmiers. Un arbre trapu sous lequel nous distinguons beaucoup de monde, il est assis dessous et se chamaille avec eux sans doute.

Le soir, abordé près du temple de Maharrakah, que nous allons voir après dîner, à la clarté des étoiles. Elles brillent entre les colonnes, au-dessus de nos têtes, dans les brèches des ruines ; un matelot nous éclaire avec sa lanterne.

Maharrakah. — Vendredi matin, visité le temple. Était-ce un temple ? une église ? Un voyageur moderne, au dire d’un jeune Arabe qui nous accompagne, a mis ces inscriptions grecques, dont il a ensuite recouvert quelques-unes, et des peintures murales sur le mur de droite. Sur un pan de mur, qui fait partie d’une petite enceinte carrée voisine du temple, et dont il m’est impossible de retrouver la destination, à côté de restes de figures égyptiennes entaillées sur la pierre est représentée une sorte de Vierge, d’un style fruste, tenant un homme sur ses genoux ; derrière elle, un gros palmier mal fait. — Autre bonhomme de même style, portant un vase long. — Amas d’étrons d’hyènes, elles viennent ch… là toutes les nuits.

Pendant que Maxime travaille son épreuve, Joseph, assis à côté de moi sur le sable, me parle de son enfance et de la manière dont il a quitté son pays. Deux ou trois compagnies de perdrix passent et vont s’abattre plus loin. — À gauche, derrière nous, une petite ligne de palmiers. — Gentil petit enfant noir pataugeant dans le sable et qui faisait des grimaces pour m’amuser. — On repart après avoir tué le mouton du nazir d’Ibrim.

Dikkeh. — Temple en grès. — Pylône : on monte dedans par un escalier qui est éclairé par des soupiraux, ou mieux des créneaux ; de place en place, de petites salles. Sur le plateau des pylônes, le couronnement, extérieurement recourbé, fait parapet. De chacun des deux œils-de-bœuf supérieurs, anciennement carrés comme tous les autres jours des pylônes, part longitudinalement une entaille carrée, telle que la rainure à faire glisser la herse ; elle est plus large en bas qu’en haut. Le mur du pylône n’était point vertical, cette rainure l’est ; cela existe du côté de l’entrée ; quel en était l’usage ?

Sur la porte des pylônes, des deux côtés, uræus surmontant la boule, et restes de peintures bleues.

Sous la porte, côté gauche, un personnage debout, coiffé du pschent. La pierre étant enlevée, on ne peut voir les attributs. Devant lui figure assise tenant un sceptre entouré du serpent et coiffé ; 2e figure, femme, léontocéphale, tenant la clef ; 3e femme avec l’uræus, tenant un bâton (l’extrémité manque). Les deux portes pour pénétrer dans les pylônes sont sur le côté qui regarde le temple.

Temple. Façade : deux colonnes, trois portes ; celle du milieu plus grande que les deux autres latérales. À toutes les trois, sur les deux côtés et en dessus, une demi-colonnette, engagée dans le linteau de la porte, figure les faisceaux ; la porte du milieu repose de chaque côté sur la moitié des deux colonnes qui supportent le toit.

Entre le temple et les pylônes, excavations comme des souterrains comblés, morceaux de poterie. Sur chacun des côtés de la façade, belles représentations, surtout du côté droit, à ras du sol. Deux représentations : 1o derrière un dieu, une déesse tenant une enfilade de lotus ; 2o derrière un dieu, une déesse portant une espèce de champ d’épis au bout duquel sont plusieurs volatiles, les oies semblent tomber de sa main.

1re salle : plafond et partie supérieure des murs abîmés par un enduit sur lequel se retrouvent des restes de mauvaise peinture chrétienne ; ancienne église copte sans doute ? Des figures de femmes, et surtout de femmes léontocéphales, sont nombreuses elles tiennent un lotus, la boule avec l’uræus. Sur une des colonnes, en dedans, le musicien Typhon (?) avec la lyre droite qui est dans les planches de Creutzer ; sur l’autre colonne, à la même place, entre le dépassement de la porte et la petite porte, un cynocéphale debout et tenant un vase long, surmonté d’une coupe dans laquelle est une figure surmontée elle-même. Est-ce une bari, ou une façade du temple ?

Sur la petite porte de ce même côté (gauche), en regardant le pylône, au bout d’une présentation il y a dans un vase un cynocéphale femelle, assis, qui tient quelque chose d’indistinct sur ses genoux (un lièvre ?) et semble coiffé du pschent.

Sur la portion intérieure du mur dont l’épaisseur des deux petites portes tient la moitié et à partir d’elles jusqu’en bas, il y a comme ornement des sortes de corps de salamandres à têtes de cynocéphales et de serpents. — Façade du second naos : très riche, beaucoup de femmes léontocéphales avec le sceptre, l’uræus, la boule.

Dans une petite chambre latérale, la figure du lion est reproduite en grand.

Dans la dernière chambre, même genre de sujets : femmes léontocéphales à longue chevelure tressée, un personnage en grand fait l’offrande d’un lion. Au haut de coiffures composées de trois urnes à calice (lotus ?) sont trois oiseaux, un sur chacun de ces cylindres ventrus et évasés par le haut. En bas, sur les quatre côtés règne la représentation d’une femme entre des calices superposés, ouverts, d’où partent des boutons ; la femme est coiffée de trois lotus épanouis et tient de chaque main une espèce d’urne surmontée d’une croix. Elle a double teton, un petit en dessous, un plus long et plus gros en dessus. Double collier, cuisses larges, d’un style lourd ; sa ceinture, qui commence à la cambrure du dos, fait un angle, se courbe, contourne son ventre et remonte à la hauteur du nombril, cela ressemble à un cor de chasse. À ses pieds est le bœuf Apis ou un gros oiseau.

Samedi matin. — J’achète deux mèches de femmes avec leurs ornements ; les femmes auxquelles on les coupe pleurent, mais les maris qui les coupent gagnent dix piastres par chaque mèche.

Embarqués et prêts à partir, on vient nous en offrir une autre que prend Max. Ça a dû être une désolation pour ces pauvres femmes, qui paraissent y tenir beaucoup. Sous le soleil du matin il y avait là des têtes luisantes de graisse, qui brillaient comme des barques goudronnées à neuf.

Kircheh. — Sable. — Le village a l’air moins pauvre que le précédent. Un grand arbre sous lequel sont assis des bœufs du Sennahar avec leur figure à la Apis et leur bosse sur le garrot. À droite, en montant vers le temple, mosquée carrée, bâtisse en limon gris assez propre. Nous montons, des enfants prennent des bouts de câble pour nous servir de torches.

Dromos détruit, colosses mutilés, quelques-uns n’ont plus que la saillie des pierres où ils se tiennent encore par parties ; la tête de l’un est renversée par terre, le front en bas.

Spéos comme celui d’Ipsamboul, colosses de même style, encore plus trapus. L’allée au milieu d’eux est étroite ; dans les bas côtés, excavations carrées dans la muraille où sont des figures en pied méconnaissables. Les colosses de l’intérieur portent sur le ventre, à la place de l’agrafe de leur ceinture, des têtes de lions. On est ébloui et étourdi par la multitude de chauves-souris ; elles tournoient et crient ; nos enfants arabes agitent leurs torches, un d’eux se tenant debout sur une table et levant sa torche en l’air. Quand elles partent par la porte d’entrée, on voit l’air bleu à travers les minces ailes grises des chauves-souris. À la porte un âne se tenait, découpé dans la lumière ; au delà le ciel et le Nil sont tout bleus ; entre le ciel et le Nil, une ligne jaune, c’est le sable.

Nous redescendons au village. Un vieux, propre, à barbe blanche, finit par vendre à Maxime un flacon d’antimoine. Un homme en blanc, fumant un chibouk sur une porte, donne une poignée de main à Joseph. Dans l’intérieur de la maison, un marchand d’esclaves, assis sur sa natte ; à gauche, au-dessus de lui, est suspendue une longue chaîne en fer pour son commerce et que Joseph guigne pour le voyage de Syrie. — Embarquement au canot. — Coups de bâton administrés aux gamins qui se précipitent trop violemment pour le batchis. — Au bout de quelque temps, arrêtés à cause du vent contraire. Acheté là deux colliers en cuir, près d’une sakieh, sur la rive droite.

À la nuit tombante, arrivés à Dandour. La première étoile paraît comme je suis assis sur le mur de l’enceinte du temple ; grand éboulement de pierres, palmiers bouffant, à droite un peu de verdure, le Nil tranquille et les montagnes qui, du côté d’Abou-Horr, à gauche, étaient tout à l’heure lie de vin noir.

Garby-Dandour. — Dimanche 7, restés à Garby-Dandour à cause du vent contraire. Dans l’après-midi, promenade au bord du Nil : nous passons dans un village où un homme a une légère lèpre blanche sur la partie supérieure du visage.

Calabschi. — Lundi 8, arrivés à 10 heures et demie à Calabschi ou Calabaschi, sur la rive gauche. — Palmiers et dooms. — Le village est parmi les ruines des ouvrages extérieurs du temple. D’abord une longue chaussée en dalles, qui tourne son T vers le Nil ; grand pylône dont le couronnement est détruit, avec des jours comme à Dikkeh et une grande fente longitudinale et carrée, des deux côtés de la porte comme à Dikkeh ; cour qui avait des colonnes sur les deux côtés. En face, devant vous, le naos même avec quatre colonnes, une porte et quatre portes pleines plus petites : les deux qui sont près de la grande porte ont dans leur plein un carré coupé dans la pierre, qui servait d’entrée.

La cour est encombrée des débris des colonnes, grandes pierres bousculées les unes par-dessus les autres ; à droite une porte latérale, et trois autres plus petites sur le côté gauche ; je n’en vois que trois petites.

Naos, première chambre : deux colonnes à gauche encore subsistantes sur la porte d’en face (celle de la seconde pièce), figures en demi-relief encore bonnes, une Isis donnant à téter à Horus et une espèce d’oiseau à figure d’homme étrangement coiffé.

À partir d’ici, car cette façade en est toute la largeur, commence un second naos plus petit que le précédent et qui a trois salles allant de plus en plus petites.

Dans la seconde, un grand nombre de peintures sont conservées ; le bleu et le rouge dominent : le rouge est pour les chairs, pour les boules et les sphères des coiffures ; les pschents sont bleus. Caleçons rayés longitudinalement avec le mouvement de la fesse indiqué. Les sièges sont généralement peints en petites lames, un rang de rouges, un rang de vert ou de bleu. Un personnage très abîmé, portant un sceptre et la coiffure en lyre, est enveloppé d’une longue robe (transparente ? on voit toute la cuisse à travers la draperie tendue droite) dont le dessin est des petites bandes blanches obliquement croisées, formant par leur intersection des losanges de couleur violette, au milieu desquels est une petite rondelle blanche ayant à son centre un pois rouge ; au point d’intersection, des bandes sont aussi des pois rouges se trouvant sur la même ligne que ceux des rondelles. Cette pièce était éclairée par un soupirail en haut, sous le plafond, à droite.

La troisième pièce en a un à droite, un à gauche, et deux en face ; elles avaient pour plafond un dallage énorme, en pierres de taille d’au moins trois pieds d’épaisseur. Le second étage était parallèle au premier, quant au second naos du moins. De là un escalier (à droite si vous regardez le Nil) dans l’épaisseur de la muraille vous descend à une petite pièce carrée de quatre pas de longueur sur quelque cinq pieds de large, ayant une porte du même style que les grandes portes : colonnes rondes où s’appuie le linteau de la porte à chapiteau, porte à demi pleine. Porte ici dans l’antichambre entre l’escalier et la porte de cette pièce.

Éclairage des temples. — Fenêtre à gauche, qui éclaire la première chambre du deuxième naos ; l’antichambre paraît n’avoir pas eu de plafond, ainsi la lumière arrivait par plusieurs détours et non d’aplomb, une pièce moins éclairée la recevait d’une autre plus éclairée.

Une enceinte, qui continue le mur même du dromos, entoure les deux naos ; il y a aussi une seconde enceinte qui me paraît avoir été en terrasse, c’est-à-dire plate comme ..... Ce mur extérieur, celui qui touche à la montagne, est plus élevé ; dans l’épaisseur, je vois une porte.

Les moignons de pierres qui règnent sur le mur extérieur du second naos ont-ils servi à supporter des constructions abritant l’espace compris entre ce mur et la deuxième enceinte ?

De la seconde enceinte, on pénétrait par une porte dans une autre enceinte carrée, adjacente au temple, qui est sur son côté droit ; on y entrait aussi de face par une porte simple et qui est sur la même ligne que le pylône du temple. Qu’était-ce que cette construction ?

Bet-Ouali. — (Voir la description de Champollion le jeune dans ses Lettres sur la Nubie.)

Tafah. — Mardi, à 6 heures moins un quart du matin.

Deux temples, petits tons doux ; l’un, complètement engagé dans le village, sert d’habitation.

Gens qui viennent apporter du lait, des poulets, de petits paniers et des boucliers en peau de crocodile et d’hippopotame. — Une femme marchant avec un pot de lait sur la tête et son enfant sur le bras gauche, le bras droit est découvert. — Grande bougresse qui vend des pigeons à Joseph : bras virils, figure un peu camuse, bandeaux tressés de petites tresses, c’est réuni en plaques noires, verni par la graisse, cambrure de son dos brun, bague en cuivre au pouce.

Quelques palmiers, les montagnes au fond, soleil du matin.

Kardasch. — À 9 heures du matin. Non loin des ruines du temple, chapelle égyptienne au milieu d’une carrière ; l’entour est tabulaté d’inscriptions grecques. Dans les environs, dans le désert, pour y venir, marques de pieds entaillées sur la pierre ; il y a aussi un pied d’enfant. C’était sans doute un lieu de pèlerinage.

Demyt. — Dans l’après-midi, promenade entre des palmiers et des champs, sur le bord du fleuve. — Une grosse femme.

Debout. — Mercredi matin. Temple. Trois portes encore debout en enfilades. Le temple est fort ruiné ; il n’a pas été achevé, le mur en certains endroits n’est pas encore ciselé, et des carrés de pierres sur les portes attendent que l’on sculpte le globe avec l’uræus. Je reste à l’ombre dans un coin, fouillant le sol avec mon bâton de palmier : j’ai trouvé la moitié du sabot d’une vache. Un petit oiseau blanc à tête et queue noires, descendant du mur qui est derrière moi, est venu se poser tout en face et près de moi ; quand tout le monde a été parti, deux autres sont venus se mettre sur le chapiteau d’une colonne, à gauche.

Avant de nous rembarquer, un sorcier nègre, au nez épaté, nous dit la bonne aventure. Dans un panier plat, plein de sable, il fait des cercles, et de ces cercles partent des lignes qu’il trace avec le doigt. Il me prédit que « je recevrai à Assouan deux lettres, qu’il y a une dame vieille qui pense beaucoup à moi, que j’avais eu l’intention d’emmener ma femme avec moi en voyage, mais que, tout bien décidé, je suis parti seul ; que j’ai à la fois envie de voyager et d’être chez moi, qu’il y a dans mon pays un homme très puissant qui me veut beaucoup de bien, et que de retour dans ma patrie je serai comblé d’honneurs ».

Philae. — Arrivés vers 5 heures du soir.

Je file avec Joseph à Assouan, par le désert. Nous sommes armés jusqu’aux dents, de peur des hyènes ; nos ânes trottinent bon pas, un jeune garçon de douze ans environ, charmant de grâce et de prestesse, vêtu d’une grande chemise blanche, court devant nous en portant une lanterne. Le bleu du ciel est tacheté d’étoiles, ce sont presque des feux, ça flambe, vraie nuit d’Orient ! Un Arabe, monté sur un chameau et qui chantait, a débouché à droite, a coupé la route, et s’en allait devant nous.

À Assouan il y a un paquet énorme, mais rien pour moi ; la Gabrielle d’Augier y était, seule chose à mon usage. Du reste, des lettres pour Max et Sassetti : cela m’a semblé très amer. Nous revenons de suite par les villages au bord des cataractes, nos petits guides ayant peur du désert à cause des bêtes féroces.

Jeudi 11. — Notre tente est déposée sur la plage orientale de Philæ, où nous sommes amarrés. — Arrivée inattendue de Mourier et de Villemin en chapeaux blancs, Abdallah (ancien domestique de l’Hôtel Brochier) est avec eux, ainsi que le médecin d’Assouan, qui reste en compagnie des domestiques. — Déjeuner très gaillard, on se quitte à 3 heures. — Promenade de l’autre côté de l’eau, vers le village de Bab ; je monte la montagne, entre dans le santon de Koubet-el-Aouah. Pour poser, je monte au haut de la mosquée de Keleil-Rasoun-Saha. — Mine immense de notre vieux Fergalli expliquant comme quoi il n’entend rien à la photographie et que ce n’est pas son métier.

Vendredi 12 avril. — Descente des cataractes. La cange est chargée de monde, comme pour les monter ; il y a à bord un prêtre qui dit tout le temps des prières, se balançant sur le plat-bord de tribord. Moment d’anxiété quand le bateau, filant sur le grelin, plonge de l’avant : c’est comme un bouchon de liège courant sur la chute d’un moulin.

Nous arrivons à midi à Assouan, moi crevant de faim. Déjeuner au café, avec du poisson frit et des dattes. Quel bon déjeuner ! — Barbier. — Visite au bateau de ces messieurs.......................................

 

Nous revenons par le désert. — Campés à Philæ samedi, dimanche et lundi. — Je ne bouge de l’île et je m’y ennuie. Qu’est-ce donc, ô mon Dieu, que cette lassitude permanente que je traîne avec moi ! elle m’a suivi en voyage ! je l’ai rapportée au foyer ! la robe de Déjanire n’était pas mieux collée au dos d’Hercule que l’ennui ne l’est à ma vie ! elle la ronge plus lentement, voilà tout !

Lundi, khamsin crâne, les nuages sont rouges, le ciel est obscurci, le vent chaud emplit tout de sable, on a la poitrine serrée, l’esprit triste ; dans le désert ce doit être affreux.

Ce qui indigne à Philæ, ce sont les dévastations religieuses, cela rappelle par son parfum de sottise les expurgata. Dans la dernière salle du grand temple, jolie Isis allaitant Horus, souvent moulée ; dans la première cour, mille jolis détails. Dans une des salles supérieures, scènes d’embaumement dans le coin à droite, femme ployée sur les genoux, avec des bras désespérés, lamentants ; l’observation artistique perce ici à travers le rituel de la forme convenue. — Petit temple d’Athor : le plus beau, c’est la fameuse inscription « une page d’histoire ne doit pas être salie » et l’annotation « une page d’histoire ne s’efface pas ».

Mardi. — Parti par le désert, avec cinq chameaux portant notre immense bataclan. — Deux stations pour boire ; dans la seconde, près du gros vase, une petite souris morte.

Arrivé à Assouan à peu près en même temps que Max, qui a descendu la cataracte en sandal.

Assouan. — Mercredi 17. — Promenade dans Assouan, achat d’une bague d’argent à une marchande de pain ; les marchandes de pain, au coin des rues, sont généralement d’anciennes almées. — Soultân, pauvre diable écrasé, rongé, dévoré de vérole, que j’ai l’idée d’expédier au Caire.

Au coucher du soleil, visite de ces dames, Azizeh et la petite rieuse, et une troisième, grande, de figure immobile et marquée de petite vérole ; les marins nous regardent, avec du public survenu pour la circonstance au bruit des tarabouks, tout cela nous dérange. — Elles ont toutes ce mouvement de cou glissant sur la vertèbre qui nous avait émerveillés la première fois. Nous nous enfermons avec elles pour qu’elles nous dansent l’abeille, qui est un mythe ; Joseph prétend ne l’avoir vraiment vu danser qu’une fois et c’était par un homme. Quant à celle-ci, ça consiste à se mettre nue et à crier : « in ny a oh ! in ny a oh ! ».

Jeudi 18. — Matin, visite du gouverneur d’Assouan, de Mâlim-Khalil et de son fils, du nazir d’Ibrim ; ces messieurs viennent dans l’espérance d’une bouteille de raki, nous payons une oque de tabac à Mâlim-Khalil. Ce sont tous d’affreuses canailles et dont la bassesse reluit de tous les respects dont on les entoure. — Démarches pour Soultân ; il y a un mauvais vouloir évident. Quand il a su qu’il partirait et qu’il pourrait guérir, il a voulu nous baiser les pieds, ses yeux pleurant pleins de tendresse ; la reconnaissance non méritée gêne, c’est la récompense d’un sacrifice qui n’a pas eu lieu, on se trouve honteux et devoir quelque chose à l’obligé.

À 6 heures du soir, Haçanin, en portant une poutre, se casse la jambe, il tombe comme un oiseau blessé. Pansement sur le sable, aux flambeaux. Toute la nuit nous l’entendons crier « cawadja ! cawadja ! » d’une voix dolente.

Vendredi 19. — Promenade le matin dans l’île d’Éléphantine, pendant qu’on tire le bateau sur la plage pour le réparer. Nous nous asseyons sous des palmiers, du côté de l’Ouest. — Enfant borgne qui chasse les autres avec un bout de palmier dont l’extrémité est tressée en fouet.

Déjeuner au Café d’Assouan. — Chameaux qui passent. Soleil, nattes en paille sur nos têtes. — Tous ces gens qui viennent boire là. — En face de nous un cawas (russe) avec des bottes recourbées. — Il était midi, le prêtre chantait dans la mosquée. — Transbordement d’Haçanin dans le bateau, départ d’Assouan.

Koubanyeh-el-Abou-Aris. — Arrivés à 6 heures du soir, nous montons sur la berge, Mansourh nous accompagne. — Hommes en silhouette, au milieu des gazis et des palmiers ; grandes bandes vermillon dans le ciel. Des lacs vert pâle se fondent dans le bleu du ciel, les palmiers s’irradient par gerbes, comme des fontaines ; à mesure que vient la nuit ils foncent de ton. Quelques voiles sur le Nil, les montagnes basses du côté du Levant sont roses.

Que serait une forêt où les palmiers seraient blancs comme des bouquets de plumes d’autruche ?

Les hommes, lorsqu’ils viennent de faire leur prière, gardent au front et au nez la poussière de la prosternation.

Roum-Oumbou. — Samedi 20. — Arrivés dans l’après-midi.

Les ruines du temple sont descendues jusque dans le Nil ; le fleuve, de là, fait un coude à gauche ; juste en face, un grand îlot de sable ; à gauche, champs entourés de clôtures en roseaux secs ; plus loin, quelques arbres, un grand village gris avec deux pigeonniers carrés, le désert, et la bordure des montagnes à l’horizon.

Le temple est enfoui dans le sable. Au plafond, le vautour répété, Isis d’un joli style, un homme qui fait le mouvement d’un nageur, restes de peintures bleues. Il reste 13 colonnes, elles sont couvertes d’uræus, c’est là ce qu’il y a de plus fréquent et de plus nombreux. Sur le portique du temple, une barque portant au milieu une sphère dans laquelle un homme accroupi ; ailleurs, personnage accroupi dans une espèce de courge ; sur un pan de mur en pierres de taille subsistant encore, séparé du temple, plus près du fleuve, reste de pylône sans doute, il y a, plusieurs fois répétée, la croix aussi sur l’espace en retrait entre les deux pans ; il y a alternativement une ligne de croix et une ligne de bonshommes dans un vase rond avec des inscriptions hiéroglyphiques. Sur le secos, inscription grecque indiquant que Ptolémée et Cléopâtre ont dédié ce secos à Apollon et aux autres dieux ; c’est sur le linteau supérieur, nous n’avons pu lire le reste.

Parmi les noms de voyageurs, S. Chasseloup-Laubat, officier français, 1825, et Darcet ; la date est illisible. Le nom a été gravé par petits trous, il est sur la façade du temple, un peu à droite, à hauteur d’homme.

Pendant que j’étais à regarder le plafond, monté par derrière, tourné vers le Nil, un oiseau est venu s’accrocher des pattes à un roseau desséché qui a passé par la fente du plafond et se tient là droit. Les petits oiseaux vivants regardent les vautours sculptés et s’envolent après.

Un homme sur son cheval blanc a débouché de par derrière, du côté des ruines en briques crues, a passé devant le temple, et est revenu du côté de la brèche dans le pan longitudinal de briques crues, à gauche, pour gagner le côté des paysans.

El-Mohammit. — Le soir, nous montons à El-Mohammit. — Mangé à dîner une pastèque. — Le chat noir que Joseph a pris à Assouan commence à m’embêter, Haçanin se remue sur son matelas comme un possédé, malgré toutes les recommandations qu’on lui fait pour rester tranquille.

Carrières de Silsilis. — Affreuse blague ! Ce sont des pans de mur à pic, taillés à même dans la montagne. Grand soleil ! Nous suons beaucoup sur le sable.

Temple de Djebel-Selseleh. — Galerie en voûte creusée, dieux dans le mur : six à chaque bout, et trois dans des niches, à même les piliers. — Déception relativement à nos fouilles, tout ce qui sonne creux n’est pas trésor. — Trous nombreux dans le mur faits par les Arabes.

Lundi 22 avril, khamsin. Le Nil a des flots comme la mer. — À la nuit tombante, arrivés à Edfou, c’est-à-dire à une demi-lieue, car le village et le temple ne sont pas sur le bord du fleuve (rive gauche).

Edfou. — Le village entoure le gigantesque temple et a même monté sur lui en partie. Pylônes énormes, les plus grands que j’aie vus ; dans les pylônes, plusieurs salles. Belle Isis à droite. De dessus la porte du pylône, vue des colonnades des deux côtés. La cour avec des mouvements de terrain, amas de poussière grise.

Du haut des pylônes, vue splendide : en se tournant vers le Nord on voit la route d’Esneh qui s’en va ; on plonge sur le village, dont les maisons ont pour toit des nattes de paille. Partout c’est la même scène, on s’occupe de la vie : une femme donne à boire à un âne dans une courge ; deux chèvres luttent en heurtant leur front ; une mère emporte son enfant sur son épaule ou prépare à manger. Au haut du pylône, noms de troupiers français.

Le temple d’Edfou sert de latrines publiques à tout le village.

Dans les pylônes, les meurtrières, énormes, sont pratiquées à hauteur de talon et éclairent les salles par en haut, la lumière frise sur les dalles.

Du pronaos, sur le toit duquel sont bâties des maisons, les chapiteaux des colonnes enfouies sont alternés, un égyptien composite, l’autre feuille de palmier. Non loin, tout à côté et si bien enfoui qu’on a du mal à le trouver, le petit temple ; il est dévasté, et ne tient plus que par une colonne faite d’un tas de pierres brisées, ramassées. Sur les murs, représentations peintes d’Isis allaitant Horus. Les Isis d’Edfou, comme à Philæ, ont généralement le visage allongé par le bas, les joues bouffies, le nez pointu, tel est le style de visage des Bérénice et des Arsinoë dont on prétend que ces représentations sont les portraits.

Non loin du bord du Nil, magasin du Gouvernement, grands tas de blé ; pour monter jusqu’en haut, un homme marche sur des troncs de palmier jetés sur le talus du tas.

El-Cab. — Mercredi 24. — Dès le matin, partis pour les grottes. Plusieurs insignifiantes, mais dans deux, restes de peintures curieuses représentant des scènes de la vie rustique, une surtout au fond, trois dieux ou déesses dans une niche, les deux dieux ou déesses latéraux passent la main derrière la taille du dieu du milieu et ont l’air de le soutenir ; sur le panneau de droite, hommes et femmes agenouillés ou plutôt accroupis et respirant des lotus ; homme tuant un bœuf, la tête est retournée en bas, le bœuf est ouvert, on lui voit les côtes sanglantes ; roi et reine, mari et femme (demi-nature) assis sur des divans, la femme passant la main sur l’épaule de l’homme et de l’autre lui tenant l’avant-bras ; les pieds des meubles sont en jambes de lion. Les femmes étaient vêtues d’une manière de sarrau descendant jusqu’au mollet, très décolleté, et qui tenait aux épaules par deux larges bandes montantes, à la façon des tabliers d’hôpital.

Sur le pan de droite, ânes allant aux champs, l’un se baisse pour brouter un chardon, l’autre détourne la tête et regarde en arrière ; troupeau de cochons, troupeau de chèvres, un bouc veut en saillir une ; un char, le cheval a des tournures de stepper anglais, nez levé, jambes qui tombent dans la position d’un cheval lancé au grand galop et qui s’arrête tout court. — Laboureurs : derrière la charrue on ensemence ; belle pose du semeur, le blé en jets s’en va de ses mains tel qu’une fontaine jaune ; tas de blé qu’on empile, on en remplit de grands sacs longs, les bœufs tournent et battent, c’est là qu’est la chanson : « Battez, battez, ô bœufs, de la paille pour vous, de la farine pour vos maîtres » (voir l’Égypte de Champollion-Figeac, Univers pittoresque). — Vendanges : une vigne en berceau, des hommes portent du raisin sur leur tête dans des paniers, on le presse entre des ais de bois qui coulissent sur une potence, on ramasse le vin et on le met dans des pots. — On prépare des oies que l’on met dans des pots ; poissons secs éventrés que l’on colle ensuite contre les murs. — Barque avec des avirons dont le bout de la palette est rond ; un homme tombe à l’eau la tête en bas.

Voilure des anciens Égyptiens. — La voile tendue roulait sur une roue placée sur le toit de la chambre. — Autres barques que l’on a tirées à la corde.

Rien n’est amusant comme ces peintures qui sortent de la rigidité impitoyable de l’art égyptien.

Sur le bord de l’eau, à peu près, grande enceinte en briques pharaoniques, dont les murs ont bien une trentaine de pieds d’épaisseur ; à peine si l’on reconnaît les ruines d’un temple qu’il y avait là et que Méhémet-Ali a fait détruire pour bâtir son palais d’Esneh.

À 10 heures, nous sommes partis.

Marché pendant une heure en plein soleil, sur le sol blanc du désert. — Pans de montagnes, cirques immenses. — En allant, nous causons d’Abd-el-Kader et en revenant de la garde nationale de Paris. — Quelques nuages, lumière blanche et fine comme de la poussière ; c’est énorme !

Petit temple d’Athor : têtes à perruques comme au petit temple d’Ipsamboul ; peintures assez bien conservées. À gauche, au fond, grand dieu bleu avec les plumes de pintade (Nilus ? Ammon ?). Autour du temple, marques de pieds au ciseau. Personne n’a encore rien dit là-dessus, et chaque fois que je rencontre ces pieds, je suis ému, c’est trop beau comme témoignage, rien que la marque d’un pied !

Je regarde longtemps une tarentule, avec ses gros yeux verts, qui marchait dans un trou de la porte, à la renverse ; elle avait de gros yeux verts effrayants, on eût dit qu’elle était étonnée de voir deux si grosses choses que nous deux, puis elle est rentrée dans sa cachette.

Autre temple speos en voûte ; on y montait par un escalier. L’intérieur complètement dégradé. Joseph ramasse des crottes de gazelle qui sentent le musc et qui sont bonnes à fumer.

J’aperçois un caméléon tout blanc ; il se réfugie sous une pierre, je la lève, il court sur la terre blanche, Max le tue d’un coup de bâton sur le cou. Le Nil autrefois passait peut-être par la route que nous suivons, la sonde des pilotes a heurté ces grands rochers (les m..... d’oiseaux par terre ou sur les pierres semblent de loin la couleur de la pierre ou de la terre), car le Nil s’ennuie dans ses sables et change de cours.

Jeudi 25. — Temps de khamsin, retenus tout le jour au mouillage de Sabayeh.

Esneh. — Vendredi 26. — Arrivés à 6 heures du matin, temps lourd et couvert, le ciel est blanc.

À 10 heures environ, Bambeh vient à la cange et monte à bord ; elle a mal à l’œil droit, qui est couvert de son bandeau, nous lui donnons de l’eau blanche. Le mouton n’est plus avec elle, le mouton est mort. Nous allons chez Ruchiouk-Hânem, par le derrière de la ville, Bambeh marche devant nous.

Chez Ruchiouh-Hânem. — La maison, la cour, l’escalier ruiné, tout est là, mais elle n’est plus là, elle, sur le haut, le torse nu, éclairée, dans le soleil. Nous entendons sa voix qui salue Joseph ; nous montons au premier, Zeneb verse de l’eau sur les pavés. Silence, temps lourd, nous attendons.

Elle arrive, sans tarbouch, sans collier, ses petites tresses tombent au hasard, nu-tête ; aussi son crâne est très petit, à partir des tempes. Elle a l’air fatigué, et d’avoir été malade. Elle se coiffe avec un mouchoir, elle envoie chercher ses colliers et ses boucles d’oreilles, que tient en dépôt un seraf de la ville, avec son argent ; elle n’a rien chez elle de peur qu’on ne la vole. Nous nous faisons des politesses et des compliments. Elle a beaucoup pensé à nous, elle nous regarde comme ses enfants et n’a pas rencontré de cawadja aussi aimable.

Deux autres femmes : la première à nez fort, droit, accroupie à gauche ; la deuxième petite, noire, assez jolie de profil, mais dansant fort mal. — Notre vieux musicien et un autre à barbe blanche, escorté de sa femme, vieille qui joue du tambour de basque ; c’est une maîtresse de danse, elle fait des signes à la petite qui danse, et se dépite, marque la mesure, indique le pas. — Physionomie souriante, face carrée comme d’un vieil eunuque blanc. — Elle se met à danser, sa danse est une pantomime dramatique ; nous avons là quelque chose de l’ancienne danse.

Ruchiouk danse. Mouvement du col se détachant, comme Azizeh, et son charmant pas antique, la jambe passant l’une devant l’autre.

Dans sa chambre, au rez-de-chaussée, il y a comme ornement, collées au mur, deux petites étiquettes, l’une qui représente une Renommée jetant des couronnes et une autre couverte d’écritures arabes. Ma moustache l’indigne encore ; puisque j’ai une petite bouche je devrais ne la pas cacher. Nous nous quittons avec promesse de lui venir dire adieu.

Dans la cour, grande canaille, l’œil couvert d’un bandeau et qui tend la main en disant « ruffiano » ; je lui donne trois piastres.

De tout cela il en est résulté une tristesse infinie ; elle s’était, comme le premier jour, frotté les seins avec de l’eau de rose. C’est fini, je ne la reverrai plus, et sa figure, peu à peu, ira s’effaçant dans ma mémoire !

Bazars. — Café où je reste presque tout l’après-midi à regarder le monde, un enterrement passe sur la place.

Four à poulets. — C’est une longue galerie voûtée, ayant des fours latéraux que l’on chauffe sur les quatre côtés dans des espèces de petites rigoles. Au milieu, correspondant à la lumière de la voûte (trou par lequel arrive le jour de l’air), est un trou. Sous le four sont placés les œufs, ils restent là quatorze jours ; le quatorzième jour on les met sur le four jusqu’au vingt-deuxième, où ils éclosent. Un tas de poulets grouillent par terre, cela ondule comme de la vermine blanche et jaune ; on les balaye à coups de pied pour que nous ayons de la place.

Cela me fait un effet étrange de corruption, et une des choses qui m’ont le plus étonné de ma vie, comme factice remplaçant l’organique : l’homme ici crée en quelque sorte.

Vendredi 26 avril. — Couvent copte des Martyrs : mauvais temps ; nous allons au couvent des Martyrs, à une lieue d’Esneh, à travers des champs de blé où nous tournons. Un chien d’Herment, hérissé, à poils longs, aboie sur le mur. Joseph frappe à la porte avec un caillou ; un frère copte vient nous ouvrir. Dans le corridor couvert qui mène à une cour, un petit ânon. Le couvent se compose d’une série de pièces quadrilatérales, voûtées en dôme ; le jour tombe d’un trou par en haut, le sol recouvert partout de nattes de palmier. Partie romane très ancienne, grands cubes qui ont l’air de tombeaux. — Une colonne en fer sur laquelle on pose l’évangile. — Chaire à prêcher fruste, dans un coin. — Aspect mystérieux et caché, le tout vu par un demi-jour. — Deux vieillards, dont l’un est borgne, quatre ou cinq gamins qui les servent, c’est là le christianisme primitif.

Il y a dans ce couvent, de passage, un prêtre abyssinien qui revient de Jérusalem, grand, maigre, yeux en amande, long nez aquilin, belle physionomie, type tout indien ; il souffre de la poitrine et a la maigreur des gens qui meurent de langueur, il s’ennuie beaucoup, regrette son pays, l’Égypte est un enfer pour lui.

Nous causons ensemble d’Abyssinie. La fureur de l’émasculation existe réellement telle qu’on me l’avait dit. Il y a en Abyssinie plus de vingt rois. Dernièrement les Abyssins ont tué une garnison turque entière, qui était dans l’île située en face Massaouah. Il y a, pour les Européens voyageant en petit nombre, du danger dans les montagnes, parce que ces montagnes sont couvertes de forêts affermées pour la chasse de l’éléphant. Il s’étend beaucoup sur le bon marché des vivres de l’Abyssinie. En nous séparant, nous nous souhaitons de revoir nos patries dont nous sommes loin l’un de l’autre. Que Dieu l’ait ramené dans la sienne ! Quant au lien chrétien, il me paraît nul ; le vrai lien est dans la langue : cet homme-là est bien plus le frère des musulmans que le mien.

Je reviens nu-pieds, à cause de mes bottes qui me gênent atrocement. Non loin de la cange, entre Esneh et le palais de Méhémet, je me suis arrêté à regarder les montagnes. Les collines, basses, dénudées, grises, et vues à travers la transparence de la lumière rose étalée sur elles et qui s’apâlissait sur le gris, avaient pour couleur générale un grand ton uni, vaporeusement rembourré d’en dessous ; c’était comme de grands voiles blonds posés sur les collines.

En notre absence, Ruchiouk-Hânem et Bambeh sont venues pour nous voir.

Le soir nous passons de l’autre côté du Nil pour aller tuer des spatules, que nous manquons. — Immense étendue de sable plate, la lune dessus, nos deux balles côte à côte.

Un homme riche rentrant chez soi. — Le gouverneur de Siout revient d’Esneh pour coucher au palais du Gouvernement, à cheval, avec du monde, précédé de deux hommes qui portent des machallahs. On ne voit qu’eux se détachant sur le mur éclairé par la résine brûlante, le reste s’agite dans l’ombre, ombres plus noires ; des parcelles de feu voltigent et tombent à terre derrière eux.

Dimanche matin 28. — Partis de bonne heure d’Esneh, marché à l’aviron toute la journée, malgré le vent.

Herment. — Lundi. Le temple et le village à une grande demi-lieue du rivage. — Plaine couverte de tombeaux turcs. — Santon ; derrière, grande prairie avec des animaux. Ruines du temple : les chapiteaux des colonnes sont couverts de pigeons qui viennent des pigeonniers voisins, pigeonniers faits avec des branches d’arbre sèches. — Chaleur. — Photographie. — Je cure les plateaux. Effendi de Mustapha-bey, gros jeune homme, malade de l’œil ; sac à papiers ; il ramène son âne par le licou jusqu’à notre barque, où il nous accompagne ; il nous fait cadeau de fromages arabes, petits fromages blancs à la pie, fort détestables selon moi.

Le soir, à 8 heures, nous arrivons à Louqsor.

THÈBES[9].

Arrivée à Louqsor. — Nous sommes arrivés à Louqsor le lundi 30 avril, à 8 heures et demie du soir ; la lune se levait. Nous descendons à terre. Le Nil est bas, et un assez long espace de sable s’étend du Nil au village de Louqsor ; nous sommes obligés de monter sur la berge pour voir quelque chose. Sur la berge, un petit homme nous aborde et se propose à nous comme guide, nous lui demandons s’il parle italien : « Si, signor, molto bene ».

La masse des pylônes et des colonnades se détache dans l’ombre, la lune qui vient de se lever derrière la double colonnade, semble rester à l’horizon, basse et ronde, sans bouger, exprès pour nous, et pour mieux éclairer la grande étendue plate de l’horizon.

Nous errons au milieu des ruines, qui nous semblent immenses, les chiens aboient furieusement de tous les côtés, nous marchons avec des pierres ou des briques à la main.

Par derrière Louqsor et du côté de Karnac, la grande plaine a l’air d’un océan ; la maison de France éclate de blancheur à la lune, comme nos chemises de nubien ; l’air est chaud, le ciel ruisselle d’étoiles ; elles affectent ce soir la forme de demi-cercles, comme seraient des moitiés de colliers de diamants, dont çà et là manqueraient quelques-uns. Triste misère du langage ! comparer des étoiles à des diamants !

Louqsor. — Le lendemain, mardi, nous visitons Louqsor. Le village peut se diviser en deux parties, divisées par les deux pylônes : la partie moderne, à gauche, ne contient rien d’antique, tandis qu’à droite les maisons sont sur, dans, et avec les ruines. Les maisons habitent parmi les chapiteaux des colonnes, les poules et les pigeons huchent, nichent dans les grosses feuilles de lotus ; des murs en briques crues ou en limon forment la séparation d’une maison à une autre, les chiens courent sur les murs en aboyant. Ainsi s’agite une petite vie dans les débris d’une grande.

Il y a trois colonnades, deux de petites colonnes, une de grosses : les grosses ont des chapiteaux-champignons, les petites ont des chapiteaux-lotus non épanouis.

Pylônes. — La corniche des pylônes a été brisée, elle subsiste seulement dans la partie interne de la porte. Des deux côtés de la porte, deux colosses enfouis jusqu’à la poitrine ; les épaules du colosse de gauche sont la seule chose d’eux qui soit intacte ; ils devaient être d’un très beau travail à en juger par les bandelettes et les oreilles. Un troisième colosse, sur le pylône de droite, est complètement enfoui ; on n’en voit plus que le bonnet de granit poli qui brille au soleil comme une pipe de porcelaine allemande. En face des pylônes, sur les maisons qui font vis-à-vis, pigeonniers ; les pigeons s’envolent et vont battre des ailes au sommet des pylônes. Sur le pylône de gauche on voit une bataille : les chars sont alignés, c’est-à-dire échelonnés les uns sur les autres, par défaut de perspective ; tous les chevaux sont cabrés ; pêle-mêle de gens et de chevaux tombant les uns sur les autres ; le roi (grande nature) est debout sur un char à deux chevaux, et tire de l’arc, derrière lui un flabellifère ; il est au milieu de la bataille ; plus loin sont des gens dans une grande barque, debout. Un homme debout (nature moyenne) sur son char, conduisant les mains très en avant, chic anglais. Sur le pylône de droite on voit vaguement des chars et des guerriers ; un homme (de grande nature), assis, semble recevoir des captifs. Le pylône de gauche représentait la bataille et celui de droite le triomphe. C’est contre le pylône de gauche que se trouve l’obélisque, dans un état parfait de conservation. Une ch.... blanche d’oiseaux tombe d’en haut et s’épate par le bas comme une coulée de plâtre ; c’est par la m.... des oiseaux que la nature proteste en Égypte, c’est là tout ce qu’elle fait pour la décoration des monuments, ça remplace le lichen et la mousse. L’obélisque qui est à Paris se trouvait contre le pylône de droite. Huché sur son piédestal, comme il doit s’embêter là-bas, sur la place de la Concorde, et regretter son Nil ! Que pense-t-il en voyant tourner autour de lui les cabriolets de régie, au lieu des anciens chars qui passaient jadis au niveau de sa base ?

L’intérieur des pylônes est difficile à monter ; les pierres sont disposées angle sur angle, de la même manière que dans les couloirs des Pyramides. D’en haut, nous voyons Joseph en bas avec sa chemise blanche, tranquillement assis sur la natte de la mosquée, car il y a, en dehors de la mosquée, une sorte de longue plate-forme ou terrasse basse recouverte d’une natte. Pour monter sur les pylônes, nous passons par l’intérieur de la mosquée où piaule, en se dandinant sur ses jambes croisées, toute une école de bambins ; le maître lit tout haut, chantant d’un ton de fausset. L’escalier du pylône descend jusque dans l’intérieur de la mosquée.

Jardin de Prisse. — Nous visitons l’ancien jardin de Prisse, qui appartient maintenant au sheik des Ababdiehs. Une treille en maçonnerie couverte de vignes, des palmiers nains, ou petits. Deux ou trois domestiques nègres circulent là dedans. On nous apporte des bouquets de laurier-rose. Quand nous allons pour sortir, un nègre se met le dos contre la porte pour nous demander batchis, ce qui fait que nous ne lui en donnons aucun.

Jardin français. — Planté par les officiers du Louqsor ; les murs sont plantés de feuilles d’aloès, sèches. Ce jardin est plein d’orangers et de citronniers ; quelques palmiers s’élèvent droits, au-dessus de ces masses rondes. Le plaisir de la verdure m’a surpris avec un charme étrange. On nous apporte des petits citrons verts et des bouquets de menthe. Dans l’après-midi nous partons pour Karnac.

Karnac. — La première impression de Karnac est celle d’un palais de géants, les grilles en pierre qui se tiennent encore aux fenêtres donnent la mesure d’existences formidables ; on se demande, en se promenant dans cette forêt de hautes colonnes, si l’on n’a pas servi là des hommes entiers enfilés à la broche comme des alouettes. Dans la première cour, après les deux grands pylônes en venant du Nil, il y a une colonne tombée et dont toutes les pierres sont encore disposées, malgré leur chute, comme serait une colonne de dames, à bas. Nous revenons, l’allée des sphinx n’a pas une tête, ils sont tous décapités. Des gypaètes blancs, au bec jaune, voltigent sur une butte autour d’une charogne ; à droite il y en a trois sur leurs pattes, arrêtés, et qui nous regardent passer tranquillement. Un Arabe passe au grand trop devant nous sur son dromadaire.

Coucher de soleil à Louqsor. — Au coucher du soleil, je m’en vais du côté du jardin français, vers une petite crique que fait le Nil ; l’eau est toute plate, un moucheron y trempant ses ailes la dérangerait. Des chèvres, des moutons, des buffles pêle-mêle viennent y boire, de petits chevreaux tètent leurs mères, pendant que celles-ci sont à boire dans l’eau ; une d’elles a les mamelles prises dans un sac. Des femmes viennent prendre de l’eau dans de grands vases ronds, qu’elles remettent sur leur tête ; quand un troupeau est parti il en revient un autre, les bêtes bêlent ou mugissent avec des voix différentes, peu à peu tout s’en va, la nuit vient ; sur le sable, de place en place, un Arabe fait sa prière. Les montagnes grises d’en face (chaîne libyque) sont couvertes d’un ton bleu ; des nappes d’atmosphère violet se répandent sur l’eau, puis peu à peu cette couleur blanchit et la nuit vient.

Première visite à Medinet-Abou. — Après le dîner nous traversons le Nil et nous allons au pied de la montagne de Médinet-Abou passer la nuit à l’affût de l’hyène. Nous nous couchons, à la belle étoile (et quelles étoiles !) sur nos paletots, au milieu des pierres ; Joseph et les guides causent toute la nuit ; le mouton que nous avions pris dans un village (de ce côté du Nil) reste attaché, et le lendemain nous le retrouvons intact.

À 6 heures du matin, nous déjeunons dans le palais de Médinet-Abou, avec du lait et des œufs durs. La montagne, toute proche par derrière, domine ce grand édifice encore debout ; architecture et paysage semblent avoir été faits par le même ouvrier.

Le sieur Rosa. — Nous allons faire visite au sieur Rosa, marchand d’antiquités, Grec de Lemnos. C’est pousser loin la haine de toute végétation, le site est un vrai four à plâtre ; des chiens aboient, on ne veut pas nous ouvrir, enfin on nous ouvre la porte. Dans la cour, momies débandelettées, debout, dans le coin à gauche en entrant ; l’un s’écore des deux mains sur son phallus, un autre fait une torsion de la bouche et a les épaules remontées comme si le vivant fût mort dans une grande convulsion. Dans une salle basse, au rez-de-chaussée, il y a des momies dans leur cercueil : fort beau cercueil de femme, peinture brune ; deux autres momies dans des cercueils non ouverts. Le vieux Grec vit là, il a mal aux yeux et se les essuie avec son mouchoir ; on cause politique, c’est-à-dire des affaires de Grèce, il va se chercher des journaux grecs et en lit tout bas quelques passages.

Les colosses de Memnon sont très gros ; quant à faire de l’effet, non. Quelle différence avec le Sphinx ! Les inscriptions grecques se lisent très bien, il n’a pas été difficile de les relever. Des pierres qui ont occupé tant de monde, que tant d’hommes sont venus voir, font plaisir à contempler. Combien de regards de bourgeois se sont levés là-dessus ! chacun a dit son petit mot et s’en est allé.

De retour à la cange vers 3 heures.

Vallée de Biban el-Molouk. — Le lendemain, jeudi 2 mai, parti à 6 heures du matin à cheval. On m’a donné une selle anglaise, j’ai mes grandes bottes et mon large pantalon de toile à la nizam, je jouis d’être à cheval. Visité le temple de Gournah et les tombeaux des rois à Biban el-Molouk. Pour aller à la vallée des Rois, le paysage est anthropophage : on monte lentement dans une large ravine, entre des montagnes pelées ; elles sont coupées à grands pans, les éclats de pierre roulent sous les pieds des chevaux, les étriers me brûlent les pieds.

Affaire du sheik à propos de nos estampages dans le petit tombeau de Gournah. — Trombe de sable. Ça se lève comme une colonne de fumée et ça tourne en vis comme un tire-bouchon, tout en montant en l’air ; bientôt l’horizon est complètement pris, on est obligé de s’envelopper tout à fait la tête, les chevaux en paraissent gênés.

Nous allons coucher dans la maison de France.

Maison de France. — L’escalier donne sur un quartier plein de décombres, au bout duquel se trouvent les maisons de filles. Nous avons deux pièces. Dans la première, il y a un chambranle de cheminée, Joseph s’y établit. — Abdulmineh (gardien de la maison) et les matelots sur une natte. — La petite chambre pour la photographie est à droite ; notre chambre à divan, à gauche, avec balcon donnant sur le Nil. — Vue des montagnes de la chaîne Libyque. — Visite au gouverneur pour l’affaire du sheik de Gournah. — Dans l’après-midi, course à Karnac (sur une selle qui me casse le c…) afin de marquer les estampages à faire.

Le soir le gouverneur nous rend notre visite.

Samedi matin. — Promenade dans Louqsor : café, bons Turcs fort aimables, Arnautes qui jouent avec des petites coquilles dans une sorte de damier creusé, un Arnaute qui essaie de faire monter son cheval sur l’escalier, Turc en veste rouge qui m’offre à boire du bouza.

Nous partons pour Karnac. — Logés dans la chambre du roi, c’est celle qu’a occupée le docteur Lipsius. — Petite mare verte où toutes les nuits navigue une cange d’or avec des hommes d’or, le bord est piqué de joncs pointus, piquants, Maxime s’y baigne. — Aspect de son corps nu, debout sur les bords.

Je passe la nuit en dehors sur un matelas mis sur une pierre, seulement vêtu de ma chemise de Nubien ; les étoiles resplendissent de scintillations. — Gardes. — Un au-dessus de ma tête que j’aperçois dans la nuit. — Les chacals aboient affreusement et en multitude. — Claquement de bec des tarentules. — Les chacals la nuit viennent manger nos provisions.

Dimanche 5. — Surveillé les estampages dans le palais. Quand cette besogne stupide fut achevée, promenade autour de Karnac du côté Nord. J’ai été boire de l’eau dans une fontaine près d’un santon ; l’eau est dans une grande jarre, on la puise avec une écuelle en terre et l’on boit. Des nattes dans le santon ; au milieu, un petit tombeau, c’est un lieu de repos. Belle chose que les santons !

Un peu plus loin, village (sur la gauche entre Karnac et le Nil), avec un palmier recourbé comme une cravache. Des bœufs, au fond, passent dans les palmiers. Je reprends, sur la droite, une porte Nord ; il y avait là encore une allée de sphinx, un seul se reconnaît à la croupe. Cette porte Nord ainsi que celle de l’Est sont abîmées quant aux représentations anaglyptiques.

Le soir, un effendi, propriétaire des environs, vient nous faire une visite ; il est vêtu de blanc, se laisse repousser la barbe, a l’air d’avoir fort chaud, larges manches de chemise ; il se passe la main sur les bras ; pieds et mains gras. À ma droite un domestique noir accroupi tenant une lance, son fusil est dans un coin, un yatagan à sa ceinture.

Lundi. — Re-estampage. Le moyen mange le but, une bonne oisiveté au soleil est moins stérile que ces occupations où le cœur n’est pas. Comme nous sommes dans le petit temple ptoléméide de Karnac (à gauche en arrivant), bouffon monté sur un âne ; il nous tire, par pompe, des coups de pistolet chargé à poudre, son pistolet d’Arnaute est enveloppé avec soin dans des guenilles et dans un fourreau en cuir.

Nous allons nous promener au bord du Nil. Au bord, femmes avec des pots sur la tête, l’eau agitée, soleil frisant sur l’eau et me gênant l’œil. En nous en retournant à notre logement de Karnac, un enfant courait devant nous, tout nu, en traînant une branche d’arbre, cela faisait de la poussière. Le soir notre ami l’effendi vient nous faire encore une visite : il est de Bagdad, nous aime beaucoup et accepte « pour son père » une boîte de pilules de cantharides. Dans la journée il nous avait fait cadeau d’œufs, de lait, de poules et d’un mouton. Son petit nègre : veste de damas, yeux ronds et sortis, un peu injectés de sang.

Médinet-Abou. — Enceinte ptoléméïde du temple, deux pylônes.

À gauche, entrée du palais, pavillon à deux étages. L’étage était supporté par des consoles, qui sont des têtes d’hommes ; les fenêtres carrées sont plus grandes en large qu’en long, de face, tandis que les fenêtres de côté, les latérales, sont plus grandes en long qu’en large. Sur la face intérieure du pavillon, rois tenant à la main des vaincus et les amenant à des dieux ; les vaincus ont des coiffures de sauvages.

Dans la première cour, petit temple carré, avait deux étages, était enclavé dans le palais. Les ruines des maisons arabes encombrent tout et moutonnent à l’œil. Le dos ainsi tourné au Nil, quand on regarde devant soi, on voit les montagnes blanches à gauche, la chaîne libyque en face dominant le palais ; à droite les colonnades de l’Amenophium bordées à leur extrémité par quelques gazis ; derrière cette pointe de verdure, les montagnes vont s’abaissant à l’horizon jusqu’à une grande ligne de palmiers qui décrit à l’œil la moitié de l’horizon. Au premier plan, le petit temple blanc est enfoui entre les décombres gris noir des anciennes maisons arabes. À ma droite et plus près encore, le grand pavillon, avec ses fenêtres pleines d’ombre, maintenant carrés noirs.

Troisième cour, carrée, était entourée de colonnes dont cinq subsistent encore ; les fûts sont brisés et gisent pêle-mêle par terre. Sur le côté Est et Ouest, piliers carrés ; le côté Nord et Sud a de grosses colonnes rondes, chapiteaux unis tout ronds. Outre ces piliers, le côté Ouest a un second rang de colonnes à chapiteaux unis, les bracelets des chapiteaux des colonnes sont peints en bleu ; les colonnes de l’intérieur de la cour ont des chapiteaux en feuilles de lotus.

Le plafond des galeries est en grandes dalles peintes en bleu, parsemé d’étoiles blanches.

Le dessous de la porte des pylônes : Osiris en vautour, avec de grandes ailes et des attributs, le tout en bleu.

Figures des galeries, côté Sud. — En haut trois groupes :

1o Bari portée par des hommes presque grandeur nature, le nu peint en rouge. Les rames de la barque sont pressées et disposées l’une sur l’autre, à l’avant, imitant une aile étalée. Y a-t-il intention de rappeler ici Osiris reproduit par l’oiseau ?

2o Deux files d’hommes marchant deux à deux et portant une corde, dont un personnage coiffé de l’uræus tient le milieu ; le nu des hommes est rouge, colliers bleus. Celui qui marche en tête, seul tient dans ses mains un carré qu’il présente ;

3o Homme portant un brancard sur lequel sont des petits bonshommes, chacun entre une colonne. Les hommes qui portent sont fort beaux, la tête complètement nue. Derrière le brancard et comme le conduisant marche un homme portant un bâton au haut duquel sont deux bandelettes et un oiseau.

En bas : un roi sur son char, le dos tourné vers la tête du cheval ; des hommes, qui viennent à la hauteur des naseaux du cheval, l’arrêtent ; le cheval est coiffé de plumes et de lotus, sa couverture est rayée en long de bandes bleues. Qu’était-ce que la boule qui est toujours sur le garrot des chevaux ? Deux grands flabellums ombragent le roi, tourné vers trois files d’hommes ; on lui présente des mains et des phallus naturels coupés ; les phallus se voient tout en bas, contre terre, ils ont leurs testicules et ne sont point circoncis. Un écrivain, placé derrière l’homme qui les compte et qui a un bâton ou plutôt un instrument tranchant sous le bras, enregistre. Viennent des captifs, quelques-uns les bras liés très élevés au-dessus de la tête, tuniques bleues, vertes, avec deux bandes blanches en large ; ils ont des figures anguleuses, des barbes en pointes, et d’au-dessus de leurs oreilles, continuant la mèche des tempes, pendent des cornes ou des trompes recourbées en dedans par le bout.

Côté Est. — 1o Mêlée guerrière, comme sur le pylône de Louqsor, chars, etc. ; les hommes renversés coiffés comme ci-dessus. Un homme, que l’on voit la tête en bas et qui se trouve sous la verge du cheval du roi, est coiffé comme un sauvage. Je ne sais si ce sont des plumes ou des cheveux droits levés, comme seraient les mèches des Ababdiehs si on les levait, il a aussi la barbe en pointe. Grand char du roi, le cheval est rampant, couverture bleue et rouge rayée en large. Le roi a les guides passées autour des reins, il décoche une flèche, son arc est près de lui ; le char passe sur le corps d’un homme. En dessous, les escadrons marchent au pas et à grands pas.

2o Le roi sur son char, cheval se gourmant, chic anglais dans les pieds, couverture en damier comme une étoffe écossaise. Debout, le roi tient le fouet de la main droite ; c’est un tout petit fouet, qui ne pouvait atteindre que sur les fesses des bêtes.

3o Le roi à pied amène les prisonniers enchaînés à Ammon, qui tient le nilomètre.

Angle Nord-Ouest. — Hommes portant des rames dans leur chevelure, comme aux cataractes.

Côté Nord. — Fort belle bari, ayant à la poupe et à la proue des têtes de bélier (Ammon) au cou desquelles sont suspendus par deux cordes des carrés terminés par des franges ou clochettes. Ces béliers ont un triple collier, frisé comme de la laine.

Belle bari ornée à la poupe et à la proue de têtes humaines coiffées de cornes et avec un collier comme ci-dessus.

La face extérieure du pylône qui regarde la montagne est presque enfouie sous les décombres des maisons arabes. Les pierres de l’escalier de ce pylône ne sont pas disposées comme dans l’intérieur des Pyramides et dans le pylône de Louqsor ; elles sont droites, mais la bandelette d’hiéroglyphes suit le mouvement de l’escalier.

Deuxième cour. — Sur le pylône de gauche (étant tourné vers la montagne), le roi amène au dieu des captifs ; quelques-uns coiffés tout à fait comme des sauvages ; le pylône de droite est couvert d’hiéroglyphes.

Le côté gauche a des colonnes ; le côté droit a des piliers.

Les deux galeries latérales de cette cour sont presque enfouies, les hiéroglyphes profondément entaillés. Restes de peintures.

Maxime retourne à la cange préparer des papiers, on va camper près des deux colosses. Je monte à cheval et je vais me promener seul autour de Médinet, je monte vers les syrinx. Un renard sort d’une grotte avec un bruit de serpent qui dérange des pierres, il monte à pic, se détourne et me regarde tranquillement ; je prends mon lorgnon et nous nous contemplons. Même aventure m’arrive dix minutes après, en descendant, avec un chacal. Un homme se tenait debout sur un monticule avec un chien.

Je descends vers le Nil. — Village avec des pigeonniers. Deux affreux chiens d’Herment sautent à la croupe de mon cheval.

Je passe la nuit près des colosses, sous la tente, le vent est furieux, les moustiques me dévorent, je suis abîmé de poussière.

Le matin je fais une course à cheval du côté de l’hippodrome, précédé de notre guide Omer (grand, sec, bon homme, coiffé d’un cône raide, gris blond, en feutre, qui le fait ressembler à un prêtre de Persépolis. C’est ce qui a précédé le tarbouch ; si on l’enroulait d’une écharpe, ce serait tout à fait l’ancien turban des gravures. Omer a un petit chibouk de bois noir à nœuds.

Grande campagne nue, les chevaux marchent sur la terre dure, régulièrement balafrée de longues crevasses de sécheresse.

Le temple a une enceinte en briques crues pharaoniques et un revêtement complet romain. C’est dans cet édifice romain que se trouve un naos égyptien ptoléméide. — Retour au galop par Médinet-Abou, fantasia avec Orner. — Nos Arabes sont au pied du colosse. — Le sieur Rosa nous vient faire une visite ; il a un turban blanc, une chemise de Nubien blanche, il marche sous un parapluie de coton blanc et porte à la main son chibouk et un bâton de bois blanc, terminé par un pic qu’il s’est tourné lui-même.

Pendant que l’on charge tout pour s’en aller au Rhamesseum, rébellion d’un de nos chameaux, course à travers champs ; la charge s’en allait graduellement, le broc de fer passé à un pied de la bête, saute comme un bracelet, la table de Brochier est mise en pièces.

Joseph et moi partons pour Louqsor. — Mâlim. — Café où je fume un chicheh avec plaisir. — Arnautes, ces bons camarades !

Amenophium. — Colosses comme ceux d’Ipsamboul, mais n’ont pas la frange au milieu des cuisses. Sur la paroi intérieure de la porte de l’Amenophium grand combat, hommes levant les mains, d’une bonne façon, avec intention de naïveté. Un homme combattant à cheval ? Champollion dit que la cavalerie n’est pas mentionnée sur les monuments, à de rares exceptions près ; est-ce celle-là qu’il sous-entend ? Le point d’interrogation que je retrouve dans mes notes indique, je crois, qu’il y a peut-être derrière l’homme la place pour un char absent. Il me semble cependant que non ?

Hypogées ou syrinx. — C’est incontestablement ce qu’il y a de plus curieux comme art en Égypte.

Représentation de métiers, etc. ; joueurs de mandoline, la mandoline à manche très long ; joueurs de flûte et de harpe ; p..... nues, avec l’intention lubrique de la cuisse dont le genou est très en dedans ; ces demoiselles ont des robes transparentes, cela rappelle les b..... Deverria 1829. La gravure cochonne a donc existé de toute antiquité !

Dans la même grotte, grand couloir, mur à droite : un homme nu peint en rouge, qui est dans une barque et qui cueille des lotus ; au-dessus de sa tête une branche s’incline, une cigogne se tient sur l’arbrisseau, chose charmante pleine de grâce et d’originalité.

On sent une odeur de laiterie et de chauves-souris. Quelques-unes de ces grottes s’étendent en large, d’autres en profondeur seulement. Des familles vivent là dedans avec leurs enfants nus, des poussins, etc. ; quelques-unes ont des portes avec des planches peintes de cercueil.

De là, la terre sous vos pieds est trouée comme un tamis et d’une effrayante façon. — Plaine de Thèbes : au milieu, les deux colosses vus de dos ; Médinet-Abou sur la droite, qui se découpe carrément dans la plaine, fuyant et se rétrécissant de ce côté. Au delà de la plaine, le Nil bleu, Louqsor, à qui rien n’est comparable comme effet de ruine dans le paysage ; au fond, les montagnes, blanches au sommet et déchiquetées, avec un glacis rose sur leur bleu (le bleu domine de beaucoup). À gauche, au fond, Karnac confus ; l’Amenophium (ou Rhamesseum) à nos pieds ; un peu plus loin, Gournah, avec ses dalles basses, revêtement supérieur de son toit, et qui de ce côté, à cause des monticules (terres provenant des trous) qui l’entourent, paraît très bas.

Nous passons la nuit dans le Rhamesseum, au milieu de grosses colonnes, la figure tournée vers le pylône. Il fait des étoiles, le piaulement des chacals alterne avec l’aboiement des chiens.

Gournah. — Grotte noire et puante à côté. — Palmiers très près du temple, à côté, en venant du Nil. — Au Rhamesseum, quelques gazis en y arrivant.

Visite aigre du sheik à propos du petit tombeau de Gournah.

Biban-el-Molouk. — Nous partons de Gournah pour la vallée des Rois. Terrains blancs, soleil ; on sue de l’entrefesson sur sa selle. Omer marche à pied devant moi. Nous sommes campés à l’entrée du tombeau marqué n° 18. Il y a en entrant le portrait de Mustapha-bey (ressemble à un curé) et celui de Lallemant par Dantan jeune, janvier 1849. — Arabes couchés par terre et causant à voix basse, Sassetti dormant sur le paquet de tapis, Max parti dans le tombeau de Belsoni.

Vendredi 10 mai, 3 heures de l’après-midi.

Gargar. — Gargar, vieux, sec, et robuste, amateur de raki et de bardaches. Selon lui, on ne peut être fort que lorsqu’on boit de l’eau-de-vie, c’est là la cause de la supériorité des Franks sur les musulmans. Il se frappe la poitrine à grands coups, et bouscule les autres Arabes pour nous le prouver. Une fois par terre, il fait mine de les vouloir sodomiser. Il nous charge de faire ses compliments aux officiers de Louqsor, qu’il aime beaucoup.

Chasseurs d’hyènes. — Mine des chasseurs d’hyènes. Le vieux, petit, barbe grise, figure souriante, chaussé de bons souliers rouges ; son compagnon, homme de 36 ans, sandales, fusil à mèche, sombre personnage, plus effrayant à rencontrer que son gibier. Ils portent une petite outre pleine d’eau, qui est toute leur provision pour trois ou quatre jours ; quand ils ont tué une hyène, ils la mangent et prennent la peau. Le mauvais état de nos chaussures fait que nous sommes obligés de renoncer à cette partie de chasse, qui aurait pu être curieuse.

Tout le temps que je suis à Médinet, on me donne pour saïs une petite fille de dix à douze ans, qui est obligée de suivre mon cheval au trot et au galop, ce qui fait que je suis obligé d’aller au pas. Les parents de ce pays sont donc encore plus bêtes que ceux du nôtre ?

18. Menephta. Grande salle des momies.

Dalles à hauteur d’appui, faisant console circulaire sur laquelle étaient disposées des momies.

Sur le linteau supérieur, du côté droit en entrant, lituus, couronnés du pschent et terminés en bas par la harpe.

Côté immédiat de l’entrée, à droite des hommes sur une barque, entourant Ammon, ont autour du torse une espèce de camisole rattachée aux épaules par deux cordons dont le dessin est en damier ; ce sont de petits carrés indigo sur bleu plus pâle.

Grand serpent vert à taches noires, portant sur le sommet de ses ondulations des têtes d’hommes, face rouge, chevelure indigo (ou noire), barbe indigo (ou noire) ; la commissure des yeux est marquée par un gros trait qui continue la paupière supérieure jusqu’à l’oreille. Il y a quatre têtes. Sous la gueule du serpent est la croix ; de son gros œil rouge quatre lignes noires descendent. A-t-on voulu figurer des larmes ? ou des plis de la peau ?

Sur la plinthe du milieu, homme ayant sur la tête un scarabée posé horizontalement dans l’ellipse d’un serpent à cinq têtes.

Sur la plinthe du bas, serpents debout ; de leur bouche découle un liquide qui engendre la harpe. Ces serpents sont rouges, tachés de noir ; la bordure indique la harpe rouge, plus pâle, bordée d’une ligne noire.

Côté du fond en entrant : uræus droits, la queue repliée sous eux et posés sur des espèces d’échasses bifurquées à leur base.

Plinthe du milieu : quatre béliers, la toison est en gros bleu, le corps en jaune, portant le pschent, les plumes, la boule.

Série de têtes à des potences. Est-ce une généalogie ?

Chacune de ces potences a à côté d’elle des hiéroglyphes différents ; ce n’est donc pas une répétition de la même chose, quoique toutes ces représentations se ressemblent.

Barque tirée par des hommes ; au milieu, debout, sous l’arceau d’un serpent, Ammon tenant le crochet.

Côté gauche, plinthe inférieure : crocodile vert avec les écailles d’un joli travail, sur un rocher de sa taille, qui a à son extrémité, sous la tête du crocodile, une tête humaine ; le rocher est tacheté et porte à son extrémité, sous la patte environ du crocodile, un œil humain, deux têtes humaines et deux signes méconnaissables pour moi.

Plinthes du milieu : sortes de couches terminées par des têtes humaines.

Il y avait, au milieu de cette admirable chambre, deux piliers : l’un, fut renversé par le docteur Lepsius ; sur le deuxième pilier, d’un travail exquis et peint sur ses quatre faces, dieux à visage vert, les poings près l’un de l’autre sur la poitrine, les coudes écartés, et tenant dans leurs mains le sceptre et le fouet.

Aux quatre coins de l’appartement, sous la console circulaire, un divan à tête de léopard et à pieds de lion, peint.

Sur le côté gauche immédiatement en entrant : corps de femme terminé par un long serpent.

Grande salle du fond : plafond peint, fresques d’un ton blond. — Un typhon dévoré par le crocodile : le crocodile, dressé debout par derrière, appuie ses pattes sur les épaules du typhon. Étourdissante chose comme vestige de religion antique !

Petite chambre à droite avant d’arriver à cette salle (la chambre des momies est à gauche en allant au grand plafond voûté) : un bœuf sur la paroi d’en face ; une panégyrie s’agite dans ses jambes, les hommes lui viennent au jarret. Au-dessus de lui et autour, le mur est blanc, les noms des voyageurs écrits au couteau y disparaissent les uns sous les autres, c’est tout aussi hiéroglyphique que les hiéroglyphes qui entourent les trois autres côtés de la chambre.

16. Entrée difficile. Une seule chambre avec un sarcophage en granit, vide. Une inscription au crayon déclare que Belzoni, Stralton Beechy et Bennett ont été présents à son ouverture le 11 octobre 1817.

Sur la paroi de droite, hommes sans bras portant des figurines.

Hommes : chevelure verte, barbe noire ; aux deux bouts du bâton qu’ils portent, un bœuf ; de sa tête pend une corde que tient un homme (il y en a quatre), un (rouge) en tablier blanc et sans barbe ; sur les deux extrémités du bâton ou brancard, le bœuf lui-même est porté, se tenant debout.

Paroi d’en face, dans l’angle : femme jolie, les nus en jaune, des bracelets jaunes et verts aux bras, un collier jaune et vert ; sur sa chevelure noire un scarabée jaune.

Le roi est conduit par un dieu à tête d’épervier, coiffé du pschent (le nu en rouge) à Ammon-Rha assis. Près de lui et lui tournant le dos, un dieu tenant la croix et le nilomètre (le nu en rouge, la tête de scarabée noire), assis sur un trône ; d’au-dessus de sa rotule part l’appendice souvent remarqué.

Sur la porte d’un petit caveau, même paroi : trois personnages à genoux sur le genou droit, la main gauche sur la poitrine. Le premier est à tête de chacal, le second à tête humaine, le troisième à tête d’épervier ; les nus sont en rouge.

Sur la paroi de gauche, petites momies en noir, couchées les unes au bout des autres. Plus loin, grandeur nature, le roi entre un dieu à tête de chacal et un dieu à tête d’épervier.

À droite, dans l’angle, sur les quatre côtés de l’appartement la figure du serpent se retrouve, soit pliée en plusieurs doubles comme une série de 8, soit verticale, ondulant dans la bandelette d’un cartouche.

Des deux côtés de la pièce, chambres comblées dans lesquelles on ne peut plus entrer.

9. Chambre du sarcophage. — Des bras, se bifurquant à partir du coude et avant deux mains élevées suppliantes vers une boule d’où part un jet qui va rejoindre une autre boule ; sous l’arc du jet un personnage tout rouge, debout, barbu, coiffé du bonnet en pointe à bouton.

Ailleurs des têtes levant la main.

Une tête lève deux bras démesurés. Sur le pouce des mains il y a un homme debout qui lève les mains. Sur la tête principale, une femme debout a les bras levés ; au-dessus de sa tête, une boule rouge.

Les hommes sans têtes et les bras liés ne devaient pas simplement vouloir dire des captifs, mais avaient sans doute un sens symbolique plus élevé.

Sur le linteau de la porte de l’antichambre qui précède la salle du sarcophage, une boule avec quatre serpents ; à gauche un homme courbé comme un bûcheron, à droite un homme les bras liés, à genoux ; au-dessus, à droite, un homme les bras liés, la tête en bas, un autre ainsi. À la place du quatrième, à gauche, rien de distinct.

Couloir à gauche. — Des hommes ou mieux des âmes montent un escalier au haut duquel Ammon est assis avec ses insignes ; un homme tient une balance. Plus loin l’âme, sous forme de porc dans un bateau, est renvoyée par un personnage qui la fouette.

6. Couloir à gauche. — Crocodile tout seul sur un navire ; sur le dos du crocodile une tête humaine, visage rouge, cheveux bleus ; de devant son menton part une ligne qui porte à son extrémité le bonnet pointu à bouton. La proue du navire est en forme de ce bonnet pointu à bouton, et est couronnée du pschent, en sens inverse ; avant la proue et la poupe et les séparant du crocodile il y a une rame debout, c’est-à-dire : poupe-rame debout-crocodile-rame debout-proue. En face, sur le mur de droite, se tiennent les débardeurs.

Côté droit dans le couloir : une momie peinte, fort belle, avec le phallus cassé ; elle est oblique et comme si elle tombait, elle lève les bras au ciel, elle est entourée du serpent, le tout sur fond jaune tacheté de petites taches rouges. Est-ce une mort subite ? quelque punition divine ?

Non loin, flèches jaculatoires qui ont l’air d’engendrer des serpents.

Partis de Biban-el-Molouk le dimanche 12.

Lundi 13. — Promenade à cheval, d’abord le long de la crique du Nil, qui se jette à droite du palais de France, quand on le regarde le dos tourné au fleuve. Nous passons derrière le Jardin de France, nous nous écartons beaucoup et nous tombons dans le Sud. Halte dans un jardin où il faut se baisser pour passer sous les arbres. Nous nous asseyons sur un tas de feuilles de palmier sèches, un bonhomme nous apporte une jatte de lait caillé et des petits pains chauds sur un panier plat ; le lait caillé se répand en voulant mettre la jatte d’aplomb, Maxime plante des petites branches sèches dans les caillots de lait frémissants ; ça fait un paysage de Norvège ; le lait figure la neige et les petits bâtons les peupliers sans feuilles.

Le ruisseau de Sakir coule devant nous, je suis dans mes grandes bottes en cuir de Russie, nous fumons un chibouk, nous causons.

Nous passons encore une fois par Karnac, sur la berge méridionale de la petite mare verte. J’ai envie de revoir notre petite chambre et la pierre où j’ai dormi aux étoiles. Karnac me semble plus beau et plus grand que jamais. Tristesse de quitter des pierres ! pourquoi ?

Keneh[10]. — Jeudi 16 mai, notre cange aborde sur la plage de Keneh, où nous trouvons le petit baron de Gottbert, dans son nizam gros bleu, qui nous attendait. Déjeuner avec lui. Toute la journée et celle du lendemain est occupée aux préparatifs du voyage de Kosséir.

Visites aux sieurs Ortalis, médecin, en manches de chemise et en bonnet crasseux, et Fiorani. — Long déjeuner chez le père Issa, où se débattent les prix pour la traversée du désert. — Un Grec, épicier, natif de Chio, établi dans la rue qui prolonge le bazar, à droite, même rue que celle où demeure Osnah Taouileh ; elle nous prie de lui rapporter de Kosséir des poissons secs. C’est à elle que je vois, la première fois, se laver la bouche avec un morceau de savon de Marseille. Nous achetons des outres, que l’on va laver dans le petit bras du Nil qui est derrière Keneh. En faisant ses courses, dans le bazar, Joseph se f… par terre d’une façon triomphante. À peine arrivés chez Fiorani, nous apprenons que Gottbert vient de faillir tuer plusieurs personnes, son fusil est parti inopinément, ce dont nous l’avions prévenu. Sa figure embobelinée de son coufieh, petits gants de coton pour s’abriter les mains du soleil, une canne ; il va dans le désert établir des télégraphes de Keneh à Kosséir.

KOSSÉIR.

Samedi 18 mai. — Nous nous levons au petit jour ; il y a, amarrés sur la plage, quatre bateaux de gellabs. Les esclaves, descendus à terre, marchent conduits par deux hommes ; ils vont par bandes de 15 à 20. Quand je suis monté sur mon chameau, Hadj-Ismaël saute pour me donner une poignée de main. L’homme à terre, allongeant le bras pour donner une poignée de main ou offrir quelque chose à l’homme monté sur son chameau, est un des plus beaux gestes orientaux ; surtout au départ, il y a là quelque chose de solennel et de gravement triste. Les habitants de Keneh ne sont pas encore levés ; sur leurs portes, les almées, couvertes de piastres d’or, balayent leur seuil avec des branches de palmier, en fumant le chibouk du matin. Le soleil, sans rayons, est voilé par la vapeur du khamsin. À gauche, montagnes arabiques comme des falaises ; devant nous le désert grisâtre ; à droite, des plaines vertes. Nous marchons sur la limite du désert, peu à peu la plaine cultivée nous quitte ; on la laisse sur la droite et l’on s’enfonce dans le désert. Au bout de quatre heures, on arrive à un petit bois de gazis, avec une longue construction à galerie en arcades, au rez-de-chaussée : c’est un khan, Birr-Amber. Nous y déjeunons dans le santon sur des nattes, nous y faisons la sieste.

Arrivés à Birr-Amber à 9 heures et demie, repartis à 11 heures et demie.

Devant la galerie du khan deux longues en pierre ou s’abreuvent des chameaux. Arabes à l’ombre, qui mangent, prient, dorment ; les animaux, comme les gens, sont sous les arbres, au hasard, comme ils sont venus ou ont pu se mettre ; c’est la vraie halte du voyage.

Le terrain, mouvementé, est caillouteux, la route est aride, nous sommes en plein désert, nos chameliers chantent et leur chant finit par une modulation sifflante et gutturale pour exciter les dromadaires. Sur le sable se voient parallèlement plusieurs sentiers qui serpentent d’accord, ce sont les traces des caravanes, chaque sentier a été fait par la marche d’un chameau. Quelquefois il y a ainsi 15 à 20 sentiers ; plus la route est large, et plus il y a de sentiers parallèles. De place en place, toutes les deux ou trois lieues environ (mais au reste sans régularité), larges places de sable jaune et comme vernies par une laque terre de Sienne ; ce sont les endroits où les chameaux s’arrêtent pour pisser. Il fait chaud, à notre droite un tourbillon de khamsin s’avance, venant du côté du Nil, dont on aperçoit encore à peine quelques palmiers qui en font la bordure ; le tourbillon grandit et s’avance sur nous, c’est comme un immense nuage vertical qui, bien avant qu’il ne nous enveloppe, surplombe sur nos têtes, tandis que sa base, à droite, est encore loin de nous. Il est brun rouge et rouge pâle, nous sommes en plein dedans ; une caravane nous croise, les hommes entourés de coufiehs (les femmes très voilées) se penchent sur le cou des dromadaires ; ils passent tout près de nous, on ne se dit rien, c’est comme des fantômes dans des nuages. Je sens quelque chose comme un sentiment de terreur et d’admiration furieux me couler le long des vertèbres, je ricane nerveusement, je devais être très pâle et je jouissais d’une façon inouïe. Il m’a semblé, pendant que la caravane a passé, que les chameaux ne touchaient pas à terre, qu’ils s’avançaient du poitrail avec un mouvement de bateau, qu’ils étaient supportés là dedans et très élevés au-dessus du sol, comme s’ils eussent marché dans des nuages où ils enfonçaient jusqu’au ventre.

De temps à autre nous rencontrons d’autres caravanes. À l’horizon, c’est d’abord une longue ligne en large et qui se distingue à peine de la ligne de l’horizon ; puis cette ligne noire se lève de dessus l’autre, et sur elle bientôt on voit des petits points ; les petits points s’élèvent, ce sont les têtes des chameaux qui marchent de front, balancement régulier de toute la ligne. Vues en raccourci, ces têtes ressemblent à des têtes d’autruches.

Le vent chaud vient du midi ; le soleil a l’air d’un plat d’argent bruni, une seconde trombe nous gagne. Ça s’avance comme une fumée d’incendie, couleur de suie avec des tons complètement noirs à sa base, ça marche… ça marche… le rideau nous gagne, bombé en volutes par le bas, avec ses larges franges noires. Nous sommes enveloppés, le vent frappe si fort que nous nous cramponnons à nos selles pour ne pas tomber. Quand le plus fort de la tourmente est passé, pluie de petits cailloux poussés par le vent, les chameaux tournent le cul, s’arrêtent et s’abattent. Nous nous remettons en marche.

Vers 7 heures et demie du soir, les dromadaires changent brusquement de route et se dirigent vers le Sud. Quelques instants après nous apercevons à travers la nuit quelques masures à ras de terre, autour desquelles dorment des dromadaires, c’est le village de la Gitdta. Il y a là un puits d’eau, bonne pour les chameaux. Une dizaine de huttes informes, composées de pierres sèches amoncelées et de nattes de paille, habitées par les Ababdiehs. Quelques chèvres cherchent un peu d’herbe entre les pierres, des pigeons picorent le reste de la paille des chameaux, des gypaètes se promènent en se dandinant tout autour des masures. On nous refuse du lait. Teton d’une négresse, il lui descendait bien jusqu’au-dessous du nombril, et tellement flasque qu’il n’y avait guère que l’épaisseur des deux peaux ; en se baissant à quatre pattes, il doit certainement traîner à terre.

Nous couchons sur nos couvertures, par terre. À 3 heures, je me réveille, nous partons à 5. D’abord nous marchons pendant une heure à pied.

Au milieu du jour, arrêtés pendant quatre heures à Gamsé-Shems, dans une petite grotte formée par un rocher éboulé, j’y dors couché sur le dos. Quand je lève la main en m’étirant à mon réveil, le vent me la chauffe comme l’exhalaison d’un four, nous sommes obligés d’envelopper les pommeaux de nos selles avec nos mouchoirs. Vers 4 heures du soir, à droite, dans le rocher noir, tableaux hiéroglyphiques surchargés d’inscriptions grecques : sacrifice à Ammon générateur et à Horus. Les montagnes vont se resserrant, nous marchons dans un large couloir. Le soir, belle lune, les ombres des cols de nos chameaux se balancent sur le sable. À 9 heures et demie nous passons près d’une grande construction entourée de murs carrés, c’est le puits de El-Hamamat, creusé par les Anglais. Nous allons coucher une demi-heure plus loin, après onze heures de marche.

Lundi 20, partis à 4 heures et demie. Défilé dans les montagnes, montée et descente. Au milieu de la route, dans un écartement des montagnes, un gazis mort et dont l’écorce a été enlevée ; quelques autres petits en fleurs, plus loin. Un de nos deux chameliers prend une outre vide et court devant nous ; une grande heure après, nous le rejoignons à Bir-el-Ceb (puits de la Serrure, puits fermé). Le puits est une excavation de trois pieds de diamètre dans la terre, on se glisse sous un rocher pour y pénétrer ; il a peu d’eau et encore est-elle très terreuse ; c’est dans un endroit fort resserré en venant de Keneh, la route monte après. Au bas du puits, dix pas avant d’y arriver, un vieux Turc est là, tranquillement assis, avec ses domestiques et ses femmes, sur des tapis. Près du puits, un chameau râlant couché sur le flanc ; il s’est cassé les reins en tombant dans le puits, son maître l’en a retiré, et il reste là à mourir depuis trois mois. Quand son maître passe, il lui donne à manger et les Arabes lui donnent à boire ; la grande affluence de Hadjis au puits explique comment il n’est pas dévoré par les bêtes féroces.

Pendant que nous sommes là, passe une caravane qui nous croise : la gorge est fort étroite, encombrement de chameaux et de gens ; il faut mettre pied à terre et conduire les dromadaires par le licol. On va à pied pendant quelque temps, à cause de la difficulté de la route ; elle est semée de carcasses de chameaux avec la peau, et très proprement évidés en dedans. Ce sont les rats qui font cette besogne ; la peau intacte, rongée en dedans, fine comme une pelure d’oignon, desséchée au soleil et tendue comme un tambour, recouvre le squelette gratté. Innombrables trous à rats dans le désert.

La route se rélargit, nous passons près d’un khan détruit, Okkel-Zarga (le khan violet). Pas un bruit, chaleur dévorante, les mains vous picotent comme dans une étuve sèche, le carbone miroite à vingt pas de nous, ça fume à trois pieds du sol environ. À 11 heures trois quarts nous nous mettons à l’abri sous un grand rocher en granit rose, où se tenait au frais une compagnie de perdrix du désert, l’endroit se nomme Abou-Ziram (le père des jarres). Nous dévorons une pastèque que Joseph a achetée le matin à Bir-el-Ceb ; il faut laisser nos poulets, ils sont pourris. La veille, à la même heure, il nous avait fallu jeter notre gigot ; à peine était-il tombé par terre qu’un gypaète s’est abattu dessus et s’est mis à le dévorer. Nous rencontrons toute la journée beaucoup de perdrix.

Le soir le chameau de Joseph s’emporte, je le vois passer à ma gauche, épouvanté et poussant des cris ; sa veste blanche se perd dans la nuit ; nous sautons pour courir après lui, d’autant que nos chameaux font mine d’imiter le sien. Il revient à nous à pied. Nous passons des ficelles dans les narines de nos dromadaires, qui sont en tremblement et en fureur ; nous nous arrêtons prudemment et nous couchons dans un fort bel endroit découvert et comme une petite plaine qui s’étale sur notre gauche dans la montagne Daoui (endroit clair ou découvert).

Mardi 21. — Partis à 4 heures du matin, nous descendons toujours. Les caravanes se multiplient, les montagnes blanchissent avec de grandes raies brunes. À 8 heures nous arrivons à Bir-el-Bedah (le puits blanc, à cause des montagnes qui l’avoisinent) ou Bir-Inglis (puits des Anglais, qui l’ont creusé). Un campement d’Ababdiehs entoure le puits. — Masures de paillassons et de terre. L’endroit est large, c’est une plaine dans la montagne. Un jeune homme nu et seulement recouvert d’un caleçon de toile, grise de crasse ou de poussière, prend mon chameau (geste du bras qui se lève en sautant !) pour le faire boire ; il puise de l’eau dans une outre au bout d’une corde et il retire l’outre pleine ou à peu près et pissant par tous ses trous. Le puits est entouré d’une margelle de pierres sèches, large de base et penchante ; il se piète dessus, en tirant. Les chameaux boivent lentement et énormément, il y a trois jours qu’ils n’ont bu. Il fait soif aussi pour nous et cette eau est exécrable ! les Ababdiehs ne veulent pas nous vendre du lait, seule nourriture qu’ils aient.

La route tourne à gauche, nous descendons : les montagnes calcaires entourant cette plaine rappellent le Mokattam. Le ciel est tout chargé de nuages, l’air humide, on sent la mer, nos vêtements sont pénétrés de moiteur. Je désire ardemment être arrivé, comme toutes les fois que je touche à un but quelconque : en toute chose j’ai de la patience jusqu’à l’antichambre. Quelques gouttes de pluie. Une heure après avoir quitté le puits, nous arrivons dans un endroit plein de roseaux et de hautes herbes marécageuses : des dromadaires et des ânes sont au milieu, mangeant et se gaudissant ; de nombreux petits cours d’eau épandus coulent à terre sous les herbes, et déposent sur la terre beaucoup de sel ; c’est El-Ambedja (endroit où il y a de l’eau). Les montagnes s’abaissent, on tourne à droite. Pan de rocher rougeâtre, à gauche, à l’entrée du val élargi qui vous conduit, d’abord sur des cailloux, ensuite sur du sable, jusqu’à Kosséir. Dans mon impatience je vais à pied, courant sur les cailloux et gravissant les monticules pour découvrir plus vite la mer. Dans combien d’autres impatiences aussi inutiles n’ai-je pas tant de fois déjà rongé mon cœur ! Enfin j’aperçois la ligne brune de la mer Rouge, sur la ligne grise du ciel. C’est la mer Rouge !

Je remonte à chameau, le sable nous conduit jusqu’à Kosséir. On dirait que le sable de la mer a été poussé là par le vent, dans ce large val ; c’est comme le lit abandonné d’un golfe. De loin on voit les mâts de l’avant des vaisseaux, qui sont désarmés, comme ceux du Nil. On tourne à gauche. Sur de petites dunes de sable voltigent et sont posés des oiseaux de proie. La mer et les bâtiments à droite ; Kosséir en face, avec ses maisons blanches. À droite, avant de tourner, quelques palmiers entourés de murs blancs : c’est un jardin. Comme cela fait du bien aux yeux !

Nous traversons la ville ; nos chameliers prennent les licols de nos bêtes et nous conduisent, les Arabes se rangent en haie pour nous laisser passer. Nous logeons chez le père Élias, frère de Sya, de Keneh. C’est un chrétien de Bethléem, vieillard à barbe blanche, figure franche et cordiale, agent français dans ce pays. Sur le seuil de sa porte nous trouvons M. Barthélemy (fils aîné), chancelier du consulat de Gidda ; il est débraillé et en chapeau de paille couvert d’une coiffe de coton blanc. On nous installe dans un petit pavillon carré, une fenêtre donne sur la mer, l’autre sur la rue, la troisième sur la cour du père Élias, toute pleine d’ardebs de blé. La mer, vue de ma fenêtre, est plutôt verte que bleue. Les barques arabes avec leur arrière surchargé, leur avant faible et leur pointe qui remonte le plus possible. — Arrivée de M. Métayssier, consul de France à Gidda, le col dans les épaules, et sentant le musc, ce qui me fait présumer qu’il a un séton : bavard, insipide, funeste, sait tout, connaît tout le monde, a donné des conseils à Casimir-Perier, à Thiers, à Louis-Philippe… pauvre homme ! Mon voyage n’était pas fini que j’ai appris la fin du sien ; il est mort à Gidda après trois mois de séjour !…

Nous faisons un tour dans la ville ; elle est assez propre ; ça ne ressemble plus à l’Égypte. — Races diverses de nègres : quelques-uns ressemblent à des femmes, un entre autres, que j’ai rencontré sur la jetée en bois (plancher sur pilotis qui s’avance dans la rade) ; il avait des seins, des hanches et des fesses de femme, et le crâne si serré à partir des tempes, qu’il faisait presque pyramide. Il y a, je crois, dans la race nègre, plus de variétés encore que dans la race blanche. Comparez le nègre du Sennahar (type indien, caucasique, européen, pur noir) avec le nègre de l’Afrique centrale, la tête du nègre de Guinée est une tête de Jupiter à côté.

Ces gens nus et portant pour tout bagage une écuelle (calebasse vidée), viennent on ne sait d’où, il y en a qui sont en marche depuis plusieurs années. Le Dr Ruppel en a vu au Kordofan qui étaient en route depuis sept ans ; MM. Barthélemy et Métayssier, en venant de Keneh à Kosséir, en ont trouvé un à demi mort de soif sur la route ; il était en marche dans le désert depuis un an. Quelques-uns viennent avec leurs femmes, elles accouchent en route. Des Tartares de Bukkara, en bonnet fourré, nous demandent l’aumône, ils ont des figures d’affreux gredins, l’un surtout à qui il manque deux dents sur le devant et qui sourit. Nous les retrouvons couchés à l’ombre d’une barque et recousant leurs haillons. Les pèlerins vous persécutent pour avoir l’aumône et se ruent comme des vautours affamés sur les écorces des pastèques, que l’on dévore ici jusqu’au vert. — Nègres excessivement grands, et non moins extraordinairement maigres ; ils semblent n’avoir que les os et être d’une faiblesse extrême, c’est encore une espèce particulière de nègre. — Pirogues de pêcheurs de perles, qui sont creusées dans des troncs d’arbres ; avirons qui sont de simples perches au bout desquelles on a cloué une planchette ronde. Nous nous promenons au bord de la mer, le long des barques tirées sur la plage ; plusieurs sont en une espèce de bois des Indes, jaune, très dur, toutes sont clouées avec des clous en fer. — Impitoyabilité de M. le consul, qui ne demande pas mieux que d’allonger la promenade d’une petite demi-heure, je suis harassé de lui et de fatigue. Parmi les animaux féroces, un des plus dangereux c’est « l’homme qui aime à faire un tour ».

Dîner abondant, eau exécrable ! Moi qui m’étais promis de boire à Kosséir ! tout est infesté de cette épouvantable odeur de savon et d’œuf pourri, jusqu’aux latrines, qui sentent l’eau de Kosséir et non autre chose ! On a beau y mettre un peu de raki ; ça ne la corrige pas. Le fils de M. Élias ne dîne pas avec nous : c’est un jeune homme d’une vingtaine d’années, l’air timide et dévôt, avec un nez pointu et une bouche pincée. Nous sommes servis par un jeune eunuque de 18 ans environ, Saïd, en veste à raies de couleur, tête nue, moutonné, un petit poignard passé dans sa ceinture façon cachemire, bras nus, grosse bague d’argent au doigt, souliers rouges pointus. Sa voix douce, quand, nous présentant le plateau de café de la main droite, il mettait le poing gauche sur la hanche en disant « Fadda ». Il a pour compagnon un long imbécile d’Abdallah, déguenillé, et dont l’intelligence n’est pas suffisante pour parvenir à moucher les chandelles. Comme j’ai bien dormi la nuit, sur le divan du père Élias ! quelle délicieuse chose de reposer ses membres !

Mercredi 22. — Promenade dans la ville. Les cafés sont de grands khans ou mieux okkels ; ils sont vides dans le jour ; les chichehs de la Mecque reluisent. Nous visitons la barque où doivent s’embarquer ces messieurs ; nous passons sous les amarres (d’écorces de palmier) de toutes celles qui les précèdent ; deux enfants, debout, nous font aller en passant de câble en câble, ils chantent. La barque de la mer Rouge est effrayante, ça sent la peste, on a peur d’y mettre le pied ; je remercie Dieu de n’être pas obligé de m’en servir. Pour latrines, il y a une sorte de balcon ou de fauteuil en bois, accroché extérieurement au bastingage ; quand la mer est un peu forte, on doit être enlevé de là, net. Le divan et la chambre occupent le château d’arrière, le tout non ponté et plein de marchandises. Des hommes jouaient aux cartes avec de petites rondelles de cuir imprimé de couleurs, il y avait dessus des soleils, des sabres, etc. Le soir nous prenons un bain de mer, au soleil couchant. Quel bain ! comme je m’étalais avec délices dans l’eau !

Jeudi 23 mai, nous partons sur des ânes de très grand matin pour aller visiter le vieux Kosséir, dont il ne reste absolument rien. Nous sommes accompagnés de M. Barthélemy, du fils Élias avec son large vêtement brun qui s’agite au vent et conduisant habilement un dromadaire, et du janissaire de M. Métayssier, Reschid. C’est un Khurde, il a été fait prisonnier dans l’Hedjaz et a tourné les sakiehs pendant sept ans. Toute son ambition est de voir Paris et de s’engager pour servir en Afrique. Il est amoureux fou d’une femme qu’il emmène avec lui à Gedda ; il l’avait déjà renvoyée pour inconduite, mais en repassant à Keneh, où elle était fille publique, il l’a reprise. Il porte un arsenal sur lui et se charge avec plaisir de nos deux fusils. Se disputant, ces jours passés, avec un descendant du prophète qui se vantait de sa souche, il prit sa pantoufle, cracha dessus, et souffletant avec elle le petit-fils de Mohammed : « Tiens, voilà le cas que je fais de ta famille, du prophète et de toi ! » Le second janissaire de M. Métayssier, Omer-Aga, grand, figure maigre, plus intelligent que son confrère, robe bleue. Au vieux Kosséir, la mer prend des couleurs fabuleuses et sans transition de l’une sur l’autre, depuis le marron foncé jusqu’à l’azur limpide. La mer Rouge ressemble plus à l’Océan qu’à la Méditerranée. Que de coquilles ! Maxime, indigéré, dort sur le sable, M. Barthélemy et le fils Élias cherchent des coquilles. Odeur des flots. De grands oiseaux passaient à tire d’ailes. Soleil, soleil et mer bleue ; dans le sable, de grands morceaux de nacre.

À 4 heures nous disons adieu au père Élias ; c’est un des moments de ma vie où j’ai été le plus triste, l’amertume me crispa le cœur ; le père Élias lui-même la ressent, il a les yeux pleins d’eau et m’embrasse.

Couché à El-Bedah. — Seul je mange, Maxime a son indigestion, et Joseph est empoigné de la fièvre. Vent violent toute la nuit.

Vendredi 24 mai. — L’eau de Kosséir, repourrie dans les outres, devient trop mauvaise pour être bue, il faut s’en tenir aux pastèques. Nous rencontrons des pèlerins d’Alexandrie qui vont à Kosséir, tous à dromadaire ; les femmes crient en se disputant et en gesticulant fort. À 10 heures nous nous arrêtons en plein soleil, dans une grande plaine, El-Mour ; avec une corde nous attachons nos couvertures à un gazis tant bien que mal, et nous essayons de dormir dessous. Le soir, à 7 heures trois quarts, nous nous arrêtons et couchons à El-Marhar (la grotte).

Samedi 25, à Bir-el-Ceb. — Le pauvre chameau est mort et assez entamé, les gypaètes le guignent. Je me jette la tête dans une terrine en bois et je bois à grands traits l’eau terreuse du puits, mais bien préférable à celle que nous avons dans nos outres. À 10 heures et demie nous dormons dans l’escalier du grand puits de Bir-el-Hamamat. À 8 heures, arrêtés, passé la nuit à Kourousou-el-Benet (le reste des filles), malgré les observations de nos chameliers qui nous disent que c’est un endroit fréquenté par le diable et qu’il n’est pas prudent de s’y arrêter. Pendant la nuit un chacal vient enlever une partie de nos provisions qu’on avait mises au frais.

Dimanche 26, partis à 3 heures trois quarts du matin. Déjeuner à la Djita, nous mangeons des pastèques. — Vieille femme qui se glisse pour venir en ramasser les côtes. — Nous repartons sans faire la sieste.

À 4 heures du soir nous arrivons à Bir-Amber ; Joseph a eu le délire pendant les trois dernières heures du voyage. Nous nous couchons sous les gazis, à l’ombre, et nous buvons à notre aise et à notre saoul. Au milieu des chevaux, des ânes, des chameaux, des poules qui font tant de bruit que notre nuit en est troublée.

Lundi 27, à 4 heures moins le quart du matin, nous partons pour Keneh. Au bout de deux heures de marche, nous commençons à rencontrer grand nombre de personnes, nous apercevons les pigeonniers carrés de Keneh. À 8 heures nous arrivons à la cange, où nous sommes reçus avec effusion. Hadji-Ismaël est le premier qui me salue, comme il avait été le dernier qui m’ait dit adieu.

De Keneh à Kosséir, 45 heures ½ de marche ; retour, 41 heures ¼.

Course dans Keneh, je suis éreinté, bain. — Une almée (mère Maurice), yeux noirs, très allongés par l’antimoine ; visage retenu par des bandes de velours, bouche rentrée et menton saillant, sentant le beurre ; robe bleue. Elle demeure au bout de la rue, dans la maison qui en fait le fond. Je revois Osnetaouileh, qui me fait signe que j’ai de beaux yeux et surtout de beaux sourcils, et qui en veut à mes moustaches comme toutes ces dames d’Égypte. — Dîner chez Fiorani. — Son épouse ! — On m’a dit depuis qu’il était mort, ce bon Fiorani !

Mardi 28 mai, Denderah. — Bois de dooms avec de longues herbes ; nous sommes obligés de faire un coude sur la droite.

Il y a un pylône, à gauche, séparé de toute espèce de construction ; le pylône du temple même est ruiné, ça ne fait plus qu’une porte.

On arrive au temple par une sorte de couloir formé par deux murs en briques crues, construction arabe que l’on a faite lorsque le temple servait de magasin.

Le village, qui est derrière le temple, est complètement ruiné. Tous les chapiteaux du temple représentent la figure d’Athor. — Dans l’angle droit petit temple d’Athor. — Dans un arrière-temple, qui est derrière le grand, ainsi que sur les faces des chapiteaux du pronaos, figure d’Isis allaitant : un bras offre le sein et l’autre est fièrement posé sur le genou, le pouce en dehors et les doigts en dedans.

Extérieurement, sur les trois faces du temple, des têtes de lions accroupis ressortent, ils sont posés sur des poutrelles de pierre qui sortent du mur.

Dans le typhonium, à droite, figures de typhons entiers sur tous les chapiteaux et des quatre côtés. Il tient de chaque main deux guirlandes droites de lotus, qui, au-dessus de sa tête, font berceau ; il a sur la poitrine, passée à une chaîne, une amulette ronde que je prends pour un scorpion ? Antithèse du scarabée ?

Sur la quatrième colonne, en entrant à droite, côté qui regarde le mur, bracelet au haut des bras et aux poignets, barbe très épatée, le bout des seins indiqué ; le nombril est creusé ; sous le nombril, une ceinture qui lui prend le ventre.

La frise des trois côtés est composée de têtes de typhons. Un typhon de profil me paraît adorer un roi (pschent et uræus) assis sur un lotus ? à la manière arabe, le cul étant sur le même niveau que les talons.

Intérieur. Deux chambres : première, quelques petites têtes d’Athor, presque méconnaissables ; deuxième chambre : Isis allaitant, coiffée du pschent et de la boule. — Insupportable odeur des chauves-souris, couleur noire de la pièce.

Grand temple : première salle, trois rangs de colonnes, de trois chacun, des deux côtés ; en haut, sur des bandes latérales, zodiaque sur fond bleu, avec des étoiles, dieux dans des barques.

Sur les colonnes, clefs dans des courges. — Exagération du symbolisme, coiffures très compliquées.

Desneh. — Maisons clairsemées dans la campagne, c’est là la ville. Grands pigeonniers carrés. C’est jour de bazar, c’est-à-dire quelques marchands étalent en plein air leurs denrées sur un tapis ou par terre. — Un café, avec un grand arbre au milieu ; sur nos têtes des nattes trouées, sur les divans de terre sèche quelques Arnautes.

Belianeh, dont je ne vois rien que quelques palmiers. Je renâcle pour Abydos, éreinté que je suis encore par la fièvre, suite de mon voyage de Kosséir. Et puis, franchement, je commence à avoir assez de temples. Mon âne surtout, dont je ne peux rien faire et sur lequel je roule, est pour beaucoup dans le parti que je prends de retourner à bord, où je dors toute la journée.

M. Giorgi Frengi, petit gros homme, à cul lourd, en veste, selle anglaise sur son âne. — Assez agréable de conversation. « C’est un bougre bien adroit », nous disait Fiorani.

Girgeh. — Est dévoré par le Nil. On monte à pic à travers les décombres. Quand on est en haut, on a en face de soi une montagne toute grise et qui s’arrête net ; à droite, le Nil, qui fait un grand coude, et une prairie verte avec des lignes de palmiers ; à gauche, un minaret avec un bouquet de palmiers et une mosquée en ruines, coupée par le milieu et dont on voit de plan les arcades. En se retournant un peu, second minaret et autres palmiers.

La ville jadis était plus grande que Siout, mais elle est en décadence. — Bazar ; vieux marchand à barbe blanche qui nous vend des michmichs. — Nous retrouvons le Polonais de Siout, auquel nous achetons du vin de Chypre pour faire cuire les abricots. — Nous allons chez ces dames où nous restons quelque temps assis sur un cafas, après quoi nous partons. — Une négresse, portant un enfant, avait de gros bracelets d’argent aux pieds, ainsi que la vieille du lieu ; balle affreuse.

Le 3 juin au soir, raïs Ibrahim, qui a déjà fait si triste mine à Girgeh avec sa dent arrachée, refuse d’atterrir, de peur des voleurs, ce qui excite notre hilarité.

Depuis plusieurs jours, vent constamment violent et contraire.

Akmin. — Mardi 4. — Au coucher du soleil, arrêtés à Akmin, que nous traversons au pas de course. — Café avec une belle grille en bois percé à jour. — Il ne reste rien du temple. — Une inscription grecque sur une pierre, la nuit, nous empêche de voir si elle est complète ou partielle. — Pour arriver là, on descend. — Mouvement de terrain, bouquet de palmiers, palmiers aussi de l’autre côté de la ville, en entrant. — Rues larges, maisons assez hautes ; en somme, rien de remarquable.

Siout. — Vendredi 7. — Arrivés à 4 heures et demie.

Dr Cuny ; visité avec lui la mosquée et avec le pharmacien, grand escogriffe, l’air assez bon enfant, abruti par l’alcool et la misère. — Colère d’un musulman. — Sakir où nous nous asseyons. — M. Dimitri avec son chapeau blanc. — Dîner qui nous restaure.

Le lendemain, déjeuner et sieste chez Cuny, qui est désolé de ne pouvoir nous donner une partie de filles : l’ancien gouverneur qui vient de partir les a chassées par puritanisme. — Visite à Aymi-bey, dans sa belle maison sur le bord de l’eau. Intérieur sale ; nous tournons dans deux ou trois petites cours où des chevaux aux entraves hennissent. — Aymi-bey, vieillard sec, ardent patriote, ennemi des prêtres, qu’il regarde comme des comédiens, vieux républicain de 93, s’indigne de la bassesse et de la tyrannie, balle plaisante et énergique. — Dîner chez le docteur ; son moutard ; coucher dans le divan du rez-de-chaussée. — La statue au bas de l’escalier. — Petite négresse dans ses vêtements blancs. — Nous mangeons au premier dans un appartement ouvert donnant sur la cour. Bonne et cordiale hospitalité ; nous nous quittons le dimanche matin, nous ne partons du mouillage de Siout que le soir.

Lundi et mardi, temps exécrable.

Mercredi 12. — Arrivés à 6 heures du matin à Chegueg gu’il, d’où nous partons pour visiter les grottes de Samoun ou grottes des Crocodiles.

Grottes de Samoun. — Nous allons à âne jusqu’au pied de la montagne, que nous montons obliquement. Vue splendide du Nil et d’une immense étendue de terre, paysage plat sans incidents, beau par son étendue et ayant pour premiers plans les dévals de la montagne. — Un peu de désert. — Mouvement de terrain, léger. — Un trou dans lequel on descend ; il faut marcher sur les genoux. C’est du sable, bientôt ce n’est plus que de la pierre ; les pierres anguleuses sont grasses, mais glissantes. Douleur aux genoux, tout suinte le bitume, on rampe sur la poitrine, atroce fatigue ; seul, on n’irait pas loin, la peur et le découragement vous prendraient. On tourne, on descend, on monte, souvent il faut se glisser de côté pour passer, je suis souvent obligé de me mettre sur le dos et de me glisser à coups de vertèbres comme un serpent. À deux cents pas environ du chantier des momies, cadavre desséché d’un Arabe que l’on ne voit bien que jusqu’au tronc : il a la face horriblement contractée, la bouche de côté, ronde comme un œuf, crie de toute la force humaine possible ; c’est un Arabe venu là avec un Maugrabin, et mort on ne sait comment. La tradition est qu’ils étaient venus chercher des trésors et que le Diable l’a étranglé. Il y a quelques années à peine, si l’on pouvait entrer dans ces grottes on y étouffait au bout de cinq minutes ; il se sera déclaré sans doute quelque courant d’air depuis. Il y a quelques années, le feu y a pris et a duré un an ; c’est là sans doute la cause de l’espèce d’humidité qui y règne, le bitume suinte de partout, les roches en ont des sortes de stalactites, on en sort goudronné ; l’Arabe, mentionné plus haut, s’est momifié tout seul. On me dit de faire un effort pour monter, je m’appuie (les bougies sont éteintes) sur les deux pieds de momie, qui font seuil, et j’entre.

Amoncellement désordonné de momies de toutes sortes, le plafond noir de bitume, les côtés pleins d’ombre, le sol gris jaune, de la couleur des bandelettes ; je m’assois haletant par terre, la toux ne me quitte pas.

Ils sont là tous, les uns sur les autres, entassés, tranquilles ; on casse des os sous ses pieds, on baisse la main et on tire un bras. Jusqu’à quelle profondeur faudrait-il descendre pour trouver le sol ? Il y en a tant qu’il peut y en avoir.

Le retour est encore plus pénible, on a la fatigue précédente en sus. À partir de la seconde moitié de la route, c’est accablant… on arrive brisé, suant à grosses gouttes, le cœur battant à vous rompre les côtes, la poitrine oppressée comme si l’on portait dessus cent quintaux ; l’impression de terreur et d’étrangeté y est peut-être pour beaucoup.

Ce voyage a duré pour moi trois quarts d’heure et cinq minutes, trois quarts d’heure juste pour Maxime.

Nous revenons à la cange par un beau et clair temps, le vent frais ; la vue est encore plus belle en descendant la montagne qu’en la montant, on voit sans être obligé de se retourner. À peu près au haut de la montagne, à droite, en montant, trou naturel, carré, au bord duquel se tenait le matin un gros oiseau ; au haut de la montagne, endroit (à droite en descendant) couvert de grosses pierres rondes ressemblant assez à des boulets. Nos matelots disent que c’étaient originairement des pastèques et que Dieu les a changées en pierres. Pourquoi ? parce que ça lui a fait plaisir. Voilà toute la légende.

Hamarna. — Nous arrêtons à Hamarna (non indiqué sur la carte) le jeudi 13 juin, à 5 heures du soir, sur la rive droite.

Palmiers, coude du Nil, deux bateaux qui remontent étant à ma gauche par rapport à la place ou je suis assis. — Trois petites filles passent, assises sur un seul âne, la plus grande à l’arrière, la plus petite sur le garrot, les six jambes ballottent pour faire aller l’âne. — Homme qui passe sur un chameau ; une femme derrière se tient accroupie. — Paysage charmant et d’une largeur tranquille.

Sheik-Abadeh (Antinoé). — Vendredi 14, arrivé à 11 heures du matin.

Énorme et rameux sycomore.

Il ne reste rien : trous, monticules gris, un palmier çà et là, la chaîne arabique au fond. — Ruines d’un bain qui ressemble complètement à un bain arabe ; par terre, traces de colonnes de marbre.

Dans le village, par terre, un chapiteau composite ; une colonne passe au milieu d’une maison.

Antinoé est la vraie ruine dont on dit : « ici pourtant fut une ville ».

Des Arabes nous viennent offrir de sottes curiosités. — Petite fille rousse, large front, grands yeux, nez un peu épaté et reniflant, figure étrange pleine de fantaisie et de mouvement ; autre enfant brune, à profil droit, sourcils noirs magnifiques, bouche pincée. Quel charmant groupe un peintre eût fait avec ces deux têtes et le paysage à l’entour ! Mais où trouver le peintre ? et comment composer le groupe ?

Beni-Hassan. — Samedi 15. — Le matin, Joseph est malade de la fièvre, il ne nous suit pas. — Sables, puis on monte tout droit. Nous visitons les deux grottes le plus au Nord. Dans la première : chasses ; un lion qui tombe sur une antilope, gymnastique très drôle ; dans la deuxième : chasses ; mais plus abîmée que la précédente. Les colonnes de l’intérieur ont disparu. Trois voûtes parallèles, c’est-à-dire trois corps de plafonds taillés en forme de voûtes. À l’entrée des deux grottes, colonnes doriques. La création du sheik, ici à son apogée, nous empêche de bien considérer les grottes.

Menieh. — Dimanche 16. — Le pharmacien du Gouvernement espagnol. — M. Monnier et « sa compagne ». — M. Narcisse Poirier. — Le père Antonini. — Le pharmacien du régiment. — Longue sieste chez M. Monnier.

Djebel-Feir. — Lundi 17, à midi, nous sommes forcés d’amarrer en face ; c’est là qu’est situé le couvent copte. Cette fois, c’est bien pâle : deux ou trois moines seulement viennent nous demander batchis à la nage ; ils ont, comme la première fois, la mine de gredins, mais notre grotesque n’est plus là !

Village de Garara. — Mercredi 19. — Avec le santon de Sheik-Ambarek. L’intérieur du santon est couvert, par terre, de nattes usées ; une cange est pendue en ex-voto au plafond, à l’aide d’un fil, et une autre plus petite de même.

Je suis resté longtemps assis sur le seuil du santon, le dos tourné vers le village adossé au pied de la montagne blanche.

Fechn. — Jeudi 20. — À quelque distance du fleuve est le village. Santon de Sheik-Schesnerdé, grands arbres à l’entour, bruit régulier de grosse caisse et de cymbales ; deux hommes dansaient ou plutôt s’inclinaient de droite et de gauche, l’un devant l’autre, en faisant des mines avec leur milayah : ça tenait le milieu entre le danseur et le derviche, et c’était en somme assez pitoyable.

La ville n’a rien de particulier.

Vendredi 21, temps exécrable.

Benisouef. — Samedi 22. — Arrivés à 9 heures du matin.

À 8 heures du matin, comme nous venons de nous lever, arrivée à bord d’un petit santon tout nu, ruisselant d’eau, et qui nous embrasse avec effusion : 10 piastres.

À Benisouef, achats. — Capitaine aimable chez le barbier. — Le b… est démoli, je reconnais seulement, en y allant, la poutre contre laquelle j’ai cuydé me tuer. Dans la rue, un chien avec un chancre à l’oreille, qui était pleine de mouches et d’œufs de mouches. — Nous allons chez une vieille femme acheter des poulets : calme, chèvres qui montent et descendent l’escalier, une surtout avec des taches noires sur ses oreilles blanches ; le poulailler était une espèce de four, bas, où on prenait les poules.

À 4 heures et demie, nous nous arrêtons, à une lieue environ de Benisouef, à cause du vent contraire.

Saoul. — Dimanche 23, nous nous arrêtons, au milieu du jour, au village de Saoul. Le soir, nous allons, avec Joseph, pour chercher du lait ; les buffles revenaient du fleuve, on les a attendus pour nous donner du lait. — « Fi léban ? »

Des bœufs, tournant en rond, battaient les blés, ce qui me rappelle l’idylle égyptienne : « battez, battez, ô bœufs, etc. ».

Placés sur un monticule de poussières, ayant derrière nous une ligne de palmiers dans lesquels un soleil couchant se répandait, nous avions devant nous la chaîne arabique, le Nil au deuxième plan, la campagne blonde de blés coupés, avec des fellahs et des bœufs s’y agitant ; sur les murs des maisons, des blés. La lune a paru toute ronde, entre deux palmiers. Rien ne faisait mieux songer à l’Égypte ancienne, l’Égypte agricole et dorée. Peu à peu la nuit est venue.

Retour au Caire. — Mardi 25, au matin, nous avons vu le Caire ; nos hommes rament d’un air gai, nous revoyons les Pyramides, le nombre des barques augmente peu à peu, et, successivement, Rhoda, Giseh, le conac jaune de Soliman-Pacha, le palais de la grande princesse Boulak ; nous voilà revenus.

Le Caire. — Je vais de Boulak au Caire à pied, je rencontre Brochier dans la rue de l’hôtel. Le Caire m’a paru vide et silencieux, impression pareille à celle que l’on a lorsqu’on descend de diligence et qu’on se trouve tout à coup seul, désœuvré, dans un hôtel. Je défais les cantines et les range. — Courses au consulat pour les lettres, paquet de lettres. — Catastrophe galante de Maxime ! — Dîner, la table est mise près du jardin. — M. Rochasse. — Daguerréotypes, le soir. — La nuit, regret énorme du voyage et du bruit des avirons tombant en cadence dans l’eau ! Pauvre cange ! oui, pauvre cange, où es-tu maintenant ? qu’est-ce qui marche sur tes planches ?

Mercredi 26. — Visites. — Dîner à Boulak, chez raïs Fergalli ; le petit Khalill en gilet de soie nous sert ; nous dînons dans une salle basse, un peu obscure, ayant des carreaux dans l’angle du fond, à gauche, en entrant. — Luxe de pains. — Caractère patriarcal du raïs Fergalli.

Le soir, à l’Esbekieh, musique. — Lambert-bey et Batissier.

De toute la semaine, rien ! le soir les musiciens maltais de l’Esbekieh, « etni chicheh » crié par un grand Nubien qui court en les portant : « Cawadja iousef, etni chicheh ». — Conversation de Lambert, discussions esthétiques et humanitaires avec Lambert sur la théorie de l’art. — Histoire du cheval de Kosrew-bey et de Sassetti. — Visite à Linant-bey, jardin embaumant au fond, avec Lubert et le docteur Arnousse. — Histoires polissonnes de Lubert-bey ; anecdote de la princesse Bagratien aux Champs-Élysées, avec un grand escogriffe en redingote blanche et en canne par derrière. — Nuit passée jusqu’à 4 heures du matin avec Mourier, à parler du père Jourdain ; nous avions commencé par parler de Hamlet. Fagnard vient dîner à l’Hôtel du Nil.

Dernière journée. — Aujourd’hui lundi 1er juillet, visite le matin à Willemin, qui est au lit, se lève en caleçon ; à Lambert en takieh et en robe de chambre ; il s’élargit vers nous quant aux doctrines esthétiques.

Après le déjeuner, chicheh au Café du Mouski.

Adieux à MM. Delaporte et Belin. — Nous allons à l’hôpital de Caserlaïneh. — Roseaux. — Navrement profond de f… le camp. Je sens par la tristesse du départ la joie que j’aurais dû avoir à l’arrivée. Des femmes puisent de l’eau, fellahs que je ne verrai plus ! Un enfant se baigne dans le petit canal de la Sakieh.

Sultane : le public m’empêche d’être ému suffisamment de ses larmes de reconnaissance ; elle veut nous suivre dans notre pays ! J’avais déjà éprouvé cette émotion à Assouan, c’est pour cela peut-être qu’elle fut faible ici.

Boulak-Haçanin. — Adieux des matelots ; l’émotion avait été hier en embrassant raïs Ibrahim pour lui dire adieu. M. et Mme Fagniart : Fagniart me semble plus dégagé plastiquement (il ne pose plus le gai), parce que là il est dans le vrai. — Dîner chez Willemin. — Dernière soirée avec Lambert, adieu à la grille de son jardin ; une sympathie quittée.

Mourier jusqu’à 3 heures ; le jour paraît, les coqs chantent, mes deux bougies brûlent, je sue dans le dos, les yeux me piquent et j’ai le frisson du matin. Combien de nuits n’ai-je pas déjà passées !… Dans quatre heures je quitte le Caire. Adieu à l’Égypte ! Allah ! comme disent les Arabes.

Mardi matin, 4 heures, 5 minutes.

Du Caire à Alexandrie. — Paquebot du Caire à Alexandrie. — Delaporte, Belin, Lubert venant dire adieu à M. et Mme Langlois ; Lubert en chapeau de paille. — Le colonel Langlois et sa femme.

Alexandrie. — Hôtel d’Orient. — Après-midi passés à lire Valentine, Indiana, Thadeus le ressuscité, la Guerre du Nizam, une Veuve inconsolable de Méry ; quelques visites : en somme, rien.

MM. Dufau, Choyecky (Koieski), Smith.

Nous retrouvons le Polonais compagnon de M. Robert qui, dans ce moment, dirige la construction d’une église au bout de la place des Consuls. — Préparatifs du départ, emballage. — M. Custos, commis de la maison Pastret.

Un jour, en allant dans les bazars pour acheter des takiehs, femme accroupie, vêtue de blanc, au coin d’une rue, et qui en a deux ou trois. Patron de barque grecque. — Après-midi passé sur le port ou dans la rade.

Au spectacle, Bruno le fileur en italien.

La veille de notre départ, promenade en calèche avec M. Girardin, à la maison de campagne de M. Patret et à celle d’Abbas-Pacha (ancien jardin Rosetti). Ces jardins sont d’un aspect atrocement triste, on y crève d’ennui ; le désert est là derrière, ça semble vouloir le nier et il vous persécute dans les horizons. Au jardin d’Abbas-Pacha, colonnes au pavillon ; premier plan : verdure, le désert au bout. C’est bien là le jardin d’où, dans son pavillon, la sultane voit venir au loin un dromadaire qui galope à toutes jambes, elle jette un regard triste sur l’horizon sans bornes…

Nous revenons, notre saïs court devant la calèche et fait claquer son fouet.

Narguilehs fumés dans un café grec. — Estrade en planche sur la mer.

D’Alexandrie à Beyrout. — Le lendemain, embarqués sur l’Alexandra, à 1 heure. On ne part que le lendemain mercredi, à cause du tourillon. C’est pendant que je dormais que le bateau est parti, je n’ai pas vu s’en aller à l’horizon la terre d’Égypte, je ne lui ai pas fait mes derniers adieux… Y retournerai-je ?…

Capitaine peu aimable, grand nez comme de Maurepas. — Polichinelle de docteur. — M. Hébert, père Parain maritime, ancien négrier, de Nantes. — M. Delabouq-Perehne. — Pas de mal de mer.

À bord, petite négresse qui appartient à des marchands chrétiens de Syrie ; elle pleurait en abondance et est restée presque tout le temps couchée sur le flanc, au soleil, à côté de la cheminée. (Dans les rues d’Alexandrie, flâne un gredin de nègre vêtu à l’européenne, garni d’un chapeau et d’une canne.) Deux moines, l’un hollandais, qui va en Perse, l’autre a l’air italien et va je ne sais où.

Le soir du jeudi on aperçoit la terre de Syrie : brume sur les côtes, tout est trempé d’humidité, quelques lumières à ras de l’eau, c’est Beyrout. Le bateau va à demi-vapeur. — Silence. — Une poule sous l’avant glousse, la lanterne suspendue à la vergue crépite dans la nuit, commandements du capitaine sur la passerelle, sondage ; on repart, on s’arrête, la lune est couchée, étoiles, étoiles. Il vient de terre un cri strident et répété (ce sont les cigales ?) comme un chant de grillon ; puis la voix d’un coq et un autre qui lui répond, les lumières grandissent. Nous laissons à notre gauche un navire dont la chambre du capitaine est éclairée. On lâche l’ancre, je vais me coucher, il est 3 heures du matin.


  1. Voyage fait en compagnie de Maxime Du Camp (voir Correspondance, I, p. 302
  2. Voir Correspondance, I, p. 372 et suivantes.
  3. Voir Par les Champs et par les Grèves, p. 417.
  4. Voir Correspondance, I, p. 343.
  5. Voir Correspondance, I, p. 376.
  6. Voir Correspondance, I, p. 381.
  7. Passage censuré par l’éditeur de 1910 ; le voici tel que collationné par Claudine Gothot-Mersch :
    « Elle nous a demandé si nous voulions nous amuser. Maxime a demandé à s’amuser seul avec elle et est descendu dans une salle au rez-de-chaussée (à gauche en entrant dans la cour). Après M. Du Camp ç’a été M. Flaubert. » (Note de l’éditeur Wikisource — [Source])
  8. Nouveau passage censuré :
    « Je descends avec Sophia Zougairah — très corrompue, remuant, jouissant, petite tigresse. Je macule le divan.
    Second coup avec Kouchiouk. Je sentais à [sic] l’embrassant à l’épaule son collier rond sous mes dents. Son con me polluant comme avec des bourrelets de velours — je me suis senti féroce. » (Note de l’éditeur Wikisource — même source que la note précédente ; on y trouvera aussi les autres passages censurés qui suivent)
  9. Voir Correspondance, I, p. 398 et 412
  10. Voir Correspondance, I, p. 398.