Notes sur le Japon, la Chine et l’Inde/Chine 2, lettre

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CHINE.

DEUXIÈME AFFAIRE
DU PEI-HO


1859
À bord du Duchayla, corvette de S. M. I., Shang-haï, 14 juillet 1859.
À M. le Vte  de La GUÉRONNIÈRE.

Au moment où, en Europe, triomphe la cause de la justice et du bon droit, et où la politique de la France recueille les fruits de sa sagesse, de sa fermeté et de sa droiture, en Chine, la cause de la civilisation reçoit une grave atteinte, et les plus puissants intérêts d’un grand peuple allié viennent à se trouver brusquement en péril.

Je reviens du Pe-tchi-li du nord de la Chine, avec les Légations de France et d’Angleterre qui s’y étaient rendues dans le but d’aller échanger à Pé-king les ratifications du traité signé à Tien-Tsin le 27 juin 1858.

Depuis ce 25 juin 1859, ce traité n’existe plus.

Les boulets des forts du Peï-ho, relevés de leurs ruines, viennent de le déchirer violemment, aux mêmes lieux, presqu’à la même date, où l’année dernière la France et l’Angleterre semblaient croire avoir fondé une alliance durable avec l’Empire chinois.

Les faits qui viennent de s’accomplir au Pe-tchi-li sont graves ; ils ont été sanglants ; et cependant cette gravité, je la considère comme plus limitée dans le présent, et, pour ainsi dire, comme plus localisée là où elle est venue à se produire, que comme destinée à prendre en Chine, dans l’avenir de nos relations avec elle, des proportions ou croissantes ou dangereuses.

Tout en vous livrant ces faits, en raison de ma situation particulière, en raison aussi de l’importance et de la date récente des événements autant que de l’ignorance de ces mêmes faits où se trouvent encore les Gouvernements intéressés, je me suis imposé des réserves et une sobriété de commentaires que je ne saurais toutefois séparer de l’espoir de me voir rendue, dans un avenir quelconque, ma liberté de penser tout haut : car pour moi, le droit, je dirai plus, le devoir de toute conviction honnête s’étayant sur des faits acquis et vrais, si souvent elle doit se taire, sous l’empire de certaines circonstances ou de certaines considérations, est, à l’heure où il lui est permis de se traduire, de ne rien cacher de ce qu’elle croit être la vérité ; quand il s’agit surtout de la dignité ou des intérêts du pays qu’elle sert : sinon, ce serait le mal servir.

Le 2 juin dernier, les Légations de France et d’Angleterre, ayant à leur tête, l’une M. de Bourboulon, déjà ministre résident en Chine ; l’autre M. Bruce, frère de lord Elgin, dernier Commissaire extraordinaire anglais, quittaient Hong-Kong et se donnaient un premier rendez-vous à Shang-haï, pour faire ensuite route de concert vers le Nord.

Tout à fait conforme sous ce rapport au programme pacifique de l’échange de ratifications d’un traité de paix, la Légation de France se rendait au Pe-tchi-li sur un seul navire de guerre, la corvette à vapeur le Duchayla, éclairée par une mouche, le Norzagaray, bâtiment de rivière inoffensif, n’ayant pour tout armement que deux pièces de 12 à pivot, et uniquement destiné, par son faible tirant d’eau, à remonter le Peï-ho jusqu’à Tien-Tsin ; seuls moyens de transport d’ailleurs que l’escadre de Cochinchine se fût trouvée en mesure de mettre à la disposition de la Légation de France en Chine.

Le départ de la Légation anglaise avait un caractère tout différent ; déjà même il indiquait des idées moins pacifiques. M. Bruce, sans doute en prévision d’événements possibles, résolu qu’il était, d’autre part, à chercher, par tous les moyens en son pouvoir, à arriver jusqu’à Pé-kingl’entrée de la Légation russe était annoncée comme un fait accompli, se faisait escorter de deux frégates, de trois corvettes, de deux avisos et de neuf canonnières ; le tout portant, en dehors de leurs équipages respectifs, 1,500 hommes de débarquement.

À Shang-haï, les deux Ministres passèrent quelques jours à prendre entre eux des arrangements diplomatiques que je n’ai pas à apprécier ici ; et après avoir refusé obstinément l’un et l’autre toute entrevue avec les deux Hauts Commissaires chinois Kouei-Liang et Houa-Chana, les signataires du Traité de Tien-Tsin, qui étaient venus les attendre à Shang-haï, ils se donnaient un second rendez-vous dans le Pe-tchi-li, aux bouches du Peï-ho, qu’il s’agissait de remonter jusqu’à Tien-Tsin, avant de prendre, toujours de concert, la route de la capitale de l’Empire.

En effet, le 21 juin, nous ralliâmes la flotte anglaise dans les eaux du Pe-tchi-li, où nous fûmes rejoints, à quelques heures de distance, par le Ministre des États-Unis, M. Ward, qui n’amenait avec lui qu’une corvette pour le porter et un aviso léger pour remonter la rivière.

Déjà, à notre arrivée, l’Amiral Hope, commandant en chef de l’escadre de S. M. B. en Chine, qui nous avait devancés de deux jours au Peï-ho, avait entamé avec les forts de la rivière des pourparlers qui, selon lui, n’avaient amené aucun résultat satisfaisant. À sa demande de faire franchir par ses canonnières l’entrée du Peï-ho, afin de porter à Tien-Tsin la Légation anglaise, la réponse des autorités militaires des forts, transmise par un mandarin, d’un rang inférieur, dont les Anglais, il faut le dire nettement, se refusèrent à reconnaitre le caractère, avait été : « que les ordres de Pé-king étaient formels ; qu’ils prohibaient à qui que ce fût tout droit d’entrée dans la rivière ; toutefois que des puissances amies, l’Angleterre entre autres, ne devaient se blesser en rien de cette prohibition, mesure de sûreté prise uniquement contre les rebelles chinois ; que cela était si vrai ; que les intentions de l’Empereur, intentions amicales, étaient si bien restées les mêmes à l’égard de ses alliés, qu’il les faisait engager à se rendre à un autre bras de rivière, à dix milles du Peï-ho, où, s’ils ne pouvaient remonter jusqu’à Tien-Tsin avec leurs canonnières, ils seraient, sous bref délai, rejoints par les Grands Mandarins Kouei-Liang et Houa-Cha-Na, attendus du Sud d’un jour à l’autre, et chargés d’accompagner les Plénipotentiaires jusques à Pé-king ».

Cette réponse fut déclarée inacceptable par le Ministre d’Angleterre, et, d’accord avec son collègue de France, il arrêta : « que le refus des Chinois lui paraissant de nature à couper court à toute action ultérieure de la diplomatie, son rôle était fini ; qu’il déléguait donc ses pouvoirs à l’Amiral Hope, chargé d’ouvrir par la force le passage refusé. »

Dès lors, on le voit, la question était tranchée : elle devenait purement militaire ; aussi une reconnaissance aux bouches du Peï-ho fut-elle décidée pour le surlendemain, comme il fut également décidé que le Commandant du Duchayla, seul représentant, dans la nouvelle situation des choses, du pavillon militaire français, accompagnerait l’Amiral anglais dans cette reconnaissance, et resterait sous ses ordres, pendant le cours des opérations, avec le contingent de matelots qu’il lui serait permis d’apporter.

Au jour indiqué, la reconnaissance eut lieu. Elle constata d’abord que les forts du Pei-ho, reconstruits dans des conditions très-différentes de celles qu’ils présentaient l’an dernier, alors que les amiraux Rigault de Genouilly et Seymour les avaient attaqués et détruits, avaient actuellement des apparences redoutables et essentiellement européennes ; que les nouveaux ouvrages de défense, en terre ou en argile, se composaient de cavaliers et de batteries rasantes, battant la mer dans toutes les directions, à l’abri d’un banc de sable, défense naturelle par elle-même des plus formidables ; de feux croisés couvrant la rivière sur un espace d’à peu près deux milles, et surtout de trois rangs rapprochés d’estacades fermant le goulet de la rivière et formés, le premier de chevaux de frise en fer, le second de pilotis énormes reliés entre eux par de fortes chaînes ; le troisième, de ces mêmes pilotis, placés en damier, sur une profondeur de 40 mètres, en remontant la rivière ; ces trois barrages n’offrant eux-mêmes, dans leur centre, que d’étroits passages qui ne se correspondaient pas en ligne droite ; qu’en un mot, tout cet ensemble de défenses exigeait des moyens d’attaque très-sérieux.

De plus, cette reconnaissance avait à peu près démontré que les forts étaient défendus par un corps de troupes dont il était difficile d’apprécier exactement le chiffre, mais qui, d’après quelques renseignements antérieurs fournis par les Missionnaires, devait être important, et qui se composait, non plus de Chinois, comme l’année précédente, mais d’un élément nouveau, de Tartares-Mongols, race guerrière campée au delà de la Grande-Muraille, et rentrant sur la scène politique après plusieurs siècles d’exclusion du sol chinois, sous les ordres d’un prince revêtu d’un caractère semi-religieux, semi-guerrier, et que l’on nomme Sang-ko-lin-sing (plus communément nommé par les Chinois Sang-Ouang-ay). Ce chef est le même qui, l’an passé, pendant notre séjour à Tien-Tsin, couvrait Pé-king avec un corps, disait-on, de 30,000 hommes. Dans sa jeunesse, il a été Lama au Thibet, au couvent bouddhiste de Potala ; il est oncle de l’empereur régnant, et, de tous les généraux chinois actuels, il est le seul qui ait réellement réussi à battre les rebelles du Sud et à les refouler sur Nang-king, alors qu’ils cherchèrent à envahir les provinces du Nord. Tous ces titres en font un personnage considérable et redouté par le Gouvernement même qu’il sert à la tête de ses hordes.

Mais, revenant à la reconnaissance des forts du Peï-ho, ce que l’Amiral ne put vérifier avant l’attaque, soit que la distance d’où il observait fût trop grande, soit pour tout autre motif que je n’oserais préciser, ce fut le nombre d’embrasures dont était percé l’ensemble des ouvrages de défense, embrasures que les Mogols avaient habilement masquées avec des nattes de jonc ; non plus que la valeur des pièces dont on pourrait avoir à essuyer le feu : plus tard, il fut établi que le front des ouvrages en présentait 66 des calibres de 42, 68 et 80 : la plupart pièces de fabriques anglaises et russes.

En présence d’aussi formidables ressources chez l’ennemi, et le projet d’attaque une fois maintenu, la question première et importante pour l’Amiral anglais était d’ouvrir dans les estacades, d’une façon ou d’une autre, et sans se préoccuper, au début, des forts faisant face à la mer, un passage aux canonnières qui, une fois ce passage pratiqué, se lanceraient dans la rivière à toute vapeur, afin d’amoindrir l’effet meurtrier de batteries à demi-portée, et, après avoir dépassé le feu de ces batteries, jetteraient à terre, sur un point quelconque, des troupes destinées à prendre les forts à revers et à les enlever.

Tel fut le plan d’attaque arrêté par l’Amiral Hope qui, pour l’assurer, envoya la nuit même, à la bouche du Peï-ho, des embarcations dont la mission était d’arracher le plus grand nombre de pieux qu’elles pourraient aux trois rangs d’estacades, afin de frayer aux canonnières la plus large voie possible. Cette tentative ne réussit pas ; un ou deux chevaux de frise de la première estacade purent seuls être enlevés, et les embarcations durent se retirer avant le jour, après avoir essuyé, sans dommage, quelques coups de canon des Mogols surpris par cette tentative audacieuse.

L’insuccès de cette opération de début ne changea rien aux résolutions des Anglais, et le lendemain, 25 juin, à deux heures et demie, neuf canonnières et deux dispatch-vessels (grandes canonnières), chargées de troupes de débarquement, et auxquelles s’était rallié l’aviso français portant le Commandant du Duchayla, trois officiers et cinquante-huit matelots, seul contingent qu’avait pu envoyer notre corvette, s’étant embossées sur une seule ligne, en dedans de la barre de sable, indiquée plus haut, l’affaire commença.

Les Anglais avaient résolu de ne pas ouvrir le feu les premiers, et d’attendre qu’il vînt des forts ; deux canonnières avaient donc été envoyées en avant avec l’ordre de s’engager résolument, sans brûler une amorce, dans les rangs des estacades, et de chercher à y faire la route au reste de la flottille : les Mogols laissèrent, en effet, ces deux canonnières dépasser le premier et le deuxième rangs de pilotis ; mais, alors seulement, ils ouvrirent sur elles un feu si meurtrier et si bien dirigé que, dès les premiers coups à bord de la canonnière la plus avancée, un projectile énorme renversait, tuait ou blessait dix-sept hommes, et qu’un instant après, un autre boulet enlevait la tête de l’officier commandant : ce fut le signal de l’engagement général, et c’est alors aussi que se démasqua la totalité des embrasures des forts.

Pendant trois heures, sans interruption, le feu se maintint terrible de part et d’autre ; avec un acharnement héroïque du côté des Anglais, malgré les ravages causés sur des canonnières découvertes, par une grosse artillerie abritée, elle, derrière excellents revêtements de terre ; avec une ténacité singulière, avec une sagesse méthodique et réglée du côté des Mogols.

Ce ne fut qu’à cinq heures et demie, après avoir eu trois de ses canonnières coulées par le feu des forts, et restées depuis au pouvoir de l’ennemi, malgré tous les efforts tentés pour les sauver ; après avoir vu ses équipages décimés et avoir constaté l’impuissance de son artillerie contre des ouvrages en terre ou ses plus gros projectiles allaient s’enfoncer sans les entamer, que l’Amiral Hope résolut de tenter une chance suprême, tout hasardeuse qu’elle fût, celle d’un débarquement immédiat.

Là, encore, un nouveau désastre attendait les armes anglo-françaises !

Les troupes de débarquement avaient à enlever de front deux cavaliers situés en face de la ligne d’embossage des canonnières ; mais, au lieu de pouvoir débarquer sur un sol ferme, les compagnies d’attaque se trouvaient avoir à traverser 600 mètres de vase, de boue liquide avant de toucher au terrain solide sur lequel s’élevaient les forts ; et la nuit se faisait. Les hommes ne s’en jetèrent pas moins, pleins d’ardeur, dans cette mer de vase qui souvent leur montait jusqu’à la poitrine. Courage inutile : l’on avait trop présumé de leurs forces, et c’est à peine si quelques dizaines d’hommes purent atteindre le pied des fortifications, pour se trouver, là encore, en face de nouveaux obstacles, trois fossés profonds et pleins d’eau ceignant le front des cavaliers.

Les hommes étaient épuisés, n’ayant plus que des armes mises hors d’état de service par la boue qui les remplissait ; la plupart privés de ces mêmes armes qu’ils avaient dû sacrifier à leur propre salut dans la vase ou ils s’étaient jetés et écrasés par une grêle incessante de projectiles de toutes sortes, mitraille, balles, flèches pleuvant sur eux du haut des ouvrages qu’ils s’étaient trouvés sans force pour escalader. Au nombre de ces hommes se trouvaient le Commandant, trois officiers et quatre hommes du Duchayla parvenus des premiers au pied des murailles.

Aussi, après trois heures d’efforts inutiles, quand il fut bien reconnu que la lutte était impossible et que vouloir la prolonger serait un acte de folie presque coupable, chacun regagna comme il put les embarcations, escorté par la mitraille des Mogols. Les pertes avaient été grandes ; un seul bataillon, entre autres, de 400 hommes, du corps des Marines, en laissa 112 derrière lui, tués ou noyés dans la vase, et eut presque tous ses officiers atteints.

Dès lors, le désastre était consommé, irréparable : l’Amiral le comprit avec douleur, et ordre fut donné par lui de commencer, dès le lendemain, à écouler en rade sur leurs bâtiments les morts et les blessés respectifs ; triste et lugubre spectacle que nous eûmes sous les yeux pendant trois jours, et que rendait plus lugubre encore la vue de cadavres trop précipitamment ensevelis dans la mer, et revenant sans cesse flotter à la surface autour de nos navires ; dernier adieu de ces morts au pavillon à qui ils avaient donné leurs vies, aux amis qui leur survivaient.

Récapitulation faite des pertes totales éprouvées dans cette triste journée du 25 :

Sur quinze cents hommes engagés, y compris les équipages des canonnières, les Anglais ont eu quatre cent soixante-quatre tués ou blessés, dont huit officiers tués et vingt-huit blessés ; l’Amiral Hope, grièvement blessé à la hanche d’un éclat d’obus, est en voie de guérison.

Sur cinquante-huit hommes et quatre officiers, chiffre du contingent français, le Duchayla a eu six tués et deux blessés, dont le Commandant Tricault et l’élève Bury; tous deux également aujourd’hui en pleine voie de guérison.

De pareils faits et de pareils chiffres parlent d’eux-mêmes.

Quant au rôle des Américains qui, dans toute cette affaire, n’est jamais devenu militant, il a été, pendant l’action, convenable et digne ; il est juste de le reconnaître et de l’établir. La veille de l’action, à une heure assez avancée de la soirée, le Commodore américain Tatnall avait offert à l’Amiral anglais d’apporter, lui aussi, son contingent de soldats de marine ; offre faite cordialement, mais un peu tardivement peut-être ; aussi ne fut-elle pas acceptée : ce qui n’empêcha pas que le lendemain, dès que l’affaire fut engagée, l’aviso américain, monté par le Commodore et son état-major, se tint au premier rang de la ligne d’embossage, ne tirant pas, il est vrai, un seul coup de canon, mais se portant partout où il croyait son secours nécessaire ; recueillant les blessés et venant en aide aux canonnières les plus maltraitées, dont il voyait les manœuvres compromises ou embarrassées ; tenant en un mot, avec calme et courage, sa place d’honneur à côté des combattants.

Le Ministre américain, qui, au moment même où les Anglais se disposaient à forcer le Peï-ho, avait échangé avec les autorités chinoises de Tien-Tsin une correspondance amicale, et qui, malgré les affirmations de ces mêmes autorités, avait refusé d’abord de croire à l’existence d’un bras de rivière praticable à 10 milles de la bouche du Peï-ho, en remontant vers le Nord, venait cependant de vérifier l’exactitude de l’avis des Mogols ; et, au moment ou nous quittions le Pé-tchi-li, il se disposait à faire opérer une seconde exploration sur le point indiqué, afin de s’assurer, avec le concours d’un pilote chinois qui lui avait été offert par le gouverneur de la province, si ce nouveau bras serait navigable jusqu’à Tien-Tsin pour un navire du tirant d’eau de son aviso.

Depuis lors, aucune nouvelle des faits et gestes de la Légation des États-Unis n’est encore parvenue à Shang-haï. Pourquoi, du reste, dans la situation où la politique de Washington s’est toujours posée, en 1858 et en 1859, vis-à-vis du Gouvernement chinois, s’étonnerait-on d’apprendre, d’un jour à l’autre, que M. Ward a réussi à échanger les ratifications de son traité, sinon à Pé-king, du moins à Tien-Tsin ou partout ailleurs ; le lieu de ces mêmes ratifications n’ayant pas été spécifié dans le traité américain comme dans les traités français et anglais ? Je ne vois donc, pour ma part, aucune impossibilité à sa réussite.

D’ailleurs, si, me mettant un instant aux lieu et place du Gouvernement chinois, je m’identifie avec son intérêt du moment autant qu’avec ses subtilités traditionnelles, j’irai plus loin, et je dirai que, dans les circonstances actuelles, après les faits si graves qui viennent de s’accomplir, un accueil favorable fait aux Américains par la Cour de Pé-king me paraîtrait être pour elle le moyen le plus habile, sinon le moyen unique, de chercher à s’alléger, vis-à-vis de l’Europe, de l’entière et sanglante responsabilité des derniers événements ; établissant ainsi, par la nature même de cet accueil, la différence si frappante qu’à son corps défendant, sa propre dignité, comme l’intégrité de son territoire menacé, lui auraient commandé de faire, entre un allié se présentant pacifiquement ses ratifications à la main, et un autre arrivant au contraire aux portes de sa Capitale avec toutes les apparences d’une nation hostile, tout au moins disposée à user de la force et en ayant les moyens tout prêts.

Le 5 juillet, après quinze jours de séjour dans le golfe du Pé-tchi-li, le Duchayla quittait enfin ce triste lieu, et, le 10 juillet, les Ministres de France et d’Angleterre rentraient dans Shang-haï, tandis que l’amiral Hope allait chercher aux Îles Sadles, à l’embouchure du Yang-tsé-kiang, un abri sain et sûr, pour guérir ses blessés et y réparer les avaries de ses canonnières.

En résumé, sans entrer au fond des choses, quant à présent :

L’Amiral anglais a-t-il militairement bien ou mal fait ? sa reconnaissance des forts a-t-elle été assez complète ? le débarquement, à la fin de l’action, a-t-il été opportun ? Ce sont là des questions techniques qu’il ne m’appartient pas de trancher, tout spectateur des faits que j’aie été. N’oublions pas seulement que l’amiral Hope « n’était pas seul au Pé-tchi-li ; que sa mission était d’y porter le Ministre d’Angleterre muni de pleins pouvoirs, » et que, d’ailleurs, cet officier général sera fatalement appelé à rendre compte de ses actes devant l’Amirauté de son pays, devant ce même tribunal si rigoureux, qu’il crut de son devoir de traduite deux fois à sa barre Nelson, son plus grand homme de guerre : école inflexible qui a toujours fait non-seulement des marins pratiques, mais aussi des officiers comprenant la responsabilité du commandement et la gravité des devoirs qu’elle impose. Nous devons donc attendre l’arrêt d’une pareille juridiction ; mais donnons-nous le droit de le devancer, pour rendre à de vaillantes gens l’honneur qui leur est dû et qu’ils ont payé de leur sang.

Le solide champion de l’Obligado s’est retrouvé tout entier au Peï-ho, le 25 juin, pendant cette sanglante lutte de quinze heures ; bien que grièvement blessé d’un éclat d’obus dès le début de l’action, l’Amiral Hope s’est refusé à quitter son poste, encourageant les canonnières de sa présence et de son exemple ; se portant sans cesse là où il voyait les dommages les plus grands ; faisant, en un mot, jusqu’à la fin, son devoir de chef dans toute l’exigence et dans toute la vérité du mot ; et à côté de lui, je le dis avec un certain orgueil qui n’étonnera personne en France, qui y trouvera même plus d’un écho, s’est constamment tenu le commandant du Duchayla, le capitaine de frégate Tricault, le seul officier français chargé de tenir le pavillon de notre pays dans cette désastreuse aventure ; et il a su le tenir haut et ferme, s’étant fait, pour ainsi dire, le premier aide de camp de l’Amiral anglais, heureux de l’accepter pour tel ; l’accompagnant partout où le feu l’attirait ; le relevant alors qu’il tombait frappé pour ne le quitter qu’à la fin de la journée, à l’heure du débarquement, tout cela avec un de ces courages calmes, presque souriants, si bien faits pour entraîner et rassurer : de tels chefs auront toujours de bons soldats.

Eu égard à l’influence fâcheuse pour les intérêts commerciaux de l’Europe, que pourraient avoir, dans le reste de la Chine, les derniers événements du Pé-tchi-li, mon sentiment est que cette influence sera nulle ; le tempérament moral des Chinois comme l’égoïsme de leurs intérêts m’en sont de sûrs garants : du reste, à l’appui de ce sentiment, je pourrais citer l’opinion récente de la première autorité chinoise de Shanghaï, traitant, à moi parlant, le conflit du Peï-ho : « de gros accident tout local, propre au Nord, très-regrettable pour les parties engagées, mais avec lequel les autres villes commerçantes et tranquilles du Sud n’avaient rien à démêler. » Et tel a été l’écho général, malgré le dire plus ou moins passionné des journaux et des marchands de Hong-kong, ou les alarmes plus ou moins prématurées, quand elles étaient sincères, de certains agents officiels. Que l’Europe n’oublie donc pas cette vérité pratique ici, ou qu’elle s’en pénètre si on la lui a laissé ignorer : c’est que la Chine ne sent rien, ne fait rien comme les autres peuples du monde, et que chez elle tout est contraste, égoïsme, imprévu ou contradiction.

Quant à la valeur et à la portée des actes politiques de la France et de l’Angleterre, dans ces dernières circonstances, je n’ai pas à les analyser aujourd’hui. Je me bornerai, à titre d’opinion personnelle dont, par conséquent, je prends l’unique et entière responsabilité, à penser que la politique française, pendant la phase d’événements que nous venons de traverser, qu’ils aient été imprévus ou provoqués, et en raison des conditions insignifiantes de notre représentation matérielle dans le Pé-Tchi-li, me paraît avoir emprunté quelque chose du rôle de ces seconds d’une autre époque, se faisant un devoir d’engager leur épée et leur vie au service d’une cause amie, dont parfois ils pouvaient ou voulaient n’apprécier ni l’origine ni la portée, mais qu’en tous cas leur honneur leur défendait de déserter à l’heure de la rencontre. Reste maintenant à savoir si, au dix-neuvième siècle, et bien qu’en en appelant à nos plus sûrs instincts gaulois, de semblables traditions sont toujours bonnes à mettre en pratique sur certains terrains, et si souvent, au contraire, il ne peut pas en résulter des effets plus graves que les causes.

Un dernier mot sur l’Angleterre.

En matière de politique, cette nation est d’un égoïsme à la fois trop positif et trop raisonné, comme en matière de commerce elle est douée d’un sens trop droit et trop sûr, pour ne pas admettre que si, d’une part, outrage appelant réparation, son pavillon doit, dans cette circonstance, en obtenir une relative, après des faits de la nature de ceux qui viennent de s’accomplir au Peï-ho, que ces faits aient été ou non provoqués par elle ; d’autre part, en Chine, où ses plus lourds intérêts se trouvent engagés, ces mêmes intérêts réclament de sa part, dans l’avenir, un protectorat qui, pour rester ferme, n’en doit pas moins devenir prudent et moins absolu ; car si, par un sentiment national outré ou obéissant à son despotisme monopolisateur habituel, elle se refusait à apporter dans ses relations futures avec la Chine des modifications à ses anciens moyens d’action, elle s’exposerait à provoquer encore de ces réveils isolés, tels que celui du Pé-tchi-li, et alors, sur la pente toujours incertaine et dangereuse d’une guerre sérieuse avec un peuple de plus de trois cent millions d’habitants, elle compromettrait certainement avec la propre cause celle de la Civilisation, celle du Christianisme : espérons qu’elle ne le fera pas.


Après la lettre qui précède et à laquelle en l’écrivant, pour ainsi dire, du lieu même de l’action, j’avais voulu donner une transparence qui, malgré les restrictions des circonstances, permît à mon opinion personnelle de se bien traduire en France, je crois inutile comme sans à propos aujourd’hui d’ajouter des considérations nouvelles sur cette malheureuse affaire du 25 juin ; elle est passée à l’état de fait jugé que les événements postérieurs se sont du reste chargés de venger et de réparer.

Seulement, usant de mon droit de spectateur, presque d’acteur intéressé, et à titre de confirmation plus précise d’un jugement déjà ébauché en toute conscience comme en toute indépendance d’opinion, je tiens à répéter ici ce que j’ai toujours pensé, ce que j’ai toujours cherché à établir ; c’est qu’en 1859 la politique cassante et aventureuse, ou plutôt le parti pris du Ministre d’Angleterre, de M. Bruce, servi par la docilité singulière du Ministre de France, de M. de Bourboulon, se refusant à comprendre que des instructions, quelque étroites qu’elles puissent être, ont, en présence des événements ou de l’imprévu, des élasticités forcées et même nécessaires, a défait, en un seul jour, au Peï-ho, l’œuvre que l’énergie opportune autant que l’habileté du baron Gros et de lord Elgin avaient mis dix-huit mois à parfaire.