Notice sur M. Charles Bossut
Charles Bossut, membre de l’Académie des sciences et ensuite de l’Institut, des Académies de Bologne, de Pétersbourg et de Turin, examinateur des élèves du corps militaire du génie, et de l’école polytechnique, membre de la légion-d’honneur, naquit à Tartaras, département du Rhône-et-Loire, le 11 août 1730, de Barthélemi Bossut et de Jeanne Thonnerine. Sa famille était originaire du pays de Liége, d’où quelques malheurs l’avaient forcée de s’exiler, vers l’année 1542. À l’âge de six mois il perdit son père. Un oncle paternel lui enseigna les premiers principes de la grammaire et de la langue latine, le familiarisa de bonne heure avec les classiques latins et français, et le mit à 14 ans au collége des Jésuites à Lyon, pour achever son cours d’études. Le jeune Bossut s’y fit bientôt remarquer de ses maîtres, par la facilité qui lui faisait remporter tous les prix, et de ses condisciples, par un caractère aimant et sensible qui les intéressait à ses succès. Ils lui firent une sorte de réputation qui bientôt franchit l’enceinte du collége.
Les éloges de Fontenelle étant tombés entre ses mains, il y puisa la passion la plus forte pour les mathématiques. Brûlant de marcher sur les traces des grands hommes dont les belles découvertes enflammaient son imagination, et ne trouvant à Lyon personne qui pût guider ses premiers pas, il osa s’adresser directement à Fontenelle pour lui demander des conseils ; il en reçut une réponse encourageante : Je vous prie, lui mandait le vieillard plus que nonagénaire, de me donner de temps en temps des nouvelles de votre marche. J’ai un pressentiment qui me dit que vous irez loin, mais je ne pourrai vivre assez pour jouir de vos succès. Il n’en fallait pas tant pour inspirer à Bossut la résolution de se rendre à Paris ; Fontenelle l’accueillit avec bonté, le fit connaître à Clairaut et à d’Alembert qui lui prodiguèrent les encouragemens. D’Alembert sur-tout en fit plus particulièrement son élève, et se plaisait à lui aplanir les difficultés qui pouvaient retarder ses progrès. Le temps cimenta cette union fondée d’une part sur la bonté qui s’attache en raison des bienfaits qu’elle a multipliés, et de l’autre sur la reconnaissance la plus juste et la plus vivement sentie. Cette union a subsisté sans altération jusqu’à la mort de d’Alembert. Bossut avait fait une étude particulière des écrits de son maître ; et celui-ci, quand on venait lui demander quelques éclaircissemens sur des passages difficiles, qui auraient exigé de sa part qu’il relût son travail avec quelque attention, renvoyait à son disciple, au confident de ses pensées, par ces mots : Voyez Bossut.
Camus, autre membre de l’Académie des sciences, examinateur des élèves de l’artillerie et du génie, conçut pour lui la même affection, et le présenta au comte d’Argenson, ministre de la guerre, qui le nomma professeur de mathématiques de l’école du génie à Mézières ; c’était en 1752, Bossut avait alors 22 ans.
Vers la fin de la même année, l’Académie des sciences l’admit au nombre de ses correspondans. Il lui avait lu un Mémoire intitulé : Usages de la différentiation des paramètres pour la solution de plusieurs problêmes de la méthode inverse des tangentes. Ce Mémoire se trouve dans le second volume des savans étrangers. L’historien de l’Académie, en analysant cet ouvrage, dit qu’on y trouve la solution de plusieurs problêmes proposés par J. Bernoulli, et dont le premier n’avait encore été résolu par personne. En parlant des méthodes de Bossut, il assure qu’elles ont paru courtes et élégantes. Il porte le même jugement de la solution de deux autres problêmes qui composent un second Mémoire inséré dans le même volume.
Les actes de Leipsick avaient, en 1754, énoncé un théorême d’Euler sur la différence rectifiable de certains arcs elliptiques. Bossut, en le démontrant (dans le tome III des Savans Étr.), y joignit une méthode simple et directe pour découvrir ce théorême a priori. Dans le même volume, il appliquait à divers problêmes concernant la cycloïde une méthode qui fut alors jugée d’autant plus ingénieuse, qu’elle n’est pas bornée à ces problêmes seuls, mais qu’elle peut servir en beaucoup d’autres occasions.
Les fonctions de professeur de mathématiques, auxquelles il se livra pendant seize années sans interruption avec un succès toujours croissant, à l’école de Mézières, ne l’empêchaient pas de se faire connaître au dehors par nombre d’ouvrages dont les sujets lui étaient indiqués ou par ses leçons mêmes, ou par les travaux des géomètres contemporains, ou par les programmes des académies. C’est ainsi qu’il composa d’abord ses élémens de mécanique qu’il reproduisit depuis dans son cours complet de mathématiques ; qu’il mérita de partager avec le fils et l’élève de Daniel Bernoulli un prix proposé par l’Académie de Lyon sur la meilleure forme des rames ; avec le fils d’Euler, et probablement avec Euler lui-même, un prix sur l’arrimage proposé par l’Académie des Sciences. Le triomphe entier eût été moins brillant, lui dit à ce sujet Clairaut, l’un des juges du concours, puisqu’on n’aurait pas connu sur qui vous l’eussiez emporté.
Il obtint seul le prix sur la question, Si les planètes se meuvent dans un milieu dont la résistance produise quelque effet sensible sur leurs mouvemens. Albert Euler avait entrepris un travail sur le même sujet. Ces deux auteurs s’étaient parfaitement rencontrés dans tout ce qui concerne les planètes principales ; mais Albert avouait qu’il n’avait osé aborder la partie de la question qui regarde la lune ; il félicitait Bossut d’avoir surmonté des difficultés qui l’avaient lui-même effrayé au point de lui faire abandonner l’entreprise. Il paraissait résulter de ce travail que l’accélération observée par les astronomes dans le mouvement de la lune pouvait s’expliquer par la résistance de la matière éthérée. Mais un des plus grands géomètres dont la France puisse se glorifier a trouvé depuis une cause moins détournée et plus naturelle qui explique parfaitement cette accélération, et la résistance éthérée est devenue une cause très-problématique dont les effets, s’ils ne sont pas absolument nuls, sont du moins à très-peu-près insensibles.
La même année (1762), Bossut partageait avec Viallet le prix quadruple proposé par l’Académie de Toulouse pour la construction la plus avantageuse des digues. On le voit de même trois ans après partager un prix double décerné par l’Académie des sciences sur les méthodes d’arrimage, et couronné seul deux fois consécutives, à Toulouse, pour les recherches des lois du mouvement que suivent les fluides dans les conduits de toute espèce.
Il devait à l’amitié de Camus la place de Mézières qui lui avait fourni les moyens de s’appliquer sans distraction à l’étude des mathématiques. La manière dont il remplit et les fonctions de professeur, et.les intervalles de loisir qu’elles lui laissaient, le fit hériter des deux places de son protecteur et de son ami. Bossut reçut du gouvernement la première, et les suffrages de l’Académie l’appelèrent à la seconde. C’est alors qu’il donna sa méthode pour sommer les suites dont les termes sont des puissances semblables de sinus ou cosinus d’arcs qui forment une progression arithmétique.
Euler, dans son introduction à l’analyse des infinis, avait déja sommé ces suites qu’il rapportait aux suites récurrentes. Bossut, pour arriver aux mêmes expressions, n’emploie que les formules les plus élémentaires de la trigonométrie, ou quelques règles également simples de la théorie des proportions. Cette manière a l’avantage d’être plus claire, et par-là même à la portée d’un nombre bien plus grand de lecteurs. Si la gloire d’une découverte appartient incontestablement à celui qui l’a fait connaître le premier, on ne peut refuser beaucoup d’estime à celui qui rend populaires des notions qui paraissaient d’abord réservées aux savans.
Le même avantage se fait remarquer dans sa méthode pour le retour des suites. Ce sujet a exercé les plus grands géomètres ; on l’a vu depuis traité d’une manière plus analytique et plus savante dans un beau Mémoire de Lagrange. Mais si la méthode de Bossut n’a pas la même généralité, si elle n’est pas renfermée dans une formule unique et qui frappe d’étonnement celui qui la voit pour la première fois, elle se distingue par d’autres qualités, elle repose sur le théorême le plus élémentaire de la différentiation. Elle n’exige que des calculs faciles et uniformes, et elle se grave dans la mémoire, au point qu’il est impossible de l’oublier, et que l’astronome, qui plus que tout autre est appelé à en faire usage, la porte toujours avec lui, et n’a dans l’occasion aucun ouvrage à consulter.
Parent avait autrefois donné, pour évaluer l’effet des roues mues par le choc de l’eau, une méthode bien simple, mais aussi fort inexacte. Bossut entreprit de faire entrer dans le calcul toutes les considérations négligées par Parent et par tous les autres qui avaient adopté la règle de ce géomètre avec trop de confiance. Le problême, dans toute sa généralité, pourrait bien être insoluble ; mais dans les applications, il est permis de négliger les circonstances qui ne se rencontrent pas dans les machines usitées, ou qui ne peuvent avoir que des effets presque insensibles. Par ces moyens, Bossut arrive à une équation qui peut s’adapter à tous les cas possibles, soit en faisant varier certains termes, soit même en les supprimant tout-à-fait ; il obtient de cette manière, sinon cette exactitude rigoureuse qui appartient exclusivement à la géomètre pure, du moins celle dont les arts peuvent se contenter.
Tous ces Mémoires particuliers, et plusieurs autres que le temps ne nous permet pas d’analyser, se trouvent refondus, expliqués, appliqués et complétés, soit dans l’encyclopédie méthodique dont Bossut fut l’un des rédacteurs, soit dans le Cours de Mathématiques qu’il composa pour l’usage plus spécial des élèves dont il était l’examinateur, enfin dans un Traité d’Hydrodynamique, ouvrage plus neuf, et dans lequel il avait inséré ses diverses expériences sur les mouvemens des fluides.
« Il n’y a qu’un géomètre, disait à cette occasion Condorcet dans l’Histoire de l’Académie, il n’y a qu’un géomètre bien exercé à la théorie et au calcul qui puisse donner aux expériences la forme qu’elles doivent avoir pour être comparables avec la théorie ; il n’y a qu’un géomètre qui puisse savoir, soit quelle précision peut produire dans la théorie une expérience dont le degré d’exactitude est donné, soit réciproquement avec quelle précision les expériences doivent être faites pour qu’on puisse les employer à fonder ou à vérifier une théorie. Des expériences faites par un géomètre tel que M. Bossut, doivent donc être bien précieuses, tant pour les mathématiciens qui voudront approfondir la théorie des fluides, que pour les mécaniciens qui s’occupent de l’hydraulique. »
Dans ce premier essai, Bossut avait considéré le mouvement des fluides en général. Quatre ans après, le gouvernement le chargea d’une nouvelle suite d’expériences sur la résistance des fluides dans les canaux étroits et peu profonds. Il en fit le sujet d’un ouvrage publié en 1777. Enfin, l’année suivante, il en inséra d’autres dans les Mémoires de l’Académie, et elles avaient pour objet de découvrir la loi suivant laquelle diminue la résistance d’une proue angulaire, à mesure que cette proue devient plus aiguë.
Son cours de mathématiques, loué aux époques où les diverses parties qui le composent ont successivement paru, pour l’ordre, la clarté, la méthode et l’esprit philosophique, a partagé long-temps la vogue avec celui que Bezout avait fait pour l’artillerie et la marine. Ces cours étaient en quelque manière d’obligation pour les élèves auxquels ils étaient destinés ; ils ont perdu nécessairement une partie de leur célébrité depuis qu’un établissement unique a été formé pour l’instruction de tous ceux qui se destinent à servir l’état dans tous les corps qui avaient auparavant leurs livres et leurs examinateurs particuliers. Mais elle a subsisté du moins assez long-temps pour que l’auteur en recueillît le fruit de tant de travaux, et pût s’assurer une existence à-peu-près indépendante à l’époque où les orages politiques vinrent déranger toutes les fortunes. Bossut se vit priver alors d’une chaire d’hydrodynamique fondée pour lui, et qui n’eut qu’une existence éphémère ; il s’était déjà vu enlever, non sans gémir de l’injustice des hommes, cette place d’examinateur qu’il avait remplie avec probité et à la satisfaction générale des élèves et des supérieurs. En perdant ses traitemens d’académicien, de professeur et d’examinateur, Bossut n’obtint d’autre dédommagement que quelques secours passagers décernés sur l’avis du bureau de consultation, un logement au Louvre dont il jouit peu de temps ; et alors il s’enfonça dans la retraite dont son âge et l’état actuel de sa fortune lui faisaient une loi. Quelques consolations vinrent l’y chercher. L’Institut lui rendit une partie de ce dont il jouissait à l’Académie des Sciences ; il fut l’un des examinateurs de l’École Polytechnique ; et quand après quarante ans de services, l’âge et les infirmités le forcèrent à demander sa retraite, on lui conserva le traitement qu’il avait si bien mérité.
C’est dans cette solitude et cet éloignement de la société où il avait été autrefois plus répandu, qu’il composa son Histoire des Mathématiques qui eut deux éditions en moins de six années. Deux volumes sont bien peu pour un sujet aussi vaste. Aussi les mathématiciens trouvèrent-ils l’ouvrage trop incomplet ou plutôt trop superficiel. Mais ce n’était pas pour eux non plus qu’il avait été composé. On voit, par les réflexions que l’auteur fait sur l’ouvrage de Montucla, qu’il sentait dans quel esprit et selon quel plan une pareille histoire doit être composée ; mais il ajoute aussitôt que son dessein n’est pas de donner cette histoire approfondie, où toutes les parties des mathématiques seraient analysées, et qui pourrait dispenser jusqu’à un certain point de la lecture des auteurs, au moins de ceux dont les méthodes auraient vieilli. Il ne prétend qu’esquisser un tableau général des progrès des mathématiques depuis leur origine jusqu’à nos jours ; honorer la mémoire des grands hommes qui en ont étendu l’empire, et sur-tout inspirer à la jeunesse le goût et l’étude de ces sublimes connaissances. Il se souvenait sans doute de ce qu’il avait senti dans sa jeunesse à la lecture des écrits de Fontenelle. Sa première édition ne portait que le titre modeste d’essai. Il témoigna depuis qu’il avait été content du succès qu’il avait obtenu. Son histoire avait été traduite en plusieurs langues ; on y avait trouvé de la méthode et de la clarté ; on en avait loué le style. Il avoue en même temps que la seconde édition qui portait le titre d’Histoire Générale avait été moins heureuse, et qu’elle avait essuyé des critiques assez vives. La cause qu’il assigne à cette différence, c’est que dans son Essai, il s’était interdit de parler des auteurs vivans, au lieu qu’en conduisant son histoire jusqu’à nos jours, il devait trouver des juges plus difficiles à satisfaire. Sans nier absolument la justesse de sa remarque, il faut convenir aussi que les raisons par lesquelles il justifie quelques omissions paraissent assez faibles. Les lecteurs les plus désintéressés ont dû voir que plusieurs ouvrages modernes n’y étaient pas appréciés avec un soin proportionné à leur importance. L’auteur, qui avait exposé avec intérêt les discussions entre Newton et Leibnitz, les démêlés plus récens des deux protecteurs de la jeunesse, Clairaut et d’Alembert, s’était trouvé plus gêné en parlant d’auteurs pour lesquels il n’avait peut-être pas les mêmes affections. Cette gêne se fait sentir dans ce qu’il laisse apercevoir, comme dans ce qu’il supprime, et cette partie de l’ouvrage était véritablement à refondre. Son grand âge et ses infirmités lui interdisant l’espérance de faire mieux et d’être plus heureux, il pense que son ouvrage est de nature à être perfectionné par des successeurs plus capables de remplir ses propres intentions.
Ses intentions étaient d’être juste, mais il voulait qu’on le fût à son égard, comme il se proposait de l’être pour les autres. Il convient, dans un manuscrit qu’il nous a fait remettre, qu’il a toujours eu une roideur de caractère « qui lui a souvent nui auprès de ceux qui ne le connaissaient que superficiellement. Il n’accordait pas facilement sa confiance ; il croyait en général les hommes dissimulés et trompeurs ; mais quand il croyait pouvoir s’abandonner à la franchise naturelle de son ame, il mettait dans le commerce de la vie une effusion de sentimens vrais qui lui ont fait une foule d’amis dévoués, sur-tout dans le corps militaire du génie. Il abhorrait les charlatans de toute espèce, nous dit-il encore, et quelquefois il avait eu l’imprudence ou la maladresse de leur donner à connaître son opinion. Mais il cherchait par-tout le vrai mérite ; il était obligeant, et il se plaint amèrement des ingrats ; il se persuada que des hommes qui lui devaient leur première existence avaient montré l’acharnement le plus soutenu, et s’étaient donné bien des peines qu’ils auraient pu s’épargner, pour l’écarter de places où il n’avait point aspiré. »
Il est peu surprenant qu’avec de pareilles préventions aigries par la solitude, et fortifiées par l’espèce d’abandon où il se croyait après avoir joui d’une considération et d’une influence dont il s’exagérait encore la diminution, il ait mis moins de zèle à faire valoir des contemporains qu’il croyait en général disposés peu favorablement pour lui. On voit l’effet de ces préventions dans une préface chagrine qu’on lit à la tête de ses Mémoires de mathématiques publiés en 1812. Ces Mémoires sont ceux qui avaient été couronnés et publiés, dans le temps, par l’Académie des sciences. Il y a joint quelques notes sur son Histoire des Mathématiques ; il explique ou démontre des théories qu’il avait un peu trop abrégées, mais il n’ajoute rien qui puisse remplir les lacunes qui avaient excité les réclamations auxquelles il se montra si sensible.
Plaignons-le d’avoir été si long-temps le jouet d’une imagination ombrageuse, qui paraît avoir fait le malheur de ses dernières années. Avant que l’âge, les infirmités et fa perte de ses places eussent développé ses dispositions à la misanthropie, il nous avait paru plus rempli de bienveillance ; et je me souviens avec reconnaissance de l’accueil qu’il fit, comme directeur de l’Académie des Sciences, aux premiers essais que j’avais présentés à cette compagnie, quoiqu’il me sût lié particulièrement à un astronome dont il était peu l’ami, et dont il devait me considérer comme l’élève et le protégé.
On peut donner une interprétation moins défavorable à ces omissions que nous ne prétendons pas excuser entièrement. Un grand ouvrage de mathématique transcendante ne se lit pas comme un ouvrage de littérature et d’histoire. Pour en bien sentir le mérite et la difficulté, pour se mettre en état d’en exposer le plan et d’en indiquer les parties les plus intéressantes, il faut un travail, une contention, d’esprit dont la vieillesse n’est plus susceptible. Un géomètre qui aurait eu véritablement du génie pourrait encore nous étonner par de nouvelles productions dans un âge même très-avancé, n1ais ces productions seraient des développemens d’idées premières dont il n’aurait pas encore trouvé l’occasion de tirer toutes les conséquences ; il serait effrayé à la seule pensée de suivre long-temps la marche d’un autre géomètre. C’est à la ville que Lagrange a composé ses derniers Mémoires, et dans ce temps même il avouait le besoin d’être à la campagne pour bien se rendre compte des nouvelles méthodes de M. Gauss.
Bossut voulait être juste et impartial ; il le voulait par une suite de cette roideur même de caractère dont il s’accuse et dont il avait donné des preuves nombreuses. Nous n’en citerons qu’une seule.
Dans le temps qu’il était examinateur du génie, le comte de Muy, déjà commandeur de l’ordre du Saint-Esprit et gouverneur de Provence, depuis maréchal de France et ministre de la guerre, lui avait directement recommandé nombre d’élèves qui, par une fatalité singulière, n’étaient presque jamais dignes d’être admis, et ne l’étaient pas. Le comte de Muy en avait marqué quelque mécontentement. Lorsque dans la suite il devint lui-même ministre de la guerre, et que, suivant l’usage, Bossut alla pour la première fois lui présenter le tableau raisonné de l’examen qu’il venait de faire, le ministre signa l’état de la promotion sans hésiter, adressant à Bossut ces paroles qui honorent également et le ministre et le savant : Je signe aveuglément, j’ai éprouvé qu’il ne faut pas regarder après vous.
Bossut était grand admirateur de Pascal ; il en publia les œuvres complètes en 1779, et il recueillit avec soin toutes les pensées et les autres morceaux inédits qui lui fournirent les manuscrits et les copies authentiques. Pour la première fois on connut Pascal tout entier. L’éditeur ne voulut rien supprimer ni dissimuler pas même la note que Pascal écrivit environ un mois après son accident de Neuilly. Ce fut pour cette édition que Bossut composa ce discours sur la vie et les ouvrages de Pascal, qu’il a reproduit à toutes les occasions qu’il en trouva depuis. C’était de tous ses ouvrages celui dont il avait plus soigné le style ; c’est celui où il avait déposé ses opinions et ses sentimens en matière de littérature, de science et de religion. Il voyait en Pascal un phénomène singulier qui méritait d’être souvent rappelé. Ce profond raisonneur était en même temps un chrétien soumis et rigide. On voit que Bossut voulait se peindre lui-même. Destiné dès son enfance à l’église, connu jusqu’en 1792 sous le nom d’abbé Bossut, si la passion des mathématiques et ses fonctions de professeur, auxquelles il fut appelé si jeune, l’empêchèrent de se consacrer entièrement à l’état ecclésiastique, il en conserva du moins pendant long-temps le costume, et il en professa toute sa vie les sentimens. Il mourut le 14 janvier 1814, et il vient d’être remplacé à l’Institut par M. Ampère.