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Notice sur M. Tenon

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ÉLOGE


DE M. TENON.


Lu dans la Séance publique du 17 mars 1817.




L’un des spectacles les plus nobles et les plus touchans qu’il nous ait été donné de contempler, n’est-ce pas celui de l’homme aux prises avec la fortune et avec la nature, et parvenant, à force de persévérance, à remporter sur l’une et sur l’autre des victoires durables. Tel a été, sous tous les rapports, le savant académicien dont j’ai à vous entretenir.

D’une complexion faible, condamné, presque dès l’enfance, à une vie courte et douloureuse, il a su se délivrer de toute infirmité, et vivre près d’un siècle sain de corps et d’esprit. Dépourvu, dans sa jeunesse, de moyens d’instruction, il a su s’en créer à lui-même, et il s’est élevé au rang de nos savans les plus illustres. Né dans la pauvreté, presque dans l’indigence, il a mieux fait que de s’enrichir : il est devenu, pour notre pays, l’un des principaux bienfaiteurs des pauvres, en améliorant les asyles du malheur ; et, comme s’il eût dédaigné tout ce qui n’était que personnel dans ces avantages, une partie de sa vie a été employée à faire connaître aux autres les moyens d’atteindre aux mêmes résultats. À quatre-vingt-dix ans, il traçait, d’une main que l’âge n’avait point encore glacée, cette offrande aux vieillards, où il leur dicte, pour la conservation de leur santé, les leçons d’une expérience si concluante, et en mourant, il a légué à celui qu’il savait devoir être chargé d’écrire son éloge, des Mémoires sur sa vie, où il expose sans détour les diverses circonstances où il se trouva ; les obstacles qui l’arrêtèrent ; les hommes et les événemens par lesquels il fut secondé, et sur-tout la nature et la direction des efforts qui lui valurent tant de succès.

Ce n’était point, en effet, pour que son portrait fût flatté, qu’il a voulu être peint d’après lui-même ; et il ne cherchait qu’à servir encore ses semblables, par cette dernière attention.

Un exemple pareil avait déjà été donné par le grand Linnœus, qui envoya à Condorcet un détail exact de sa vie ; et, nous oserons le dire, il serait à souhaiter qu’il fût suivi par les hommes qui ont fait faire aux sciences des progrès remarquables. L’histoire de leurs idées, de leurs écarts même, et de leurs vaines tentatives, fournirait de précieux documens pour l’étude de l’esprit humain, et nos biographies rempliraient plus sûrement leur but qui n’est pas, comme on l’a dit quelquefois, d’ériger des monumens à la vanité, mais de montrer à ceux qui cultivent les sciences, les véritables routes de leur avancement, et d’enseigner aux autres combien elles méritent de reconnaissance et de respect.

Jacques Tenon était né à Scepeaux, près de Joigny, le 21 février 1724. Ses deux grands pères et son père avaient exercé la chirurgie dans ce village, mais ils n’y avaient pas trouvé la fortune, et le dernier regarda comme un avantage considérable de pouvoir s’établir à quelques lieues de là dans la petite ville de Courtenay.

Son existence y demeura toutefois bien chétive, et, pour surcroît de malaise, il eut à la partager avec onze enfans. Aussi Jacques Tenon, qui était l’aîné, dit-il que son principal maître fut la détresse de la maison paternelle. À 17 ans, il se hasarda de venir à Paris faire quelque étude de la profession qui avait été celle de sa famille. Sa mère, faute d’autres ressources, lui avait donné une lettre pour un de ses parens ; mais il était si timide que, tant qu’il lui resta de quoi se procurer un peu de pain, il n’osa la présenter. Apparemment qu’il avait eu quelque occasion d’apprendre comment d’ordinaire les pauvres sont reçus ; mais cette fois il fut agréablement trompé. Ce parent, Nicolas Prévost, avocat assez employé, se trouva un véritable homme de bien. Touché de la situation de cet enfant, il le recueillit chez lui, et se chargea de diriger sa conduite. M. Tenon en parle avec une tendre reconnaissance, et le nomme l’auteur de sa fortune.

Ni l’anatomie, ni la chirurg1e, ne semblèrent d’abord guère convenir à un jeune homme si délicat et si craintif. La chirurgie, sur-tout, telle qu’il la vit pratiquer à l’Hôtel-Dieu, lui inspira une vraie terreur. On opérait les malades les uns devant les autres ; l’appareil redoutable des instrumens s’étalait à leurs yeux sans précaution. Les cris du malheureux attaché sur la table de douleur, portaient d’avance l’effroi dans l’ame de ceux qui devaient lui succéder ; des apprentis saignaient sans règle, sans mesure certaine. Le même vase recevait le sang de plusieurs malades, en sorte qu’on ne pouvait juger ni de sa qualité, ni de sa quantité.

Je revenais, dit-il, les premiers jours tout tremblant, et je crus long-temps que je ne pourrais jamais vaincre l’horreur de ce spectacle.

Mais cette horreur même devint le premier et l’un des principaux mobiles du reste de sa vie. L’impression profonde qu’il avait éprouvée ne s’effaça plus, et, dès-lors, ne perdant plus de vue l’idée de porter la réforme dans cet affreux séjour, il dirigea constamment ses études vers ce but, et il saisit avec avidité toutes les occasions d’y parvenir.

Son dégoût pour l’anatomie ordinaire des écoles ne fut guère moindre que son effroi pour la chirurgie de l’Hôtel-Dieu. Vainement il fit des efforts pour supporter le séjour de ces antres infects, où ses camarades étaient obligés d’étudier les ressorts de la vie, au milieu de tout ce que la mort a de plus repoussant. Il eut enfin recours aux animaux ; et l’admirable spectacle de l’organisation, une fois débarrassé de ses alentours lugubres, excita tellement sa curiosité, que l’anatomie devint pour lui l’objet d’une passion violente, en même temps qu’elle prit dans ses mains un caractère tout différent de celui qu’elle aurait conservé peut-être, s’il l’eût apprise par les méthodes vulgaires.

Ainsi, et il est bon de le remarquer dès l’abord, l’adversité continua d’être son meilleur maître ; les deux rapports sous lesquels il s’est si fort distingué ont tenu essentiellement à la position malheureuse où se trouva sa jeunesse, et peut-être que s’il avait eu un peu plus d’aisance et un peu plus de santé, il ne serait jamais devenu qu’un chirurgien ordinaire de petite ville.

Ses exercices particuliers d’anatomie lui procurèrent bientôt l’amitié d’un homme digne de le servir. Long-temps il s’était modestement glissé au cours que le célèbre Winslow faisait au jardin du roi, et qui attirait une affluence prodigieuse. Il prit un jour la hardiesse de présenter à ce professeur une préparation du cœur qu’il avait exécutée d’après une leçon de la veille. Winslow, frappé de l’adresse que ce travail supposait, distingua aussitôt le jeune élève ; lui assigna près de lui, au cours, une place distinguée et l’admit bientôt à partager les travaux intérieurs de son laboratoire.

M. Tenon put donc satisfaire à son gré sa passion pour l’étude du mécanisme vital ; le corps humain, celui de plusieurs animaux lui étaient familiers ; déja il aurait pu passer pour un anatomiste habile, mais il restait toujours sans lettres, ignorant le latin, hors d’état de lire la plupart des bons ouvrages sur son art. Peut-être cette ignorance aurait-elle irrévocablement arrêté ses progrès, s’il n’eût été engagé à s’y soustraire, par une révolution qui commença vers cette époque pour la chirurgie, et dont l’histoire est tellement liée avec celle de M. Tenon, que nous ne pouvons nous dispenser d’en dire quelques mots.

Les médecins de l’antiquité n’avaient pas imaginé de se partager entre eux les divers moyens de guérir, et, comme le même malade a presque toujours besoin des remèdes internes et du secours de la main, le même médecin lui administrait les uns et les autres. Galien préparait ses remèdes et opérait ses malades, et l’on ne voit pas qu’Hippocrate ait dédaigné de saigner les siens, quand il le croyait nécessaire.

Mais dans les siècles d’ignorance, la médecine, ainsi que les autres sciences, fut livrée à des clercs qui, regardant leur caractère comme incompatible avec des opérations sanglantes, furent obligés d’employer des subalternes qui travaillaient sous leurs yeux et par leurs ordres.

Des institutions mal entendues et une vanité puérile maintinrent cette distinction après que la cause en eut cessé. Les docteurs laïcs, enorgueillis de leurs robes d’écarlate, continuèrent de regarder, comme au-dessous de leur dignité, d’exercer la chirurgie, et prirent en même temps toutes les précautions pour empêcher ceux qui l’exerçaient de rivaliser avec eux, en sorte que, à peu d’exceptions près, un art si difficile et si utile resta dans les mains d’êtres ignares que l’on confondait, sans trop d’injustice, dans la classe des barbiers.

Un de ces hommes de caractère, sans lesquels il ne se fait rien de grand, Lapeyronie, chirurgien de Montpellier, résolut de tirer la chirurgie de cette abjection. Il avait été appelé à donner à Louis XV, vers la fin de son éducation, une idée de l’anatomie, et lui avait fait voir la dissection de quelques animaux de la ménagerie.

Comme il était aimable et d’un esprit piquant, il intéressa vivement le jeune roi à ces dispositions merveilleuses par lesquelles la nature entretient le mouvement si compliqué de la vie, et il profita avec habileté de cet intérêt pour réaliser ses vues en faveur de son art.

Pour réhabiliter la chirurgie, il ne s’agissait de rien moins que de la faire pratiquer par des hommes éclairés, ou d’éclairer ceux qui la pratiquaient. Engager les médecins à faire la chirurgie eût été au-dessus du crédit de Lapeyronie ; il était plus simple de faire apprendre la médecineauxchirurgiens : c’est à quoi il se décida. Mais ce moyen, le plus simple, n’était pas encore très-aisé à faire admettre ; et, si l’on se fût aperçu de toute l’étendue de son plan, la Faculté de médecine n’aurait pas manqué de mettre tout en œuvre pour le faire échouer ; car non-seulement il devait soustraire les chirurgiens à la suprématie des médecins, mais il était presque impossible que la destruction de la Faculté n’en fût la conséquence plus ou moins prochaine. Et, en effet, la Faculté actuelle n’est que l’ancien collége de chirurgie, renforcé de quelques médecins.

Aussi Lapeyronie procéda-t-il par degrés et avec une rare prudence.

Son premier pas avait été de faire établir un enseignement méthodique de l’art, et des sciences sur lesquelles il repose. Dès 1724, il avait obtenu l’érection de cinq chaires au collège de chirurgie de Paris.

Il voulut engager ensuite les chirurgiens à des discussions savantes ; l’académie de chirurgie fut érigée en 1731.

Devenu, en 1736, premier chirurgien du roi, il tenta un troisième pas, celui qui pouvait éprouver le plus de difficultés de détail. C’était d’obliger les élèves en chirurgie à se préparer par l’étude des lettres et de la philosophie. Des lettres-patentes de 1743 les astreignirent à se faire recevoir maîtres-ès-arts.

Ce fut alors que le jeune Tenon se vit obligé de recommencer en quelque sorte son éducation ; car à peine pouvait-il écrire quelques lignes correctement, mais il savait prendre une résolution, et la suivre : il s’opiniâtra si bien à ce travail, qu’au bout de quinze mois, il parlait couramment le latin, entendait passablement le grec, et fut en état de se distinguer dans la classe de philosophie. À la fin du cours, devenu à son tour professeur, il donna à son maître et à ses camarades quelques démonstrations d’anatomie qui venaient fort bien à la suite de la physique et qui furent tellement goûtées, qu’on l’engagea encore plusieurs années à venir les répéter, chaque hiver, dans le même collége.

Une campagne à l’armée de Flandres, en 1748, compléta son instruction chirurgicale, et n’affaiblit pas l’horreur que lui avait inspirée l’administration des hôpitaux. ; une contagion naquit du désordre, et lui-même en fut atte1nt, mais il reconnut son mal, et dicta, avant de perdre connaissance, le traitement qu’il voulait qu’on lui fît. On lui obéit, et il fut sauvé.

À peine guéri, il apprit que l’on venait de mettre au concours deux places de chirurgien principal dans les hôpitaux de Paris ; il commençait enfin à se sentir, et accourut se présenter, mais ce concours ne devait être qu’une forme : La Martinière, devenu premier chirurgien, avait dicté d’avance l’un des choix en faveur d’un protégé de M. de Beaumont, l’archevêque de Paris. On interrogea donc légèrement les premiers concurrens, qui répondirent non moins légèrement. Quand le tour de M. Tenon fut venu, il demanda la permission de dire d’abord quelques mots sur les questions adressées à ceux qui avaient paru avant lui. Il traita à fonds ce que chacun d’eux n’avait fait qu’effleurer, et répondit ensuite, avec la même profondeur et la même étendue, à ce qui lui avait été demandé à lui-même.

Il n’y eut protection qui tînt contre une pareille épreuve. M. Tenon fut nommé tout d’une voix à la place de la salpétrière. L’archevêque et le premier chirurgien, en lui avouant qu’ils en avaient désiré un autre, se félicitèrent de n’avoir pas réussi ; et il conserva depuis lors l’estime et la protection de tous les deux.

L’établissement où il venait d’entrer lui rendait cette protection bien nécessaire.

Il nous peint, dans ses Mémoires, cette maison qui n’aurait dû être que le refuge de la pauvreté modeste, comme une espèce de république de huit mille femmes, qui n’étaient pas toutes vieilles, gouvernées par des religieuses, des prêtres et des commis, se divisant en factions et en cabales ; brouillant leurs supérieurs, venant quelquefois à bout d’en perdre. On aurait dit une petite ville d’Italie dans le moyen âge.

Mais, si ce n’était pas un lieu de repos, c’était une source d’instruction, d’expérience et de fortune. La nature des maladies qu’il était censé y apprendre à connaître lui procura une clientelle nombreuse, composée toute entière, comme il le dit lui-même, de mauvaise compagnie ou de très-bonne. Les élèves n’abondèrent pas moins que les malades, et, après six ans de ce service, il rentra à Paris l’un des chirurgiens les plus occupés et l’un des professeurs les plus renommés.

On lui donna, en 1757, au collége de chirurgie, la chaire qu’avait remplie Andouillé, et il l’a exercée 25 ans. La solidité caractérisait son enseignement plus que l’éloquence ; mais, au degré où il la portait, elle lui valut presque autant d’affluence. Une attention en quelque sorte religieuse à ne rien dire de hasardé, et à ne rien omettre de certain ; les faits nombreux observés par lui, dont il enrichissait ses leçons ; les objets matériels, les représentations en relief, ou en peinture, dont il les accompagnait, les consultations gratuites dont il les faisait suivre, lui procurèrent chaque année plus de mille auditeurs. Ce fut comme le membre de l’école le plus considéré, qu’en 1775, on le chargea d’inaugurer ce bel amphithéâtre, chef-d’œuvre de Gondouin et l’un des superbes monumens de cette capitale. La chirurgie le devait à un legs de Lapeyronie, mais Lapeyronie avait dû à Louis XV sa fortune et les moyens de la consacrer au bien de son art. Louis XV venait de mourir ; et ce fut à célébrer ses bienfaits que M. Tenon consacra son discours.

Sans doute c’est un devoir, c’est un service à rendre aux peuples que de louer les princes, même de leur vivant, sur ce qu’ils font de bien, puisque la louange est presque le seul moyen qu’aient les faibles d’agir sur les puissans ; mais c’est aussi un devoir, et un devoir plus facile à remplir, que de rendre cet hommage à leur mémoire. M. Tenon s’en acquitta avec une chaleur qu’il n’aurait peut-être pas eue, s’il eût parlé d’un roi dont on aurait pu croire qu’il avait encore quelque chose à attendre.

Bientôt il fit mieux que de louer les bienfaiteurs de la chirurgie ; lui-même eut occasion de se mettre de leur nombre. La Martinière se faisait gloire de marcher sur les traces de son prédécesseur Lapeyronie ; M. Tenon lui suggéra de compléter la fondation du collége de chirurgie, en y attachant un hôpital pour les accidens rares, susceptibles d’être traités par des méthodes nouvelles. Il avait en cela une double vue : non-seulement il voulait étendre la science, mais il espérait donner aussi un modèle d’après lequel on pût améliorer tous les hôpitaux.

Son idée fut goûtée par le premier chirurgien et par le gouvernement ; La Martinière acheta une maison de ses deniers et y fonda quelques lits. Le roi Louis XVI en ajouta d’autres et attacha à l’établissement les revenus d’un bénéfice ecclésiastique. M. Tenon se chargea d’indiquer à l’architecte ce que réclamait la salubrité et de diriger le service pendant quelque temps, et il mit à cet emploi le zèle ardent d’un homme qui se voyait enfin parvenu au moment de préparer l’accomplissement du vœu de sa jeunesse. Cet hôpital fut le premier à Paris dirigé selon les lumières de la science, et cet exemple produisit en effet l’émulation que les fondateurs avaient espérée. Quelques bons citoyens essayèrent de l’imiter dans des établissemens particuliers. Des écrits éloquens attirèrent sur ce genre de bienfaisance l’attention du public ; un cri général s’éleva enfin contre l’Hôtel-Dieu, et détermina le gouvernement à y porter ses regards.

Les anciens ne paraissent pas avoir eu d’hôpitaux. Les deux tiers de la population se composaient d’esclaves que leurs maîtres nourrissaient dans la vieillesse et dans les maladies ; et les pauvres libres avaient une subsistance assurée, par suite des mauvaises institutions politiques qui obligeaient les magistrats à capter la faveur de la populace. La religion chrétienne, en introduisant des doctrines plus favorables à l’égalité civile, anéantit promptement l’esclavage domestique, et prépara par degrés la suppression de l’esclavage de la glèbe. Les pauvres furent tous libres, mais ils n’eurent plus à compter que sur la ressource journalière de leur travail, et il fallut ménager des secours aux infirmes et aux vieillards. Aussi voyons-nous, dès les premiers temps du christianisme, les évêques chargés d’appliquer au soulagement des pauvres une partie des dons des fidèles, et presque par-tout des hôpitaux s’élever à côté des églises.

C’est ainsi que se forma, dès le septième siècle, le grand hospice de l’Hôtel-Dieu. Sa situation, excellente tant que Paris demeura renfermé dans l’enceinte de la cité ou ne s’étendit pas beaucoup au-delà, ne convenait plus depuis long-temps à une capitale immense, surchargée déjà de sa propre misère, et où aboutit encore une si grande partie de celle des provinces. Ne pouvant l’étendre en superficie, on avait élevé étages sur étages ; des salles basses étaient encombrées de lits ; les lits de malades ; quatre, six misérables étaient souvent entassés sur un grabat de quatre pieds, et quelquefois l’on en mettait autant sur le ciel du lit. Les souffrances de l’enfer doivent surpasser à peine celles de ces malheureux, serrés les uns contre les autres, étouffés, brûlans, ne pouvant ni remuer ni respirer, se sentant quelquefois un ou deux morts entre eux pendant des heures entières. On jetait pêle-mêle toutes les maladies, sans distinguer les contagieuses : celles de la peau régnaient par-tout avec fureur ; les femmes en couche, les enfans nouveau-nés étaient à côté des hommes attaqués de la petite-vérole. Les fous furieux s’agitaient, hurlaient tout près des blessés que l’on opérait. L’air était si corrompu qu’aucune opération grave ne réussissait, et que la gangrène s’emparait aussitôt des plaies.

Tel était, de l’aveu unanime des contemporains, le gouffre épouvantable que la ville la plus aimable de l’univers offrait pour dernier asyle à cette foule d’ouvriers, attirés pour entretenir son luxe et ses plaisirs. Il périssait le quart de ce qui y entrait, et la moitié du reste n’en sortait qu’après avoir échangé une maladie, en elle-même de peu de durée, contre une langueur sans remède.

On avait songé, à diverses époques, à diviser ou à transférer cette maison, mais la froideur que l’on met à faire le bien, l’attachement à de vieilles habitudes, et quelques intérêts subalternes, avaient arrêté tous les projets.

Lors même que Louis XVI ordonna, en 1785, à l’académie des sciences de lui faire un rapport sur les hôpitaux, l’administration de l’Hôtel-Dieu n’eut pas honte de refuser aux commissaires l’entrée des salles et la communication des règlemens et des registres.

M. Tenon y suppléa. Depuis quarante ans il observait en silence, il recueillait ces affreux détails. Des médecins et chirurgiens de ses amis, employés dans la maison, lui avaient fait connaître ce qu’il n’avait pu voir par lui-même. Il exposa, dans plusieurs Mémoires, avec la dernière précision, l’état de l’Hôtel-Dieu et des autres hôpitaux, et démontra les vices exécrables du premier et l’insuffisance de tous.

Bailly, chargé d’écrire le rapport de l’académie, eut le bon esprit de sentir que tous les artifices de l’éloquence ne pourraient qu’affaiblir Un pareil tableau. Il s’en tint à l’énoncé rigoureux des faits, à un simple extrait du travail de M. Tenon, et son ouvrage eut un effet prodigieux.

Le roi fut profondément ému ; une sorte d’horreur s’empara de ce public si léger, mais si sensible ; il maudit son indifférence. En quelques jours, une souscription de trois millions fut remplie ; l’académie dressa le plan de quatre hôpitaux à ériger dans des quartiers convenables, et, pour ne rien omettre d’utile dans le détail de l’exécution, elle envoya MM. Tenon et Coulomb en Hollande et en Angleterre, les chargeant de visiter les hôpitaux les plus célèbres par leur bonne organisation, et d’y recueillir tout ce que l’expérience et la science avaient pu y découvrir d’avantageux.

M. Tenon touchait enfin au but qu’il n’avait cessé d’envisager dès l’enfance, lorsque, en 1788, un gouvernement, réduit aux derniers expédiens, porta la main sur ce dépôt sacré, et anéantit, en un instant, l’œuvre de la bienfaisance et l’espoir du malheur. Parmi les nombreuses fautes de ce ministère, dont l’ineptie accéléra si fort la catastrophe de la France, celle-là fut sans contredit l’une des plus honteuses, et qui contribua le plus à lui attirer ce mépris dont sitôt après le roi et la nation furent les victimes.

Il n’a fallu rien moins que les événemens terribles qui, en nivelant tout, ont permis de tout reconstruire à neuf, pour que l’on pût mettre en commun les ressources des hôpitaux de Paris, répartir les malades selon les espaces, et donner à tous des soins également bien entendus.

L’on ne reçoit plus aujourd’hui que mille individus environ dans cet édifice, où il s’en accumulait quelquefois trois à quatre mille ; on n’y voit plus ni femmes en couche, ni insensés ; les maladies y sont séparées comme elles doivent l’être, et l’ordre y est si admirable, que la fièvre d’hôpital ne s’y montre pas et que les plus affreuses contagions, apportées par des armées battues et manquant de tout, sont venues s’éteindre dans le même lieu qui en était autrefois le foyer le plus actif.

Il s’en faut toutefois de beaucoup que la mortalité y soit réduite au même point que dans les autres hôpitaux, tant sa position et sa construction sont insalubres. Aussi M. Tenon disait-il que l’on avait tout fait pour améliorer l’Hôtel-Dieu, hors un seul point, mais essentiel, qui était de l’abattre.

Cependant c’est déja gagner que de mourir sans avoir passé auparavant par un supplice affreux et inutile, et les malheureux doivent de la reconnaissance aux administrateurs vertueux dont le zèle est déjà parvenu à leur procurer cet avantage ; mais il est juste qu’ils associent à cette reconnaissance l’homme courageux qui excita le premier, et qui ne cessa d’entretenir en leur faveur la sensibilité publique.

Peu s’en fallut que M. Tenon ne prît personnellement une part active à ces grandes améliorations. Député, en 1791, à l’assemblée législative, il fut nommé aussitôt président du comité des secours, et, comme tel, chargé de présenter un travail sur l’organisation des hôpitaux ; son rapport était prêt, lorsque le 10 août vint encore frustrer ses espérances.

Il ne fut plus possible dès-lors de songer au bien. Empêcher par-ci par-là un peu de mal était déja un succès rare, et cependant il le tenta aussi long-temps qu’il lui resta le moindre espoir. Le fameux club des cordeliers voulant, en 1792, supprimer le collége de chirurgie où M. Tenon avait enseigné si long-temps, il eut, à la sollicitation de quelques professeurs, la bonhomie de faire, devant une députation de ces gens-là, un discours sur l’utilité de l’art pour les armées. Vain effort ! La destruction ne s’opéra que plus promptement.

Quand il vit enfin traîner à l’échafaud les Malesherbes, les Sarron, ces hommes qui l’avaient associé à leurs projets de bienfaisance, il s’aperçut qu’il ne restait plus rien à faire pour l’homme de bien, et il s’ensevelit à la campagne, dans la plus profonde solitude.

La science l’y consola.

Nous l’avons vu, dans sa jeunesse, cultivant l’anatomie sous les yeux de Winslow, l’étudiant déjà sous des points de vue nouveaux.

Dès ces premiers temps, le caractère particulier de son esprit sembla consister dans l’exactitude la plus minutieuse, et il le porta également dans ses études, dans sa pratique, et dans toute la conduite de sa vie.

Dans les hôpitaux, il avait établi, pour l’histoire des maladies, pour l’examen des corps, l’ordre le plus scrupuleux : tout était décrit, enregistré ; on dessinait ce qui méritait de l’être ; des tableaux en couleur présentaient le mal dans toutes ses phases, jusqu’à la cicatrice de l’opération.

Louis XV, qui continuait à s’intéresser à la chirurgie, le fit engager par La Martinière à s’occuper des maladies des yeux. Aussitôt chacune d’elles fut étudiée, imitée en émail ; quand le sujet venait à mourir, on prenait note des changemens intérieurs correspondans aux symptômes apparens ; des yeux, des crystallins isolés étaient plongés dans diverses liqueurs, pour juger des effets de chaque agent.

M. Tenon avait en général deux usages, peut-être trop peu communs en médecine : le premier de soumettre un organe mort à tous les agens chimiques, afin d’en conclure, avec les restrictions convenables, ce qu’il devait en éprouver dans l’état de vie ; le deuxième de donner la plus grande attention aux rapports des organes, attention qui lui faisait apercevoir souvent une action mutuelle entre les plus éloignés.

Cette double méthode avait donné un tour fort particulier à sa pratique : il surprenait ses malades par des questions et des conseils les plus imprévus ; regardant les gencives ou les ongles à tel qui le consultait pour sa poitrine, ordonnant un purgatif pour une douleur de genou, et produisant souvent ainsi des soulagemens presque miraculeux. Une dame lui demandait un jour un remède pour un mal de joue ; il commença par s’informer si son mari n’avait pas la goutte, et il régla le traitement en conséquence.

Son hygiène semblait particulièrement minutieuse, toujours par les mêmes raisons ; comme il avait calculé l’action de tout, tout lui paraissait pouvoir devenir remède ou poison, selon les circonstances, et son propre régime l’emportait encore en rigueur et en singularité sur celui qu’il prescrivait à ses malades ; il ne prenait, ni ne faisait rien sans un motif déterminé, et il voyait de l’inconvénient ou de l’avantage à une multitude de choses que le commun des hommes croit indifférentes.

Ses travaux sur les hôpitaux le confirmèrent dans cette habitude de tout mesurer, de tout peser, de tout apprécier avec rigueur. Il savait, par pouces et par lignes, ce qu’il faut d’air à un homme pour respirer ; ce qu’il lui faut d’espace pour être couché, pour être enterré ; il avait parcouru, la toise à la main, les hôpitaux d’Amsterdam, de Londres, de Plymouth, et nous ne l’avons jamais vu assister aux obsèques d’un de nos confrères, qu’il n’ait mesuré la fosse, pour juger si elle était conforme aux réglemens.

Un tel homme semblait né, comme on voit, pour l’académie des sciences, et si l’on avait pu lui reprocher quelque chose, c’aurait été tout au plus de porter le genre d’esprit qu’elle demande au-delà du nécessaire ; néanmoins il fut presque obligé d’en forcer l’entrée.

Il s’agissait de la place du célèbre chirurgien Jean-Louis Petit, qui vaquait depuis plus de huit ans. Sauveur-François Morand, directeur de l’académie, la désirait pour son fils, et retarda, sous mille prétextes, le moment où un concurrent dangereux serait admis à présenter ses travaux. Un jour cependant, au mois de mai 1759, il fut pris de la goutte ; M. Tenon, averti à la hâte par le secrétaire Fouchi, profita du moment, et lut un premier Mémoire. L’académie, une fois frappée de son nom et de l’esprit dont ce travail portait l’empreinte, il n’y eut plus moyen de l’écarter. Un second Mémoire lui valut tous les suffrages, et le crédit de Morand se réduisit à faire demander pour son fils, qui d’ailleurs n’était pas sans mérite, une place de surnuméraire.

Son goût pour l’anatomie se réveilla avec vivacité dans une occasion où il s’agissait de faire entrer à l’académie, dans la section consacrée à cette science, un homme qui s’était distingué davantage en chimie, le célèbre Fourcroy. Le duc de la Rochefoucault qui avait été son élève, Condorcet ami du duc, Vicq-d’Azyr protecteur particulier de Fourcroy, Daubenton protecteur de Vicq-d’Azyr, le portaient avec chaleur. La discussion s’anima au point que l’on en vint à soutenir que l’anatomie était une science faite où il n’y avait plus rien à découvrir, et dont il était à-peu-près inutile que l’on s’occupât à l’académie des sciences.

C’était sans doute quelqu’une de ces assertions sans conséquence que l’on se permet trop souvent dans la chaleur de la dispute, mais M. Tenon prenait tout au sérieux, et ne lâchait jamais prise. Il fit un Mémoire ; on lui répondit ; il répliqua ; on échangea encore dix autres écrits. Voulant enfin prouver par le fait combien il restait encore à apprendre, il se mit à développer plusieurs de ses premiers aperçus. À chaque séance, il apportait des objets inconnus ; il en indiquait d’autres à rechercher. Son intention était, si l’on eût empêché l’impression de ses Mémoires, de passer à Londres, d’y publier chaque trimestre quelque écrit nouveau, et de les terminer tous par ce refrain : Voilà ce qui prouve que l’anatomie n’est pas aussi avancée qu’on le croit à l’académie des sciences. Heureusement le baron de Breteuil arrêta ce scandale. Il fit imprimer, aux frais du gouvernement, le premier Mémoire de M. Tenon, et l’engagea à consentir à la suppression des autres.

S’il y eut quelque passion dans la manière dont notre académicien défendit une cause d’ailleurs si juste : l’anatomie, la physiologie et l’histoire naturelle doivent également s’en féliciter ; car elles ont peu de travaux comparables à celui qu’il commença dès-lors et auquel il consacra le reste de sa vie.

L’idée principale qui le dirigea fut d’appliquer à l’histoire d’un organe sain, la même méthode d’observations successives et par époques, qu’il avait précédemment appliquée aux maladies ; d’en suivre les développemens et les dégradations, et de marquer avec soin toutes les phases de ses métamorphoses ; point de vue alors presque entièrement nouveau, et fécond en merveilles, sur-tout dans le cercle où il se renferma, celui des dents.

La dent, bien que chimiquement de la même substance que les os, ne leur ressemble ni par son tissu, ni par sa croissance, ni par ses rapports avec les autres organes et avec l’extérieur. Destinée à diviser les alimens, elle ne pouvait, comme les os, être recouverte de parties molles ; susceptible de s’user par la trituration, il fallait qu’elle regagnât d’un côté ce qu’elle perdait de l’autre, et qu’après que sa matière serait épuisée, elle pût être remplacée ; enfin il était nécessaire que la forme, la grandeur, le nombre des dents fussent appropriés à chaque espèce et à chaque âge, et au genre de nourriture que ces âges et ces espèces exigent.

M. Tenon le premier nous a fait connaître comment la nature remplit toutes ces conditions dans l’homme et dans les animaux.

Le cheval, sur-tout, que l’on étudiait cependant depuis presque autant de temps et avec presque autant de soin que l’homme, lui présenta une série d’observations entièrement nouvelles, et toutes plus admirables les unes que les autres. Il l’avait choisi, pour type de ses recherches, comme offrant plus de développement dans un temps plus court, à cause de sa taille et de la brièveté de sa vie ; et même, pour mettre plus d’exactitude dans ces époques, il élevait des poulains et des ânes, qu’il faisait abattre au moment convenable.

On avait tellement négligé cette partie de l’organisation, que la plupart des hippiatres ignoraient que le cheval change une partie de ses molaires.

M. Tenon semble n’avoir presque rien laissé à apprendre.

Il fait connaître la capsule creusée sous la gencive, et renfermant un noyau pulpeux au sommet duquel les premiers rudimens de la dent se montrent d’abord comme de petites calottes ; il les voit s’épaissir, se réunir ; le fûst de la dent s’allonger ; les parois de la capsule déposer à sa surface une couche d’émail, et ensuite une troisième substance qui revêt l’émail lui-même. La couronne de la dent se montre enfin hors de la gencive, et aussitôt elle commence à se détruire par l’usage ; mais le fûst croît à mesure par sa base, de sorte que cette couronne reste toujours a la même hauteur ; enfin, ce fûst se divise en racines ; sa matière semble épuisée. La nature y a pourvu : une autre capsule, réceptacle des germes d’une nouvelle dent, s’était formée entre les racines de l’ancienne, et en expulse les derniers restes pour la remplacer. En même temps des dents, qui ne doivent pas changer, s’étaient développées successivement dans le fond de la bouche, et avaient complété l’instrument de mastication. Des artifices tout particuliers, s’il est permis de s’exprimer ainsi, sont employés par la nature, pour ne laisser paraître ces arrière-molaires qu’à l’époque et dans la direction convenables ; et, pendant que les dents éprouvent tous ces changemens, il s’en produit de correspondans à l’intérieur des mâchoires. Les cavités de l’os changent d’étendue et de figure, selon que les dents en remplissent l’espace ou qu’elles se produisent au dehors ; le nerf lui-même, et le canal osseux où il est contenu changent de place et de direction suivant que les dents les y obligent ; et les maladies du poulain et du jeune cheval se montrent précisément aux époques de ce combat, de cette compression que le nerf éprouve de la part de la dent. Mais toutes ces lois, toutes ces actions si compliquées ne sont point particulières à la dentition du cheval. M. Tenon en fait voir d’analogues dans les autres animaux ; il les montre dans l’homme ; et en tire les applications les plus utiles pour l’histoire et le traitement des maladies de l’enfance.

Si l’on ajoute à tous ces curieux phénomènes un mot que M. Tenon n’a pas prononcé, c’est que la dent se forme par sécrétion et par couches, tandis que l’os se développe par intussusception, et que ces deux modes opposés de croissance sont cependant combinés, agissent et réagissent, chacun à son tour, dans ces révolutions successives de l’organe manducatoire, on conviendra que cette partie, en apparence si petite, et long-temps si négligée de l’organisation, est peut-être celle où la prévoyance et les ressources de la nature se montrent à nous avec le plus d’évidence et de manière à contraindre plus impérieusement notre admiration et notre respect.

C’est par ces belles découvertes que M. Tenon charma sa retraite. Il y était si profondément absorbé, qu’il ne lisait pas même de journaux, et ne s’informait en aucune façon de ce qui se passait sur le théâtre des révolutions. Il l’ignorait si bien que, lorsqu’il reçut du ministre Benezech l’avis de sa nomination à l’Institut national, il se figura que c’était encore là quelqu’une de ces assemblées politiques, auxquelles il se trouvait si heureux d’être devenu étranger ; et qu’il hésita long-temps pour se décider à venir prendre une information plus exacte. Enfin, se retrouvant au Louvre avec ses vieux collégues de l’académie, et dans son ancienne salle, il vit bien qu’il était arrivé quelque changement dans les affaires, et il se décida à rester.

Il s’aperçut promptement aussi qu’il était arrivé quelque changement dans les idées, et que l’on ne regardait plus l’anatomie comme une science faite, car chacun s’empressa de lui demander la publication de son travail ; et, sur un échantillon qu’il en donna dans le premier volume de nos Mémoires, la classe des sciences arrêta même que toutes les planches seraient dessinées et gravées aux frais de l’Institut.

Mais ces prévenances ne purent le déterminer à paraître avant le moment qu’il s’était fixé : il lui manquait deux ou trois observations pour remplir rigoureusement son plan ; il aurait été pour la première fois infidèle à cette minutieuse exactitude qui faisait sa seconde nature ; et, comme depuis quatre-vingts ans il réussissait à tout par la persévérance, il oublia que l’homme peut tout, excepté d’épuiser la connaissance de la nature, même sur la plus limitée de ses productions. Son ouvrage est donc resté manuscrit, au grand regret de ses confrères ; mais ils n’osèrent insister. M. Tenon leur imposait ; son visage austère, sa haute stature, que l’âge n’avait point courbée, son costume antique, sa démarche grave, en faisaient en quelque sorte, vis-à-vis de nous, le représentant de la génération précédente. Il nous disait quelquefois, comme Nestor : Écoutez-moi, car j’ai vécu avec des hommes qui valaient mieux que vous. Mais nous étions si disposés à l’entendre que cet exorde habituel ne nous refroidissait pas.

Peut-être aurions-nous joui quelques années encore de ses paternels avis ; peut-être serait-il parvenu enfin à se contenter lui-même d’un travail où personne que lui ne trouvait plus rien à désirer, s’il n’eût été vivement atteint dans ses seules jouissances. Au mois de juillet 1815, une troupe étrangère s’empara de sa maison de campagne ; cette pétulance naturelle au soldat oisif s’exerça sur la partie de ses collections qu’il y avait laissée. Des objets rassemblés par cinquante ans d’assiduités furent brisés ; ses plus beaux livres souillés ou déchirés ; lui-même obligé de fuir. Depuis lors, le courage lui manqua, et avec le courage la force disparut. Il ne fit plus que décliner, et un léger catharre l’enleva le 16 janvier 1816.

Du moins le manuscrit et les planches de son ouvrage sur les dents ont été sauvés, et nous devons espérer que le public en jouira bientôt ; ce sera le monument le plus durable des efforts d’une longue vie. Le bien que l’on fait aux hommes, quelque grand qu’il soit, est toujours passager ; les vérités qu’on leur laisse sont éternelles.