Notices sur l’hôtel de Cluny et le palais des Thermes/Notice sur le palais des Thermes

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NOTICE

SUR

LE PALAIS DES THERMES.



Presque au centre de notre vieille capitale, si rajeunie par les démolitions et par ses accroissements successifs, surgissent encore de majestueux débris de constructions remontant à son origine comme cité.

Malgré leur aspect de grandeur et de solidité, caractères que le peuple-roi savait imprimer à toutes ses œuvres, on s’étonne souvent sans doute des soins religieux et spéciaux qui en ont assuré la conservation depuis quinze siècles. On se demande comment ces légers arceaux ont pu survivre à leurs charges, et cette spacieuse salle à voûtes d’arêtes[1] peser, de tout le poids de ses épaisses murailles, sur un sol miné et évidemment excavé à plusieurs étages[2], sans rien perdre de son aplomb et de son intégrité. On s’étonnerait bien plus encore en reconnaissant avec nous que ce n’est qu’après avoir fatigué le temps et les hommes que ces masses indestructibles se trouvent encore debout ; nouveau motif d’admirer leur vigoureuse constitution, rebelle au marteau, et qui plus est, pour la grande voûte à si large portée, aux longues infiltrations résultant de la superposition immédiate d’un jardin planté d’arbres et en rapport depuis plusieurs siècles[3].

À ces remarques, à cette surprise doit se joindre un intérêt plus vif encore lorsqu’on apprend que devant ces beaux vestiges on se trouve en présence d’un de ces vastes monuments romains qui, bien qu’appartenant à une époque de décadence, justifient notre sujétion par l’idée de la grandeur et de la puissance de nos premiers conquérants ; et lorsqu’aux souvenirs du séjour des Césars succèdent ceux de la résidence de nos premiers rois.

Combien de fois la vue de ces belles ruines a dû suggérer, mais sans résultats, de semblables pensées !

Nos pères, moins infatués que nous de suffisance archéologique, ne virent sans doute dans ces masses persistantes qu’une localité de quelque ressource. Masquant son incohérence par des masures, ils affermèrent le tout emphytéotiquement, déléguant ainsi de siècle en siècle, au plus offrant, la conservation du palais des Césars[4]. C’était le cachet d’une époque d’indifférence complète en matières d’antiquités. Survint l’ère de notre régénération, le siècle des lumières enfin. Lorsque, effrayés de nos immenses progrès dans la carrière du vandalisme, nous cherchâmes à nous arrêter sur la pente, ces débris frappèrent d’abord les regards. Une noble velléité de conservation et d’affectation convenable se manifesta pour eux. Dans le premier entraînement, rien ne coûta pour accomplir ce beau projet : visites, rapports, plans, commission, démolition des maisons, et frais de travaux aussi lourds d’imprudents, à défaut de la formalité principale, la constitution de la propriété au nom du gouvernement ou de la ville[5] ; et quelques années plus tard, malgré tous ces sacrifices, à quoi tint-il que le monument lui-même ne succombât, dans un débat municipal sur la valeur locative du berceau de notre monarchie[6] ?

Dès que le puissant intérêt dont M. Dulaure a su animer ces ruines dans ses publications alors récentes[7], ne put empêcher cette œuvre d’iniquité de se poursuivre, presque jusqu’à réalisation, il ne nous conviendrait à aucun égard de tenter ce qu’il n’a pu faire ; aussi, ce n’est pas dans le but d’exploiter ses souvenirs pour sa conservation, que nous revenons ici sur le palais des Thermes. Sa corrélation, sa confusion, pour ainsi dire, avec l’hôtel de Cluny, sorti de ses flancs et illustré par cette origine, nous font craindre de n’avoir pas suffisamment pourvu aux désirs des visiteurs qui, dans leur exploration, voudraient embrasser synoptiquement les deux édifices contigus, également remarquables à divers titres. De là notre résolution d’étendre nos recherches au palais générateur de l’hôtel[8].

Que ce soit Constance Chlore, mettant à profit son séjour de quatorze années dans les Gaules, fin du 3e et commencement du 4e siècle, ou tout autre César[9] qui ait fait bâtir cet édifice, sa construction doit remonter au moins au milieu du 4e siècle, puisque, ainsi que semblent l’établir les récits des historiens, Julien, dont les souvenirs pour sa chère Lutèce sont consacrés dans le Misopogon, y fut proclamé empereur malgré lui, en 360, par les troupes auxiliaires[10] et que Valens et Valentinien datèrent de ce palais, en 365, des lois comprise dans le code Théodosien.

Lorsque après les longs déchirements résultant de l’invasion soudaine de notre sol par tous les peuples barbares, au commencement du 5e siècle, la puissance romaine et ses alliances durent céder à la valeur des Franks, derniers intervenants, la demeure des empereurs devint naturellement celle de nos rois.

Transportant sa capitale, grâce au succès de ses armes, de Tournai à Soissons, et de Soissons à Paris, le farouche chef des Francs Saliens, Clovis, obtint de ses victoires sur Siagrius, Alaric et tant d’autres, et de la condescendance forcée d’Anastase, empereur d’Orient, des honneurs qui lui permirent d’occuper le palais des empereurs aux mêmes titres que ses devanciers[11].

Si la mort, qui l’atteignit en 511, l’empêcha de jouir long-temps de cette résidence, son successeur, Childebert, plus heureux à cet égard, l’occupa jusqu’en 558. Ce fut là qu’il se retira, dit Grégoire de Tours, « in suburbana concessit, » après avoir froidement participé, en 524, au massacre de ses deux neveux, poignardés, en sa présence, par son frère[12] ; peccadilles fort communes en ces temps et qui n’altéraient en rien la vénération des peuples, si nous en jugeons par ce vers de Fortunat[13], le saint évêque de Poitiers :

Dilige regnantem celsa Parisins arce.

Il est vrai qu’à l’exemple de son père, dont la francisque desservit trop souvent la justice brutale, Childebert s’efforça de racheter ses torts par des œuvres de charité, par des fondations pieuses, et surtout en construisant, près de son palais, l’église de Sainte-Croix et de Saint-Vincent, pour le dépôt de reliques[14], conquises du moins dans sa malencontreuse expédition contre les Visigoths Ariens d’Espagne.

C’est surtout lors de l’occupation de ce palais par la veuve et par les filles de Childebert, auxquelles le séjour de Clotaire à Soissons laissait cette résidence, qu’il nous apparaît, dans toute sa splendeur, par les descriptions poétiques et pittoresques du même Fortunat. L’étendue même de son enceinte nous est révélée par ce témoignage « qu’il suffisait à Ultrogothe de traverser ses jardins pour toucher le seuil de la nouvelle église[15]. »

Depuis lors les traditions écrites sur ce palais deviennent plus vagues. Il n’existe cependant aucun motif de douter de la résidence qu’y firent surtout Caribert, roi de Paris, mort en cette ville, Clotaire II, Dagobert et ses successeurs, jusqu’au moment où le fils de Charles-Martel, consommant la facile usurpation du trône des rois fainéants, fut proclamé roi à Soissons, où il résida sans doute, dans les courts intervalles des guerres presque continuelles que lui suscita son ambition.

Charlemagne, né en Bavière, et sans cesse occupé d’affermir et d’étendre par ses armes, victorieuses dans vingt batailles, le pouvoir que lui légua Pepin, ne put, sans doute, faire que des séjours temporaires dans la France[16], qu’il posséda cependant tout entière. Aix-la-Chapelle et Mayence se rapprochaient plus que Paris, Soissons et Orléans, du centre d’un empire borné par la Vistule et le Danube, et qui s’étendait d’ailleurs aux confins de l’Illyrie comme à ceux de la Basse-Calabre[17]. Nous ne réclamons donc pas pour le palais romain l’honneur d’un séjour continu de la part de ce grand prince[18]. Il nous suffit, pour établir que ce palais était encore, sous la deuxième race, digne de sa première destination, d’y retrouver les trop aimables et trop aimantes filles de cet empereur[19], trompant la surveillance sévère de leur frère, et continuant, dans cette retraite forcée, leur commerce d’une galanterie unie à la bienfaisance et à la culture des lettres et des arts[20].

La résidence qu’y fit, du vivant de Charlemagne, le célèbre Alcuin[21] est également bien constatée, et certes ce n’est pas un petit honneur pour nos voûtes que d’avoir abrité ce sanctuaire des arts libéraux, ce savant dont les conseils et les vues éclairées fondèrent l’école palatine à laquelle se rattache l’université de Paris.

Les irruptions des Normands, déjà menaçantes sur la fin du règne de cet empereur, et que son bras seul aurait pu contenir, ne tardèrent pas à rendre ce palais inhabitable. S’il dut souffrir des ravages que ces barbares exercèrent dans la Cité même, lors des invasions de 845, 846 et 861, quel dut être son sort pendant les treize mois que dura le siège de cette Cité en 887 et 888, et surtout après ce siège ! Qu’on se représente trente mille de ces féroces bandits qu’animait seule la soif du pillage et de la destruction, repoussés dans huit assauts donnés inutilement à cette île, et assouvissant leur rage sur ses dépendances ; qu’on se figure ces hordes sauvages venues de si loin dans un but qui leur manquait, humiliées et irritées de ces résistances inattendues, ces tigres affamés devant la proie qui leur échappe, vengeant leur affront à leur manière, par les ravages, la dévastation, l’extermination ; et on jugera ce qui dut advenir des monastères, des églises de Clovis, de Childebert, etc. ; et nécessairement, avant tout, du palais des rois de ceux qui bornèrent ainsi la carrière de leur brigandage.

Dès cette dernière époque, Eudes, qui avait soutenu et repoussé les efforts des Normands, et qui fut proclamé roi en 888, résidait, comme comte de Paris, dans le palais de la Cité, qu’habita plus tard son neveu, Hugues-le-Grand, et qui devint, par suite et jusqu’à Charles V, la résidence des rois descendant de Robert-le-Fort.

On conçoit que la dévastation du palais romain, étendue, sans doute, à l’aqueduc, et la leçon tirée de ces tristes événements, dont la reproduction paraissait toujours imminente, aient déterminé Eudes et ses successeurs à délaisser cet édifice comme résidence habituelle. Cependant, bien que réduit, dès lors, au titre de Vieux-Palais, il conserva, jusqu’à la fin du 12e siècle, le majestueux aspect que lui imprimèrent les architectes romains.

La description que nous en a laissée Jean de Hauteville[22], poète qui florissait vers 1180, ne laisse aucun doute à cet égard.

Le morcellement et l’affectation de ces constructions à divers usages commencèrent quelques années plus tard, lorsque Philippe-Auguste, après avoir retranché des dépendances du Vieux-Palais la partie excédant la nouvelle enceinte de Paris[23], eut concédé les bâtiments restants à son chambellan Henry. Sans doute, avant même cette concession, la partie des bâtiments qui devait composer l’aile gauche, face au sud, avait été détruite pour faire place à l’hôpital et à l’église de Saint-Mathurin, que l’ordre des religieux de la Trinité, pour la rédemption des captifs, possédait en 1209[24]. La spéculation qui dénatura les parties de ce palais, rétrocédées par le chambellan de Philippe-Auguste, fit sans doute en même temps couvrir ses dépendances d’autres bâtiments, puisque saint Louis, pour fonder le collège de Sorbonne, fut obligé d’acquérir des maisons existant devant le palais des Thermes[25].

Lors de l’occupation, ou du moins de la possession successive des restes de ce palais, par Simon de Poissi, par Jean de Courtenay, seigneur de Champignelles, par Raoul de Meulan, par l’archevêque de Reims, par l’évêque de Bayeux, etc., ainsi que le constatent divers titres des 13e et 14e siècles, l’altération de leurs formes et de leurs distributions primitives dut s’étendre en raison des convenances de ces divers possesseurs. On doit croire aussi que dans l’intervalle de cent cinquante ans, qui s’écoula depuis l’acquisition faite, vers 1340, par Pierre de Chaslus, de la totalité de ce domaine, au nom de l’ordre de Cluny[26], jusqu’à l’époque de la construction de l’hôtel, par Jean de Bourbon et par Jacques d’Amboise, le parti que cet ordre dut tirer des bâtiments acquis par lui, dut contribuer à les dénaturer. Ce qui demeure constant, c’est qu’à partir du commencement du 16e siècle, il ne resta de ces immenses constructions homogènes, encore debout à la fin du 12e, que la salle voûtée des Thermes, respectée ou peut-être négligée par l’ordre religieux, et les longs, hauts et épais murs de soutènement de l’hôtel de Cluny, indissolubles liens que n’a pas rompus la déplorable division des deux édifices, et qui serviraient si bien à les renouer pour le Musée chronologique rêvé par M. Albert Lenoir. — Voyez Notice sur l’Hôtel de Cluny, pages 36 à 40, etc. Notre tâche est finie ; mais une inquiétude nous reste.

Jugera-t-on que notre but ait pu justifier nos efforts ? N’avons-nous pas plutôt lieu de craindre qu’on s’étonne de notre acharnement à prôner comme merveilles ce que tout porte à faire considérer depuis si long-temps comme des vieilleries discordantes formant obstacle à l’embellissement de la capitale ?

Quelle préoccupation, dira-t-on, agite ce faiseur de notices ? que croit-il nous apprendre ? Ces ruines, qu’il célèbre à l’égal des plus précieux restes de l’antiquité, n’ont-elles pas été mises en évidence de toutes manières depuis des siècles, et surtout depuis le dispendieux hommage qu’on a tenté de leur rendre en 1819 ?

Nos pères les respectèrent sans doute, comme tout ce que leur léguèrent nos ancêtres ; mais rien n’indique qu’ils y aient attaché l’intérêt qu’on semble y découvrir aujourd’hui. Au lieu d’en faire montre et de les comprendre dans leurs dispositions d’alignement, ils ont passé au large, les reléguant dans d’arrière-cours, et laissant à la main du temps, dans l’insuffisance de celle des hommes, à vaincre leur ténacité.

Quand notre gouvernement régénéré en vendit, à vil prix, mais encore à bénéfice, la portion la plus complète, il n’ignorait pas plus que le nouveau chroniqueur que cette division rompait une chaîne continue de souvenirs de quatorze siècles, de Julien à Louis XIV ; ces souvenirs étaient donc bien pâles ou nos gouvernants bien aveuglés (peut-être par la surabondance de leurs lumières) ?

Et puisque de nos jours, après avoir cédé par faiblesse à une exaltation comme celle qu’on cherche à raviver aujourd’hui, nos administrateurs n’ont pas tardé à reconnaître qu’ils jouaient un jeu de dupes ; puisque leurs successeurs, sans tenir compte des premiers sacrifices, laissent depuis quinze ans ces restaurations redevenir des ruines ; puisque ces fondations, soi-disant si intéressantes, restent à nu, et leurs abords masqués et garantis seulement par un barrage en planches scellées dans des immondices, il faut que ces décombres n’aient d’autre intérêt que celui qu’on veut bien leur prêter pour faire un livre ; autrement, à une époque où notre budget défraie des missions pour la conservation des monuments historiques, on n’aurait sans doute pas négligé l’occasion d’étendre cette impulsion du centre à la circonférence, par une autorité plus puissante que toutes les recommandations, celle de l’exemple ; sachant que de Paris aux provinces cet effet est en tout et toujours immanquable. Sincèrement, ces objections nous semblent trop naturelles, comme expression de l’opinion de la masse, pour que nous y opposions d’autres arguments que cette supposition : qu’on dise à un étranger instruit, venant visiter notre capitale, muni de son mémorandum pour notre Louvre, nos Invalides, nos Gobelins, notre Père La Chaise et autres curiosités : Il existe dans un quartier retiré de notre grande ville des parties de constructions romaines encore intactes, mais délaissées ; plus, un vieux rejeton gothique, sorti de la même souche, qui résument ensemble, sur une surface de quelques toises, les principaux souvenirs de l’histoire de Paris et de celle de la France pendant quatorze siècles. Dans ces localités contiguës, sous les voûtes même qui les couvrent encore en partie, on peut, sans crainte d’anachronisme, évoquer les ombres des premiers dominateurs des Gaules, de Constance Chlore, Julien, Valentinien, Gratien, etc. ; des premiers rois de notre France, Clovis, Childebert, Dagobert, Charlemagne, etc. ; des grands vassaux des 12e et 13e siècles ; des vénérables et illustres chefs d’une de nos principales congrégations religieuses ; des grands de la cour de Louis XII ; celle même du roi-chevalier, son successeur ; celles des fougueux provocateurs de cette ligue, qui n’eut de sainte que le nom ; et celles aussi du chœur d’anges de ces pieuses sœurs de Port-Royal, glorifiant, dans ce refuge, le Seigneur, dont la main s’appesantissait sur elles.

Qu’on explique à ce curieux que ces deux édifices de formes et d’époques distinctes, mais reposant sur les mêmes fondations, sur les mêmes murs primitifs, constituent à la fois pour la France le berceau du christianisme, par le séjour du père du grand Constantin ; celui de la justice, par les lois du code Théodosien sorties de leur enceinte ; celui de la monarchie française, par la résidence du premier roi des Francs, son vrai fondateur ; celui des lettres et des arts, par les débuts du premier sujet expédié par Théodoric à Clovis, par les inspirations de Fortunat, par les leçons d’Alcuin, ce sanctuaire des arts libéraux, par ses travaux sur les manuscrits et les miniatures, étendus depuis aux filles de Charlemagne et charmant l’ennui de leur claustrage dans ce palais ; celui de l’art dramatique, comme seule localité subsistante de toutes celles où cet art s’essaya avant d’être constitué ; et même celui de l’imprimerie, par le choix fait de ses dépendances (bâtiment de la Sorbonne) par les premiers importateurs de cet art pour son exploitation en France. Que l’on ajoute qu’il y a péril dans la demeure, ces restes étant incessamment menacés de destruction, et l’on verra sans doute cet étranger suspendre, s’il le faut, sa visite au cimetière de l’Est, pour franchir, en dépit des immondices et des chausses-trapes, les abords du palais romain. On le verra passer, sous ces voûtes, de l’étonnement à la méditation ; parcourir, dans les profondeurs cachées aux premiers regards, les secrets détours où Julien fuyait ce diadème que tant d’autres poursuivent ; éventera la piscine et s’y plonger en idée ; suivre de trace en trace celles de la conversion du palais des Césars en hôtel abbatial ; pénétrer de vive force, si besoin est, avec François Ier, jusque dans la chambre à coucher de la reine Blanche, et redemander aux échos de la chapelle le oui de Marie d’Angleterre, et les saints cantiques d’Angélique Arnauld et de ses sœurs.

Conclusion. Chaque peuple se blase sur ses propres richesses : ce qu’on admire à l’étranger, n’est chez soi d’aucun intérêt. C’est faute d’avoir eu le sentiment intime de leur importance comme art et comme souvenirs, que nous avons sacrifié depuis 40 ans autant de riches monuments de nos pères, dont nos enfants nous demanderont compte un jour.

Sans doute, et nous l’avons reconnu plus haut, nos longues et immenses destructions ne se sont pas consommées, sans que des voix généreuses se soient fait entendre ; mais la cupidité et l’ignorance n’entendent pas à demi-mot. Autrement, et malgré le désordre des temps, les profanateurs des sépulcres royaux et féodaux, ces nouveaux vampires étendant leur poursuite acharnée jusqu’aux simulacres des tombes, auraient eux-mêmes reculé devant le modérantisme en fait d’art de nos plus fougueuses assemblées politiques, et de leurs plus énergiques missionnaires[27]. La digue était trop faible pour le torrent. Que pouvait contre une fureur aveugle, qu’irritait encore l’appât de la spoliation, l’expression toujours isolée et sans cohérence de quelques susceptibilités artistiques ou littéraires, d’intérêts lésés, d’opinions religieuses ou politiques ? Ah ! si plus instruits, plus aptes à discerner les vrais mérites de nos principales richesses monumentales, nous eussions été en mesure d’élever une clameur nationale contre le vandalisme, de pousser contre ses agents un haro général, nos pertes eussent été bien moindres. Cette vaste association à teinte sombre, et cependant si habile dans le démantèlement de nos édifices, et pour la conversion des œuvres en matériaux, marquée, dès l’abord, du sceau de l’infamie, n’aurait pas promené, comme elle l’a fait impunément, sur toute la surface de notre belle France ses ravages et le scandale de ses dividendes, source de tant de fortunes nouvelles. Je supprime les conséquences.

Peut-être l’impulsion active donnée depuis quelque temps aux recherches historiques et archéologiques ; les lumières spéciales en ces matières des hauts patrons des nouvelles études ; leurs encouragements, et les fruits qu’on se promet des écoles de chartes, etc., changeront-ils à cet égard les dispositions de notre esprit public. S’il en est ainsi, quels soins on apportera dès lors à préserver de toute atteinte, de toute chance de destruction les débris des débris, s’il en existe encore, de notre long nivellement révolutionnaire, et combien on déplorera la disparition des grands jalons historiques, comme ceux à la description desquels nous avons cru devoir consacrer ce volume !


FIN.
  1. Son principal parallélogramme comporte une longueur de 62 pieds, sur une largeur de 42 pieds égale à la hauteur sous voûte. Une poupe de vaisseau sculptée sur une des consoles, servant de clef pour la réunion des arêtes, semble indiquer la destination tout hydraulique de cette belle salle, où l’on croit avoir trouvé les traces de la piscine ou bassin servant aux bains. Nous avons dit que ce bassin était alimenté par les eaux de Rungis (ou d’Arcueil), dont les anciens tuyaux de conduite aboutissent à ce point, après avoir stationné, comme elles font encore aujourd’hui, dans la partie du palais sur laquelle l’hôtel de Cluny a été élevé.
  2. Indépendamment des caves placées immédiatement sous les salles, et dont une, la première, est à voûte plate, il y a des souterrains inférieurs communiquant jusqu’à la Seine, vers l’entrée du Petit-Pont, avec traces continues de constructions, ainsi que l’a reconnu M. de Caylus (Recueil d’antiquités, t. II, p. 373). Un éboulement qui eut lieu il y a environ soixante ans, sur l’emplacement des Mathurins, fit également reconnaître ces communications souterraines, interrompues maintenant par des décombres et par des travaux de soutènement.
  3. Nous verrons plus loin que Jean de Hauteville célébrait en 1180 l’élévation de ce palais dont les cimes se perdaient dans les nues. La salle des Thermes, partie tout accessoire de l’édifice, était-elle dès lors, et peut-être dès l’origine, surmontée d’une terrasse plantée et suspendue comme les jardins de Sémiramis ? ou n’est-ce que par suite de la destruction des combles que le désir d’utiliser cette surface solide l’aura fait garnir de terre et planter d’arbres ? Ce jardin, que nous avons vu, était d’un tout autre effet que l’ignoble chaperon dont ces ruines sont maintenant affublées ; mais peut-être la voûte était-elle compromise. L’autre jardin dont parle Piganiol comme « existant vers 1700, sur une terrasse fort élevée dans la partie de l’hôtel Cluny communiquant aux Thermes, » fut anéanti avec la voûte qui le supportait, en 1737. (V. Mémoires de l’Académie des inscriptions, tom. XX, p. 679.)

    Si ces deux jardins se formèrent seuls, comme ou l’a écrit, de détritus de plantes semées par le vent, que de temps il a fallu pour leur donner la puissance végétative qu’ils accusaient par le développement d’énormes poiriers produisant de très-beaux fruits.

  4. La maison dans les dépendances de laquelle on avait placé la belle salle des Thermes, s’appelait l’hôtel de la Croix-de-fer. Elle était louée par bail emphytéotique à un tonnelier, dont nous avons vu les immenses approvisionnements garnir jusqu’à la voûte cette salle devenue inabordable. L’administration de l’hospice de Charenton recevait ce loyer depuis qu’un décret de septembre 1807 avait affecté cette propriété à sa dotation.
  5. En 1819, lorsque, sur les indications de M. Quatremère de Quincy, le ministre de l’intérieur, M. le duc de Cazes, eut adopté ce projet, il en comprit l’intérêt, et, dans ses idées larges, il fit régler par décision royale qu’une somme annuelle de 30,000 fr. serait affectée pendant cinq ans, tant aux acquisitions nécessaires qu’à la consolidation des ruines, et à la création d’un musée gallo-romain, dont le conservateur, M. Auguis, fut nommé. Malheureusement, au lieu de commencer par désintéresser l’hospice propriétaire, on s’occupa d’abord de démolitions et de constructions dont la savante commission remit de confiance, comme il arrive toujours, la direction à l’architecte de la ville. M. Dulaure était donc mal renseigné lorsqu’il annonça que le préfet acquit les Thermes en 1819. Les successeurs de M. de Cazes ne tinrent compte de l’engagement royal. Les travaux furent arrêtés, et le conseil municipal suspendit à son tour le paiement de la location à l’établissement hospitalier de Charenton, qui, ne pouvant traiter ses malades avec des souvenirs, dut aviser à d’autres moyens d’exploiter ce domaine. Quoi de plus naturel !
  6. V. Notice sur l’hôtel de Cluny, pag. 36 et 37.
  7. Histoire de Paris, édit. de 1822, pag. 78 à 114.
  8. On verra par l’analogie de plusieurs de nos citations avec celles de M. Dulaure, combien nous nous sommes aidé de son travail. En remontant aux mêmes sources, nous avons pu apprécier l’exactitude de tout ce qu’il donne comme positif.
  9. M. Dulaure se prononce pour Constance Chlore, contre l’avis de Saint-Foix et autres, par des considérations qui, selon nous, n’appuient ni n’infirment cette conjecture. Rapprochant le système de construction de cet édifice de celui presque conforme des restes des Thermes de Dioctétien à Rome, il suppose que Constance Ier, qui, comme César, partagea l’empire avec Dioclétien, à qui il succéda, comme Auguste, aura voulu rivaliser de magnificence en dotant les Gaules d’un monument semblable à celui élevé à Rome par son collègue. Les deux édifices auraient donc été créés simultanément, ce qui exclut l’imitation, puisque les Thermes de Dioclétien n’ont été terminés qu’en 306, un an après l’abdication de cet empereur, et l’année même de la mort de Chlore. La conformité du mode de construction ne peut préciser aucune date, l’emploi alternatif de petits moellons carrés et de chaînes de briques étant commun à toutes nos constructions romaines du ive siècle ; et ce ne serait pas seulement les salles des Thermes proprement dits qu’il faudrait alors comparer, mais l’ensemble et la destination des deux édifices on ne peut plus dissemblables, d’après les descriptions venues jusqu’à nous. Celle, toute pompeuse, d’André Baccius nous représente les Thermes de Dioclétien comme un immense et somptueux assemblage de constructions et de localités spéciales entièrement affectées aux bains publics et aux exercices accessoires, comprenant : piscines pavées de marbres colorés ou de verre, lac pour la natation, portiques pour les promeneurs, basiliques pour la réunion des baigneurs, cénacles pour les repas, salles pour les huiles et parfums, vestibules, colonnades, gymnases pour les exercices des jeunes gens, étuves pour la transpiration et salles à ventilation, bois délicieux, champs pour la course et pour la lutte, lieux de réunion pour les philosophes, les rhéteurs et les poètes, etc. Ce témoignage est d’ailleurs confirmé, quant à la dimension et à la solidité des constructions, par ce qui reste de ces Thermes, dont une salle et une loge de portier forment aujourd’hui les églises des Chartreux et des Feuillants. Telle était, au demeurant, l’importance de la plupart de ces fondations impériales successivement créées par Auguste, Néron, Titus, Trajan, Commode, Sévère, Antonin, Caracalla, etc., qu’Ammien Marcellin les compare à des provinces ; « In modum provinciarum exstructa lavacra. » Liv. xvi, chap. vi. La magnificence des bains particuliers, ornés de tableaux en marbre d’Alexandrie et de Numidie, et garnis de robinets d’argent, même chez les plébéiens, est, de la part de Sénèque, l’objet d’une réflexion morose. Selon Publius Victor et Pline le jeune, il y avait à Rome plus de huit cents thermes où toute la population, confondue comme rangs, et sous certains empereurs comme sexes, se rendait au son de la cloche. L’habitude d’aller par la ville pieds et jambes nus, le défaut de linge et la chaleur du climat avaient créé à Rome, comme précédemment en Asie et en Grèce, cet usage au moins quotidien, auquel le luxe et la volupté ajoutèrent leurs raffinements. Il n’y avait qu’un grand deuil ou une calamité publique qui pussent faire suspendre ces immersions, à la grande contrariété sans doute de certains Romains qui retournaient au bain jusqu’à sept fois par jour.

    En résumant ce que disent ou font entendre du palais romain construit à Lutèce comme résidence impériale, Ammien Marcellin, contemporain et historien de Julien, Libanius, dans ses lettres sur cet empereur, l’historien grec Zosime qui écrivait sous Théodose, et plus tard Venance Fortunat au 6e siècle, et Jean de Hauleville au 12e, on n’y trouve rien d’analogue à la description de Baccius. L’exiguïté de cette ville, et son climat qui rendit sans doute le besoin des bains moins impérieux pour les Romains eux-mêmes, durent s’opposer à ce qu’on y construisît à grands frais des thermes publics. Rien n’indique non plus qu’on eût introduit dans les Gaules les exercices auxquels on formait la jeunesse romaine dans ces thermes, suivant cette description de Plaute :

    « Ibi cursu, luctando, hasta, disco, pugilatu, pila,
    « Saliendo, sese exercebant magis quam scorto aut savlis. »

    Et il eut été sans doute superflu d’affecter un espace quelconque à la réunion de nos philosophes, rhéteurs et poètes parisiens des 3e et 4e siècles.

    Notre palais romain n’aurait donc pas été construit comme thermes. Le premier titre connu qui lui donne ce nom est une charte de Louis-le-Jeune de 1138 pour l’aumônerie de Saint-Benoît, portant : « Quæ sita est in suburbio parisiensi, juxta locum qui dicitur Thermæ. » Si, comme tout l’indique, cette substitution de noms lui vint, à cette époque, du caractère grandiose de la salle de Thermes encore subsistant aujourd’hui, la conjecture de M. Dulaure, quant à l’origine de deux palais et à leur assimilation, perdrait beaucoup de son importance.

    Nous n’en restons pas moins disposé à considérer celui de Paris comme ayant été habité par Julien, en nous appuyant du témoignage du savant Adrien de Valois, bien plus conciliable avec le récit des trois premiers historiens cités plus haut, que l’opinion de Saint-Foix, qui loge ce prince dans la Cité, et trouve tout simple que dix mille soldats aient pu passer la nuit sur la place d’armes de son palais. Dans l’embarras du choix, il nous serait d’ailleurs plus agréable de reconnaître dans cet édifice la fondation du mari de sainte Hélène, du père du grand Constantin, par conséquent le berceau du christianisme en France, que d’y voir l’œuvre posthume du sévère Julien, de ce philosophe ennemi des Galiléens et châtié par leur Dieu. « Tu as vaincu, Galiléen ! » fut, dit-on, le cri que lui arracha la blessure mortelle qu’il reçut dans un combat contre les Perses.

  10. Julien parle de l’incommodité que le froid lui fit éprouver dans le palais qu’il habita. Il loue d’ailleurs les habitudes simples et frugales de nos pères, en opposition surtout avec la dépravation des habitants d’Antioche. (Voir Ammien Marcellin, liv. xx, ch. iv, pour les détails relatifs aux latebras occultas, refuges secrets, où il se réfugia ; à la salle du Consistorium, où il se montra aux troupes irritées par la nouvelle de sa mort répandue par le décurion du palais ; et au camp romain, en communication avec le palais, où les troupes se retirèrent après le repas donné par ce prince. Ce camp, à portée du palais, et où le César Julien fut proclamé Auguste et harangua les troupes, se trouve bien plus naturellement situé dans la combinaison de M. Dulaure que dans celle de Saint-Foix, qui n’en tient compte, vers la place Saint-Michel et le Luxembourg. Des fouilles faites de nos jours ont fait découvrir en effet sur cet emplacement un grand nombre d’objets à l’usage des guerriers romains, tels qu’agrafes de manteaux, fibules, etc., et beaucoup de poteries gallo-romaines. Le champ des sépultures, mieux jalonné encore par les nombreuses tombes découvertes à diverses époques, occupait le haut des faubourgs Saint-Jacques, Saint-Marcel et Saint-Victor.)
  11. Il fut salué consul et Auguste dans l’église Saint-Martin de Tours. Il portait la couronne d’or et le manteau de pourpre qu’Anastase lui avait envoyés. Félibien, l’abbé Lebeuf, Jaillot et Bonami (Mémoires de l’Académie des inscriptions, tome xv, page 656), ne mettent pas en doute sa résidence au palais romain. Elle nous paraît d’ailleurs une conséquence nécessaire de celle qu’y fit, ainsi que nous le verrons plus loin, son successeur immédiat Childebert Ier. La fondation que fit Clovis en 507 (Voy. Toussaint Duplessis, Nouvelles Annales de Paris, pages 30 et 40) de l’église de Saint-Pierre et Saint-Paul (depuis Sainte-Geneviève) sur la limite de l’enceinte de ce palais, comme fit depuis Childebert pour Saint-Vincent (Saint-Germain-des-Prés), offre un témoignage de plus. Ce fut sans doute dans ce palais, illustré depuis sous le rapport des arts par les travaux d’Alcuin et des filles de Charlemagne sur les manuscrits, que s’exerça, par des accords sans doute inconnus en France, le célèbre chanteur et guitariste italien que Théodoric envoya à Clovis sur sa demande (Voy. don Bouquet, Collection des historiens de France, tom. 4, p. 5). Cette circonstance fait remonter à une époque bien éloignée l’usage plus consacré de jour en jour de l’importation à notre profit des virtuoses transalpins. Charlemagne se borna à faire venir de ce pays des chantres pour l’exécution du chant religieux que saint Grégoire avait réglé.
  12. Childebert, roi de Paris, et son frère Clotaire, roi de Soissons, prenant ombrage de l’avenir de leurs neveux, les trois fils de Clodomir, dont l’ainé n’avait que dix ans, les firent demander à Clotilde, leur grand’mère, qui demeurait alors dans la ville, « quæ tunc in ipsâ urbe morabatur », pour, disaient-ils, les faire proclamer rois. Clotaire poignarda Théodebalde et Gontaire, les seuls qui lui furent confiés, et monta tranquillement à cheval pour retourner à Soissons, où il épousa plus tard Gondinque, la mère de ses victimes. Childebert rentra avec la même tranquillité dans son palais du faubourg. Le 3e enfant, Clodoalde, soustrait par son gouverneur à la férocité de ses oncles, se retira dans un cloître, et reçut, en dédommagement des biens de ce monde, la couronne céleste, sous le nom de saint Cloud.
  13. Venance Fortunat, poète célèbre du 6e siècle, venu jeune d’Italie en France, où il mourut en 609, fut d’abord attaché, comme intendant et comme chapelain à sa reine Radegunde, l’une des femmes de Clotaire Ier, roi de Soissons, dont nous venons de parler. Retirée, du consentement de son époux, dans l’abbaye de Sainte-Croix de Poitiers qu’elle avait fondée, et dont sa sœur Agnès était abbesse, Radegunde y régnait de fait mieux que sur le trône. Fortunat, devenu évêque de Poitiers, fut dès lors le ministre de ses bienfaits, et le régulateur du noble usage qu’elle fit constamment de la haute influence qu’elle conserva jusqu’à sa mort en 587. Elle avait alors 68 ans. Il reste des relations de cette reine, qui cultiva les lettres, avec le dispensateur de ses graces, des traces d’un commerce poétique plein d’abandon où se font remarquer des échanges de soins et de dons sans conséquence, innocents témoignages d’une douce familiarité. La malignité s’en empara pour y chercher d’autres suppositions contre lesquelles Fortunat protestait par avance dans ce vers adressé à l’abbesse, sœur de Radegunde :
    « Cœlesti affectu, non crimine corporis ullo. »

    Les bienfaits et les fondations pieuses qui signalèrent la durée de ce commerce d’esprit et de vertus témoigneraient seuls que cette harmonie de deux ames faites pour s’entendre était fondée sur l’intérêt du malheur et de la religion ; ajoutons que Radegunde fut canonisée, et qu’on célèbre, dans le diocèse de Poitiers, le 14 novembre, la fête de saint Fortunat.

    On peut voir dans la collection de l’hôtel de Cluny une croix grecque, émail byzantin des premiers temps, avec cabochons en cristal de roche, qui provient de cette ancienne abbaye de Sainte-Croix de Poitiers. Elle doit appartenir au temps même où l’envoi d’un morceau de la vraie croix à Radegunde, par l’empereur Justin, détermina la fondation de ce monastère. Ce fut à l’occasion de cet envoi que Fortunat composa le Vexilla regis.

    Fortunat, qualifié de scholasticissimus, était lié d’amitié avec Grégoire de Tours ; sa vocation poétique s’appliquait à tous les sujets, mais particulièrement au genre élégiaque, qui domine dans les onze livres qui nous sont restés de ses œuvres.

    On remarquera ici les mots celsa arce (palais élevé) qu’il applique à la résidence de Childebert. Indépendamment de ses vers sur ce palais et sur les jardins de la reine Ukrogothe, il nous a laissé une pompeuse description de la basilique à trente colonnes que Childebert fit élever en l’honneur de la Vierge, près de l’église Saint-Étienne, sur l’emplacement qu’occupe Notre-Dame. (V. anciens historiens de France, Duchesne.)

    Ces descriptions positives sont d’autant plus précieuses pour l’histoire de l’art, qu’il reste même peu de vestiges des monuments du 6e siècle, époque où presque toutes les constructions faites dans la Gaule celtique étaient en charpente. Celles qui formaient exception empruntaient leur éclat et leur solidité aux débris des temples consacrés au polythéisme, comme celui de Sens, dont nous avons parlé, et d’autres édifices, dont les monuments d’Autun, de Reims, etc., peuvent donner une idée.

  14. Un morceau de la vraie croix et l’étole de saint Vincent, qui, disent certains historiens, racheta Sarragosse de l’assaut que Childebert et Clotaire allaient livrer.
  15. « Hinc iter ejus erat cùm limina sancta petebat. »
    Fortunati Carmine, lib. vi de Horte
    Ultrogothonis reginæ. Carmen 8.

    Childebert et Ultrogothe furent enterrés dans cette église Saint-Vincent, devenue Saint-Germain-des-Prés.

  16. Paris, dit Saint-Foix, tome ier, p. 16 et 17, fut presque abandonné sous la 2e race. Pepin, Charlemagne, Louis-le-Débonnaire, Charles-le-Chauve et Louis-le-Bègue n’y demeurèrent qu’en passant.
  17. On pourrait nous objecter ce que nous avons vu de nos jours, le maintien dans notre capitale de la résidence du nouvel empereur d’Occident, dont le rêve n’eût été rien moins qu’une chimère, s’il eût pu, comme son modèle, prescrire à l’Angleterre et à l’Espagne une humble neutralité ; mais les communications sont devenues autrement faciles qu’à ces époques.
  18. Les grands travaux que Charlemagne fit exécuter particulièrement à Aix-la-Chapelle durent l’attacher à cette résidence. Il y construisit d’abord, avec des marbres venus à grands frais de Rome et de Ravenne, l’admirable chapelle d’où vient le surnom de cette ville. Les portes en étaient de bronze, et le dôme était surmonté d’un globe d’or massif. Ce fut surtout dans la construction de son palais et de Thermes, dont la somptuosité correspondait à celle des édifices du même genre des empereurs romains, qu’il développa toutes les ressources de sa puissance et l’essor d’une magnificence inexplicable d’après nos idées sur l’état des arts à cette époque.

    Son palais se composait d’immenses colonnades, de superbes galeries, de salles pour les diètes des grands vassaux, pour les synodes, les conciles, etc., et d’un admirable portique conduisant à la basilique. La disposition lui permettait de voir de sa chambre toute la circulation de l’intérieur du palais.

    Ses thermes, alimentés par des eaux naturelles chaudes, condition principale d’après l’étymologie de ce mot, étaient tellement spacieux, que cent personnes pouvaient s’y livrer ensemble à la natation. C’était l’exercice de prédilection de Charlemagne, prince à la fois si remarquable par son énergie, son activité, sa structure, sa force et son adresse. (Voir Eginhard et le moine de Saint-Gall.)

    Les constructions que ce prince fit élever sur divers points de son vaste empire, même en Italie, à Florence, etc., participaient généralement du style byzantin alourdi par l’école lombarde, qui n’en est que la dégénérescence. On retrouvait cependant dans quelques-unes, à en juger par ce qui reste, des inspirations puisées aux grandes sources, dans les monuments antiques ou dans l’étude de Vitruve, et des traces de cette architecture polychrome en usage surtout en Sicile. D’autres témoignaient de la marche de l’art dans les écoles cathédrales que cet empereur rétablit, et plusieurs se ressentaient même de l’influence du style mauresque, dès lors en grand honneur en Espagne, et dont les combinaisons hardies, mêlées à celles de notre architecture des 7e et 8e siècles, sont venues créer plus tard ce que nous avons désigné plus haut sous le nom de style byzantin de transition. Cette définition, dont nous n’avons pas la prétention, étant étranger à l’art, de démontrer la justesse rigoureuse, substituée à d’autres non moins vagues, nous permet du moins de conserver un seul nom au même genre, dans ses diverses modifications. Que nous ne sachions pas que le caractère gothique se fasse remarquer dans aucun des travaux de Charlemagne, même de ceux exécutés dans la Germanie, d’où l’on dit que ce genre nous est venu. Ces édifices sont cependant postérieurs de plus d’un siècle à l’époque où l’on assure, mais sans preuve à nous connue, que les Visigoths consacrèrent l’emploi du style gothique dans le midi de la France.

  19. Voyez l’Histoire de France du P. Daniel, tome I, p. 558, et Saint-Foix, tome I, p. 190, sur les mœurs relâchées, les habitudes généreuses et les passe-temps littéraires de Rotrude et de Gisla (ou Giselle), filles de Charlemagne et d’Hildegarde.
  20. Elles y copiaient des manuscrits, sans doute d’après les leçons d’Alcuin. Charlemagne aussi s’était essayé, mais sans succès, à ce travail. (Voir la traduction du texte d’Eginhard par D. Teillier.)
  21. Alcuin était Anglais et abbé de Cantorbery. Charlemagne ayant eu occasion de le voir à Parme, l’apprécia et voulut se l’attacher. Il lui donna, à cet effet, dès l’époque de son premier voyage, trois abbayes situées dans le centre de la France, Saint-Loup à Troyes, Ferrières en Gatinois et le monastère de Saint-Josse en Picardie. Quoique sa résidence habituelle fut près de l’empereur, qui mettait à profit ses grandes connaissances, on conçoit que pendant les longues expéditions militaires, Alcuin, attiré en France par les soins de direction de ses abbayes, ait fait des séjours prolongés au palais impérial de Paris. Après avoir consacré trois années, de 789 à 792, à travailler en Angleterre aux intérêts de la religion, il revint se fixer près de l’empereur, qui ajouta à ses dons celui de l’abbaye Saint-Martin de Tours, où Alcuin se retira en 801 et mourut en 804, âgé de 70 ans. Passionné pour la science comme pour les arts libéraux, alors certes bien dans l’enfance, il créa une sorte d’académie dont Charlemagne s’honora d’être membre, et fit de sa main une copie entière et correcte de l’ancien et du nouveau Testament.

    Ses richesses, témoignage de la juste munificence de l’empereur, lui suscitèrent des envieux. Élipand de Tolède lui reprocha d’avoir vingt mille esclaves, en comprenant sans doute sous ce titre les serfs des divers monastères dont il était le chef.

  22. Dans ses poésies, publiées sous le titre d’Architrenius Joannis Altœ Villœ, ce poète, qui vivait sous Louis VII et sous Philippe-Auguste, célèbre ce palais comme étant la demeure des rois : « domus aula regum. » Il vante ses cimes s’élevant jusqu’au ciel, ses ailes placées sur le même alignement que le principal corps-de-logis, et qui semblent, en se déployant, embrasser la montagne. » (Voir chap. viii du liv. iv, de Aula in montis vertice constituta.)

    De la traduction littérale du mot in vertice montis, au sommet de la montagne, M. Dulaure semble tirer l’induction que le palais aurait été séparé de la salle des Thermes ; mais tout repousse cette supposition, l’acte, presque contemporain, de la donation par Philippe-Auguste, comprenant le palais avec le pressoir, comme l’acte d’acquisition pour l’ordre de Cluny qui porte : « Domuin quæ dicitur palatium de Terminis, seu de Thermis parisiis. »

    Le poète aura voulu exprimer dans son langage figuré que ce palais élevé, avec ses ailes d’un grand développement, couronnait et semblait entourer la montagne. Le sens du mot vertex, appliqué à ce qui tourne, pourrait peut-être d’ailleurs justifier cette image.

    Ce qui nous paraît résulter évidemment de la description de Jean de Hauteville et surtout de la disposition qu’il donne aux bâtiments, deux larges ailes sur alignement du principal corps-de-logis, c’est qu’à raison de la pente du sol, les façades principales de ce palais devaient être nécessairement exposées au nord et au sud, comme sont celles de l’hôtel de Cluny, construit probablement sur le principal corps-de-logis du palais romain. La totalité des anciens bâtiments existant en 1340 ayant été acquise, ainsi que nous le prouverons plus loin, par l’ordre de Cluny, on dut choisir pour le nouvel hôtel l’exposition la plus favorable et le bâtiment dont les fondations et les divisions de murailles pouvaient mieux se raccorder, comme cela a eu lieu, avec les divisions des constructions nouvelles.

  23. Cette enceinte méridionale partait du point correspondant à l’extrémité occidentale de l’île de la Cité, vers la rue des Grands-Augustins, suivait à peu près le prolongement de cette rue, venait aboutir à la rue Hautefeuille par la rue (devenue cul-de-sac) du Paon, longeait la rue Pierre-Sarrazin, traversait celle de la Harpe, vers la rue des Mathurins et la remontait jusqu’à la place Saint-Michel. De là elle rejoignait la rue Saint-Jacques, entre les rues du Foin et des Mathurins pour aboutir, par la rue des Noyers et entre les rues Perdue et de Bièvre, au port Saint-Nicolas, vis-à-vis de la pointe orientale de la Cité dont il s’agissait, avant tout, de garantir les abords. Pour qu’on puisse juger quelle restriction cette nouvelle enceinte apportait à la circonscription des jardins et dépendances du palais des Thermes, telle qu’elle existait encore au commencement du 13e siècle, nous allons donner le tracé de cet enclos, d’après les explications satisfaisantes développées par M. Dulaure. Il établit d’abord d’une manière incontestable qu’il est encore cité dans les titres du 12e siècle, sous le nom de clos, de lias ou de laas, clos du palais (arx) ; qu’il était borné à l’est par les bâtiments du palais et par une voie romaine venant d’Orléans, traversant Issi et qui, passant entre la Sorbonne et l’église Saint-Benoit, prenait, au-dessous de la rue des Mathurins, sa direction de la rue Saint-Jacques jusqu’au Petit-Pont. Au nord, la Seine même formait sa limite, ce qui ajoutait à l’agrément des jardins. M. Caylus a reconnu en effet (Recueil d’antiquités, tome II, p. 373) qu’il existait des traces continues de constructions romaines du palais à ce point de la rivière. À l’ouest, sa limite résultait d’un canal dit la Petite-Seine, allant, du bas de la rue Saint-Benoît, baigner l’abbaye Saint-Germain-des-Prés, et venait joindre la Seine à l’angle du quai Malaquais et de la rue des Petits-Augustins. Au sud, il s’étendait jusqu’à la place de Sorbonne.
  24. Ces religieux, reconnus par le pape seulement en 1197, prirent le nom de Mathurins de celui du saint dont le corps reposait dans une petite chapelle de l’hôpital qui leur fut concédé. La rue, appelée des Mathurins, par suite de cette fondation, se nommait précédemment rue des Thermes(Voir Piganiol de la Force, t. 6, p. 285.) Cette circonstance ne confirme-t-elle pas l’opinion émise ci-dessus, que le palais des Thermes était placé dans la même direction que l’hôtel de Cluny et que sa principale entrée était au sud ?
  25. Histoire de saint Louis, par le confesseur de la reine Marguerite. Édit. de 1761, p. 345.
  26. Un titre du 7 mai 1789, dont nous n’avons pu prendre connaissance que très-récemment, a levé nos doutes sur l’importance de l’acquisition faite par Pierre de Châslus. Il en résulte évidemment que la salle des Thermes y était comprise, et que l’ordre de Cluny est resté propriétaire de la totalité des restes du palais, jusqu’à l’époque de la conversion des domaines religieux en propriétés nationales. Dans cet acte, « M. Dominique de Larochefoucault, cardinal, archevêque de Rouen, abbé de Fécamp, stipule comme abbé, supérieur-général et administrateur de l’abbaye et de tout l’ordre de Cluny et pour l’utilité et l’avantage de lui et de ses successeurs abbés de Cluny. » Relativement à la location de l’hôtel Cluny faite pour 99 ans au sieur Moutard, cet acte « fait exception de la terrasse et de son emplacement qui, jusqu’à ce moment, a fait partie dudit hôtel Cluny, et qui forme la partie supérieure de la voûte de l’hôtel de la Croix-de-fer, loué à bail emphytéotique au sieur Falaise, marchand tonnelier à Paris. » Il fallait que les deux localités appartinssent à l’ordre de Cluny, pour qu’il disposât en faveur d’un de ses locataires de la partie supérieure du bâtiment occupé par un autre.
  27. Ils s’attaquaient plus volontiers aux vivants qu’aux morts, et recherchaient surtout les pasquinades à effet pour un public plus abruti par l’exercice de sa souveraineté que ne le fut jamais peuple soumis au plus dur esclavage. Telle fut, par exemple, l’héroïque expédition contre la sainte ampoule, du représentant du peuple Rulh, de la Marne, en mission dans son département.

    Le bulletin de ce haut fait, lu en pleine Convention, porte :

    « Ayant assemblé les vieillards sur une place de Reims pour prêcher la haine des tyrans, je saisis d’une main cette fiole ridiculement vénérée et je la brisai sur la statue de Louis le crapuleux, quinzième du nom ; » et il ajoute dans ces termes mêmes que notre mémoire nous retrace : « Je vous en envoie les débris par la diligence, enveloppés dans une chemise qui vous prouvera combien les fournisseurs volent la république. » (Voir, pour l’analyse, le Moniteur du 22 du premier mois [sans nom] de la deuxième année républicaine, séance du 20.) On ne s’attendait guère à voir la diligence et les fournisseurs dans cette affaire.

    Les exemples de ces turpitudes décrites en style pareil fourmillent dans nos annales de ces époques. Elles suivirent de près la violente substitution du souverain de fait à celui de droit, car, dans le mois même où cette transformation s’opéra (août 1792), on entendit le baron prussien Anacharsis Clootz, l’orateur du genre humain, exprimer en ces termes, en pleine assemblée législative, sa reconnaissance du titre de citoyen français qu’un décret venait de lui déférer : « Gallophile de tous les temps, mon cœur est français, mon ame est sans culotte. » Il n’en fut pas moins exclu des Jacobins comme noble, puis admis à l’échafaud comme complice d’Hébert. Et ces leçons ne servent pas…

    Ici la parade précéda la tragédie : plus tard les deux genres se confondirent.

    Vers ce moment aussi le vandalisme levant sa tête hideuse, pour parler le langage du temps, menaça de dévaster la France. Un décret du 12 août 1792, rendu sur la proposition de Thuriot et de Lacroix, « ordonna la conversion en canons des statues des rois et des bronzes des monuments nationaux. » Et dix jours plus tard, le 22, on parlait froidement, au sein de la Convention même, de la destruction en pure perte de nos plus beaux monuments : la porte Saint-Denis, Versailles, etc. Honneur au représentant Dussaulx, qui se donna la belle et courageuse mission de défendre les chefs-d’œuvre menacés. (c’est son expression.) Le but justifiant les moyens, nous applaudissons aussi à l’éloquence toute de circonstance et d’inspiration, qui seule assura sans doute le succès de ses efforts, et les conséquences bien importantes de ce premier succès. « Qu’on le laboure ! » s’écria un membre, à propos du parc de Versailles. — « Qu’on le laboure, soit, » reprit Dussaulx, « mais que fera-t-on alors des statues des philosophes, des Platon, des Sénèque, etc., qui s’y trouvent ? — Conservons des antiques, même aristocrates ; gardons-les comme un simulacre d’horreur. » (V. Moniteur du 24 avril 1792.) Ces argumentations si concluantes prévalurent contre toutes les objections, et entraînèrent également l’adoption de la motion faite par Cambon de réunir tous les monuments mobiles dans un Muséum.

    Ce succès d’avant-garde eut sans doute la plus grande influence sur les opérations ultérieures de la campagne de notre trop fameuse assemblée, campagne presque conservatrice quant aux arts, et si meurtrière d’ailleurs ; mais il est juste de reconnaître que plusieurs de ses membres, tels que Camus et Grégoire, méritèrent d’être associés à la gloire de Dussaulx. Le 18 octobre, le premier fit le rapport sur lequel la Convention institua une commission temporaire des arts de trente-trois membres, qui rendit les plus grands services. C’est à cette commission, dont les fonctions étaient toutes gratuites, que nous devons la formation d’un muséum national (arrêté du comité de salut public du 13 floréal an 2), la fondation du musée des Petits-Augustins, la conservation de l’église de Brou, etc., et beaucoup de sages mesures, toujours négligées depuis, sous des directions rétribuées et soi-disant responsables.

    Cependant les paroxysmes de notre délire révolutionnaire, et essentiellement dévastateur à tous égards, devinrent si violents, qu’il ne dépendait même pas de nos tout-puissants législateurs d’en restreindre les effets au profit des arts.

    Pour se faire une juste idée de l’état de notre malheureux pays à ces tristes époques, il faut lire les rapports que fit à la Convention, sur les destructions opérées par le vandalisme et sur les moyens de les réprimer, le député Grégoire, ex-curé lorrain, devenu évêque de Blois, et si connu par un républicanisme ardent mais éclairé ; ce qui ajoute à l’autorité de ses paroles.

    De ces divers rapports (car Grégoire s’était imposé le devoir d’en faire un chaque mois), nous n’avons retrouvé in extenso dans le Moniteur que celui fait à la séance du 24 frimaire an iii (14 décembre 1794), et dont nous allons donner quelques extraits textuels. (V. Moniteur du 27.) Les autres, notamment ceux indiqués au Moniteur du 16 fructidor et à la 3e sans-culottide an ii, furent promis pour des numéros ultérieurs. L’abondance de matières plus intéressantes les aura fait rejeter.

    Dans le rapport fait au nom du comité d’instruction publique, Grégoire déplore les pertes irréparables qu’ont faites les arts, les sciences et les lettres par la destruction systématique et l’incendie bénévole des tableaux et autres objets. « Des poignées de cendres, dit-il, nous coûtent des millions. Dans l’espace d’un an, on a failli détruire le produit de plusieurs siècles de civilisation. » À propos de l’indifférence qu’on témoignait à cet égard, « il rappelle ce mot de Dumas, président du tribunal révolutionnaire, à Lavoisier, qu’il venait de condamner à mort, et qui lui demandait un sursis de quinze jours pour compléter des expériences utiles à la république : Nous n’avons plus besoin de chimistes. »

    Parmi les scènes de destructions gratuites et sauvages qu’il retrace, il en est une qui l’indigne plus fortement encore et à juste titre, c’est la recherche de vandalisme dont firent preuve les autorités publiques de Verdun, les officiers municipaux, le district et deux membres du département. « Il nous les représente en écharpe, à la tête de la garde nationale et de la population, convoquées par la générale, et assemblées sur la place de la Roche, pour assister à l’incendie des tableaux, tapisseries, livres, etc., provenant de la cathédrale, s’y livrant à une orgie, dansant autour du bûcher, et forçant, qui plus est, l’évêque constitutionnel à danser. » Grégoire était juge compétent de ce dernier scandale.

    Ces scènes se répétèrent dans beaucoup de villes. Or, quel spectacle, en pleine civilisation, que celui de ces auto-da-fé d’objets d’arts, de ces places publiques couvertes de bûchers que le sang venait ensuite éteindre !!!… Les cannibales aussi dansent autour des feux allumés pour leurs victimes ; mais un besoin, la faim, une passion, la vengeance, expliquent du moins leur frénésie.

    Grégoire nous donne en même temps, il est vrai, le tarif des capacités des autorités constituées de ces temps, en rendant compte de plusieurs réponses faites par des administrations au comité d’instruction publique. L’une parle de quatre vases qu’on lui a dit être de porphyre ; l’autre répond à la circulaire relative aux monuments qui pourraient se trouver dans le pays, qu’on n’y connaît pas de manufacture ; et une troisième s’excuse de ne pas envoyer le catalogue bibliographique qui lui était demandé, sur ce que son secrétaire ne connaissait pas la diplomatique. En fait de réponses aux questions du comité sur la disparition de certains chefs-d’œuvre des arts, il cite celle-ci de plusieurs autorités, et notamment d’un accusateur public des Côtes-du-Nord : « La plume se refuse à retracer les horreurs commises. » Il déclare ainsi, par exemple, « que les dévastations qu’on venait d’exercer à Nismes laissaient bien loin derrière elles les ravages commis en cette ville au 5e siècle par Crocus, roi des Vandales, etc. » Ces faits, ces déclarations, proclamés, sans réclamations, au sein de la Convention encore effervescente, au nom d’un comité et par l’un des principaux fondateurs du gouvernement républicain, qui comptait à peine alors deux années d’existence, semblaient devoir fournir de profonds enseignements aux générations suivantes, et cependant nous avons vu et voyons encore chaque jour… Mais revenons à notre spécialité.

    Les objets d’art de nos époques, dont le rapport du 24 frimaire an iii, seulement, constate l’anéantissement ou la mutilation, sont : « à Nancy, pour cent mille écus de tableaux et de statues détruits en quelques heures ; à Sens, le beau monument du chancelier Duprat, des statues colossales de la cathédrale, et une foule d’autres statues et de bas-reliefs des 13e et 14e siècles ; à Saint-Étienne-du-Mont à Paris, trois bas-reliefs en marbre de Germain Pilon ; à Mayenne, une belle Descente de croix en marbre, brisée sans espoir de restauration (elle était sans doute du même ciseau des Pilon, qui couvrirent le Maine, leur patrie, de tant de monuments) ; à Gisors, les superbes vitraux de l’église criblés de pierres, grâce au soin préalable qu’on avait pris de démonter les treillages préservatifs ; à Saint-Maur-les-Fossés, un superbe bas-relief représentant une fête ; à Vallery près Sens, un mausolée dont la municipalité échangea les cuivres contre 400 livres en assignats et un écot bachique de 60 livres ; à Strasbourg, les statues de la cathédrale tombant par milliers sous le fer destructeur ; à Meudon, à Soissons, à Mortfontaine, à Port-Malo, à Saint-Lô, à Coutances, à Port-Brieux, à Treguier, à Alby, etc., etc., des dévastations, mutilations, broiements d’archives, etc. •

    Et cependant, sur un rapport du même Grégoire, appuyé des observations de Fourcroy, qu’il y avait une foule de monuments sous les scellés dévastateurs », cette même Convention avait rendu, le 14 fructidor an ii, un décret qui, rappelant celui bien oublié sans doute du 13 avril 1793, infligeait « la peine de deux ans de détention à ceux qui seraient convaincus d’avoir, par malveillance, détruit ou dégradé des monuments des arts on des sciences. »

    Nous ne terminerons pas cette longue note sans citer à la suite de notre analyse les deux phrases suivantes, tirées des conclusions du grand rapport de Grégoire, au risque de faire dire aux plaisants que, sous certains rapports du moins, nous pensons comme… ce rapporteur. « Trop tard on s’est occupé des édifices gothiques qui, par le merveilleux de leur construction, la légèreté de leurs colonnes et la hardiesse de leurs voûtes, commandent l’admiration et fournissent des types à l’art. » Et plus loin : « On dégagera les abords du palais des Thermes de Julien, pour offrir aux regards du peuple ce monument antique, le seul que Paris ait conservé. »