Notre interview de Santos-Dumont

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Alberto Santos-Dumont
Notre interview de Santos-Dumont
Notre interview de Santos-DumontLectures pour tous 1er janvier 1914 (p. 2-12).

Santos-Dumont pilotant son monoplan « La Demoiselle ». (Cliché Branger.)

NOTRE INTERVIEW DE SANTOS-DUMONT


Tout le monde sait quel pionnier de la conquête de l’air fut l’illustre Santos-Dumont. N’est-il pas intéressant d’apprendre de lui-même d’où lui est venue la vocation, comment il a procédé à ses premiers essais, et ce qu’il pense de l’avenir de l’aviation ? Au nom des « Lectures pour tous », un écrivain bien connu par sa compétence dans les choses du sport, M. Frantz Reichel, est allé le prier de répondre à ces diverses questions. C’est l’entretien si instructif, si nourri de faits et d’idées, de M. Santos-Dumontet de notre collaborateur, que nos lecteurs vont trouver ici.


Le 19 octobre dernier, M. L. Barthou, directeur du cabinet du président du Conseil, ministre de l’Instruction publique, a inauguré au carrefour des coteaux de Saint-Cloud le monument élevé par l’Aéro-Club de France à la gloire vivante de Santos-Dumont. Sur le socle de la statue, il a été gravé ceci :

« Ce monument a été élevé par l’Aéro-Club de France pour commémorer les exploits de Santos-Dumont, pionnier de la locomotion aérienne. »

Santos-Dumont assistait à la cérémonie.

Il n’y a pas beaucoup d’exemples, dans l’histoire des conquêtes humaines, d’inventeurs qui aient, de leur vivant, connu l’émouvant honneur d’un hommage rendu, dans la pierre et le bronze, à leurs efforts généreux.

Cette récompense exceptionnelle, Santos-Dumont l’aura reçue à deux pas du parc de l’Aéro-Club de France d’où, le 20 octobre 1901, il s’élança à bord de son dirigeable pour tenter de gagner le prix de cent mille francs offert par H. Henry Deutsch (de la Meurthe) à l’audacieux qui, dans un aéronat, et en moins de trente minutes, partirait des coteaux de Saint-Cloud pour aller doubler la tour Eiffel et revenir sans avoir fait escale, à son point de départ.

Nul n’a oublié l’émotion que causa cette extraordinaire prouesse. Elle provoqua une véritable allégresse dans le monde entier. L’homme avait eu cette fois l’impression que le rêve, ambitieux et orgueilleux, de la conquête de l’air, poursuivi à travers les siècles, était pour ainsi dire réalisé.

Des gens, au spectacle du dirigeable doublant la tour Eiffel et reprenant le chemin du retour, couraient, s’abordaient, se serraient les mains, s’embrassaient. Ils sentaient que, de ce jour, s’ouvrait une époque de victoires nouvelles, de prouesses inouïes et d’héroïsme.

Santos-Dumont a plus fait pour la conquête de l’air par sa foi, par celle qu’il inspira, par l’élan qu’il donna, par les espérances qu’il fit naître, par la crânerie confiante de ses intrépides tentatives, que par ses créations mêmes. Il ouvrit la voie, il déchaîna le mouvement, et par cela il fut, il est le véritable et magnifique pionnier de la locomotion aérienne. Il osa ; il joua sa vie avec une simplicité souriante, admirable.

Et ce sera l’honneur de la France d’avoir rendu l’hommage qu’il convenait à l’œuvre d’un étranger qu’elle considère comme un des siens et qui l’a prise pour sa patrie d’adoption.

Santos-Dumont, au lendemain de la manifestation qui a consacré ses actes et sa juste gloire, a bien voulu confier aux lecteurs des Lectures pour tous comment il vint à la conquête de l’air.

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58, avenue du Bois-de-Boulogne, un vaste, clair, élégant rez-de-chaussée, dont les fenêtres sourient à la splendeur verdoyante de l’avenue.

Santos-Dumont, avenue du Bois-de-Boulogne, dans sa voiture électrique, l’une des premières qu’on vit circuler dans Paris.

Sur les cheminées, sur les meubles, aux murs, des bibelots, qui rappellent les prouesses aériennes de Santos-Dumont.

Vous connaissez Santos ? Un petit homme, léger, sec, nerveux, vigoureux ; un véritable athlète réduit, du poids de cinquante kilos, que la pratique des sports a tenu dans une parfaite condition. Il a le front haut, large, découvert, la face allongée, les traits accusés, à la fois résolus et souriants.

Santos-Dumont dans la nacelle de son dirigeable no 14, 1905.

Une petite moustache très courte, des yeux vifs, mobiles, complètent sa physionomie si particulière, si originale. Gentiment, et comme gêné d’avoir à me parler de lui, Santos se prête cependant à l’interview. Il s’y prête difficilement, mais j’y apporte, moi, une rigoureuse et méthodique opiniâtreté. Et il m’expose ce qui suit :

« Je suis Brésilien ; ceci, on le sait. Je naquis à São Paulo, le 20 juillet 1873. Ma jeunesse s’est passée au milieu des vastes plantations de café que possédait mon père.

« Je vécus là une existence libre, incomparable pour former le tempérament et donner le goût de l’aventure. Dès ma première jeunesse, j’eus un penchant extrêmement prononcé pour les choses de la mécanique et, comme tous ceux qui ont, ou croient avoir, une vocation, je cultivais la mienne avec soin et passion.

« J’ai de tout temps bibeloté, imaginé, construit de petits engins mécaniques qui me ravissaient et me valaient une grande considération familiale.

« Ma meilleure joie était de m’occuper des installations mécaniques paternelles ; c’était mon département et j’en étais bien heureux et bien fier.

« J’excellais d’ailleurs dans ma partie ; et vous pensez bien que dans un domaine aussi vaste que celui que possédait mon père, les installations mécaniques abondaient. Ce domaine comportait notamment une voie ferrée d’un développement de plus de cinquante kilomètres ; souvent, je conduisais moi-même les trains. C’était l’un de mes plus vifs plaisirs. Mon goût pour la mécanique m’amena à entrer m’établir dans notre école polytechnique, d’où je sortis ingénieur civil. C’est alors que je vins en France. Je vis dans votre beau pays depuis tantôt vingt-deux ans : je l’aime d’un amour presque égal à celui que je nourris pour ma chère patrie.

La première prouesse aérienne : Santos-Dumont au dessus de la pelouse de Bagatelle, parcourt 220 mètres en 21 secondes, 13 novembre 1906 (Cliché Granger)
POUR AVOIR LU JULES VERNE.

— Quand et comment interrompis-je, avez-vous été amené à vous occuper d’aéronautique, à devenir le premier pionnier de la conquête de l’air ? — D’une façon bien simple, qui paraîtra sans doute invraisemblable et extraordinaire : c’est aux lectures de ma jeunesse que je dois d’avoir été entraîné à me passionner pour la conquête de l’air. Et cette passion, je la dois au romancier merveilleux dont le génie prodigieux, prophétique, ne sera jamais assez célébré, à Jules Verne ; esprit étonnant de prescience qui a, avec une fantaisie scientifique divinatoire, construit au courant de la plume, toutes les grandes inventions modernes. J’aime et vénère Jules Verne, et ce serait de ma part, et de la part de tous, la pire des ingratitudes que de ne pas reconnaître l’influence considérable qu’il eut sur les imaginations de jeunes générations. C’est lui qui leur a donné le goût, la curiosité des tentatives mécaniques les plus hardies, les plus monstrueuses pourrait-on dire. Il les a rendues vraisemblables, et la réalité a, en vérité, montré qu’il avait eu raison. J’avais donc l’idée de travailler à la conquête de l’air, qui devait être pour l’homme, lorsqu’elle serait réalisée, la cause de joies nouvelles provoquées par la sensation victorieuse d’agir volontairement, de se mouvoir à son caprice, à sa volonté, en plein espace libre. Le ballon sphérique, dont je fus un adepte pratiquant, ne procure pas cette sensation, cette griserie victorieuse. Quand on s’éleve dans un sphérique, on n’a pas cette sensation d’action cette impression de mouvement. C’est la terre qui semble s’éloigner ; l’aéronaute n’a pas l’impression qu’il s’éleve. Il reste comme sur place ».

Santos-Dumont essayant son hydroplane muni de flotteurs, 1907.

Santos-Dumont s’arrêta un instant, et reprend :

« Je dois faire ici une confession, non que je veuille priver qui ce soit de l’honneur de ce qu’il a pu entreprendre, ni exagérer ce que j’ai pu faire, ou que j’ai eu le bonheur de faire, mais par simple hommage à la vérité.

« Je ne connaissais rien, lorsque j’ai commencé mes recherches et mes essais, de ce qui avait pu être fait avant moi, ou de ce qui était fait par d’autres en même temps que par moi. Je sais parfaitement bien qu’un inventeur a grandes chances de réussir, lorsqu’il arrive au moment même où les temps prédits doivent s’accomplir. Je sais que ses efforts sont souvent le résultat de tous les autres ; et qu’il peut, tout à coup, ce que d’autres, qui auraient cependant mieux réussi que lui, n’ont pu réaliser parce qu’ils sont venus trop tôt, et, aussi et souvent, trop tard. J’ai eu la fortune inouïe d’arriver au moment où les moyens de réaliser mon rêve et mes conceptions se trouvaient à ma dispositions.

« Je suis arrivé en temps voulu, au bon moment ; là fut ma veine glorieuse, et moi, qui avais cru aux rêves merveilleux du romancier, je me suis purement et simplement contenté de réaliser ce qu’il avait, dans une magnifique conception géniale, imaginé, prévu.

Essai de vol sur la Seine : expérience de Santos-Dumont, à bord de son hydroplane no 18, septembre 1907.
LES PREMIERS ESSAIS

– De quelle époque datent exactement vos premiers efforts ?

– La possibilité de conquérir l’air m’apparut certaine en 1892-93, au cours d’une visite que je fis au Salon du Cycle, installé alors dans le Palais de l’Industrie, où, pour la première fois, on exposait des moteurs automobiles : ils étaient très lourds, du poids de 40 à 50 kilogrammes au quart de cheval, mais je pensai tout de suite que l’industrie compterait bientôt d’autres résultats et que, dès qu’on aurait le moteur à explosion assez fort et assez léger, la conquête de l’espace ne serait plus qu’un jeu.

Je ne m’étais pas trompé ; en quelques années, le moteur à explosion a subi de prodigieuses transformations, que l’on doit essentiellement au tricycle à pétrole.

J’eus dès lors hâte d’être le premier à naviguer en dirigeable ; je sentais — comment dirai-je ? — que la chose était dans l’air. Pour être prêt, dès que l’occasion se présenterait de réaliser mes projets, je m’étais, avec soin, depuis quelques années, entraîné à la navigation aérienne, par le ballon sphérique.

— Quand avez-vous dessiné et construit votre premier dirigeable ?

— C’est en 1898 que j’ai construit mon premier dirigeable — un cigare — gonflé à l’hydrogène, qui portait une petite nacelle pourvue d’un moteur, d’une hélice et d’un gouvernail.

Mon ballon avait été gonflé dons les ateliers de Lachambre, à Vaugirard, et le jour de ma première sortie, en février 1898, il faisait un temps affreux ; il neigeait.

Cette première sortie faillit d’ailleurs m’être fatale.

À cinq ou six cents mètres de hauteur, au-dessus de Longchamp, l’appareil, soudain, se plia et la chute commença. C’est, de toute ma carrière, le plus abominable souvenir que j’aie gardé.

Tandis que le ballon tombait, je me demandais si les câbles qui portaient ma nacelle n’allaient point se rompre !

La chute dura plusieurs minutes et j’eus le temps de me préparer à mourir.

Ce qui avait si mal commencé se termina au surplus fort bien, et j’arrivai indemne sur le sol.

L’EXPÉRIENCE, NON LA THÉORIE

— Vous m’avez dit, tout à l’heure, que vous ignoriez, quand vous vous êtes adonné à la conquête de l’air, tous les travaux faits par ceux que le problème avait déjà passionnés. Ceci donne à votre œuvre une valeur personnelle beaucoup plus considérable, et largement méritée. Mais, dès lors, quelles furent les méthodes que vous avez employées pour apporter les solutions si ingénieuses et si rationnelles que vous doit la navigation aérienne dans « le plus léger » et « le plus lourd » que l’air ?

— L’empirisme… et je crois volontiers que tous ceux qui, dans la conquête de l’air, sont arrivés à des résultats utiles, n’ont pas procédé autrement. Partir sur des données théoriques, d’après ce que j’ai vu, ne conduit pas à grand’chose ; si l’erreur est à la base, l’erreur est à la conséquence. J’ai procédé par empirisme dans la construction de tous mes appareils, de tous sans exception.

Il me paraît superflu de vous rappeler les innombrables modèles de dirigeables que j’ai établis et je serais bien empêché moi-même de vous en dire le nombre exact ! Je crois tout de même me souvenir que je construisis quatorze dirigeables, et quelque chose comme dix-neuf modèles d’aéroplanes.

Qu’il se soit agi de dirigeables ou d’aéroplanes, et quitte encore une fois à étonner quelques-uns de ceux qui me liront, je n’ai jamais procédé que par empirisme. J’ai tâtonné, essayé ; chaque expérience me servait pour une prochaine ; j’allais avec mesure, avec prudence ; on trouve la genèse de mes résultats dans la variété de mes engins agrandis et modifiés de modèle en modèle.

Je ne me suis jamais assis devant une table pour travailler sur des données abstraites ; j’ai perfectionné mes inventions au fur et à mesure des essais, selon ce que m’indiquaient le bon sens et la pratique.

Je ne nie pas, cependant, que, dans mes efforts, je n’aie été utilement secondé par les conseils de quelques techniciens, qui furent cependant moins heureux dans l’application de ce que la théorie leur avait enseigné.

J’avais une foi absolue, qu’à force de patience et d’application, on arriverait à vaincre l’air, sinon dans toutes les circonstances, du moins dans un très grand nombre de circonstances. Rien ne m’a découragé, si nombreuses qu’aient été les aventures dont j’ai été la victime… heureuse d’ailleurs, car la Providence a veillé constamment sur moi, puisque je ne fus blessé qu’une fois au cours d’un atterrissage en ballon libre à Nice.

— Vous rappelez-vous le nombre de vos mésaventures ? »

Santos-Dumont se recueillit un instant, se mit à compter sur ses doigts, puis :

« Ma foi non ! À mes chutes, je n’ai pas attaché beaucoup d’importance. J’avais foi dans mon étoile… et dans les fétiches que je portais. Les navigateurs de l’air son en effet comme les marins ; ils ont des croyances et des superstitions : les progrès de la locomotion aérienne ne les ont pas fait renoncer à ces coutumes, et vous savez que tous les aviateurs portent au cou des bibelots dont la perte ou l’absence inquiéteraient leur courage.

De toutes mes chutes, je me suis tiré, en effet, sans dommage ; il en fut ainsi lorsque je suis tombé au Polo ; lorsque je suis venu échouer dans la propriété du baron de Rothschild,

Les dirigeables de Santos-Dumont : quelques-uns des 14 modèles construits par le célèbre conquérant de l’air depuis 1898.

à la sortie du Bois de Boulogne ; lorsque je suis tombé sur les toits de Passy, ou sur les arbres de Saint-Cloud ; lorsque le vent me rabattit par-dessus l’aqueduc de l’Avre ; et enfin à Monte-Carlo, lorsque je fis naufrage dans le port.

Dans toutes ces chutes, je n’eus aucune émotion, ce fut bref et naturel ; je descendais simplement et, en quelques secondes, j’étais fixé. Sur les toits de Passy, ce fut instantané : un craquement, et j’étais accroché. Je n’eus plus, après avoir pris patience, qu’à faire un peu de gymnastique : en vérité peu de danger et pas d’émotion. Ce sont au contraire ces aventures qui m’ont rassuré et donné confiance. Avec du calme et de la présence d’esprit, l’homme, dans la navigation aérienne, peut mieux se défendre que dans les locomotions terriennes. Je vous le redis : ma seule aventure angoissante fut ma première chute, quand mon ballon se plia.

Santos-Dumont essayant un nouveau type (modèle réduit) de sa « Demoiselle ».
DU DIRIGEABLE À L’AÉROPLANE

— Quel est, quels sont vos plus chers souvenirs ?

— J’ai tant de souvenirs, que choisir parmi eux le plus cher, le plus précieux, m’est fort difficile, pour ne pas dire impossible. Et ce serait de l’ingratitude.

Ce ne sont pas, croyez-le bien, les jours qui furent alors considérés comme ceux de victoires définitives qui tiennent dans mon cœur la place la plus importante ; je pense avec plus d’émotion aux premières tentatives, à celles qui, affermissant les audacieuses espérances des uns et des autres, et les miennes, montraient qu’il était possible vraiment de conquérir l’espace un jour ou l’autre.

C’était pour moi, ces tentatives, ce que sont, pour la maman et le papa, les premiers pas de l’enfant qui, livré à lui-même, va des bras de la mère aux bras que lui tend le père.

Certes, j’ai connu une fière émotion le jour où j’ai heureusement réussi le voyage de Saint-Cloud à la Tour Eiffel, aller et retour, car c’était là le premier grand exploit du ballon automobile, mais on savait que, tôt ou tard, par moi ou par d’autres, il serait accompli. J’ai eu simplement la chance magnifique d’être le premier. Ce pourquoi il me réjouissait exceptionnellement, c’est qu’il allait à coup sûr provoquer des émulations et, par suite, entraîner des progrès dont l’humanité tout entière bientôt bénéficierait.

— Mais comment avez-vous été amené à passer soudain du dirigeable à l’aéroplane ?

— Après quelques excursions au-dessus de Longchamp, et dans Paris, et notamment celle où je fis escale aux Champs-Élysées, devant l’immeuble que j’habitais, je considérai que, dans le dirigeable, ma tâche était accomplie ; j’agissais en sportsman scientifique et n’avais, par suite, nullement

Les grandes étapes d’une carrière : 1o Santos-Dumont, à bord d’un de ses appareils, effectue son premier voyage aérien, de Saint-Cyr à Buc, 17 septembre 1909. (Cliché Branger.)

l’intention d’industrialiser mes recherches providentiellement heureuses. Le moteur automobile s’était, en quelques années, si perfectionné, qu’il apparut alors que l’homme pouvait enfin tenter de rivaliser avec l’oiseau, et, lâchant le plus léger que l’air, je me mis en toute hâte à travailler le plus lourd. Je dois ici affirmer également que je n’ai rien pris à d’autres. Sans doute, j’avais entendu parler des Wright, mais j’ignorais leurs travaux, les résultats atteints par eux quand, en 1905, je me mis à l’aéroplane.

« En abordant l’aviation, je continuai de procéder par empirisme. Et, sans vouloir en quoi que ce soit diminuer ce que d’autres ont fait, et alors beaucoup mieux que moi, je ne puis être accusé de les avoir copiés. Pour s’en convaincre, il suffit de comparer mes appareils d’alors avec ceux qu’ils utilisaient à cette époque.

LA PREMIÈRE « DEMOISELLE »

Est-il nécessaire de rappeler mes premiers et timides essais avec le « canard » aux ailes cellulaires en V ? Ceux qui ont été les témoins de ces premières tentatives, au cours desquelles je réussis à quitter le sol sur 7 mètres, puis sur 13 mètres, 60 mètres, 160 mètres et 220 mètres, enfin, ont connu des émotions et des joies disproportionnées avec les résultats acquis ; mais là encore j’ai eu l’aubaine prodigieuse d’être le champion de leurs espérances. Voilà la vérité ! J’étais entré en scène au jour qu’il fallait. Mes premiers essais d’aéroplane eurent lieu à Bagatelle. Après mon vol, mon bond de 220 mètres, j’ai transporté mon champ d’action à Issy-les-Moulineaux, plus vaste et désert.

Les grandes étapes d’une carrière : 2o Le dernier vol ; atterrissage de l'avion de Santos-Dumont près de Dampierre. (Cliché Branger.)

C’est alors que, renonçant à l’appareil gigantesque de mes premières recherches, j’entrepris la construction du monoplan « la Demoiselle », qui renouvelait le premier monoplan conçu, construit et expérimenté par Ader.

« Je rencontrai, dans ma réalisation, de grosses difficultés ; elles me venaient du moteur. J’ai toujours été partisan — et je le suis plus que jamais — d’un appareil léger, disposant d’une assez grande source d’énergie afin de pouvoir voler facilement et se défendre utilement dans l’air d’abord et à l’atterrissage ensuite.

« Les moteurs d’alors, si perfectionnés qu’ils fussent, étaient encore trop lourds, [illisible]. C’est à ce moment que j’ai songé à appliquer le moteur horizontal et que j’ai utilisé le Dutheil-Chalmers avec lequel j’ai obtenu d’assez satisfaisants résultats, mais qui ne valent point ceux auxquels, par la suite, je suis parvenu avec le moteur que j’avais dessiné et dont la construction entreprise fut malheureusement abandonnée.

« À Issy-les-Moulineaux, je n’ai pu m’entraîner qu’aux lignes droites ; mais mon appareil était si rapide, et ses qualités si certaines, que je rêvais de sortir de l’enclos et de m’essayer aux vols à travers la campagne, et, comme il devenait dangereux de voler à Issy, à cause de la foule que les essais y attiraient alors, je me rendis à Saint-Cyr. J’étais fort satisfait de ma « Demoiselle », avec laquelle je réalisais des vitesses de 90 kilomètres à l’heure, ce qui, pour l’époque, était une vitesse remarquable. Je fis quelques sorties qui eurent du retentissement, et notamment celle qui me conduisit au château de Wideville où je fus accueilli avec un enthousiasme dont personne ne doutera. J’étais, à cette époque, l’oiseau rare. C’est à peu près toute mon histoire.

— Et ce fut tout à coup votre retraite, qui surprit, vous le savez. On regretta que vous n’ayez point davantage travaillé votre « Demoiselle ».

— Telle qu’elle était en 1910, telle est en effet la « Demoiselle » en 1913, reprit Santos-Dumont. Elle eut ses adeptes, et je puis bien dire que je m’enorgueillis d’avoir fourni à deux des plus célèbres aviateurs modernes, à Roland Garros et à Audemars, l’appareil de leur début. C’est sur ma « Demoiselle » que Roland Garros a débuté : c’est sur celle avec laquelle j’ai fait les sorties et la visite que vous savez, que Roland Garros fit son apprentissage.

Il me l’avait achetée, et, le 9 septembre 1910, il effectua la traversée de la Rance, de Paramé à Dinard, en passant au-dessus de Saint-Malo ; le lendemain, il se rendait de Dinard à l’île de Cézembre, en huit minutes six secondes.

Audemars, lui, acquit sa « Demoiselle » à la maison Clément, qui avait entrepris la construction de cet engin.

— Depuis 1910, vous aviez renoncé complètement à la navigation aérienne. Qu’est ce donc qui a motivé votre rentrée ?

— Je me suis remis à l’aviation cette année, parce qu’il m’a paru que le moteur aéronautique avait fait de tels progrès, qu’on pouvait enfin construire les aéroplanes légers, robustes, pratiques que j’avais rêvés. J’ai voulu tout d’abord me mettre aux appareils modernes, et j’avais même commencé mon entraînement. J’ai tenté, sincèrement, de me familiariser avec les commandes en usage ; je n’ai point la prétention de les critiquer mais il m’a été fort difficile de me plier à ces manœuvres, qui sont contradictoires ; elles font à la fois travailler les pieds et les mains et sont contraires aux gestes que commande l’instinct. C’est ce que je leur reproche ; et je crains que, dans des moments graves, lorsque le pilote ne se contrôle plus suffisamment, son instinct, reprenant le dessus, ne l’entraîne à des mouvements qui le perdent au lieu de le sauver.

J’avais imaginé un appareil permettant d’apprendre facilement ces différents mouvements, mais je n’ai pu me plier à ces manœuvres et j’ai préféré renoncer aux appareils modernes pour revenir purement et simplement à ma « Demoiselle ».

MON NOUVEL APPAREIL.

Je dois à MM. Morane et Saulnier une « Demoiselle » nouvelle, construite d’une façon parfaite, beaucoup plus solide, beaucoup plus robuste, beaucoup plus souple que celles qui furent ses ancêtres. « Légère, disposant d’un moteur de 50 chevaux, j’ai, en elle, un instrument de tourisme que je considère comme parfait et offrant les plus sérieuses garanties de sécurité ; j’ai conservé mon « gauchissement », par la seule manœuvre du corps, à l’aide de bretelles qui agissent sur l’extrémité des ailes et créent la torsion désirable, par le seul fait que le pilote se penche du côté opposé à la chute, et juste autant qu’il faut pour obtenir le redressement qu’il convient.

Ce qui me plaît dans ce système fort peu mécanique, j’en conviens, mais extrêmement sûr, extrêmement souple, c’est que je n’ai plus à m’occuper que de la direction de l’appareil ; et, comme je suis assis sous mes ailes, je dispose d’une visibilité admirable qui me permet de régler mon atterrissage comme je l’entends. Je pense, en effet que beaucoup de ces chutes mortelles que nous déplorons ont été provoquées par la nécessité dans laquelle les pilotes se trouvent, au moment de l’atterrissage, de mettre l’appareil nez en bas et queue haute, pour voir la terre. Si alors, par suite d’un excès d’angle, ils buttent sur la terre, ou si, manquant de vitesse, ils reçoivent soudain un coup de vent, c’est le capotage et la chute avec ses désolantes conséquences.

Pour moi, j’atterris les ailes hautes, si l’on peut dire ; je descends en position normale.

CONSEILS AUX CONSTRUCTEURS.

« Je ne crois pas, en vérité, que l’aéroplane doive beaucoup changer dans l’avenir, mais si j’avais une observation à faire aux constructeurs, je leur dirais qu’ils sont, à mon avis, dans l’erreur en exagérant la puissance de leurs appareils ; ils se plaignent que l’aviation civile ne se développe pas, mais c’est aussi qu’ils la rendent vraiment trop coûteuse. Du moteur de 50 chevaux, on est passé aux 70, aux 80, aux 100, aux 160 chevaux et voici qu’on en est aux 200 chevaux !

« Des appareils de 30 000 à 45 000 francs sont trop coûteux, non seulement au point de vue du prix d’achat, mais surtout si l’on considère leur emploi. Le kilomètre « vol » coûte des prix insensés ; ces moteurs si puissants sont ivres d’essence et d’huile ; la moindre sortie devient une prodigalité !

« Si l’on comprend très bien que l’aviation militaire ait besoin d’appareils qui, par leur force puissent sortir par tous les temps, parce que pour se battre, on ne choisira ni son jour, ni heure, j’estime que c’est une grosse erreur de vouloir faire pour l’aviation civile des appareils de toutes circonstances.

Le plus récent appareil de Santos-Dumont, la « Demoiselle », que l’aviateur Morane pilota à Villacoublay, novembre 1913.

« À l’heure actuelle, l’appareil civil doit être considéré avant tout, et surtout, et dans l’intérêt même des constructeurs comme un appareil de tourisme et de sport occasionnel.

« Est-ce que, par exemple, les yachts à voiles de nos rivières ou de nos ports, si bons navigateurs, si fins voiliers qu’ils soient, ont la prétention de pouvoir affronter la mer et le vent en toutes occasions ? Ils attendent leur jour, ils attendent le flot favorable, ils attendent le vent propice, et, si les conditions maritimes et atmosphériques ne sont pas celles qui leur conviennent, ils restent à l’ancre, bien à l’abri dans le port !

« La marine de guerre a besoin de navires qui sortent tous les jours, qui sortent par tous les temps.

« Le sportsman, le touriste et même le commerçant, n’ont pas absolument, besoin d’un bateau qui affronte toutes les difficultés de la mer et de l’air.

« De même pour l’aviation. Tout en poursuivant la réalisation de l’aéroplane de tous les jours et de tous les temps, les constructeurs devraient s’ingénier à créer l’aéroplane de sport, de simple agrément, pour beaux jours, pour beau temps, léger, bon marché.

Regardez le ciel ! Est-ce que les oiseaux ne restent pas au nid quand le ciel est contre eux ? C’est leur instinct qui les y fait rester ; l’instinct de l’homme, c’est la raison.

Je souhaite que les constructeurs français en viennent à la formule que j’indique ; ils rendront un grand service à la cause de l’aviation et à eux-mêmes en fournissant à beaucoup de gens, qui désireraient se donner des ailes, l’occasion d’en acquérir, mais qui renoncent au tourisme et au sport aériens parce qu’ils sont trop dispendieux et non pas parce qu’ils les trouvent dangereux. »

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Ainsi parla M.  Santos-Dumont. Je le remerciai des détails qu’il m’avait donnés sur lui et l’origine de sa prodigieuse vocation, et plus encore des opinions qu’il m’avait fournies sur l’aviation moderne.

Il semble bien que les faits lui donnent, hélas ! constamment raison. Quelques jours après cette interview, l’aviateur Perreyon, que tous considéraient comme un pilote que sa science, son expérience, son sang-froid mettaient à l’abri d’un accident, se tuait à Buc dans un accident d’atterrissage, cependant que les accidents mortels se multipliaient en France, à l’étranger, dans l’aviation civile et militaire.

Si quelques-uns étaient communiqués avec cette mention : « pour une cause inconnue », la plupart étaient motivés par un mauvais atterrissage. Dois-je rappeler ici le plus tragique de tous ? celui survenu à Bethon, près d’Épernay, au lieutenant Briault et au soldat Brouillard, qui, dans un atterrissage malheureux étaient tués et carbonisés sous les débris de leur appareil enflammé ?

L’aviation française, est au point de vue industriel, dans une période difficile : elle n’a pour clients que l’armée française et les gouvernements étrangers, ces derniers peu à peu tentant de se fournir eux-mêmes ou s’approvisionnant par ailleurs. Il est nécessaire que nos constructeurs tournent leurs efforts vers l’aviation civile, en faisant d’elle un sport et un moyen de tourisme occasionnel, exceptionnel, délicieux et vainqueur.

L’armée caresse le projet — démenti mais certain — de devenir son constructeur. D’ores et déjà, elle a décidé de n’admettre dans la formation de ses escadrilles que trois marques d’appareils, quatre au maximum. Aujourd’hui, une douzaine de marques alimentent l’armée, et leur concurrence assure les progrès de l’aviation. Le jour où la concurrence sera limitée à quatre marques officielles, cette concurrence perdra de son intensité et ses conséquences fécondes seront quasiment nulles.

Seule alors, l’aviation civile assurera l’avenir de la conquête de l’air.

Il faut penser à elle.

Frantz REICHEL
Monument commémoratif « des exploits de Santos-Dumont », inauguré à Saint-Cloud en octobre 1913. (Cliché Branger.)