Nouveaux Principes d’économie politique/Livre I/Chapitre 5

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CHAPITRE V.

Le système mercantile

Il y avait aux seizième et dix-septième siècles, trop peu de liberté en Europe, pour que les premiers philosophes qui s’occupèrent d’économie politique, pussent soumettre leurs spéculations aux yeux du public ; et les finances étaient enveloppées d’un trop profond secret, pour que ceux qui n’étaient pas dans les affaires connussent les faits, d’où ils auraient pu déduire des règles générales. Aussi ce fut dans les ministères que commença l’étude de l’économie politique, lorsque, par un heureux hasard, les rois placèrent à la tête de leurs finances des hommes qui réunissaient les talens à la probité, et à l’amour du bien public.

Deux grands ministres en France, Sully sous Henri IV, et Colbert sous Louis XIV, portèrent les premiers quelque lumière sur un sujet, jusqu’alors considéré comme un secret d’état, où le mystère avait nourri et caché de monstrueuses erreurs. Malgré tout leur génie et toute leur puissance, rétablir dans les finances l’ordre, la clarté, et une certaine uniformité, était une tâche au-dessus de leurs forces. Cependant l’un et l’autre, après avoir réprimé les voleries effroyables des traitans, et avoir rendu, par leur protection, quelque sûreté aux fortunes privées, entrevirent les vraies sources de la prospérité nationale, et s’occupèrent de les faire couler avec plus d’abondance. Sully accorda surtout sa protection à l’agriculture : il répétait que pâturage et labourage étaient les deux mamelles de l’état. Colbert qui parait issu d’une famille engagée dans le commerce des draps, origine que la vanité de la cour de Louis XIV le contraignit à dissimuler, chercha surtout à faire prospérer les manufactures et le commerce. Il s’entoura des conseils des négocians, et il sollicita de partout leurs avis. Tous deux ouvrirent des routes et des canaux, pour faciliter les échanges entre les divers genres de richesses ; tous deux protégèrent l’esprit d’entreprise, et honorèrent l’activité industrieuse, qui répandait l’abondance dans leur pays.

Colbert, le plus récent de ces deux ministres, précéda de long-temps les écrivains qui ont traité de l’économie politique comme d’une science, et qui l’ont réduite en corps de doctrine. Il avait cependant un système sur la richesse nationale ; il en fallait un pour donner de l’ensemble à ses opérations, et pour désigner clairement à sa vue l’objet auquel il voulait atteindre : ce système lui fut probablement suggéré par les négocians qu’il consulta ; c’est celui qu’on désigne par le nom de mercantile, et quelquefois aussi par celui de colbertisme ; non que Colbert en soit l’auteur, non qu’il l’ait développé dans aucun ouvrage, mais parce qu’il est sans comparaison le plus illustre entre ceux qui l’ont professé ; parce que, malgré les erreurs de la théorie, il en a tiré des applications hautement utiles, et parce que, entre les nombreux écrivains qui ont exposé les mêmes opinions, il n’y en a aucun qui ait fait preuve d’assez de talent seulement pour fixer son nom dans la mémoire des lecteurs.

Il est juste cependant de séparer absolument le système mercantile du nom de Colbert ; c’était un système inventé par des marchands, dans un pays où ils étaient sujets et non pas citoyens, où on les écartait des affaires publiques tout en leur demandant des conseils, et où on les réduisait à ne connaître que leurs propres intérêts, en leur faisant juger ceux des autres. C’était aussi un système adopté par tous les ministres des gouvernemens absolus, lorsqu’ils se donnaient la peine de réfléchir sur les finances ; et Colbert n’y a eu d’autre part que celle de l’avoir suivi sans le réformer.

Après avoir long-temps traité le commerce avec un orgueilleux mépris, les gouvernemens avaient enfin reconnu en lui une des sources les plus abondantes des richesses nationales. Toutes les grandes fortunes de leurs états n’appartenaient pas aux négocians ; mais quand les rois éprouvaient des besoins subits, quand ils voulaient lever à la fois des sommes considérables, les négocians seuls les pouvaient servir. Les propriétaires de terre avaient souvent d’immenses revenus, les chefs de manufactures faisaient exécuter d’immenses travaux ; mais les uns et les autres ne pouvaient disposer que de leurs rentes, que de leurs produits annuels ; les négocians seuls offraient au besoin la totalité de leur fortune au gouvernement. Comme leur capital était représenté tout entier par des denrées déjà prêtes pour la consommation, par des marchandises destinées à l’usage immédiat du marché où ils les avaient transportées, ils pouvaient les vendre d’une heure à l’autre, et réaliser, avec moins de perte qu’aucun autre citoyen, les sommes qu’on leur demandait. Les négocians trouvèrent donc moyen de se faire écouter, parce qu’ils avaient en quelque sorte le commandement de tout l’argent de l’état, et qu’en même temps ils étaient presque indépendans de l’autorité, car ils pouvaient le plus souvent soustraire aux coups du despotisme une fortune qui demeurait inconnue, et la transporter d’un moment à l’autre, avec leur personne, dans un pays étranger.

Les gouvernemens auraient volontiers augmenté les profits des marchands, sous condition de partager avec eux. Ils crurent qu’il ne s’agissait pour cela que de s’entendre. Ils offrirent aux marchands la force pour appuyer l’industrie ; et puisque le bénéfice de ceux-ci consistait à vendre cher, et à acheter bon marché, ils crurent qu’ils protégeraient efficacement le commerce, s’ils lui donnaient les moyens de vendre plus cher encore, et d’acheter meilleur marché. Les marchands qu’ils consultèrent, saisirent avidement ces offres ; c’est ainsi que naquit le système mercantile. Antonio De Leyva, Fernand De Gonzague, le duc de Tolède, ces avides vice-rois de Charles-Quint et de ses descendans, inventeurs de tant de monopoles, n’avaient pas d’autre notion d’économie politique. Dès qu’on voulut cependant réduire en système cette spoliation méthodique des consommateurs, dès qu’on en occupa des assemblées délibérantes, dès que Colbert consulta les corporations, dès que le public enfin commença à s’emparer de ces matières, il fallut chercher une base plus honorable à ces transactions, il fallut s’occuper, non pas seulement de l’avantage du financier et du marchand, mais de celui de la nation ; car les calculs de l’égoïsme ne peuvent se présenter au grand jour ; et le premier bienfait de la publicité, c’est de forcer au silence les sentimens vicieux.

Le système mercantile reçut alors une forme plausible ; et il faut sans doute qu’elle soit telle, puisque, jusqu’à ce jour, elle a séduit le plus grand nombre des gens d’affaires, dans la finance et dans le commerce. La richesse, disent ces premiers économistes, c’est l’argent. Les deux mots étaient reçus presque comme synonymes dans l’usage universel, et personne ne songea à révoquer en doute l’identité de l’argent avec la richesse. L’argent, ajoutèrent-ils, dispose du travail de l’homme et de tous ses fruits ; c’est lui qui les fait naître, lorsqu’il offre de les payer ; c’est par lui que l’industrie se soutient dans un état, c’est à lui que chaque individu doit sa subsistance, et la continuation de sa vie. L’argent est surtout nécessaire dans les rapports de nation à nation ; l’argent fait la force des armées et assure le succès de la guerre ; le peuple qui en a, commande à celui qui n’en a pas. Toute la science de l’économie politique doit donc avoir pour but de donner à la nation beaucoup d’argent. Mais l’argent que possède un état ne peut être augmenté en quantité, qu’autant qu’on en extrait du nouveau de la terre, ou qu’on en importe du dehors. Il faut donc ou travailler avec ardeur aux mines d’argent, si l’on en possède, ou chercher à se procurer, par le commerce étranger, celui que d’autres nations ont extrait de leurs mines.

En effet, ajoutent les auteurs de ce système, tous les échanges qui se font dans un pays, toutes les ventes, tous les achats que des anglais, par exemple, contractent entre eux, n’augmentent pas d’un sou le numéraire enfermé entre les rivages de l’Angleterre ; par conséquent, tous les profits qu’on obtient par un commerce ou une industrie intérieurs sont illusoires. Les particuliers s’enrichissent bien, mais aux dépens d’autres qui se ruinent ; ce que l’un gagne, l’autre l’a perdu, et la nation ayant, après tous ces marchés, précisément le même nombre d’écus qu’auparavant, n’en est ni plus riche, ni plus pauvre, quelles qu’aient été l’industrie des uns, la fainéantise ou la prodigalité des autres.

Mais le commerce étranger a de tout autres conséquences, puisque toutes ses transactions étant accomplies avec de l’argent, son résultat naturel est d’en faire entrer, ou d’en faire sortir de l’état. Pour que la nation s’enrichisse, pour qu’elle augmente le nombre de ses écus, il faut donc régler son commerce étranger de telle sorte, qu’elle vende beaucoup aux autres nations, et qu’elle achète peu d’elles. En poussant le système à la rigueur on devrait dire, il faut qu’elle vende toujours et qu’elle n’achète jamais ; mais comme on sait bien qu’une telle prohibition d’acheter, détruirait tout commerce, les auteurs de cette théorie se sont contentés de demander qu’une nation ne fît d’autres échanges que ceux dont le résultat final devrait lui être soldé en argent ; car, disent-ils, de même que chaque marchand, en traitant avec son correspondant, voit, au bout de l’année, s’il lui a plus vendu qu’acheté, et se trouve alors créancier ou débiteur d’une balance de compte qui est soldée en argent ; de même une nation, en additionnant tous ses achats et toutes ses ventes avec chaque nation, ou avec toutes ensemble, se trouve, chaque année, créancière ou débitrice d’une balance commerciale qui doit être soldée en argent. Si elle la paye, elle s’appauvrit constamment ; si elle la reçoit, elle ne cesse de s’enrichir.

La conséquence nécessaire de ce système était de faire accorder par le gouvernement une faveur constante au commerce d’exportation ; de l’appeler en même temps à surveiller sans cesse l’industrie, pour lui faire prendre la seule direction qui fût avantageuse à l’état sans l’être davantage aux particuliers. Il était reconnu que le marchand qui s’enrichissait dans un commerce intérieur n’enrichissait point sa patrie, qu’il la ruinait en lui faisant acheter des marchandises étrangères ; et que, dût-il au contraire se ruiner lui-même en vendant des marchandises nationales aux étrangers, il profitait au public en faisant entrer des écus. Tout fut donc soumis à des règlemens, pour suppléer à l’intérêt privé auquel on ne croyait pas pouvoir se fier ; l’industrie fut enrégimentée pour la forcer à exporter sans cesse, et les frontières furent couvertes de gardes, pour l’empêcher d’importer des marchandises, ou pour retenir l’argent, si on voulait le faire sortir.

Les auteurs du système avaient encore représenté au gouvernement, que, pour tirer beaucoup d’argent des étrangers, il importait de leur vendre, non pas les produits bruts du territoire, mais ces produits après que l’industrie nationale en avait élevé la valeur ; que les manufactures des villes doublaient et souvent décuplaient le prix des produits de la campagne ; que c’était donc les manufactures qu’il importait d’encourager, et que l’autorité devait intervenir pour empêcher qu’une matière première, qui pourrait recevoir une grande valeur par une industrie nationale, ne passât aux étrangers dans son état non ouvré, lorsqu’elle ne valait encore que peu d’argent. Les règlemens nés du système mercantile prirent donc un second caractère ; ils prohibèrent la sortie des matières premières, en encourageant celle des matières ouvrées, et, tout occupés des profits des marchands exportans, ils combinèrent toute chose pour leur donner le moyen d’acheter bon marché et de vendre cher, dût-il en résulter une perte évidente pour les autres classes de la nation.

Le système mercantile n’est plus aujourd’hui ouvertement professé par aucun écrivain, mais il a laissé de profondes racines dans l’esprit de tous ceux qui se mêlent du gouvernement. Il agit encore par la force du préjugé, et par la confusion du langage, sur ceux qui redoutent de s’engager dans des théories abstraites. La plupart des règlemens auxquels les peuples sont assujettis, ne sont aujourd’hui même que des applications de ce système, et la balance commerciale n’existe que pour ceux qui l’adoptent, quoique plusieurs s’obstinent encore à la calculer. Ce n’est point une tâche peu importante que celle de rechercher l’origine des idées généralement répandues, et de montrer à ceux qui croient tenir un principe, qu’il n’est lui-même que la conséquence d’une autre opinion non encore discutée.