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Nouveaux Principes d’économie politique/Livre III/Chapitre 9

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Livre premier
Objet de l'économie politique, et origine de cette science.


Livre III, chapitre 8

Livre III, chapitre 9

Livre III, Chapitre 10


CHAPITRE IX.

De l'exploitation par bail emphytéotique.


Pour terminer la revue des systèmes d'exploitation par lesquels la richesse territoriale est sans cesse renouvelée, il est juste de donner encore un moment d'attention à celui des emphytéoses, ou des fermes perpétuelles, qui crée en faveur du cultivateur une demi-propriété, et qui élève dans l'État une classe de paysans presque aussi industrieux, aussi heureux, et aussi attachés à leur patrie que les petits propriétaires.

Dans les autres systèmes d'exploitation, où la jouissance des fruits est détachée de la propriété, le cultivateur est bien remboursé de ses avances annuelles, mais il ne saurait être assuré de profiter des avances à fonds perdus, par lesquelles on crée à perpétuité la valeur de la terre : des desséchements de marais, des plantations, des défrichements. Le propriétaire est rarement en état de faire lui-même ces avances ; s'il vend sa terre, l'acheteur se dépouillera, pour l'acquérir, du capital même. avec lequel il aurait pu les faire. Ce fut donc une invention très heureuse que celle du bail d'emphytéose ou de plantation ; car c'est le sens propre de ce mot, par lequel le cultivateur s'engage à mettre en valeur un désert, moyennant la cession à perpétuité du domaine utile, tandis que le propriétaire se réserve une rente inaltérable pour représenter le domaine direct. Aucun expédient ne pouvait mieux réunir dans un même homme toute l'affection de la propriété à tout le zèle de la culture, ou employer plus utilement à l'amélioration des terres les capitaux destinés à les mettre en valeur.

Ces avantages, il est vrai, sont compensés par l'inconvénient toujours assez sérieux de donner à deux personnes un droit perpétuel sur un même objet, et de faire dépendre leur situation respective des conditions d'un contrat qui a pu être stipulé longtemps avant la naissance d'aucun des intéressés. La gêne que doivent s'imposer les deux copropriétaires, pour conserver leurs droits réciproques, ne saurait être un avantage pour la propriété ; elle doit amener des procès, qui en eux-mêmes sont un mal, et dont la décision devient d'autant plus incertaine et souvent plus injuste, qu'ils se rapportent à un droit plus ancien.

Les emphytéoses ont un rapport évident avec les rentes censives dont nous avons déjà parlé : seulement celles-ci avaient pris naissance dans le droit féodal à l'époque de l'esclavage ; les emphytéoses sont du droit romain, et de l'époque où les cultivateurs étaient encore libres. Des clauses féodales y ont toutefois été insérées dans les temps modernes : la concession de terrain, au lieu d'être perpétuelle, a été faite pour une ou plusieurs vies ; à l'expiration des générations appelées, le propriétaire a repris son terrain avec toutes les avances et toutes les bonifications faites par le cultivateur, à la ruine de la famille de ce dernier. En Italie et surtout en Toscane, où le grand-duc Pierre-Léopold distribua en emphytéose, ou à livello, presque tous les biens de la couronne, et une grande partie de ceux du clergé, et où il retira ainsi de dessous les eaux les provinces qui sont aujourd'hui les plus florissantes, le souverain ordonna en même temps que l’emphytéose accordée pour quatre générations pourrait toujours se renouveler, et qu'il suffirait pour cela de payer cinq fois la valeur de la rente annuelle, qu'on supposait établie au trois pour cent, ou quinze pour cent du capital à titre de laudemio. La loi sans doute était fort sage, elle augmentait la valeur des baux emphytéotiques, et encourageait le cultivateur à ne pont se relâcher de ses soins à l'approche de l'extinction des générations appelées. D'autre part, c'est toujours une mauvaise exploitation que celle qui enlève au cultivateur une partie de son capital au lieu de la rente, et qui l'accable en une année, au lieu de participer régulièrement aux fruits de ses sueurs.

Le bail emphytéotique peut être un moyen avantageux d'appeler à la participation dans la propriété les fermiers des grands domaines que leurs seigneurs ne veulent pas vendre ; cependant il ne deviendra jamais un mode universel d'exploitation, parce qu'il dépouille le propriétaire direct de toutes les jouissances de la propriété, qu'il lui fait éprouver tous les inconvénients et aucun des avantages de la condition des capitalistes, et qu'un père de famille ne peut être considéré comme prudent ou comme économe, lorsqu'il aliène ainsi à jamais sa propriété, sans garder du moins la disposition du prix qu'il devait recevoir en échange.

La législation anglaise a cherché, de son côté, à favoriser cette espèce de contrats ; elle considère les emphytéotes comme francs-te-nanciers (free holders) ; elle les admet, à ce titre, à voter dans les élections, et elle en exclut ceux qui tiennent des cens (copy-holders) ; tout comme les simples fermiers (lease-holders). Cependant, le nombre des premiers décroît très sensiblement dans chaque comté. Presque toutes les fois qu'un pareil bail se termine, le propriétaire, au lieu de le renouveler, afferme sa terre pour le terme de vingt-et-un ans ; et il ne laisse subsister d'autres free-holds que ceux qu'il juge nécessaires pour conserver son influence dans les élections de comtés. En Irlande, les petites possessions qui sont accordées aux cottagers leur sont cédées pour la vie, ce qui en fait autant de francs-tenanciers complètement dépendants du seigneur à chaque élection. Si le législateur voulait encourager cette forme d'exploitation, il aurait dû exiger, pour qu'un franc-tenancier eût droit de voter, qu'il jouisse d'un revenu bien supérieur à celui de quarante shillings, qu'a fixé la loi. La prime accordée au morcellement de cette seule espèce d'exploitation, et l'exclusion prononcée contre toutes les autres, sont aussi contraires au but économique qu'au but politique qu'on s'était proposé originairement. La loi n'a point multiplié la classe des paysans vraiment indépendants, et ce n'est point en raison de leur indépendance qu'elle leur accorde le droit d'être représentés. Les emphytéoses sont connues dans quelques provinces de France, et en Savoie, sous le nom d'abergemens ; elles n'y sont pas assez multipliées pour avoir une influence sensible sur l'état des cultivateurs.