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Nouveaux Principes d’économie politique/Livre IV

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LIVRE IV, CHAPITRE Ier

LIVRE QUATRIEME.

DE LA RICHESSE COMMERCIALE


CHAPITRE PREMIER.

Prospérité nationale dans le système commercial.

L'HOMME a tiré de la terre, par son travail, ses premières richesses ; mais à peine eut-il satisfait lui-même à ses plus pressants besoins, que ses désirs lui firent concevoir d’autres jouissances, qu'il ne pouvait obtenir qu'à l'aide de ses semblables. Les échanges commencèrent ; ils s’étendirent à tout ce qui a de la valeur, et à tout ce qui peut en donner ; ils comprirent les services mutuels et les travaux, aussi bien que les fruits du travail, et ils donnèrent lieu à la formation et à l'accroissement d'une nouvelle richesse, qui ne se mesura plus sur les besoins de celui qui la produisait, mais sur les besoins de tous ceux avec qui celui-ci pouvait faire des échanges, avec qui il pouvait commercer ; aussi la nommerons-nous commerciale. Cette richesse se présenta dès lors comme absolument séparée de la possession de la terre : elle consista dans la réunion de tout ce que le travail de l'homme avait façonné à son usage, et rendu propre à satisfaire tous ses besoins, ou à flatter toutes ses fantaisies. Depuis le moment où les produits de la terre, de quelque nature qu'ils fussent, étaient sortis des mains du cultivateur, jusqu'à celui où ils passaient aux mains du consommateur, ils constituèrent la richesse commerciale. Durant cet espace de temps, les uns subissent les opérations diverses qui doivent les rendre toujours plus précieux au consommateur ; tant qu'ils sont l'objet d'un travail, on les nomme matières premières, car chacun de ceux qui les mettent en œuvre, oublie les ouvriers qui l'ont précédé, et donne le même nom aux substances qu'il emploie ; d'autres, déjà achevés et prêts à être employés par le consommateur, voyagent pour se rendre aux lieux où ce consommateur les désire, ou bien ils attendent sa convenance dans les magasins et les boutiques, et alors on les nomme marchandises ; d'autres encore sont destinés à la consommation des producteurs eux-mêmes, leur valeur doit être accumulée avec celle des matières premières que travaille l'ouvrier, et alors on les considère comme capital circulant des manufactures ; d'autres enfin sont destinés à seconder l'ouvrage de l'homme et à augmenter les divers produits de son industrie, et alors on les nomme capital fixe. Tous également appartiennent à la richesse commerciale, et les classes diverses de capitalistes, de fabricants, d'ouvriers de fabrique, de marchands, de détaillants, de marins et de voituriers, occupés à la confection et au transport de la marchandise, vivent également du commerce. Nous avons vu que la richesse territoriale se partage avec plus ou moins d'inégalité entre ceux qui contribuent à la faire naître ; mais que, pour qu’une nation soit vraiment prospèrante, s'il n'importe pas que chacun ait une part égale aux fruits de la terre, il est du moins essentiel que chacun soit assuré d'obtenir par son travail, non seulement l'absolu nécessaire, mais les jouissances de la vie ; et que la population s'arrête avant d'arriver au point où elle se disputerait une chétive subsistance. La même règle doit s'appliquer à la richesse commerciale. Dans l’une comme dans l'autre, ce n'est point le produit net, ce n’est point l'opulence de quelques propriétaires ou directeurs de travaux qui importe à la nation, ce n'est pas non plus la quantité d'ouvrage achevé, sans proportion avec sa récompense ; c'est l'aisance générale, c'est le bonheur de tous dont la richesse n'est que le signe.

Aussi longtemps que la richesse commerciale ne s'accroît que proportionnellement aux besoins qui déterminent sa formation, elle répand le bien-être sur tous ceux qui contribuent à la faire naître ; elle ne cause, au contraire, que misère et que ruine, du moins pour toutes les classes inférieures de la population, dès que sa formation devance le besoin. L'agriculteur, le propriétaire, qui ont besoin d'habits, paieront sans regrets à celui qui les leur procurera, une partie des produits de leurs champs amplement suffisante à le faire vivre ; car ils trouveront, par comparaison, que cette partie est bien moins considérable que celle qu'ils auraient besoin de consommer pour faire l'ouvrage eux-mêmes. Mais si le drapier et le tailleur ont fait plus d'habits que le propriétaire ou l'agriculteur n'en peuvent ou n’en veulent consommer ; si plusieurs drapiers, plusieurs tailleurs se disputent un acheteur, et offrent leur marchandise au rabais, ils n'obtiendront plus pour vivre qu'une part insuffisante, et l'abondance de la richesse commerciale causera la pauvreté des commerçants.

Une nation est vraiment prospérante, dans sa partie commerciale, comme dans sa partie agricole, lorsque le capital circulant qu'elle a accumulé est suffisant pour mettre en mouvement tout le travail qu'il lui est avantageux de faire ; lorsqu'aucune amélioration, ou aucun produit nouveau, dont la population actuelle a besoin, et qu'elle est en état de bien payer, ne demeure impossible, faute d'un capital accumulé suffisant pour faire vivre les travailleurs jusqu'au moment où ils pourront échanger leurs produits contre le revenu qui les attend. Ce capital qui correspond à un revenu déjà formé, et que ce revenu remplacera, ne manquera point de trouver un loyer convenable pour le service essentiel qu'il rend ; l'intérêt sera haut, et le profit du commerce sera considérable ; deux nouvelles parcelles de revenus en naîtront l'année prochaine ; elles feront vivre dans l'aisance ceux qui en disposeront, et elles contribueront, par une consommation rapide, à une reproduction abondante.

Lorsque les capitaux sont, depuis longtemps, inférieurs aux besoins, il est difficile qu'il en résulte de souffrance, puisque la population qu'ils auraient nourrie, n'existe point encore ; il y a seulement privation de jouissance pour des êtres non encore nés. Cependant les capitaux insuffisants qui existent déjà, donnent un plus fort revenu ; ils rendent plus faciles les économies, et encouragent à les faire, en montrant l'emploi auquel on peut les destiner ; ils encouragent à élever des enfants, en promettant d'avance l'accroissement des fonds qui permettront de les employer. Tel est l'état de l'Amérique libre. Les capitaux y sont déjà considérables, mais fort inférieurs aux besoins et aux demandes. Ils laissent à faire beaucoup d'ouvrage utile à la société, beaucoup d'ouvrage, par lequel pourrait vivre une population bien plus nombreuse que celle qui existe. Le regret du bonheur auquel pourrait participer cette population qui n’a point reçu la naissance, est le seul inconvénient attaché à l'insuffisance des capitaux américains ; tandis que tout ce qui existe obtient, comme salaire, comme profit commercial, ou comme intérêt des capitaux, une part abondante dans le revenu que ces capitaux font naître.

Mais lorsque les capitaux existants ont été détruits, soit par quelque grande calamité, soit par la prodigalité des capitalistes, ou par celle du gouvernement, les capitaux insuffisants qui sont demeurés, se trouvent hors de proportion, non seulement avec les besoins et les demandes des consommateurs, ce qui n'impose pas des privations très douloureuses ; ils sont aussi sans proportion avec les ouvriers qu'ils doivent faire vivre, et qui, élevés dans une plus grande abondance, sont privés des gages du travail qui devaient leur servir de revenu ; ils restent alors exposés à la misère ou à la faim.

Lorsque les capitaux sont, au contraire, supérieurs aux besoins de la consommation, le premier résultat fâcheux de cette surabondance, c'est que se disputant les uns aux autres leur emploi, leurs détenteurs finissent par se contenter d’un moindre loyer ; le taux de l'intérêt baisse, le revenu de ceux qui possèdent cette part essentielle de la richesse commerciale décroît, et leurs jouissances diminuent.

Ce n'est pas tout, les entrepreneurs réglant dès lors les travaux qu'ils commandent, non plus sur les besoins de la société, auxquels ils doivent pourvoir, mais sur les capitaux dont ils disposent, font plus d'ouvrage qu'on n'en peut consommer ; et se disputant les uns aux autres leurs chalands, consentent, pour vendre, à se contenter d’un moindre profit. La baisse du profit mercantile diminue le revenu de tous ceux qui vivaient du commerce, et réduit leurs jouissances.

Enfin, les capitaux supérieurs aux besoins n'ont pas seulement excité une activité démesurée chez les commerçants, ils ont dû avoir la même influence sur les ouvriers : on a établi de nouveaux ouvrages, non point d'après la certitude de pouvoir les vendre, mais parce qu'on avait assez de capitaux pour faire de longues avances ; on a demandé aux pères de famille des enfants, en leur offrant un salaire qu'on ne pourra pas continuer. On a fait naître une population nouvelle, en lui montrant en perspective un travail qu'on ne pourra pas toujours demander. Le nombre des mains est bientôt supérieur aux besoins, aussi bien que celui des capitaux ; alors, le salaire de chaque ouvrier diminue ; cette troisième classe, qui vit aussi de la richesse commerciale, a moins de revenus, moins de jouissances, et moins de bonheur.

Ainsi, l'économie, qui accumule les capitaux, et qui, seule, crée de nouvelles richesses, n'est pas toujours un bien : elle peut quelquefois être hors de saison, s'il n'y a aucun emplacement avantageux pour ses épargnes. Une nation est dans un état de bonheur, tant qu'elle se trouve dans une condition progressive, tant qu'elle peut recevoir des développements dans tous les sens à la fois ; tant qu'elle peut, en même temps, s'étendre sur un nouveau territoire, ou mettre en valeur celui qu'elle avait auparavant négligé ; pourvoir abondamment à la pleine subsistance de sa population, et préparer des vivres à une population plus nombreuse qui naîtra ; payer largement les vêtements, les ameublements, les logements, les jouissances de tout genre qu'on prépare pour elle, et en demander davantage pour l'avenir. Tant qu'elle est dans cet état, elle peut accumuler sans crainte des capitaux. Ses économies répandront de nouveaux bienfaits sur une génération à venir.

Mais une nation stationnaire doit l'être en toute chose. Si elle ne peut augmenter la masse totale de nourriture qu'en réduisant la part de chacun au-dessous de l'aisance, ou en l'achetant par un travail excessif, elle ne doit pas pousser plus loin ses travaux agricoles ou la division du terrain ; si elle ne peut augmenter sa population mercantile, qu'en exigeant de chacun un plus grand travail pour le même salaire, elle doit mettre des bornes à sa population industrielle. Si elle ne peut échanger la masse de ses produits que contre un revenu qui ne s'élève pas aussi rapidement que ses produits s'accroissent, elle doit mettre des bornes à son travail ; si les travaux auxquels elle doit pourvoir avec ses capitaux ne passent pas leur somme actuelle, elle doit mettre des bornes à l'accumulation de ses capitaux. Une nation qui ne peut pas faire de progrès, ne doit pas faire d'économies.

Comme chaque effet devient cause à son tour dans la progression de la richesse, rien n'est si difficile que de concevoir où doit commencer ce mouvement progressif, où il doit s'arrêter. Cependant, on sent que la richesse commerciale n'est que la seconde en importance dans l'ordre économique, et que la richesse territoriale, qui fournit la subsistance, doit s'accroître la première. Toute cette classe nombreuse, qui vit du commerce, ne doit être appelée à participer aux fruits de la terre, qu'autant que ces fruits existent ; elle ne doit s'accroître qu'autant que ces fruits s'accroissent aussi. Elle accomplit la nation, mais elle ne la constitue pas. Et si l'on a vu quelquefois de petits peuples se former par le commerce seul, et s'élever à une grande richesse, et même une grande puissance, sans avoir d'agriculture, ou presque de territoire, il faut se souvenir que les divisions politiques qui forment des peuples indépendants, ne s'accordent pas toujours avec les divisions économiques qui naissent des besoins mutuels. Dans les désordres du Moyen Âge, les villes avaient sauvé seules leur liberté, tandis que les campagnes, d'où elles dépendaient, et qui dépendaient d'elles, demeuraient esclaves ; alors l'on vit les capitales se détacher de leurs provinces pour former, sans elles, des républiques. Leur prospérité parut due au commerce seul ; cependant, la Hollande avait eu besoin, pour son commerce même, des provinces agricoles des rives du Rhin ; les villes hanséatiques, des provinces situées sur les bords de l'Elbe et du Weser ; et les villes impériales, des fiefs du centre de l'Allemagne.

Le développement national a toujours besoin d'être fondé sur le progrès du revenu ; or, nous avons déjà annoncé que tous les revenus commerciaux naissent du travail de l'homme, tandis qu'outre le revenu territorial qui naît de ce même travail, il en naît un second du travail de la terre. Ainsi, les progrès de la richesse territoriale, augmentant plus directement le revenu, peuvent donner l'impulsion à tous les autres progrès qui doivent les suivre. Les économistes de la secte de Quesnay avaient donné trop d'extension à ce principe ; ils n’avaient point voulu reconnaître d'autre revenu que celui qui naît de la terre, et ils avaient supposé que le commerce, les arts et l'industrie n'avaient d'autre but que de servir le propriétaire foncier. Ce n’est pas d'une manière si exclusive que nous avons considéré le revenu territorial ; il n'est point unique, il est seulement plus abondant ; et s’il ne s'accroissait pas en même temps que les autres, il y aurait bientôt disproportion entre la production et la consommation.