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Nouveaux Principes d’économie politique/Livre IV/Chapitre 10

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Livre premier
Objet de l'économie politique, et origine de cette science.


Livre IV, chapitre 9

Livre IV, chapitre 10

Livre IV, Chapitre 11



CHAPITRE X.

Restriction apportées par les lois à la multiplication des producteurs.


Les monopoles que nous venons de passer en revue, n'étaient point les seuls dont les marchands eussent réussi à obtenir l'établissement. Ils s'étaient formés en corps et communautés, sous l'autorité du gouvernement ; ils avaient fait sanctionner par des lois leurs statuts et leurs privilèges ; et le résultat de leur organisation avait été tout ensemble de limiter leur nombre et l'activité de chacun, de sorte que la production ne surpassât jamais la demande, ou même ne l'égalàt jamais.

Tous les métiers avaient été classés, et personne ne pouvait travailler ou vendre s'il n'appartenait à l’une des classes qu'on nommait communautés, et qui avaient pour chefs des délégués du corps, qui exerçaient la jurande. Ceux-ci maintenaient la police dans la communauté, et ils levaient des amendes pour chaque contravention à ses règlements. En général, le nombre des maîtres était fixé dans chaque communauté, et le maître pouvait seul tenir boutique, acheter et vendre pour son compte. Chaque maître ne pouvait former qu'un certain nombre d'apprentis, auxquels il enseignait son métier ; et, dans plusieurs communautés, il n'en pouvait tenir qu'un seul. Chaque maître pouvait de même tenir un nombre limité d'ouvriers, qui portaient le nom de compagnons ; et, dans les métiers où l'on ne pouvait avoir qu'un seul apprenti, on ne pouvait avoir non plus qu'un seul, ou que deux compagnons. Aucun homme ne pouvait acheter, vendre, ou travailler dans un métier s'il n'était apprenti, compagnon ou maître ; aucun homme ne pouvait devenir compagnon, s'il n'avait servi un nombre d'années déterminé comme apprenti, ou devenir maître, s'il n'avait servi un nombre égal d'années comme compagnon, et s'il n'avait de plus fait son chef-d'œuvre, ou exécuté un travail désigné dans son métier, qui devait être jugé par sa jurande.

On voit que cette organisation mettait entièrement dans la main des maîtres le renouvellement des corps de métier. Eux seuls pouvaient recevoir des apprentis ; mais ils n'étaient point obligés à en prendre ; aussi se faisaient-ils payer cette faveur, et souvent à un prix très élevé ; en sorte qu'un jeune homme ne pouvait entrer dans un métier s'il n'avait, au préalable, la somme qu'il fallait payer pour son apprentissage, et celle qui lui était nécessaire pour se substanter pendant la durée de cet apprentissage ; car, pendant quatre, cinq ou sept ans, tout son travail appartenait à son maître. Sa dépendance de ce maître était tout aussi longtemps absolue ; car un seul acte de la volonté, ou même du caprice de celui-ci, pouvait lui fermer l'entrée des professions lucratives.

L'apprenti, devenu compagnon, acquérait un peu plus de liberté ; il pouvait s'engager avec quel maître il voulait, passer de l'un à l'autre ; et comme l'entrée au compagnonnage n'était ouverte que par l'apprentissage, il commençait à profiter du monopole dont il avait souffert, et il était à peu près sûr de se faire bien payer un travail que personne ne pouvait faire, si ce n’est lui. Cependant, il dépendait de la jurande pour obtenir la maîtrise ; aussi ne se regardait-il point encore comme assuré de son sort, comme ayant un état. En général, il ne se mariait point qu'il ne fût passé maître.

Pour obtenir des lois qui mettaient une partie de la population dans une dépendance aussi absolue de l'autre, on avait représenté au gouvernement que les statuts d'apprentissage et tous les règlements des jurandes étaient nécessaires pour empêcher des ouvriers ignorants d'exercer un métier qu'ils ne savaient point encore, ou des maîtres de mauvaise foi, de tromper le consommateur. Cette prétention ne peut pas soutenir le plus léger examen ; il est prouvé que l'émulation peut seule donner aux artisans l'éducation convenable ; que la longueur de l'apprentissage émousse l’esprit et décourage l'industrie ; que le consommateur a seul droit de juger ce qui lui convient, et d'abandonner une production encouragée par les statuts des jurandes, pour en rechercher une qui leur est contraire ; que la fraude enfin n'est jamais prévenue ou punie plus sûrement que par l'acheteur.

Les progrès de l'industrie s'étaient déjà dérobés aux jurandes avant leur abolition : leurs statuts ne s'exerçaient, en général, que dans les villes fermées ; les faubourgs étaient considérés comme des lieux privilégiés, où l'industrie était libre : les métiers inventés depuis les dernières lois, s'étaient maintenus indépendants ; la plupart des grandes manufactures, soit en France, soit en Angleterre, se trouvaient dès lors affranchies de l'apprentissage et de la domination des jurandes ; et cette bigarrure augmentait l'irritation de ceux qui se voyaient refuser dans leur patrie la libre propriété de leur travail, et l'exercice de talens qu'ils sentaient en eux.

Les jurandes furent abolies en France par la révolution, et leur rétablissement n'est, en général, demandé que par ces défenseurs des anciens préjugés, des anciens abus, qui interdisent l'examen, et qui, dans les questions politiques aussi bien que religieuses, sont toujours prêts à dire : placet, quia absurdum. Cependant, l'influence de tous ces privilèges, comme obstacle à l'accroissement de la population, et au développement accéléré de l'industrie, n'a jamais été examinée, et n'est pas si facile à juger. Ces institutions sont nées dans des petites républiques libres et marchandes, et dans des communautés affranchies, où les législateurs exerçaient eux-mêmes les professions qu'ils soumettaient à ces lois. Ils étaient intéressés, il est vrai, dans les monopoles qu'ils établissaient ; mais l'expérience d'hommes libres mérite toujours un examen plus sérieux que la législation de ministres étrangers aux affaires qu'ils prétendent régler.

On ne prévient point la misère des classes pauvres, si l'on attend, pour y pourvoir, la naissance d'une population surabondante. Aussitôt qu'elle existe, en dépit de tous les soins que prendra d'elle le législateur, elle fera baisser le gage du travail par la concurrence. Si son travail ne doit pas suffire pour la faire vivre et jouir de la vie, le seul moyen de l'empêcher de souffrir, c’est de l'empêcher de naître. Aucun gouvernement, quelque éclairé, quelque actif, quelque bienfaisant qu'on le suppose, ne connaîtra jamais assez les rapports de la demande de travail avec le nombre des travailleurs, pour prendre sur lui de régler les progrès de la population. Ce qu'il peut faire de plus sage, c'est d'abandonner ce soin à la tendresse paternelle et au point d'honneur des pères de famille, en leur donnant en même temps tous les moyens de s'éclairer sur leur position. Dans aucune condition, les citoyens ne songent à se marier, s'ils ne voient devant eux un moyen de faire vivre leurs enfants sans souffrir et sans se dégrader pendant leur bas âge, de les établir, dans le rang qu'ils occupent eux-mêmes quand ils pourront travailler. Le pauvre a un revenu, aussi bien que le riche ; lorsqu'il connaîtra bien ce revenu, il y proportionnera sa famille.

En parlant de la richesse territoriale, nous avons vu que le paysan propriétaire poussait la population et la division des terres, jusqu'aux bornes où il pouvait léguer à ses enfants l'aisance par le travail : mais que la division des terres et la population s'arrêtaient là ; tandis que le journalier, qui ne vivait que d'un salaire, croyait léguer à ses enfants un revenu égal au sien, lorsqu'il les élevait jusqu'à l'âge de travailler ; et que la population dans cette classe croissait sans aucune proportion avec la demande de travail. La même observation se répète parmi ceux qui vivent de la richesse commerciale.

Lorsque l'artisan a une propriété dans son travail, qu’il en résulte un revenu fixe, il le connaît, il y proportionne sa famille ; lorsque au contraire la valeur de ce travail doit être établie par la concurrence, cette valeur peut décroître à l'infini ; il ne connaît que le travail lui-même, sur lequel il compte et qu'il lègue à ses enfants, mais il est trompé dans son estimation ; la journée de ses deux fils ne vaudra pas deux fois la sienne, et, en croyant les laisser dans la même position que lui, il les placera dans une condition beaucoup pire.

L'intérêt de l'artisan exige que son gagne-pain ne lui soit pas disputé par celui qui, n'ayant que des bras et du zèle, offrira de faire son métier à meilleur marché que lui : tout comme l'intérêt du paysan propriétaire exige que son champ ne lui soit pas disputé par celui qui, n'ayant que des bras et du zèle, offrira de tirer de ce champ plus de subsistance que lui. L'intérêt de la société n'est point de mettre tout à l'enchère, et de tirer le plus de travail possible du métier, le plus de subsistance possible du champ ; car la société se compose de ces membres même qui enchériraient les uns contre les autres, et qui se réduiraient tous finalement au dernier degré de misère, pour partager une somme quatre fois plus forte entre un nombre dix fois plus grand.

L'intérêt, il est vrai, de celui qui voudrait être artisan et qui n’a point de métier, ou de celui qui voudrait être paysan et qui n’a point de terre, se trouve contraire à cette garantie donnée par la loi contre une concurrence infinie. La société a dû choisir entre ces intérêts opposés ; mais son meilleur motif pour se décider en faveur de la propriété, c'est qu'en le faisant elle ne nuit qu'à ceux qu'elle empêche de naître, tandis qu'en établissant une concurrence universelle, elle nuit à ceux qu'elle fait mourir.

Il est bien certain, et comme fait et comme théorie, que l’établissement des corps de métier empêchait et devait empêcher la naissance d'une population surabondante. Il est de même certain que cette population existe aujourd'hui, et qu'elle est le résultat nécessaire de l'ordre actuel.

D'après les statuts de presque tous les corps de métier, un homme ne pouvait être passé maître qu'après vingt-cinq ans ; mais s’il n'avait pas un capital à lui, s’il n'avait pas fait des économies suffisantes, il continuait bien plus longtemps à travailler comme compagnon ; plusieurs, et peut-être le plus grand nombre des artisans, demeuraient compagnons toute leur vie. Il était presque sans exemple, cependant, qu'ils se mariassent avant d'être reçus maîtres : quand ils auraient été assez imprudents pour le désirer, aucun père n'aurait voulu donner sa fille à un homme qui n'avait point d'état.

Le nombre des naissances n'est pas uniquement réglé par celui des mariages. Un père sait qu'il doit établir ses enfants, et il redoute une fécondité qui ferait sa ruine. Chaque fils qu'il devait mettre en apprentissage demeurait entièrement à sa charge jusqu'à près de vingt ans ; il fallait encore trouver un capital pour payer cet apprentissage et établir son fils dans le monde ; il évitait donc d'avoir plus d’enfants que sa fortune ne lui donnait le moyen d'en pourvoir. La population des villes n’était donc pas renouvelée par la plus basse classe, mais par la plus haute entre les artisans, puisque les maîtres seuls se mariaient, et l'augmentation de la famille de ceux-ci se proportionnait toujours à leur richesse. En effet, la population des villes, loin de se trouver surabondante, avait constamment besoin de se recruter dans la campagne.

Aujourd'hui au contraire, le manufacturier vivant au jour le jour, et parvenant jusqu'au dernier terme de sa vie sans acquérir jamais une plus grande garantie sur le revenu qu'il peut obtenir par son travail, ne voit aucune époque précise à laquelle il doive se décider entre le célibat et le mariage ; et comme il s'est accoutumé à cette incertitude, et qu’il la regarde comme l'état naturel de toute sa classe, au lieu de renoncer à tous les plaisirs, à toutes les consolations domestiques, il se marie dès la première bonne année, quand les gages du travail sont élevés. D'ailleurs le mariage lui est rendu plus facile ; sa femme aussi bien que lui travaille dans la manufacture ; tous deux vivaient séparément, tous deux croient pouvoir vivre ensemble. La même manufacture attend leurs enfants, et leur donne de l'emploi dès l'âge de six ou huit ans ; lorsque l’ouvrier a fait l'avance bien peu coûteuse de la première nourriture de son enfant, chaque fils nouveau qui parvient à l'âge où son travail est payé, lui paraît ajouter à son revenu ; une prime semble offerte à la multiplication des pauvres ouvriers. Dans les mauvaises années, quand le travail manque, la paroisse et la maison des pauvres, en Angleterre ; ailleurs l'hôpital, maintiennent dans un état de souffrance, entre la vie et la mort, une famille qui n'aurait pas dû naître.

En effet, la multiplication de la population, causée par le mariage des pauvres ouvriers, est aujourd'hui la grande calamité de l’ordre social. En Angleterre, l'agriculture n'occupe que 700,199 familles, le commerce et les manufactures, 959,632, les autres états de la société, 413,316. Une si grande aliquote de la population nourrie par la richesse commerciale, sur un total de 2,143,147 familles ou 10,150,615 individus est vraiment effrayante. Heureusement, la France est bien loin d'avoir un si grand nombre d'ouvriers dont la subsistance tienne aux chances d'un marché éloigné, qui dans leur plus haute prospérité jouissent à peine de la vie, et qui la voient menacée par chaque progrès d'une industrie rivale de la leur, ou par chaque découverte des sciences : qui remplace leurs bras par une force aveugle. Cependant, les ouvriers dans les manufactures de draps du Dauphiné ne gagnent que huit sous par jour ; ils gagnent moins peut-être encore dans celles de coton : on a vu dans ces dernières, les éplucheuses gagner moins de quatre sous par jour. N'est-ce donc pas un devoir étroit d'humanité d'empêcher qu'une génération nouvelle ne soit appelée à une existence aussi misérable ?

Ce ne sont point les jurandes qu'il s'agit de rétablir ; ce n'était que par hasard en quelque sorte qu'elles produisaient un effet avantageux que le législateur n'avait pas eu en vue. D'ailleurs, depuis le grand perfectionnement des machines, tous ceux qui travaillaient eux-mêmes presque comme des machines avaient été soustraits à leur influence protectrice. Mais c'est dans les effets que produisaient les jurandes, qu'il faut puiser des leçons sur la manière de combattre la calamité dont la société est aujourd'hui affligée. C'est dans cette expérience qu’il faut étudier les bornes que l'autorité législative peut mettre à la concurrence, de telle sorte qu'elle assure à chaque ouvrier une propriété certaine dans son travail, qu'à une époque de sa vie il puisse compter sur son revenu, et qu'il sache les chances qu’il court, lorsqu'il élève une famille. Nous chercherons quels sont les résultats de cette expérience, quand nous parlerons de la population.