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Nouveaux Principes d’économie politique/Livre IV/Chapitre 12

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Livre premier
Objet de l'économie politique, et origine de cette science.


Livre IV, chapitre 11

Livre IV, chapitre 12

FIN DU PREMIER TOME



CHAPITRE XII.

De l'influence du gouvernement sur la richesse commerciale.


Nous en avons assez dit dans les chapitres qui précèdent, pour engager les hommes d'État à méditer de nouveau sur une grande question. « Convient-il au gouvernement d'accélérer le développement de la richesse commerciale ? » Le commerce crée une richesse beaucoup plus considérable que celle qui naît de la terre, et surtout il la rend beaucoup plus facilement disponible ; il fournit ainsi pour la guerre, pour des besoins subits, des moyens de force qu'on ne saurait trouver dans un pays purement agricole ; mais, en augmentant cette richesse, il augmente plus encore le nombre de ceux à qui elle fait besoin ; il rend le sort d'une classe nombreuse de l'humanité beaucoup plus précaire, sa dépendance beaucoup plus cruelle, sa moralité beaucoup plus dégradée, son attachement à la patrie et à l'ordre social beaucoup plus incertain. Le commerce trouve chez les étrangers des ressources que la nature a refusées au pays, mais il place à son tour la nation dans la dépendance des étrangers, et au lieu de laisser à chacun la confiance que par sa sagesse il peut pourvoir à sa propre existence, il fait dépendre notre prospérité des erreurs et des fautes d'autrui. Le commerce est un lien entre les nations, et il contribue à la civilisation universelle ; mais le commerce excite aussi une rivalité secrète de chacun contre tous, et il ne fonde la prospérité d’un fabricant que sur la ruine de son confrère.

Nous n'avons vu aucune société conduite avec assez de sagesse pour que la richesse territoriale ou la richesse commerciale y procurent aux citoyens tout le bonheur qu'on peut en attendre. Dans chaque état nous pouvons relever des fautes grossières, des injustices criantes auxquelles nous pouvons attribuer les calamités qu'on y éprouve ; il n'est pas facile de tracer avec précision la limite de leurs conséquences, en sorte que l'expérience ne nous a point encore appris quels effets l'une de ces richesses pourrait produire sans l’autre, ou comment l'une naîtrait de l'autre au moment opportun. Mais enfin l’état dont la prospérité passe aujourd’hui celle de tous les autres est sans contredit la confédération de l'Amérique septentrionale : le bonheur dont on y jouit est fondé sur les développements rapides de la richesse territoriale. On annonce que de nombreux émigrants vont y porter toutes les manufactures de l'Angleterre : faut-il s'en réjouir pour les Américains ? Est-il bien évident qu'il ne vaudrait pas mieux pour eux être servis par les peuples de l'ancien monde, qui consentaient pour un misérable salaire à faire un ouvrage qui convient à peine à des hommes ? Doit-on appeler les acheteurs, les tributaires, ou les producteurs, les salariés de l'étranger ?

Le dernier ouvrage destiné à nous faire connaître les États-Unis, ouvrage que nous avons déjà cité à plusieurs reprises, répond à cette question de manière peut-être à dissiper tous les doutes. M. Henri Bradshaw Fearon avait été envoyé, au mois de juin 1817, par trente-neuf familles anglaises, qui, gênées dans leur liberté civile et politique, accablées sous le poids des taxes, et désireuses de changement, voulaient savoir dans quelle partie des États-Unis il leur conviendrait de s'établir. M. Fearon, avec une grande bonne foi, a adressé à ses mandataires huit rapports successifs de ses observations. Le dernier est en date du mois d'avril 1818. M. Fearon arriva aux États-Unis tout rempli d'ardeur et d'enthousiasme pour la nouvelle patrie qu'il voulait adopter, et l'esprit aigri par le souvenir des souffrances des pauvres en Angleterre. Peu à peu ses illusions s'évanouissent, les regrets pour les jouissances de la civilisation, pour celles attachées à la culture de l'esprit, remplacent ses premiers sentiments, et il revient en Angleterre, désireux d'y finir ses jours.

On peut sans doute attribuer en partie son jugement à la puissance de ses habitudes qu'il fallait vaincre, à l'empire des préjugés qu'il ne soupçonnait pas même en lui, et qui se trouvaient heurtés par des préjugés contraires. Cependant le tableau qu'il nous présente des États-Unis est une des plus imposantes leçons que nous puissions recevoir sur l'économie politique. Il nous montre quelles ont été les conséquences de l'adoption presque absolue de ce qu'on a coutume d'appeler les saines doctrines en administration, dans le pays du monde qui semblait le plus propre à les recevoir.

Les Américains se sont attachés au principe nouveau, de travailler à produire sans calculer le marché, et à produire toujours plus. Comme ils avaient derrière eux un immense continent, traversé par un nombre prodigieux de rivières navigables, leur population pouvait s'accroître, et s'étendre dans un pays toujours nouveau, presque aussi rapidement que leurs richesses ; la terre ne leur coûtant presque rien, la rente des plus fertiles étant presque nulle, les produits croissants des champs semblaient toujours prêts pour acheter les produits croissants des villes ; et la population croissante, et toujours richement récompensée pour son travail, semblait également prête pour acheter les uns et les autres.

Cependant le trait caractéristique du commerce des États-Unis, d'une extrémité du pays jusqu'à l'autre, c'est la surabondance des marchandises de tout genre sur les besoins de la consommation. Les Anglais surtout y envoient infiniment trop de toutes choses. Ils accordent d’assez longs crédits pour que tous les marchands, tous les détaillants, se chargent à leur tour de trop de marchandises. Leurs magasins sont toujours pleins beaucoup au-delà de toute possibilité d'écoulement ; et des faillites journalières sont la conséquence de cette surabondance de capitaux mercantiles qu'on ne peut échanger contre un revenu. La dernière liste des débiteurs insolvables publiée à New York dans l'année 1817, contenait plus de quatre cents noms[1].

Des manufactures en très-grand nombre ont été déjà établies, surtout dans le cours de la dernière guerre ; mais comme tous les perfectionnements des machines y ont été introduits dès leur origine, et comme ils acquièrent une double importance dans un pays où la main-d'œuvre est très chère, ces manufactures n’emploient jusqu'à ce jour qu'un assez petit nombre d'ouvriers. Pittsburgh en Pennsylvanie, la plus importante ville manufacturière de tous les États-Unis, et qu'on y désigne par le surnom de Birmingham américain, n'emploie pour quarante-et-un métiers divers, qui roulent sur un capital de tout près de deux millions de dollars, que douze cent quatre-vingts ouvriers. Cependant les manufactures y sont déjà dans un état de grande souffrance ; il n’y a plus de proportion entre l'offre et la demande de travail, et des réclamations sont adressées de toutes parts au congrès, pour obtenir un système protecteur de douanes, semblable à celui de l'Europe[2].

Mais la conséquence la plus remarquable de l'accroissement si rapide de la population et de la richesse en Amérique, et de la tendance de toutes les institutions sociales à redoubler encore cette rapidité, c’est l'influence qu'a eue cette folle enchère universelle sur le caractère moral des habitans. La partie stationnaire de la nation, la partie conservatrice des anciennes habitudes, en a été totalement retranchée : il n'y a aucun Américain qui ne se propose un progrès de fortune, et un progrès rapide. Le gain à faire est devenu la première considération de la vie ; et, dans la nation la plus libre de la terre, la liberté elle-même a perdu de son prix, comparée au profit. L'esprit calculateur descend jusqu'aux enfants, il soumet à un constant agiotage les propriétés territoriales ; il étouffe les progrès de l'esprit, le goût des arts, des lettres et des sciences ; il corrompt jusqu'aux agents d'un gouvernement libre, qui montrent une avidité peu honorable pour les places, et il imprime au caractère américain une tache qu'il ne sera pas facile d'effacer.

L'entreprise de quelques centaines de mille émigrants, qui sont appelés à peupler un beau pays, fait pour autant de centaines de millions d'hommes, est un événement tellement extraordinaire, ou plutôt tellement unique au monde, qu'on ne saurait ni prescrire des règles à suivre, ni blâmer ce qui paraît affligeant. Peut-être, dans le moment actuel, n'y avait-il pas autre chose à faire pour les Américains que ce qu'ils font. Mais ils ne commenceront à connaître toutes les vertus, toutes les hautes conceptions, toutes les nobles pensées des nations anciennement civilisées, que lorsqu'ils seront devenus, si ce n'est stationnaires, du moins plus lents dans leurs progrès ; que lorsqu'ils auront un autre but que celui de peupler et de gagner. À la même époque, et lorsqu'il faudra modérer ce développement si rapide, ils souffriront cruellement, avant de se résigner à prendre une autre allure. C’est une grande et instructive expérience sur laquelle les vieilles nations doivent toujours avoir les yeux. Mais, en attendant, elles ne doivent pas perdre de vue qu'elles n'ont point les avantages des Américains ; et ces avantages ne fussent-ils rachetés par aucun des inconvénients qu'a remarqués M. Fearon, les vieilles nations ne doivent pas prétendre à une activité qui n'est point faite pour elles, et qui n'a point un champ si vaste pour s'y déployer.

On peut douter que le gouvernement doive encourager le commerce, de manière à le faire naître avant son temps, ou devancer l’agriculture ; mais plusieurs économistes célèbres ont douté qu'il pût le faire, ou qu'il exerçât presque d'autre action sur lui que celle de lui nuire. En effet, la plupart des faveurs qu'il a accordées au commerce et à l'industrie, lorsqu'on les soumet au calcul, semblent devoir avoir un effet contraire à celui qu'il en attendait. Mais l'économie politique est, en grande partie, une science morale. Après avoir calculé le profit pour les hommes, elle doit encore prévoir ce qui agira sur leurs passions. Quelque dominés qu'ils soient par leurs intérêts personnels, il n'est pas vrai qu'il suffise de leur faire voir leur avantage, pour les déterminer à le rechercher. Les nations ont quelquefois besoin d’être secouées, en quelque sorte, pour être réveillées de leur torpeur. Le poids léger qui suffisait pour faire pencher la balance chez un peuple calculateur, ne suffit plus lorsqu'elle est rouillée par les préjugés et les longues habitudes. Alors, un habile administrateur doit quelquefois se résigner à laisser faire une perte réelle et calculable, pour détruire une vieille coutume, ou changer une prévention funeste.

Lorsque des préjugés enracinés ont abandonné au mépris toutes les professions utiles et industrieuses ; lorsque une nation croit qu'il ne peut y avoir de dignité que dans un noble loisir ; lorsque des savants eux-mêmes, entraînés par l'opinion publique, rougissent des applications utiles qu'on a faites de leurs découvertes, il devient peut-être nécessaire d'accorder à l'industrie qu'on veut créer, des faveurs tout à fait extraordinaires, de fixer sans cesse la pensée d'un peuple trop vif sur la carrière de fortune qui lui est ouverte, d'associer intimement les découvertes de la science à celles des arts, et de tenter l'ambition de ceux qui avaient toujours vécu dans l'oisiveté, par des fortunes si brillantes, qu'ils songent enfin à ce qu'ils pourraient faire de leurs richesses et de leur activité.

À ces efforts, Adam Smith avait objecté, que le capital mercantile d'une nation est limité dans un temps donné, et que ceux qui en disposent, désirant toujours le faire valoir à leur plus grand avantage, n'ont besoin d'aucun stimulant nouveau pour être engagés à l'accroître, ou à le faire couler dans les canaux où il fructifiera le plus. Mais tout le capital d’une nation n’est pas mercantile. Le penchant à la fainéantise, que les institutions publiques ont nourri chez certains peuples, ne lie pas seulement les personnes, il enchaîne aussi les fortunes. La même indolence qui fait perdre à ces hommes leur temps, leur fait perdre encore leur argent. Le revenu annuel des fortunes nationales fait à lui seul un capital immense, qui peut être ajouté ou retranché à la somme qui nourrit l'industrie, et qui, en général, est d'autant plus constamment prodigué, qu'il serait plus à désirer qu'il ne le fût pas. Dans les pays du Midi, tandis que les capitaux ne suffisaient pas à une industrie dont la nation avait besoin, tous les revenus de la noblesse étaient dissipés chaque année dans un faste inutile. Mais il a suffi de rappeler les chefs des familles à l'activité, pour leur donner aussi des habitudes d'économie. Le grand seigneur français ou italien, devenu chef d'atelier, a donné en même temps une direction utile aux revenus de ses fonds de terre, et en ajoutant sa propre activité à celle d'une nation devenue plus industrieuse, il y a ajouté aussi toute la puissance d'une richesse qui reposait auparavant.

La torpeur d'une nation peut quelquefois être assez grande pour que la plus claire démonstration des avantages qu'elle retirerait d'une industrie nouvelle, ne la détermine jamais à la tenter. L'exemple seul peut alors réveiller l'intérêt personnel. L'industrie française a trouvé, dans le petit État de Lucques, plus de dix branches nouvelles, où elle pouvait se développer avec un grand avantage pour le pays autant que pour les entrepreneurs. La liberté la plus absolue ne suffisait point pour y faire songer. Le zèle et l'activité de la princesse Elisa, qui appela dans sa petite souveraineté plusieurs chefs de manufactures, qui leur fournit de l'argent et des logements, qui mit à la mode les produits de leurs ateliers, rendirent une activité bienfaisante à des hommes et des capitaux qui, sans elle, seraient à jamais demeurés oisifs, et fonda dans une ville en décadence, une prospérité qui n'a cessé que par l'action contraire du nouveau gouvernement.

Lorsque l'administration veut protéger le commerce, souvent elle agit avec précipitation et une complète ignorance de ses vrais intérêts, souvent avec une violence despotique qui foule la plupart des convenances privées, et presque toujours avec un oubli complet de l'avantage des consommateurs, dont le bien-être est identique avec celui de la nation. Cependant, il ne faut point en conclure que le gouvernement ne fasse jamais de bien au commerce. C'est lui qui peut donner des habitudes de dissipation ou d'économie, qui peut attacher l'honneur ou le discrédit à l'industrie et à l'activité, qui peut tourner l'attention des savants vers l'application de leurs découvertes aux arts. Il est le plus riche de tous les consommateurs ; et il encourage les manufactures, par cela seul qu'il leur donne sa pratique. S'il joint à cette influence indirecte le soin de rendre toutes les communications faciles, d'ouvrir des chemins, des canaux, des ports ; de garantir la propriété, d'assurer une bonne justice ; s’il n’accable point ses sujets d'impositions, et s’il n'adopte point, pour leur perception, de système désastreux, il aura servi efficacement le commerce ; et son influence bienfaisante compensera beaucoup de fausses mesures, beaucoup de monopoles, beaucoup de lois prohibitives, en dépit desquelles, et non point à cause desquelles, le commerce prendra sous lui des accroissements.

FIN DU QUATRIÈME LIVRE ET DU TOME PREMIER.

  1. Fearon p.209
  2. Fearon p.206 et 299