Aller au contenu

Nouveaux Principes d’économie politique/Livre IV/Chapitre 2

La bibliothèque libre.




Livre premier
Objet de l'économie politique, et origine de cette science.


Livre IV, chapitre 1

Livre IV, chapitre 2

Livre IV, Chapitre 3



CHAPITRE II.

De la connaissance du marché.


Quoique l'administration de la richesse territoriale ait donné lieu à beaucoup de fautes, à beaucoup de faux systèmes, cependant elle pouvait encore être considérée comme fort simple à côté de celle de la richesse commerciale. Dans la première, le but qu’on se proposait était constamment en vue ; les intéressés savaient ce qu'ils voulaient, se demandaient les uns aux autres ; l'agriculteur voulait vivre des produits de son champ, et ses besoins étaient la première mesure de ses travaux. Mais celui qui vit de la richesse commerciale dépend d'un public métaphysique, d'une puissance invisible, inconnue, dont il doit satisfaire les besoins, prévenir les goûts, consulter les volontés ou les forces ; qu'il doit deviner sans qu'elle parle, et qu'il ne peut s’exposer à mal entendre, sans risquer sa subsistance et sa vie sur chaque mauvais calcul. Cette situation si critique de toutes les classes qui vivent de la richesse commerciale, est déjà pour le législateur une raison puissante de compter bien moins sur elles, pour la stabilité de l'État et sa prospérité, que sur les classes que nourrit la richesse territoriale.

L'homme, lorsqu'il était seul, travaillait pour ses propres besoins, et sa consommation était la mesure de sa production. Il s'arrangeait bien pour avoir ses provisions faites pour un an, pour deux ans, peut-être ; mais ensuite, il ne les accroissait pas indéfiniment ; il lui suffisait de les renouveler de manière à les maintenir sans cesse au même point ; et, s’il avait du temps de reste, il travaillait à se donner quelque nouvelle jouissance, à satisfaire quelque autre fantaisie. La société n'a jamais fait, par le commerce, que partager entre tous ses membres ce que l'homme isolé avait fait uniquement pour lui-même. Chacun travaille de même à faire l'approvisionnement de tous pour un an, deux ans ou davantage. Chacun travaille ensuite à maintenir au complet cet approvisionnement, à mesure que la consommation en détruit une partie ; et comme la division du travail et le perfectionnement de l'art permettent de faire toujours plus d'ouvrage, chacun s'apercevant qu'il a déjà pourvu à la reproduction de la consommation, s'étudie à éveiller de nouveaux goûts, à exciter de nouvelles fantaisies, pour les satisfaire. Mais quand un homme ne travaillait que pour lui seul, il ne songeait aux fantaisies qu'après avoir pourvu aux besoins. Son temps formait son revenu ; son temps formait aussi tout son moyen de produire. Il n'y avait pas à craindre que l'un ne fût exactement proportionné avec l'autre ; qu'il travaillât jamais pour satisfaire une envie qu'il n'avait pas, ou qu'il estimait moins qu'un besoin. Quand, par l'introduction du commerce, chacun ne travailla plus pour soi, mais pour un inconnu, les proportions diverses entre le désir et ce qui pouvait le satisfaire, entre le travail et le revenu, entre la production et la consommation, ne furent plus si certaines ; elles furent indépendantes l'une de l'autre ; et chaque ouvrier fut réduit à se conduire par divination, dans une matière où même les plus habiles n'ont que des connaissances conjecturales.

La connaissance que l'homme isolé avait de ses propres moyens, et de ses propres besoins, dut être remplacée par la connaissance du marché, pour lequel l'homme social travaille, de ses demandes, et de son étendue.

Le nombre des consommateurs, leurs goûts, l'étendue de leur consommation, et celle de leurs revenus, constituent le marché pour lequel chaque producteur travaille. Chacun de ces quatre éléments est variables indépendamment des trois autres, et chacune de ces variations retarde ou accélère la vente.

Le nombre des consommateurs peut diminuer si la guerre à ravagé le pays vers lequel se dirigeait le commerce ; si la maladie, la famine ou la misère y ont augmenté la mortalité ; si le gouvernement de qui le pays dépend, a mis par politique des obstacles à la communication entre les acheteurs et les vendeurs ; si ces obstacles nouveaux sont le fait de la nature, de sorte que les chemins soient plus mauvais, plus dangereux et plus dispendieux, et que la marchandise n'arrive pas si loin pour le même prix ; enfin, si de nouveaux producteurs se sont mis en concurrence avec les premiers; car plus il y aura de vendeurs pour un nombre donné d'acheteurs, et plus la part revenant à chacun sera petite.

Les goûts des consommateurs peuvent être changés par la mode, par une interruption plus ou moins longue des anciennes habitudes qui a permis d'en former de nouvelles ; par l'introduction dans le pays de nouveaux produits, plus élégants, plus commodes, ou moins dispendieux que les anciens ; par un changement dans les opinions religieuses de la masse de la population, qui pourrait faire naître, par exemple, une demande de boissons fermentées chez les musulmans, ou cesser une demande de poissons secs dans les pays catholiques.

La consommation d'un produit quelconque peut diminuer indépendamment du nombre, du goût et du revenu du consommateur, si seulement ce revenu a reçu une autre direction. Un pays qui, menacé de la guerre, aurait fait des approvisionnements d'armes ; qui, menacé de la famine, aurait fait des approvisionnements de blé ; qui, menacé de la peste, aurait fait des approvisionnements d'hôpitaux, diminuerait ses autres consommations, lors même que le fléau qu'il aurait redouté ne l'atteindrait pas.

Enfin, le revenu des consommateurs peut diminuer sans que leur nombre diminue ; et avec les mêmes besoins, ils n'auront plus les mêmes moyens pour les satisfaire. En effet, si le revenu n'accompagne pas la population, la dernière n'ouvre point seule un marché. En vain ferait-on croître du blé pour ceux qui ont faim, ou fabriquerait-on des habits pour ceux qui sont nus ; ce sont les acheteurs, et non les besoins, que cherche le commerce. Lorsque le revenu des riches diminue, encore que leur nombre soit le même, leur consommation doit diminuer. Lorsque le capital circulant des riches diminue ; encore que le nombre des pauvres soit le même, la consommation des pauvres doit aussi diminuer ; car, nous l'avons vu, le travail, qui forme le revenu des pauvres, n'acquiert une valeur commerciale, que par son échange contre le capital circulant ; il se donne tout entier contre ce capital, et il diminue de prix quand ce capital diminue. Ainsi, aucune calamité ne peut frapper la richesse d'une nation, sans resserrer en même temps le marché que cette nation offrait aux producteurs : soit que son capital ou que ses revenus soient atteints, ou ses riches ou ses pauvres seront de plus mauvais acheteurs.

Ces révolutions du marché sont difficiles à connaître avec précision, difficiles à calculer, et l'obscurité est encore augmentée pour chaque producteur, parce qu'il connaît mal le nombre et les moyens des autres marchands, ses concurrents, qui vendent en rivalité avec lui. Mais une seule observation lui tient lieu de toutes les autres ; c'est la comparaison de son prix avec celui des acheteurs. Cette comparaison, d'après le bénéfice ou la perte qu'elle lui a présenté, l'avertit d'augmenter ou de diminuer ses productions pour l'année suivante.

Le producteur établit son prix d'après ce que la marchandise lui coûte, en y comprenant son bénéfice, qui doit être proportionné à celui qu’il pourrait obtenir par toute autre industrie. Ce prix doit suffire pour rembourser les salaires des ouvriers ; la rente des terres, et celle des capitaux fixes employés à la production ; la valeur des matières premières ouvrées par le producteur ; tous les frais de transport, et toutes les avances d'argent. Lorsque tous ces remboursements calculés au taux moyen dans le pays, sont eux-mêmes remboursés par le dernier acheteur, la production peut continuer sur le même pied. Si les bénéfices s'élèvent au-dessus du taux moyen, le producteur étendra son entreprise, il emploiera de nouveaux bras et de nouveaux capitaux ; et, en voulant profiter de ce bénéfice extraordinaire, il le réduira tôt ou tard au niveau des autres. Si, au contraire, l'acheteur paye un prix trop bas pour compenser tous les remboursements que le producteur a dû faire, celui-ci cherchera à réduire sa production, mais ce changement ne sera pas si facile que l'autre.

On a établi comme principe, en économie politique que la production diminuait aussi bien qu'elle s’accroissait en proportion du besoin ; cependant il s'en faut de beaucoup que ce mouvement soit si régulier ; et tandis que le besoin qui fait accroître la production, répand une aisance générale, la surabondance qui doit la réduire cause une longue et cruelle souffrance à tout le corps politique, avant d'avoir produit l'effet qu'on en attend. Il n'y a même aucune proportion entre le bien qu'on fait, en appelant à l'être de nouveaux travailleurs, et le mal qu’on fait ensuite, en les repoussant hors de l'existence.

Les ouvriers qu'emploie un producteur qui ne trouve plus dans le prix de l'acheteur, de quoi payer toutes ses avances, sont rarement en état de faire un autre métier ; ils s'étaient formés par un apprentissage souvent long et dispendieux ; l'habileté qu'ils avaient acquise faisait une partie de leur richesse ; ils y renonceraient s'ils embrassaient une autre profession. Il faudrait un nouveau capital, que le plus souvent ils n'ont point, pour payer un nouvel apprentissage ; en sorte que, lors même qu'il y aurait dans une autre profession une demande constante de travail, ils ne passeront point d'un métier à l'autre ; mais ils continueront à travailler à plus bas prix, et même pour moins que le nécessaire ; l'ouvrage sera meilleur marché ; mais sa quantité, loin de diminuer, augmentera peut-être. L'ouvrier qui pourvoyait à sa subsistance par un travail de dix heures par jour, lorsqu'il aura subi une diminution de gages, cherchera à se faire la même somme dont il a besoin pour vivre par une augmentation de travail. Il restera à l'ouvrage quatorze heures par jour, il ne se reposera point les jours de fête ; il se refusera tout le temps qu'il donnait auparavant au plaisir et à la débauche, et le même nombre d'ouvriers donnera beaucoup plus de produits.

De la même manière, les capitaux fixes ne peuvent être employés à un autre usage. Un fabricant de coton a fait élever, à grands frais, d'immenses bâtiments pour sa manufacture ; il a fait tourner ses rouages par un cours d'eau amené de fort loin, il a établi pour chaque ouvrier un métier dispendieux. La moitié, les trois quarts de sa fortune, sont invariablement destinés à produire des tissus de coton. Le prix que lui en paye l'acheteur ne couvre plus tous ses intérêts et tous ses frais ; cessera-t-il pour cela de faire travailler son atelier ? Non sans doute. En consentant à perdre la moitié du revenu de son capital fixe, il continue à produire, et à réaliser l’autre moitié ; mais s’il ferme son atelier, il perdra tout son revenu.

Enfin, le fabricant lui-même a besoin de son industrie pour vivre, il n'y renonce pas volontiers ; il est toujours désireux d'attribuer à des causes accidentelles, le déclin de son commerce pendant la précédente année ; et moins il a gagné, moins il est disposé à se retirer des affaires. Aussi la production continue-t-elle longtemps encore après avoir satisfait le besoin ; et lorsqu’enfin elle vient à cesser, ce n'est qu'après avoir causé chez tous ceux qui contribuaient à la faire naître, une perte de capitaux, de revenus, et de vies humaines qu'on ne peut calculer sans frémir. Les producteurs ne se retireront point du travail, et leur nombre ne diminuera que lorsqu'une partie des chefs d'atelier aura fait faillite, et qu'une partie des ouvriers sera morte de misère.

Aucune erreur n'est plus généralement répandue que celle que nous venons de relever ; elle se soutient en dépit d'une expérience journalière ; elle vient d'être reproduite par un ingénieux écrivain anglais, M. Ricardo, qui a fondé sur elle des conclusions très hasardées. Une sorte d'expérience la confirme, il est vrai ; dans une même manufacture, le directeur passe très rapidement de l'étoffe que la mode abandonne à celle qu'elle commence à favoriser ; des velours rayés aux velours unis, des basins aux piqués. Le même bâtiment sert à l'une et à l'autre, la même intelligence dans le maître et les ouvriers s'accommode du nouvel ouvrage comme de l'ancien, et le profit attaché à la nouveauté compense l'avance de quelques nouvelles machines. Mais tous les ouvriers d'acier périraient avant qu'il en passât un aux manufactures de coton. Le passage des chefs d'atelier et de leurs capitaux circulants, sans être tout à fait aussi difficile, ne s'opère cependant qu'avec une extrême lenteur ; celui de la plupart des capitaux fixes est absolument impossible.

Ce n'est donc pas d'une manière absolue qu'il faut entendre ce que nous avons dit, que le bénéfice du producteur de chaque marchandise doit être proportionné à celui qu'il pourrait attendre de toute autre industrie. Chacun, en considérant les chances d’une nouvelle spéculation, se règle en effet sur ce premier calcul. Il y a dans chaque pays un profit courant du commerce de même qu'un taux commun de l'intérêt ; ce profit s'égalise dans tout commerce qu'on peut entreprendre et quitter avec facilité, et il sert de base aux spéculations générales. Mais tout commerce ancien, et surtout toute industrie qui demande un long apprentissage et beaucoup de capitaux fixes, se soustrait absolument à cette concurrence. Ses bénéfices peuvent être beaucoup plus hauts ou beaucoup plus bas, pendant un temps fort long, comparés à ceux d'une industrie exercée dans le même pays, par des hommes qui n'ont aucun moyen de passer de l’une à l'autre. M. Ganilh a même remarqué avec raison, que les profits des fermiers ne sont nulle part proportionnés à ceux du commerce, à égalité et de risques et de considération personnelle. Les habitudes sont une puissance morale qui n'est pas soumise au calcul, et les écrivains d'économie politique ont trop souvent oublié que pour eux il s'agissait d'hommes et non pas de machines.

Par une réduction considérable de l'intérêt des capitaux fixes, et une diminution du profit du fabricant, et du salaire de l'ouvrier, la marchandise baisse de prix, elle trouve de nouveaux acheteurs, et l'augmentation d’activité que la misère elle-même a causée peut parfois se maintenir. L'événement nous apprendra si l'activité nouvelle des manufactures dont on nous avait tout récemment raconté les désastres, ne tient point à cette cause. Souvent les convulsions d’un moribond semblent indiquer plus de force qu'il n'en avait dans la vigueur de sa santé.

Le prix de l'acheteur, d’autre part, est établi par la concurrence. Il ne cherche point ce que la chose coûte, mais les conditions sous lesquelles il pourrait en obtenir une autre qui la remplacerait. Il s'adresse aux divers marchands qui lui offrent une même chose, pour s'arrêter à celui qui le servira au meilleur marché ; ou bien il fait son compte de ce qui lui conviendra le mieux, entre des choses de nature différente, mais qui peuvent se remplacer l'une par l'autre. Chacun, en ne s'occupant que de son intérêt privé, tend au même but ; tous les vendeurs d’une part, tous les acheteurs de l'autre, agissent comme de concert ; les demandes et les offres se mettent en équilibre, et le prix moyen s'établit.

Le prix du vendeur doit le mettre en état de reproduire avec bénéfice la chose vendue, sous les mêmes conditions, en même quantité. Aussi son marché s'étend jusqu'à tout pays où le prix moyen établi par la concurrence, ne reste pas au-dessous du sien. Sa production n’est point bornée par la consommation de ses voisins et de ses compatriotes ; mais elle se met en rapport avec les besoins de tous ceux qui, en quelque lieu qu’ils habitent, trouvent de l'avantage à acheter sa marchandise, ou pour lesquels son prix de producteur n’est point supérieur à leur prix d'acheteur. C’est là ce qui constitue proprement l'étendue du marché.