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Nouveaux Principes d’économie politique/Livre IV/Chapitre 8

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Livre premier
Objet de l'économie politique, et origine de cette science.


Livre IV, chapitre 7

Livre IV, chapitre 8

Livre IV, Chapitre 9



CHAPITRE VIII.

Résultats de la lutte pour produire à meilleur marché.


Nous avons vu que la lutte établie entre les producteurs pour s'enlever réciproquement leurs pratiques, tendait à leur faire produire davantage à plus bas prix, sans égard à la demande du monde commerçant ; et nous avons démontré que, si cette demande ne croissait pas, la concurrence qui enrichissait quelques individus, causait une perte certaine à tous les autres. On objectera avec raison qu'une production nouvelle crée à son tour un revenu nouveau, et que, lors même que la demande qui résulte de ce revenu ne vient qu'après la production, cela n’empêche pas qu'elle ne puisse l'absorber. Il est vrai : mais le revenu nouveau qui résulte de ce que les producteurs ont consenti à travailler à meilleur marché, doit être moindre que la production nouvelle. Cette proposition nous paraît évidente par elle-même ; nous allons cependant la développer encore par des exemples.

Le premier effet de la concurrence a été de faire baisser les salaires, et de faire croître en même temps le nombre des ouvriers. Supposons cent ouvriers gagnant chacun, dans une manufacture d'étoffes, 300 francs dans l'année ; leur production annuelle peut être représentée par dix mille aunes d’étoffe, leur revenu et leur consommation monteront à 50,000 francs. Que dans dix ans, on ait dans la même manufacture, deux cents ouvriers, dont le salaire annuel ne soit que de 200 francs par an, leur production sera certainement double, ils donneront vingt mille aunes de la même étoffe, cependant leur revenu et leur consommation ne monteront qu’à 40,000 francs. Il n'y a donc point dans le revenu des ouvriers, une augmentation proportionnelle à celle de leur production.

Dans la même manufacture, un capital circulant de 100,000 francs rapportait annuellement au fabricant 15,000 francs, sur lesquels il payait 6 pour cent d'intérêt au capitaliste, ou 6,000 francs, et il en gardait 9,000 pour lui. L'augmentation des capitaux et la baisse du prix de l'intérêt lui ont permis d'étendre ses affaires, et de se contenter lui-même d'un moindre bénéfice, parce qu'il travaille sur une plus grande somme. Il a mis 200,000 francs dans sa fabrique, il n'en paye que 4 pour cent, où 8,000 francs au capitaliste ; il ne garde pour lui que le 8 pour cent, et croit pourtant avoir très bien fait ses affaires ; car son revenu s'est élevé de 9 à 16,000 francs, et celui du capitaliste de 6 à 8,000. Cependant leur production a doublé ; mais leur revenu, et par conséquent leur consommation, ne se sont augmentés que dans le rapport de 5 à 8.

Profitant encore de l'abondance des capitaux, le fabricant a ajouté à sa manufacture des machines nouvelles assez perfectionnées pour doubler son produit annuel. Il y a consacré 200,000 francs qu'il compte avoir placés avec un grand avantage, car il en retire le même profit que des premiers 200,000 francs qu'il a mis en circulation, c'est-à-dire, 8 pour cent pour lui, 4 pour cent pour le capitaliste ; en tout, 24,000 francs.

Mais ici le décroissement de la consommation se fait surtout sentir. Il y a dix ans, le produit était de dix mille aunes d'étoffe, et le revenu représentant la consommation était de 45,000 francs, savoir : 30,000 aux ouvriers, 6,000 au capitaliste, et 9,000 au fabricant. Aujourd'hui, le produit sera quarante mille aunes des mêmes étoffes, et le revenu total, représentant la consommation, ne sera que de 88,000 francs, savoir : 40,000 aux ouvriers, 8,000 au capitaliste qui a prêté le capital circulant, 8,000 à celui qui a prêté le capital fixe, et 32,000 au fabricant, dont 16,000 pour profit du capital circulant, et 16,000 pour profit du capital fixe. La production aura quadruplé, et la consommation n'aura pas même doublé. Il ne faut pas faire entrer en ligne de compte la consommation des ouvriers qui auront fait les machines. Elle est couverte par les 200,000 francs qui y ont été consacrés, et elle fait partie du compte d’une autre manufacture, où les mêmes faits pourront se représenter.

Cependant, lorsque la production quadruple, et que la consommation ne fait que doubler, il faut qu'il y ait quelque part une industrie dont la consommation quadruple, tandis que sa production ne fait que doubler ; ou bien il y aura surcharge dans le commerce, embarras dans la vente, et perte finale. Chaque fabricant compte sur l'inconnu, sur l'étranger ; il se figure que, dans quelque autre profession, il naît des revenus nouveaux dont il ne cherche point à se rendre compte ; mais toutes les industries se ressemblent, tous les étrangers se mettent en rapport et comparent leurs prix, et le compte qu'on avait fait d'abord pour une seule manufacture s'applique bientôt à toute une nation ; et enfin à tout le marché du monde connu.

Les faits que nous venons de présenter sont universels ; chaque fabricant qui aura augmenté sa manufacture, non pas en raison du besoin qui lui aurait permis de conserver à chaque ouvrier le même salaire, tout en en prenant de nouveaux, à chaque capital le même intérêt, tout en employant une plus grande somme, trouvera les mêmes résultats, s'il fait les comptes de sa fabrique. Si, au lieu de ne songer qu'à lui-même, il fait ceux de la branche d'industrie qu'il exploite dans son pays, il verra encore le même calcul se vérifier. Le commerce peut s’accroître ; mais si son accroissement tient à la diminution de ce qui était payé autrefois pour chaque salaire, et pour l'intérêt de chaque millier de francs, la consommation ne marchera point d'un pas égal avec la production, et le résultat général ne sera point une plus grande prospérité.

Ce calcul contredit, par sa base, un des axiomes sur lesquels on a le plus insisté en économie politique ; c'est que la plus libre concurrence détermine la marche la plus avantageuse de l'industrie, parce que chacun entendait mieux son intérêt qu'un gouvernement ignorant et inattentif ne saurait l'entendre, et que l'intérêt de chacun formait l'intérêt de tous. L'un et l'autre axiome est vrai, et la conclusion n'est cependant pas juste. L'intérêt de chacun contenu par tous les autres serait en effet l'intérêt de tous ; mais chacun cherchant son intérêt propre aux dépens des autres, aussi bien que dans le développement de ses propres moyens, n’est pas toujours contenu par des forces égales aux siennes ; le plus fort trouve alors son intérêt à prendre, et le plus faible trouve encore le sien à ne pas lui résister ; car le moindre mal, autant que le plus grand bien, est le but de la politique de l'homme. L'injustice peut souvent triompher, dans cette lutte de tous les intérêts les uns contre les autres, et l'injustice sera presque toujours, dans ce cas, secondée par une force publique qui se croira impartiale, qui le sera en effet, puisque, sans examiner la cause, elle se rangera toujours du côté du plus fort.

Reprenons notre même manufacture, et nous verrons l'intérêt de chacun, mais l'intérêt forcé, le conduire à un résultat bien décidément contraire à l'intérêt du plus grand nombre, et peut-être, en fin de compte, contraire à l'intérêt de tous.

Du progrès naturel de la société résulte un accroissement constant de capitaux, et d'un vice dans l'organisation sociale, que nous examinerons ailleurs, résulte un accroissement constant de la population ouvrière, et une offre de bras habituellement supérieure à la demande du travail. C'est entre ces deux puissances progressives que le fabricant est placé, avec sa manufacture, où il n’emploie que 100,000 fr., et cent ouvriers, à 300 francs de gages. Un autre capitaliste lui offre encore 100,000 francs ; il est de son intérêt de les prendre, puisque, comme nous l'avons vu, il portera son revenu de 9,000 francs à 16,000. Il est de l'intérêt des deux capitalistes de se soumettre à une réduction d'intérêt, puisque, sans cela, la moitié du capital resterait oisif, tandis qu'en acceptant le 4 pour 100, au lieu du 6, leur revenu réuni montera de 6 à 8,000 francs. Il est de l'intérêt de la classe ouvrière de se soumettre à une diminution de gage, soit qu'elle ait réellement augmenté en nombre, ou que la demande pour son travail ait été diminuée par des machines. Si elle profitait de ce qu’elle est la plus nombreuse, pour détruire ces machines, la force publique la repousserait. Chacun, pour son intérêt, renonce à une partie de son revenu, jusqu’à ce que celui pour le profit duquel tous les sacrifices semblaient avoir été faits, et qui paraissait prêt à en recueillir les fruits, trouve à son tour que, quand les revenus diminuent, on achète moins, et que la production de la manufacture n’est plus en rapport avec la demande du marché.

Sous quelque point de vue que l'on considère le progrès de la richesse, on arrive toujours au même résultat. Lorsqu'il est gradué, lorsqu'il est proportionnel avec lui-même, lorsque aucune de ses parties ne suit une marche précipitée, il répand un bien-être universel ; mais dès qu'un des rouages accomplit son action plus tôt que les autres, il y a souffrance : nous avons vu celle qui naissait d'une consommation plus rapide que la formation du revenu, celle qui résultait d'une production plus grande que la consommation ; nous venons de voir celle qui provenait d'une économie qui formait plus de capitaux que les besoins de l'industrie n'en pouvaient employer ; une souffrance plus grande encore résulte d'un accroissement de population supérieur à la demande du travail. De toutes parts il semble donc que l'action de chaque individu tend à presser le jeu de la machine. Peut-être le devoir du gouvernement consisterait-il à ralentir ces mouvements, pour les régulariser.

Ce n'est pas qu'il n'y ait de place pour le développement de l'activité humaine dans la création de la richesse, toutes les fois qu’elle s'exerce à ajouter au fonds général, et non à se le disputer; toutes les fois que l’homme lutte avec la nature, et non avec un autre homme. Ainsi, l'application des sciences aux arts ne s'est pas bornée à l'invention des machines, qui elle-même était hautement utile, lorsque plus d'ouvrage était demandé que la population ne pouvait en offrir. Les sciences ont encore servi à la découverte de matières premières, d'ingrédients de teinture, de procédés conservateurs plus sûrs et plus économiques : elles ont fait faire à meilleur marché de meilleur ouvrage. Elles ont soigné la santé des ouvriers, aussi-bien que les produits de leur industrie; et elles n'ont pas seulement augmenté la richesse numérique, mais aussi le bien-être qui en résulte pour l'humanité.

De même, lorsque les nations n'ont fait que suivre les indications de la nature, et profiter de leurs avantages de climat de sol, d'exposition, de possession de matières premières, elles ne se sont point mises dans une position forcée; elles n'ont point recherché une opulence apparente, qui se change pour la masse du peuple en misère réelle, C'est encore pour elles un avantage naturel, que la supériorité des facultés des hommes même dont elles se composent. La nature, prodigue pour de certains climats, semble avoir réservé à ceux qui les habitent une industrie, une intelligence, une force de corps, une constance au travail qui n'ont pas même besoin d'être développées par l'éducation. Mais d'autres qualités, d'autres vertus semblent contribuer plus efficacement encore à l'accroissement de la richesse, comme au bonheur de la société ; ce sont l'amour de l'ordre, l'économie, la sobriété, la justice. Ces vertus sont presque toujours l'ouvrage des institutions publiques. La religion, l'éducation, le gouvernement et le point d'honneur changent la nature des hommes ; et, de même qu'ils peuvent en faire de bons ou de mauvais citoyens, ils les rapprochent ou les éloignent du but que doit se proposer l'économie politique.

Les nations intelligentes et industrieuses, avec le même emploi de forces, feront plus de travail ; les nations sobres et vertueuses, avec le même revenu, auront plus de jouissances ; les nations libres et amies de l'ordre, avec les mêmes capitaux, auront plus de sécurité. Aucune des vertus sociales n'est perdue, pourvu qu'on ne les mette pas à l'enchère. Les nations les plus sagement constituées seront les plus heureuses, tant qu'elles ne perdront pas de vue la proportion fondamentale entre la demande et le travail ; mais si elles descendent une fois à la misérable manœuvre de travailler au rabais pour enlever des pratiques aux peuples rivaux, ni l'intelligence, ni la sobriété, ni la liberté, ne les sauveront de la souffrance.