Nouvelle Biographie générale/ALEXANDRE

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ALEXANDRE, en latin Alexander, en grec Άλέξανδροζ[1], nom commun à un grand nombre d’hommes célèbres. Pour prévenir toute confusion, nous avons divisé ces homonymes par catégories, comprenant successivement 1° les princes anciens et modernes, par ordre alphabétique de pays ; 2° les papes, les saints et patriarches ; 3° les Alexandre littérateurs, artistes, savants, depuis l’antiquité jusqu’au seizième siècle (par ordre chronologique) ; 4° les Alexandre, depuis le seizième siècle jusqu’à nos jours, par ordre alphabétique des prénoms, à l’exception des vivants, qui sont placés les derniers.

Les renvois sont tout à fait à la fin.

  1. On fait dériver ce nom, d’origine grecque, d’λεξω, Je repousse, et Ανήρ, Ανδρόζ, homme.

I. Les Alexandre anciens.
A. Alexandre d’Égypte.

ALEXANDRE, nom de deux rois d’Égypte, du premier siècle avant l’ère chrétienne. Clinton admet un troisième Alexandre, qui aurait possédé une partie de l’Égypte au commencement du règne de Ptolémée Aulètes ; mais le fait est douteux.

ALEXANDRE Ier, roi d’Égypte, mort vers 85 avant J.-C. Il était fils de Ptolémée-Évergète II, surnommé Physcon, et de Cléopâtre. Physcon mourut en 117 avant J.-C, laissant sa femme libre de choisir un successeur. Elle désigna son fils cadet, Ptolémée-Alexandre ; mais le peuple obligea de remettre le sceptre à son fils aîné Lathyrus, qui régna sous le nom de Ptolémée-Soter II. Alexandre reçut de sa mère le royaume le Chypre, il fut, en 107 avant J.-C, rappelé en Égypte par suite d’une révolution suscitée par Cléopâtre, et partagea, pendant dix-huit ans, le trône avec sa mère. Son frère fut envoyé à sa place dans l’île de Chypre. Alexandre, voulant être seul souverain, fit assassiner sa mère ; mais, six mois après ce parricide, il fut chassé par le peuple, qui rappela Lathyrus. Alexandre se retire de nouveau à Chypre, et périt, peu de temps après, dans une bataille navale contre Chéréas.

Porphyre, dans Eusèbe. — Justin, XXXIX, 3-5. — Pausanias, I, 9. — Clinton, Fasti Hellenici.

ALEXANDRE II, roi d’Égypte, mort vers 80 avant J.-C. Il était fils du précédent. Ptolémée-Lathyrus (voyez, l’article précédent) mourut en 81, en désignant comme successeur sa fille Cléopâtre ou Bérénice. Son neveu Alexandre II, alors à Rome, fut envoyé par Sylla pour reprendre possession du royaume d’Égypte. À son arrivée, il épousa sa sœur Cléopâtre, qui était depuis cinq mois sur le trône, et se l’associa à l’empire. Dix-neuf jours après, il l’assassina. Il fut alors lui-même arraché de son palais et mis à mort par le peuple d’Alexandrie.

Porphyre, dans Eusèbe. — Clinton, Fasti Hellenici, III, 390.

B. Alexandre d’Épire.

ALEXANDRE, nom de deux rois d’Épire, antérieurs à l’ère chrétienne.

ALEXANDRE Ier, roi d’Épire, mort vers 328 ayant J.-C. Il était fils de Néoptolème et frère d’Olympias, épouse de Philippe, roi de Macédoine. Son beau-frère lui donna l’Épire après la mort d’Arymbas, au préjudice d’Éacide, héritier légitime. Il lui accorda en outre la main de sa fille Cléopâtre, et fut tué lui-même dans les fêtes qui eurent lieu à cette occasion (336 avant J.-C). Un oracle ayant prédit qu’Alexandre finirait ses jours près d’un fleuve nommé Achéron, ce prince sortit de son pays pour éviter ce fleuve qui y coule, et marcha au secoms des Tarentins, attaqués par les Brutiens, les Lucaniens et les Samnites. Il les vainquit dans une grande bataille, l’an 332 avant J.-C Quelques années après, ces peuples ayant repris les armes, Alexandre repassa en Italie, où il fut défait et tué sur les bords d’un autre fleuve Achéron. Il laissa un fils, Néoptolème, et une fille, Cadmée. Il existe de cet Alexandre des médailles d’or et d’argent.

Tite-Live, III, 17, 24. — Justin, VIII, 6 ; IX, 6 ; XII, 2 ; XVII,3. — Strabon, VI. — Aulu-Gelle, XVII, 21. — Orose. III. — Mionnet, Médailles antiques.

ALEXANDRE II, roi d’Épire, monta sur le trône en 272 avant J.-C, et mourut 242 avant J.-C. Il était fils de Pyrrhus et de Lanassa. Pour venger son père, tué dans un combat contre Antigone Gonatas, il entra en Macédoine tandis que celui-ci faisait la guerre aux Athéniens, et s’empara facilement de ce pays par la défection des troupes de son ennemi. Mais Démétrius, fils d’Antigone, quoique fort jeune encore, rassembla une autre armée, avec laquelle il chassa Alexandre non-seulement de la Macédoine, mais encore de l’Épire, et le força à se réfugier chez les Acarnaniens. Avec l’aide de ce peuple et de ses sujets, Alexandre reconquit l’Épire. Il épousa Olympias sa sœur, et en eut trois enfants : Ptolémée, Pyrrhus et Phthie, qui épousa plus tard Démétrius. Alexandre avait fait sur la tactique un ouvrage qu’Arrien et Élien citent avec éloge, mais qui ne nous est pas parvenu. On a de lui plusieurs médailles d’argent et de cuivre. La tête y est coiffée de la peau d’une tête d’éléphant.

Polybe, II, 45 ; IX. 34. — Justin, XVII, 1 ; XXVI, 2 ; XXVIII, 1.

C. Alexandre de Judée.

ALEXANDRE JANNÉE (Άλέξανδροζ ‘Iavvaïοζ), roi de Judée, mort l’an 78 avant J.-C. Il succéda, l’an 105 avant J.-C, à son frère Aristobule. Profitant des guerres civiles qui divisaient la Syrie, il vint mettre le siège devant Ptolémaïs, et envoya des détachements pour surprendre Dora et Gaza ; mais il se vit bientôt obligé de courir à la défense de son royaume attaqué par Ptolémée-Lathyrus, alors roi de Chypre, qui le défit sur les bords du Jourdain (101 avant J.-C.). Alexandre fut secouru par la propre mère de Ptolémée, qui avait exilé son fils eu Chypre. Après avoir conclu avec elle une alliance à Scythopolis, il recommença ses attaques : il prit Gaza, réduisit la ville en cendres et égorgea les habitants ; il châtia de même quelques autres places qui avaient assisté Ptolémée. De retour à Jérusalem, il fut si mal accueilli des pharisiens et du peuple,

ALEXANDRE, prince de Judée, mort en 49 avant J.-C 11 était fils d’Aristobule II et petit-fils a d’Alexandre Jannée. Après la conquête de la Judée en 63 avant J.-C, il fut emmené prisonnier à Rome avec sa famille par Pompée, et figura dans le triomphe de ce général romain. Il s’échappa de sa captivité, et reparut en Palestine vers 57 avant J.-C. Il parvint à rassembler dix mille hommes de pied et quinze cents chevaux. Il fortifia les châteaux d’Alexandrion et de Macheron au pied des montagnes d’Arabie, et fit de là des incursions dans toute la Judée. Hircan, que Pompée avait mis sur le trône, hors d’état de lui résister, implora le secours des Romains. Gabinius, proconsul de la Syrie, détacha son lieutenant Marc-Antoine, qui défit Alexandre près de Jérusalem. Pendant un voyage de Gabinius en Égypte, ce prince se souleva de nouveau, et fut de nouveau défait près du mont Thabor (56 avant J.-C.) L’année suivante, Gabinius fut rappelé du gouvernement de la Syrie, qu’il céda à Crassus. Après la mort de celui-ci (en 53 avant J.-C), Alexandre leva de nouvelles troupes. Mais lorsque Cassius vint en Judée (52 avant J.-C.) avec les débris de l’armée de Crassus, il força le prince juif à accepter la paix. Au moment où éclata la guerre civile entre César et Pompée (49 avant J.-C.), le premier résolut de renvoyer Aristobule en Judée ; mais quelques partisans de Pompée l’empoisonnèrent le jour même de sa mise en liberté. Alexandre, qui se disposait à recevoir son père, fut arrêté et mis à mort par Q. Métellus Scipion, gendre de Pompée. — Cette histoire d’Alexandre et de son père Aristobule est assez obscure et embrouillée. Les historiens romains n’en ont parlé que très-incidemment.

Josèphe, Antiq. Jud., XIV, 5-7 ; Bellum Jud., I, 8, 9.

D. Alexandre de Macédoine.

ALEXANDRE (Άλέξανδροζ), nom de cinq rois de la Macédoine, dont le plus célèbre est Alexandre III, surnommé le Grand. Les voici dans l’ordre chronologique :

ALEXANDRE Ier, dixième roi de Macédoine, surnommé le Riche, mort vers 462 avant J.-C. Il était fils d’Amyntas Ier, auquel il succéda l’an 500 avant J.-C. Il fit massacrer, par des femmes armées, les envoyés perses qui venaient demander à tous les Grecs de la terre et de l’eau, en signe de soumission absolue. Il apaisa la colère du satrape Mégabase en donnant sa sœur Gyge à Bubarès, général perse, et en le comblant de riches présents. Ces faits se passèrent encore du vivant d’Amyntas, vers 507 avant J.-C. En 492, la Macédoine fut complètement soumise par Mardonius (Hérodote, VI, 44). Dans la seconde invasion des Perses, en 480 avant J.-C, Alexandre fut contraint de fournir au roi de Perse des troupes auxiliaires contre la Grèce. Après la bataille de Salamine, Mardonius, posté en Thessalie envoya Alexandre

ALEXANDRE II, seizième roi de Macédoine, mort en 367 avant J.-C. Il succéda, en 369 avant J.-C, à son père Amyntas II. Il ne régna qu’un an et quelques mois. Peu de temps après son avénement, il fut appelé par les Aleuades, nobles de Thessalie, pour les aider à combattre Alexandre, tyran de Phères (voyez ce nom). Il se rendit à cet appel, s’empara de Larisse, et mit de la garnison dans plusieurs places de la Thessalie, non pour aider les Thessaliens à recouvrer leur liberté, mais pour les soumettre à son prore pouvoir. Rappelé dans ses États par la révolte de Ptolémée d’Alorus, il implora à son tour le secours des Thébains, qui lui envoyèrent Pélopidas. La paix ayant été rétablie, Alexandre conclut une alliance avec les Thébains, et leur donna, entre autres otages, Philippe, père d’Alexandre le Grand. Peu de temps après, Alexandre fut assassiné à un banquet par des sicaires de Ptolémée d’Alorus ; suivant d’autres, il tomba victime des intrigues de sa mère Eurydice. Démosthène (De falsa legatione, p. 402) mentionne un certain Apollophane comme meurtrier d’Alexandre.

Diodore, XV, 60, 61, 71, 77 ; XVI, 2. — Eschine. — Justin, VII, 8. — Plutarque, Pélopidas, 26, 27. — Athénée, XIV. — Clinton, Fasti Hellenici. — Thirwall, History of Greece, IV, p. 162.

ALEXANDRE III, surnommé le Grand, roi le Macédoine, né à Pella en automne de l’an 356 avant J.-C, mort à Babylone au printemps de l’an 323 avant J.-C. C’est là le premier membre le cette grande tétrade (Alexandre, César, Charlemagne et Napoléon) qui a tant remué le nonde, pour ne laisser que des débris ou des souvenirs, rarement quelques institutions durables. Alexandre était fils d’Olympias et de Philippe, roi de Macédoine, auquel il succéda en 336 avant J.-C. Du côté de son père il descendait de l’Héraclidé Caranus, premier roi de Macédoine, et par sa mère il appartenait à la maison royale d’Épire, qui faisait remonter son origine à Achille, le héros de la guerre de Troie ; Olympias était fille de Néoptolème, prince des Molosses, et sœur d’Alexandre d’Épire, qui périt en Italie. Le même jour où Philippe reçut la nouvelle de la naissance de son fils, on lui annonça la soumission des Illyriens par son général Parménion, et sa propre victoire aîlx jeux Olympiques ; mais le même jour aussi le magnifique temple de Diane à Éphèse fut réduit en cendres. Les historiens n’ont pas manqué de faire ressortir cette coïncidence d’événements, embellie de fables, pour le besoin de leur mise en scène. La première éducation d’Alexandre fut confiée à Léonidas, homme austère, parent d’Olympias, et à Lysmiaque d’Acarnanie, qui avait gagné la faveur du roi par de basses flatteries. À l’âge de treize ans, il eut pour précepteur Aristote. Aulu-Gelle a conservé la lettre (supposée) par laquelle Philippe invite ce philosophe à se rendre à sa cour. Jamais prince n’eut pour précepteur un aussi grand maître. Aristote composa, à l’usage de son élève, un livre sur l’art de gouverner : ce livre ne nous a pas été conservé. Ses lettres à Alexandre ne sont pas authentiques. L’éducation physique du jeune Alexandre n’était pas moins soignée que son éducation morale ; il excellait dans tous les exercices du corps, et nul autre que lui ne pouvait monter ce cheval fougueux si connu sous le nom de Bucéphale. L’Iliade fut sa lecture favorite, et Achille, son modèle ; nourrissant ainsi, dès son enfance, l’ambition de devenir un grand capitaine.

Philippe entreprit une expédition contre Byzance, et chargea son fils, alors âgé de seize ans, de le remplacer à la tête du gouvernement. On raconte que, pendant l’absence de son père, Alexandre leva des troupes pour combattre des tribus rebelles, et s’empara de leur ville. Deux ans plus tard (en 338 avant J.-C.), il signala sa bravoure à la bataille de Chéronée : il rompit les rangs de l’ennemi, mit en déroute le bataillon sacré des Thébains, et décida la victoire. Philippe était fier de son fils ; il aimait à entendre les Macédoniens le nommer déjà leur roi, tandis que lui-même ne voulait être que leur général. Cette harmonie fut troublée dans les dernières années du règne de Philippe, depuis que celui-ci avait répudié Olympias pour épouser Cléopâtre, nièce d’Attale. Cependant une réconciliation eut lieu : elle devait être cimentée par le mariage de la fille de Philippe avec le frère d’Olympias ; mais le jour même de ce mariage Philippe fut assassiné (en 336 avant J.-C), et on accusa Alexandre d’avoir trempé dans le parricide. Cependant il n’y a aucune preuve contre lui, bien qu’on puisse admettre qu’il avait eu au moins connaissance du complot.

Quoi qu’il en soit, son premier acte de justice fut de punir les assassins de son père ; ensuite il déclara les Macédoniens exempts de toutes charges, excepté de fournir des hommes pour la guerre. Il se concilia ainsi l’estime et l’amour de ses sujets. Rien n’aurait terni les premiers rayons de sa gloire, s’il n’eût pas laissé Olympias assouvir sa vengeance sur Cléopâtre et son fils, et fait lui-même tuer Atlalus, qu’il soupçonnait d’intelligence avec les Grecs. Ce peuple, séduit par ses orateurs, se préparait à prendre de nouveau les armes. Les Acarnaniens rappelèrent tous ceux que Philippe avait bannis ; les Ambraciotes chassèrent de leur ville la garnison macédonienne : les Thébains ayant imité cet exemple, déclarèrent encore par un décret qu’il ne fallait pas reconnaître Alexandre pour général de la Grèce ; les Arcadiens, les seuls qui n’eussent pas donné cette qualité à Philippe, étaient encore moins disposés à l’accorder à son fils ; enfin les Argiens, les Éléens, les Lacédémoniens et les autres Péloponésiens, voulaient vivre dans l’indépendance et n’obéir qu’à eux-mêmes. D’autre part, les nations voisines de la Macédoine se préparaient ouvertement à une défection générale ; les barbares des contrées septentrionales étaient déjà en mouvement ; l’orage paraissait imminent et inévitable. Alexandre sut le prévenir par son activité : il gagna les uns par des caresses, et contint les autres par des menaces. Il entra d’abord dans la Thessalie, engagea les habitants de cette contrée, par les motifs d’une commune parenté avec Hercule et par beaucoup de promesses, à le déclarer successeur de Philippe dans l’hégémonie de la Grèce. Arrivé au passage des Thermopyles, il y convoqua les amphictyons, qui lui décernèrent sur la nation hellénique l’autorité souveraine ; puis il se présenta aux portes de Thèbes, où il répandit la terreur. Aussitôt les Athéniens lui envoyèrent des députés pour s’excuser, suivant Diodore, sur ce qu’ils avaient été si tardifs à lui accorder l’hégémonie de la Grèce. Il ne devait en être question qu’à l’assemblée de Corinthe ; et le véritable objet de cette ambassade était d’obtenir le pardon des démarches qu’ils avaient faites pour soulever contre lui les autres Grecs. Parmi ces députés était Démosthène, qui n’osa pas paraître devant Alexandre.

Après avoir étouffé ces premières étincelles qui menaçaient d’embraser toute la Grèce, Alexandre se hâta de retourner en Macédoine, et se disposa à la guerre contre les peuples barbares qui environnaient une partie de ses États. Il devait retirer deux avantages de cette expédition : le premier, de les mettre dans l’impossibilité de troubler désormais la tranquillité de son royaume ; et le second, d’en obtenir des secours en hommes pour l’aider à la conquête de l’Asie, déjà projetée par Philippe. Ces avantages furent, en effet, le fruit de la défaite des Thraces, des Tribales des Antariates, des Taulenliens, des Péoniens des Gètes, qui s’étaient révoltés, après la mort de Philippe, dans l’intention de profiter de la jeunesse de son fils. Arrien est le seul écrivain qui nous ait conservé des détails satisfaisants sur les exploits qui développèrent les grands talents militaires du jeune héros. La manière dont Alexandre commandait la fameuse phalange macédonienne fit voir combien il était déjà habile tacticien. Le passage du mont Hémus fut son premier exploit : il s’y conduisit avec une habileté qui aurait fait honneur aux plus vieux capitaines. Les Thraces indépendants furent vaincus et obligés de lui céder ce passage important. établit le théâtre de la guerre dans leur pays, et les subjugua. Les Celtes, dont le pays était voisin du golfe Ionique (la mer Adriatique), envoyèrent une députation à Alexandre, qui, s’imaginant être connu et redouté de ce peuple, demanda à leurs envoyés quel était l’objet de leurs crainte. Ils lui répondirent avec fierté : « Nous ne craignons que la chute du ciel. » Ce prince fit alliance avec eux, et les renvoya en les traitant de bravaches.

Cependant les orateurs grecs avaient repris coi rage, et recommencèrent leurs attaques conl Alexandre. Démosthène et Lycurgue firent courir le bruit qu’il avait été défait chez les Tribales, et ils le représentèrent à la tribune comme mort ; ils excitèrent, suivant Démade, par leurs discours les exilés de Thèbes à recouvrer leur patrie et leur liberté. En effet, ceux-ci étant entrés de nuit dans la ville, y égorgèrent deux officiers macédoniens. Mais, pendant que les orateurs assuraient avoir appris, par des lettres d’Antipater, la prétendue mort d’Alexandre, ce prince s’était déjà mis en route pour la Grèce. Il repassa l’Ister et le mont Hémus, rentra en Macédoine, traversa en six jours une partie de la Thessalie, et franchit les Thermopyles. Arrivé à Onchesti, dans la Béotie, il dit à ceux qui l’accompagnaient : « Démosthène m’appelait enfant quand j’étais en Illyrie et chez les Triballes ; adolescent, lorsque j’arrivais en Thessalie ; je veux donc lui montrer, sous les murs d’Athènes, que je suis homme. »

Rendons justice à Alexandre : il donna aux Thébains tout le temps de revenir à eux-mêmes ; mais les exilés et les béotarques, qui gouvernaient alors cette malheureuse cité, en précipitèrent la ruine. Un héraut macédonien, en promettant au nom d’Alexandre la liberté et la sûreté pour tous ceux qui voulaient passer dans son camp, exigea seulement qu’on lui livrât Phœnix et Prothute, principaux auteurs de la révolte. Les Thébains demandèrent à leur tour Philotas Antipater, et firent publier, du haut d’une tour que tout soldat qui passerait au service du grand roi, et voudrait aider les Thébains à délivrer la Grèce de son tyran, serait bien reçu dans leur ville. Cette proclamation insensée acheva d’irriter Alexandre, qui résolut d’en tirer une prompte vengeance. Quoique ses préparatifs fussent formidables, il n’y employa que trois jours. Les habitants firent une sortie, et furent battus. Bientôt après, leurs retranchements ayant été forcés, ils succombèrent aux attaques de leur ennemi, que seconda fort à propos la garnison macédonienne de la Cadmée, citadelle de Thèbes. La terre était jonchée de cadavres, on en faisait monter le nombre à six mille ; et rien cependant ne pouvait toucher le cœur des Grecs alliés d’Alexandre. Ce furent eux, surtout les Phocidiens, les Platéens, les Thespiens, les Orchoméniens, et quelques autres peuples de la Béotie, qui se montrèrent les plus acharnés. Ils arrachaient leurs victimes du pied des autels, et n’épargnaient ni les femmes ni les enfants. « Le carnage, dit Arrien, fut tel qu’on doit l’attendre d’hommes qui ont la même origine, et qu’anime une haine invétérée. Les Thébains se l’étaient attirée par la destruction de Platée, de Thespies, d’Orchomène, et par mille actes de tyrannie. À l’exception des prêtres et prêtresses, des proxènes ou hôtes de Philippe et d’Alexandre, des descendants du poète Pindare, de ceux qui s’étaient opposés à la révolte, tous les autres furent vendus comme esclaves, au nombre de trente mille. À la nouvelle l’un pareil désastre, Athènes fut consternée ; on y interrompit aussitôt la célébration des grands mystères. Ses plus célèbres orateurs, Démosthène, Eschine et Stratocle, déplorèrent dans leurs discours les malheurs de Thèbes. Les Athéniens, n’écoutant plus que la voix de l’humanité, ouvrirent leurs portes aux Thébains échappés du sac de leur patrie, et envoyèrent des députés à Alexandre pour apaiser sa colère, sous prétexte de le féliciter sur son heureux retour du pays des Illyriens et de celui des Triballes.

Rentré en Macédoine, Alexandre donna pendant neuf jours des jeux publics consacrés à Jupiter et aux Muses. Il alla ensuite consulter l’oracle de Delphes sur son expédition en Asie. C’est ici que l’on raconte que la Pythie ayant refusé de monter sur le trépied, Alexandre l’y força ; et cette prophétesse s’étant écriée, Tu es invincible, mon fils ! il dit qu’il n’avait pas besoin d’autre réponse, et se retira satisfait. Les moyens d’Alexandre n’étaient pas proportionnés à la grandeur de son entreprise : il ne put lever qu’une armée peu nombreuse. Diodore est l’historien qui nous a laissé le plus de détails sur ce sujet. Selon lui, elle était composée de douze mille Macédoniens, de sept mille alliés, de cinq mille mercenaires, tous gens de pied, aux ordres de Parménion ; de cinq mille Odryses, Triballes et Illyriens, de mille archers agrianiens, de quinze cents cavaliers macédoniens, sous le commandement de Philotas, fils de Parménion ; de quinze cents hommes de cavalerie thessalienne que Talas, fils d’Harpalus, commandait ; de six cents cavaliers grecs conduits par Érigyus ; enfin, de neuf cents avant-coureurs de Thrace et de Péonie, qui avaient pour chef Cassandre : en tout, trente mille hommes d’infanterie et quatre mille cinq cents de cavalerie. Les ressources d’Alexandre étaient plus faibles en argent qu’en hommes. Aristobule ne les faisait monter qu’à soixante-dix talents, et d’autres seulement à soixante (environ 360, 000 francs). Suivant Duris de Samos, l’armée macédonienne n’était pas approvisionnée de vivres pour plus d’un mois. Avant de passer en Asie, Alexandre distribua presque tous ses domaines aux personnes de sa maison qu’il affectionnait le plus. Perdicas lui ayant demandé ce qu’il se réservait, il répondit : L’espérance.

Ce fut au printemps de l’an 334 avant J.-C. qu’Alexandre entreprit son expédition, unique dans les annales de l’humanité, et également importante sous le triple rapport militaire, politique et scientifique.

En vingt jours il atteignit Sestos, sur la côte de la Thrace. Là il s’embarqua sur une flotte de cent soixante trirèmes et de plusieurs bâtiments de transport. Il voulut conduire son vaisseau, et faire lui-même les fonctions de pilote. Ayant traversé heureusement l’Hellespont, il se rendit avec toute son armée dans la plaine de Troie, et y fit des sacrifices à Minerve Iliade. Il consacra à la déesse ses propres armes, et prit, en échange, celles qu’on y gardait depuis le siège de Troie. Mais il ne s’en servit jamais : les jours de bataille, on les portait devant lui. Peuceste était chargé de tenir le bouclier sacré. Après avoir passé son armée en revue, il se mit en marche pour attaquer les Perses, campés sur les bords de la rivière du Granique. Memnon de Rhodes, commandant les Grecs à la solde de Darius, était d’avis de replier, et de ne point attendre les Macédoniens. Les généraux perses voulurent, au contraire, défendre le passage de cette rivière, rassurés par leur position et le nombre supérieur de leurs troupes. Celles-ci étaient, selon Arrien, de vingt mille hommes de cavalerie et d’autant d’infanterie, dont les mercenaires formaient la plus grande partie. Diodore de Sicile fait monter cette armée à cent mille fantassins et dix mille chevaux ; Justin, à six cent mille combattants : ce dernier nombre est contre toute vraisemblance.

Le lit du Granique était fort inégal ; l’armée macédonienne ne put le traverser que sur un petit front. Les Perses l’attendaient de l’autre côté, rangés en bataille sur un terrain élevé. Ptolémée commença l’action avec une partie de la cavalerie, et subit un échec. Mais Alexandre, qui le suivit de près, attaqua avec impétuosité à la tête de ses escadrons ; et, malgré les désavantages du terrain, il parvint à s’établir au-delà du fleuve. Parménion le passa avec la cavalerie thessalienne, qui formait la gauche ; l’infanterie macédonienne, marchant sur ses traces, tâcha de se mettre en ligne ; et, arrivée sur l’autre bord, elle forma la phalange, qui, avec tout son front hérissé de longues piques, fut bientôt en état d’agir. La victoire se déclara alors pour Alexandre. La cavalerie perse prit la fuite, et les mercenaires grecs furent taillés en pièces[1]. Quoique le succès ne répondit pas aux sages dispositions que Memnon avait faites, les Perses opposèrent une vigoureuse résistance. La grande faute qu’on leur reproche, c’est d’avoir tenu leur infanterie dans l’inaction au commencement de la bataille[2]. Arrien, qui décrit ce combat mémorable avec beaucoup d’exactitude, paraît exagérer leur perte : selon lui, aucun des Grecs mercenaires n’échappa, à l’exception de deux mille, faits prisonniers[3]. Diodore, en la réduisant à douze mille hommes, ne s’éloigne peut-être pas de la vérité[4].

Alexandre se signala dans cette journée par une grande habileté et une rare valeur. La conquête de l’Asie Mineure devait être le fruit de la victoire du Granique ; et les Grecs qui l’habitaient étaient tout disposés à secouer le joug des Perses, ou plutôt à changer de maître. Alexandre profita de ses avantages avec autant de célérité que de sagesse. Arrivé à Éphèse, il y détruisit l’oligarchie et mit le gouvernement entre les mains du peuple, sans lui permettre néanmoins tous les actes de fureur et de vengeance qu’une pareille révolution entraîne ordinairement[5]. Les débris de l’armée vaincue se réfugièrent aussitôt à Milet, et s’y enfermèrent. Il emporta cette ville d’assaut, laissa aux habitants la vie et la liberté, et renvoya sa flotte, qu’il ne pouvait conserver faute d’argent, et dans la crainte de compromettre sa gloire dans un combat naval[6]. L’Étolie et l’Ionie se soumirent à lui : il y rétablit partout la démocratie, pour s’attacher davantage la multitude et l’occuper par ses propres dissensions. Il s’avança ensuite vers la Carie, résolu de s’emparer d’Halicarnasse. Memnon ne lui livra la ville, en se retirant, qu’après avoir épuisé tous les moyens de défense, et toutes les ressources qu’un génie fécond et une longue expérience peuvent fournir. Après le siège d’Halicarnasse, Alexandre renvoya les jeunes gens qui s’étaient mariés peu de temps avant son départ, pour leur faire passer l’hiver en Macédoine avec leurs femmes. Ptolémée les conduisait, et avait ordre de lui ramener un renfort de cavalerie et d’infanterie[7]. Rien n’était plus capable d’accélérer la levée de troupes que l’arrivée de ces jeunes gens. Au besoin qu’Alexandre avait de ce renfort, se joignit la crainte que les Grecs ne profitassent de son absence pour recouvrer leur liberté. Ainsi il fortifia ses troupes de l’élite de leur jeunesse, affaiblit par là les leurs, et contraignit à son service les mains qui, éloignées de lui, eussent peut-être été employées à porter de funestes coups à sa puissance. Sur ces entrefaites, Alexandre, fils d’AErope, frère des deux hommes complices de l’assassinat de Philippe, est dénoncé comme ayant conspiré contre la vie du conquérant macédonien. Ce dernier lui pardonna, en considération qu’à la mort de son père il s’était le premier déclaré pour lui, et que, couvert de son bouclier, il l’avait accompagné dans le palais des rois ses ancêtres[8]. De semblables actions excitèrent à la fois l’admiration et l’enthousiasme ; on fit bientôt intervenir les dieux, d’une manière spéciale et miraculeuse, dans les événements qui parurent extraordinaires aux yeux d’Alexandre et de ses compagnons d’armes.

Après avoir défait les Pisidiens et pris Célœnes dans la Phrygie, Alexandre s’avança jusqu’à Gordium, ancienne capitale de cette contrée ; de là il dirigea sa marche du côté de l’Orient, et arriva à Ancyre. C’est dans cette dernière ville qu’il reçut les envoyés paphlagoniens qui venaient se soumettre à lui au nom de la nation, et le prier de ne point faire entrer son armée dans leur pays ; demande qui leur fut accordée, à condition qu’ils obéiraient à Calas, satrape de Phrygie[9]. Le récit de Quinte-Curce, qui fait pénétrer l’armée macédonienne en Paphlagonie n’est donc pas vrai : il est encore démenti par le propre témoignage de cet historien, qui fait marcher Alexandre de Gordium à Ancyre. Ce prince laissa, dans sa route, la Paphlagonie à sa gauche[10]. Ce fut à Gordium qu’il défit les fameux nœuds compliqués autour du joug d’un char, pour accomplir l’oracle qui avait mis à ce prix l’empire de l’Asie. La Cappadoce se rendit à Alexandre, qui campa avec son armée dans le même endroit où Cyrus le Jeune avait séjourné en marchant à Cunaxa.

L’itinéraire de l’armée d’Alexandre s’accorde parfaitement avec celui de Cyrus le Jeune. Arrien, qui nous le trace toujours avec son exactitude accoutumée, dit que le conquérant macédonien campa, avant d’entrer dans les gorges de Cilicie, dans le même lieu où ce prince perse, avec les dix mille Grecs, avait établi son camp[11]. Sur ces entrefaites Memnon, à la tête d’une flotte de trois cents voiles, et ayant le commandement des armées perses de terre et de mer, s’empara de Chio, ensuite des villes de l’île de Lesbos, à l’exception de Mytilène. Suivant Diodore, à peine ce général eut-il pris cette ville, qu’une maladie violente l’enleva. La perte de Memnon porta un coup fatal à l’empire de Darius.

Les Macédoniens descendirent dans les plaines de Cilicie : Arsames, selon Quinte-Curce, en évacuant cette province que Darius lui avait confiée, brûla la ville de Tarse, et dévasta cette contrée[12]. Arrien prétend, au contraire, qu’Alexandre ayant prévenu Arsames, ce général perse abandonna Tarse et toute la Cilicie sans y faire aucun dommage[13]. L’armée macédonienne vint ensuite de Tarse à Anchiale. C’est près de cette dernière ville qu’on voyait encore le tombeau de Sardanapale, avec une épitaphe rapportée par Arrien et par quelques autres écrivains de l’antiquité. Alexandre tomba malade de fatigue à Tarse[14]. Mais les autres historiens s’accordent à dire que, tout couvert de sueur, il se jeta, pour se baigner, dans le Cydnus, rivière très-froide qui traversait cette ville, et qu’aussitôt il fut saisi d’une fièvre violente, accompagnée des symptômes les plus alarmants. Ses soldats le crurent mort, et lui témoignèrent un tendre et vif intérêt. Philippe d’Acarnanie, médecin habile, ranima leur espérance, et présenta à Alexandre une potion qu’il croyait propre à le sauver. En ce moment arrivèrent des dépêches de Parménion, annonçant que Philippe, gagné par l’argent et les promesses de Darius, veut l’empoisonner. D’une main Alexandre tient la lettre, de l’autre la potion, qu’il avale ; puis il donne cette lettre à Philippe, et lui ordonne de la lire, espérant trouver sur son visage quelque indice de ce qui se passait dans son âme. Cet homme fidèle, après avoir lu, montre plus d’indignation que de crainte, et jette devant le lit la lettre et son manteau. Il témoigne ensuite toute l’horreur que l’idée seule d’un pareil parricide lui causait, et finit par guérir Alexandre.

Averti que Darius était campé avec toutes ses forces à Sochos, dans la Comagène, Alexandre se mit en marche, franchit le passage des montagnes de la Cilicie, et marcha près de Myriandre. À la nouvelle que l’armée perse avait abandonné le poste avantageux qu’elle occupait, il fit, pendant la nuit, repasser les montagnes à ses troupes par les Pyles de Syrie, en même temps que les Perses achevaient de défiler aux Pyles Ananiaques ou de Cilicie[15], deux gorges qui servaient de communication entre la Cilicie et les régions situées en deçà de l’Euphrate. Ces gorges n’étaient distantes l’une de l’autre que de deux stathmes[16] ou cinq parasanges[17] ; la dernière était au nord, la première au midi ; par conséquent l’armée perse, comme le dit Arrien, avait à dos les Macédoniens : Alexandre lui avait laissé ce passage ouvert, pour l’attirer dans un endroit où elle ne pût faire usage de toutes ses forces. Diodore ni Plutarque n’entrent dans aucuns détails sur ces marches et ces contre-marches ; et ceux que donne Quinte-Curce ne sont pas fort intelligibles.

Darius s’étant emparé d’Issus, campa le lendemain au delà du Pinare, où Alexandre se disposa à l’attaquer. Il mit son armée en bataille, et en appuya la droite aux montagnes et la gauche à la mer[18], position qui aurait dû empêcher Quinte-Curce d’avancer que la droite de cette armée fut enveloppée par les troupes ennemies[19]. Le combat s’engagea près d’Issus : au premier choc, l’aile gauche des Perses fut mise en déroute. Les Grecs qui étaient à la solde de Darius opposèrent plus de résistance : ils renversèrent d’abord tout ce qui se trouva devant eux ; et la phalange macédonienne manœuvrant sur un terrain inégal fut obligée de se rompre, et ne repoussa qu’avec peine leurs attaques vives et réitérées. À l’aile droite, la cavalerie des Perses attaqua avec beaucoup de vigueur la cavalerie thessalienne, et ne lui céda qu’après avoir vu Darius prendre honteusement la fuite[20]. L’honneur de cette journée appartint à l’habileté et à la valeur d’Alexandre. Il enfonça le premier les mercenaires grecs, et fut blessé lui-même légèrement, non de la main de Darius, comme Charès l’assurait[21], mais dans la foule, sans savoir d’où le trait était parti. Justin prétend que Darius reçut également une blessure ; ce qu’aucun autre historien n’a rapporté.

Après la bataille d’Issus, Alexandre fit élever, sur les bords du Pinare, trois autels consacrés à Jupiter, à Hercule et à Minerve[22]. Quoique ces monuments aient longtemps existé après lui, cependant ils étaient beaucoup moins faits pour perpétuer sa gloire, que la conduite généreuse qu’il tint à l’égard de la famille de Darius, tombée entre ses mains à l’issue du combat. Son entrevue avec cette famille infortunée est célèbre : Sysigambis ayant pris d’abord Héphestion pour le roi, se prosterne aux pieds d’Alexandre, et le prie d’excuser sa méprise. Ce prince la relève aussitôt, en lui disant : « Ma mère, vous ne vous trompez pas, celui-là est un autre Alexandre[23]. » Cette scène si touchante, et la réponse du vainqueur, ne sont rapportées par Arrien que comme une tradition assez constante.

Le roi victorieux ne tarda point à se mettre en marche. Laissant fuir son ennemi au delà de l’Euphrate, il s’avança dans la Coelésyrie, et soumit sans peine cette contrée. Straton, prince d’Arade, le reconnut pour souverain, et lui remit cette île et les villes de Mariamne et de Marthé. Ce fut dans cette dernière que les députés de Darius vinrent trouver Alexandre pour lui demander la liberté de la mère, de la femme et des enfants de ce prince. Ils lui remirent une lettre du monarque perse, dans laquelle il réclamait lui-même cette liberté, rappelant l’ancienne alliance qui avait autrefois uni Artaxerxès et Philippe ; il se plaignait qu’au lieu de la renouveler, Alexandre avait passé en Asie et dévasté ses » États. Il protestait de n’avoir pris les armes que pour la défense de son pays et du trône de ses pères. Arrien nous a conservé la réponse d’Alexandre, qu’on doit regarder comme un véritable manifeste. L’authenticité n’en peut être douteuse, puisque cette pièce a été transmise par Ptolémée et Aristobule. D’ailleurs, elle ne porte aucune marque de supposition ni d’altération. Elle est écrite du style qui convenait au vainqueur du roi de Perse : « Tes ancêtres, dit Alexandre à Darius, étant venus en Macédoine et dans la Grèce, ravagèrent ce pays, sans pourtant avoir à se plaindre d’aucune injure. Reconnu chef des Grecs, j’ai passé en Asie pour me venger des Perses, auteurs des premières hostilités. Vous avez secouru les Périnthiens, qui avaient offensé mon père. Ochus envoya aussi des troupes dans l’île de Thasos, qui fait partie de mes États. Mon père est mort par le fer des conspirateurs que vous aviez subornés ; vous vous en êtes vantés même dans des lettres écrites pour engager les Grecs à prendre les armes contre moi. Lorsque Bagoas et toi vous eûtes de concert fait mourir Arsès, et que tu fus monté sur le trône injustement et au mépris des lois des Perses, on répandit de l’argent de ta part chez les Lacédémoniens et quelques autres peuples de la Grèce ; aucun cependant ne l’accepta, hormis les premiers. Ainsi tes émissaires n’oublièrent rien pour corrompre mes amis, et troubler la paix que je venais d’établir dans la Grèce. J’ai porté la guerre chez toi, à cause de la haine que tu m’as vouée. Après avoir d’abord vaincu tes généraux et tes satrapes, je viens de triompher de toi-même et de toute ta puissance, et je suis en possession d’un pays que les dieux m’ont donné. Je protège tous tes soldats, qui, échappés de l’action, se réfugient auprès de moi ; ils n’y restent pas malgré eux, ils combattent volontairement sous mes drapeaux. Viens auprès de moi, qui suis le maître de toute l’Asie. Si tu appréhendes quelque mauvais procédé de ma part, envoie de tes amis qui recevront ma parole. Lorsque tu seras arrivé, demande ta mère, ta femme, tes enfants, et quelque autre chose si tu veux ; tout ce que tu pourras désirer te sera accordé. Du reste, si tu me fais une nouvelle députation, que ce soit comme au roi de l’Asie : ne m’écris plus d’égal à égal, mais adresse-moi tes prières comme au maître de tous tes États ; sinon, j’aviserai au moyen de punir une pareille insulte. En cas que tu veuilles encore me disputer l’empire les armes à la main, tu ne m’échapperas pas ; je te poursuivrai partout où tu seras[24]. »

Darius avait déposé à Damas ses richesses, qui furent livrées à Alexandre. Deux députés de Thèbes, l’un d’Athènes et un autre Lacédémonien, auprès du monarque perse, se trouvèrent dans cette ville. Alexandre pardonna aux premiers, par commisération pour le sort de sa patrie ; au second, fils d’Iphicrate, par amour pour Athènes, et en considération de la gloire que son père avait acquise : ce député étant mort en Asie Alexandre fit remettre son corps à sa famille. Il garda quelque temps le troisième, Euthyclès, en prison, parce que les Lacédémoniens lui donnaient alors des sujets de mécontentement ; mais ses succès s’étant accrus, il le mit également en liberté[25]. Cette conduite et les motifs qui la dictèrent sont d’autant plus louables, que ce prince n’avait rien à attendre de la reconnaissance des Grecs.

À l’approche d’Alexandre, Sidon se soumit sans coup férir. Mais Tyr n’imita pas l’exemple de Sidon, sa métropole ; elle ferma ses portes au vainqueur, qui avait demandé d’y entrer pour sacrifier à Hercule. Quinte-Curce prétend que les habitants de cette ville égorgèrent les hérauts macédoniens qui étaient venus leur offrir la paix, et qu’ils jetèrent leurs cadavres dans la mer. Les autres historiens ne parlent pas de cette violation du droit des gens. Alexandre sentait toute l’importance de la possession de Tyr : par là Vik de Chypre et ses vaisseaux tombaient en son pouvoir ; maître de la mer, il coupait toutes les communications de Darius avec les peuples d(la Grèce, et étant alors assuré d’eux, il pouvait sans crainte voler à la conquête de l’Egypte et du reste de l’empire des Perses[26]. En conséquence, il disposa tout pour le siège de la place. Cependant il ne pouvait s’en approcher, à cause du bras de mer qui la séparait du continent. Peut-être apprit-il à Sidon qu’un roi d’Assyrie, Nabuchodonosor, avait réussi dans une pareille entreprise, en comblant cet espace[27] d’environ quatre stades. Alexandre employa aussitôt une partie de son armée à construire une chaussée qui joignit l’île à la terre. Les ruines de Paléotyr lui fournirent des pierres en abondance, et il trouva sur le Liban tout le bois nécessaire. Les Tyriens insultèrent d’abord les travailleurs ; ils leur demandaient si leur roi était plus puissant que Neptune. Mais ils changèrent bientôt de langage quand ils virent que la chaussée touchait déjà presque au rivage. Une tempête survint, et en détruisit une grande partie. Tout fut promptement réparé ; et pour cette fois l’ouvrage fut si bien construit, que le temps n’a fait depuis que le consolider, malgré les efforts des vagues et des hommes. Alexandre plaça sur cette chaussée des tours en bois et des machines de guerre, pour battre les murailles de Tyr. Les Tyriens parvinrent à brûler ces machines à l’aide de leurs vaisseaux, et surtout d’un gros bâtiment appelé Hypagoge, qui était rempli de matières combustibles. Les Macédoniens, après cet incendie, élevèrent une terrasse sur laquelle on plaça de grosses catapultes et des balistes, avec des archers et des frondeurs. Au moyen des vaisseaux que fournirent les rois de Chypre, différentes villes de Phénicie, les Ciliciens, etc., Alexandre se rendit maître de la mer, et se mit à l’abri de toute insulte de la part des vaisseaux tyriens. Il en profita pour faire avancer des trirèmes chargées de ponts volants. Des tours garnies de béliers étaient sur ces ponts, qui facilitèrent beaucoup l’approche du mur. On en abattit la longueur de cent pieds, ce qui n’empêcha pas les Tyriens d’opposer encore la plus vive résistance. Mais les deux ports extérieur et intérieur ayant été forcés par la flotte des alliés, la ville fut emportée d’assaut, après plus de sept mois de siège[28]. Si l’on ajoutait foi à Justin, la trahison ouvrit à Alexandre les portes de Tyr, qui ne résista que peu de temps[29]. Alexandre était occupé au siège de Tyr, lorsque les ambassadeurs de Darius vinrent lui proposer, pour la rançon de sa famille, dix mille talents et tout le pays situé en deçà de l’Euphrate. Ils offrirent encore, au nom de leur maître, son amitié et son alliance à Alexandre avec la main de sa fille. Contre l’avis de Parménion, le roi refusa toutes ces offres, et ajouta que si Darius venait le trouver, il éprouverait sa générosité[30]. Tel est le récit d’Arrien, qui diffère de celui de Diodore de Sicile. Ce dernier historien suppose d’abord deux ambassades, l’une et l’autre immédiatement avant la bataille d’Arbèle. Dans la première, Darius fait offrir à son ennemi deux mille talents d’argent et toute la partie de l’Asie Mineure en deçà du fleuve Halys. Sur le refus d’Alexandre, de nouveaux ambassadeurs lui font l’offre de trois mille talents du pays en deçà de l’Euphrate, et d’une fille de Darius en mariage. Le prince macédonien répond : « De même que le monde ayant deux soleils ne pourrait conserver son bel ordre, de même il est impossible que la terre soit en repos avec deux maîtres. » Cette réponse est digne d’Alexandre, qui finit par proposer à Darius de se contenter d’une paisible et honorable retraite[31].

Après la prise de Tyr, Alexandre se dirigea sur Gaza, qui ne craignit pas de s’opposer à la marche rapide du vainqueur. Cette ville lui résista pendant deux mois, soit par sa position avantageuse, soit par la vigoureuse défense de son commandant. Alexandre, durant le siège de cette ville, fut blessé à l’épaule par une catapulte. Les habitants de Gaza furent réduits en esclavage, et Alexandre, selon Arrien, fit de sa nouvelle conquête une place d’armes, qui fut peuplée par une colonie tirée des lieux circonvoisins. Strabon prétend, au contraire, que cette malheureuse cité fut détruite et demeura déserte[32]. Ce judicieux écrivain a confondu l’état où se trouvait Gaza dans les deux premiers siècles de l’ère des Séleucides, avec le sort de cette ville après sa destruction totale par Alexandre-Zabina, l’an 96 avant J.-C. Elle devint alors la proie des flammes, et ses habitants furent emmenés captifs, à cause de leur attachement pour les Ptolémées. Peut-être que la conformité du nom des deux princes qui avaient puis et saccagé Gaza avait induit Strabon en erreur.

C’est ici que nous devons placer un récit que beaucoup de critiques ont traité de fable. Suivant Josèphe, Alexandre occupé au siège de Tyr écrivit au grand prêtre Jaddus, qui venait de succéder à Jonathan son père, pour demander des provisions et des troupes auxiliaires. « Jaddus répondit par un refus, motivé sur le serment que les Juifs avaient fait à Darius de ne point porter les armes contre lui. Alexandre menaça de marcher sur Jérusalem aussitôt qu’il aurait pris Tyr. En effet, maître de cette ville et de Gaza, il se mit en marche vers la capitale de la Judée, avec l’intention de faire éprouver à ses habitants les terribles effets de sa colère, comme les Phéniciens et les Chaldéens qui étaient avec lui le croyaient. À cette nouvelle, le grand prêtre offre des sacrifices dans le temple, et ordonne des prières publiques. Dieu lui apparaît en songe, et lui ordonne de faire ouvrir toutes les portes de la ville, et d’aller sans crainte, revêtu de ses habits pontificaux, avec tout l’ordre sacerdotal, au-devant d’Alexandre. En conséquence, Jaddus, accompagné des prêtres et du peuple, sort de Jérusalem et va jusqu’à l’endroit appelé Sapha, d’où l’on voyait le temple de la ville. La vue de tout ce peuple vêtu de blanc, de cette troupe de sacrificateurs habillés de lin, et du grand prêtre avec son éphod et sa tiare, où le nom de Dieu était écrit sur une lame d’or ; cette vue fit une telle impression sur le prince macédonien, que, s’étant avancé seul, il adora ce nom et salua le grand prêtre. Tous les Juifs lui rendirent par un cri ce salut, et l’entourèrent. Les princes de Syrie et ceux qui étaient à leur suite crurent qu’Alexandre avait perdu l’esprit ; il n’y eut que Parménion qui, s’approchant de ce prince, osa lui demander « comment il pouvait se faire qu’étant adoré de tout le monde, il se prosternât devant le grand pontife des Juifs ? « Alexandre répondit : « Ce n’est pas lui que j’ai adoré, mais le Dieu dont il exerce la grande prêtrise. Étant à Dium en Macédoine, je l’ai vu en songe avec ses ornements. Je méditais alors sur les moyens de me rendre maître de l’Asie. Il m’exhorta à ne point différer mon entreprise et à passer avec confiance (l’Hellespont), parce qu’il conduirait lui-même mon armée et me livrerait l’empire des Perses, et que tout me réussirait suivant mes désirs. » Alexandre ayant donné sa main au pontife et aux prêtres qui l’accompagnaient, marche à Jérusalem ; et, arrivé dans cette ville, il monte au temple et y fait les sacrifices que lui prescrit le pontife. Jaddus lui montre ensuite le livre de Daniel, où il était marqué qu’un Grec renverserait l’empire des Perses. Alexandre, persuadé que cette prophétie le regardait, en fut réjoui, et congédia l’assemblée. Le lendemain il fit rassembler le peuple, et lui demanda quelles grâces il désirait obtenir. Le grand prêtre le supplia de permettre aux Juifs de se gouverner conformément aux lois de leurs pères, et de les exempter de tribut la septième année : tout leur fut accordé. Il le pria encore de conserver aux familles juives qui étaient à Babylone et en Médie les mêmes privilèges ; ce que le prince macédonien promit sans peine. Ayant assuré que les Juifs oui voudraient le suivre auraient la liberté de vivre selon leurs lois rituelles, plusieurs s’enrôlèrent avec plaisir dans son armée. Alexandre les conduisit bientôt dans les villes voisines, qui se soumirent à lui. Les Samaritains de Sichem vinrent à sa rencontre non loin de Jérusalem, et le sollicitèrent de venir dans leur ville et d’entrer dans leur temple. Il leur en donna l’espoir à son retour. Alors ils lui firent la demande de ne pas payer de tribut la septième année, dans laquelle ils ne devaient pas ensemencer leurs terres ; et comme ils se disaient Hébreux, ce prince interrogea là-dessus les Sidoniens, qui le nièrent ; sur quoi il dit aux Samaritains : « Je n’ai accordé cette grâce qu’aux Juifs ; lorsque je reviendrai, mieux informé de la chose, je ferai ce qu’il me plaira[33]. »

Cette expédition contre les Juifs et les Samaritains est passée sous silence par tous les historiens d’Alexandre.

L’Égypte se soumit sans résistance. Alexandre voulut signaler sa nouvelle conquête par un établissement digne de lui. La longue et étonnante résistance des Tyriens, dénués de tout secours, lui donna une haute idée des ressources que pouvait fournir le commerce. Il résolut de les leur enlever en fondant, non loin des bouches du Nil, une ville qui, étant située entre Tyr et Carthage, pût s’attirer en même temps le commerce de l’une et de l’autre[34]. « Il choisit, dit Robertson, l’emplacement de cette ville avec un si merveilleux discernement, qu’elle devint une des places de commerce la plus considérable de l’ancien monde, et que, malgré des révolutions continuelles, elle ne cessa point d’être pendant dix-huit siècles le principal siège du commerce de l’Inde. » Ainsi furent réunies, par un intérêt commun, les nations de l’Occident et celles de l’Orient ; fruit d’une entreprise avouée par l’humanité, et qui mérite d’avoir plus de célébrité que la construction de ces pyramides, prodiges de travail et monuments éternels de la tyrannie des princes qui les firent élever. Les anciens rois d’Égypte, contents de leurs propres richesses n’enviaient point celles du dehors : prévenus contre les navigateurs étrangers, surtout contre les Grecs, ils mirent une garnison dans un lieu appelé Rhacotis, qui n’était alors qu’un village, et qui fit ensuite partie de la ville d’Alexandrie. Ils abandonnèrent même le terrain d’alentour aux pâtres qui étaient en état de défendre l’entrée du pays aux étrangers. Alexandre eut une politique bien différente : il résolut de tirer parti de la position avantageuse de cet endroit, qui, baigné au nord par la mer et au midi par le lac Maréotis, pouvait recevoir dans ses deux ports les richesses des contrées les plus éloignées et toutes les denrées de l’intérieur de l’Égypte, au moyen des canaux servant de communication entre le lac et le Nil, d’où ils étaient dérivés. Strabon, dont nous empruntons ici le témoignage, remarque encore que le bon air était un des avantages d’Alexandrie : elle le devait aux eaux qui la baignaient des deux côtés. « Les autres villes situées au bord des lacs ont un air épais et pesant en été ; et les vapeurs élevées par l’ardeur du soleil laissent leurs bords couverts d’un limon dont les exhalaisons sont méphitiques, et produisent des maladies contagieuses. Au contraire, à Alexandrie, le Nil, croissant au commencement de l’été, remplit le lac, et n’y laisse rien qui puisse corrompre l’air ; et en même temps les vents étésiens, soufflant du nord et traversant la mer, y tempèrent beaucoup les chaleurs. Son fondateur disposa même les rues de manière à être rafraîchies par ces vents. Cependant l’eau qu’on y buvait était souvent bourbeuse, et la nourriture dont le peuple se servait étant grossière et de mauvaise qualité, cette ville ne fut pas toujours exempte d’épidémies et de la maladie invétérée connue sous le nom d’éléphantiasis, qui y faisait quelquefois de grands ravages. Mais la prévoyance d’Alexandre ne pouvait s’étendre jusque-là ; et il fut sans doute frappé et déterminé par le principal avantage de sa nouvelle ville : c’était d’être le seul lieu de toute l’Égypte où l’on trouvât un abri sûr pour les vaisseaux. Alexandrie eut à peu près la figure d’une chlamyde ou manteau macédonien, et embrassa dès son origine un vaste terrain[35]. » Mais sa population ne s’accrut qu’avec son commerce, qui faisait encore des progrès très-considérables sous les empereurs romains. Les Grecs, qui ont débité tant de fables sur l’origine de leurs villes, en avaient aussi imaginé une sur la fondation d’Alexandrie. Elle nous a été conservée par Malala, qui fait sacrifier par ce prince une vierge nommée Macédoine. Jamais Alexandre ne se permit un tel excès de superstition : cette action barbare n’aurait inspiré que de l’horreur, et il ne voulait pas moins exciter en sa faveur l’enthousiasme des peuples vaincus, que les enchaîner par la crainte.

Ce fut sans doute dans ce dessein qu’il alla consulter l’oracle de Jupiter-Ammon, qui jouissait presque de la même autorité que ceux de Delphes et de Dodone. Tous les trois décidaient, par leurs réponses, des affaires les plus importantes de la Grèce. Le crédit du premier se soutint longtemps, et ne commença à déchoir que sous les Romains, qui ajoutèrent plus de foi aux vers sibyllins et aux divinations étrusques. Cette grande et ancienne réputation de l’oracle d’Ammon engagea Alexandre à aller lui-même le consulter. Deux chemins y conduisaient, l’un en partie le long de la mer, l’autre tout entier dans l’intérieur des terres. Alexandre prit le premier, en partant d’Alexandrie, et le second à son retour en Égypte. Le choix de la première route était d’autant plus prudent, qu’il pouvait y trouver des moyens de subsistance, surtout pour ses bêtes de charge et sa cavalerie. Les envoyés de Cyrène vinrent sur cette route au-devant de lui[36] ; ce qui prouve qu’elle n’était ni inconnue ni impraticable, comme Quinte-Curce voudrait le faire croire. Selon lui, les sables du pays que traversa l’armée macédonienne étaient tellement échauffés par les rayons du soleil, qu’ils brûlaient la plante des pieds : « on avait à lutter contre un sable à la fois tenace et profond ; et, avant même d’entrer dans ces immenses solitudes arides et sans eau, la terre offrait déjà le spectacle de la stérilité et de la langueur. » Quinte-Curce fait ensuite mention d’un orage accompagné d’une grosse pluie qui soulagea beaucoup les Macédoniens ; ce qui arriva, ajoute-t-il, soit par la faveur des dieux, soit par hasard. Mais rien n’est plus ordinaire que ces sortes de pluies, et les vents qui rafraîchissent l’air de cette contrée, surtout le long de la mer : sans cela il serait impossible de pénétrer dans ces déserts, et Alexandre aurait été le plus insensé des hommes de le tenter. On lui accordera au moins assez de sens pour avoir consulté les gens du pays et pris en conséquence des mesures capables de le sauver, lui et son armée. Quinte-Curce donne à celle-ci, pour guides, des corbeaux, dont le croassement, suivant Callisthène, servait de signal de ralliement aux soldats qui s’écartaient. Ptolémée avait imaginé un autre miracle : c’était deux dragons qui, en jetant de grands cris, dirigèrent la marche des Macédoniens. C’est avec raison que Strabon traite tous ces récits de fables inventées pour flatter Alexandre. Sans nous y arrêter davantage, nous nous empresserons d’arriver avec ce prince au temple de Jupiter-Ammon. À peine le conquérant macédonien entrait-il dans ce temple, qu’il fut qualifié fils de Jupiter par le plus ancien des prêtres. Alexandre accepta ce titre, et demanda aussitôt si son père lui destinait l’empire du monde. La réponse ayant été affirmative, il voulut encore savoir si tous les complices de la mort de son père avaient été punis. Le prêtre répliqua avec beaucoup d’esprit : « que son père était à l’abri de tout attentat, et que les assassins de Philippe étaient morts dans les supplices ; que pour lui, il serait invincible jusqu’à ce qu’il eût pris place parmi les dieux[37]). » Ce récit de Quinte-Curce s’écarte peu de ceux de Diodore, de Plutarque et de Justin. Suivant Maxime de Tyr, Alexandre se permit une troisième question sur les sources du Nil ; ce qui n’est pas hors de vraisemblance. Arrien ne fait mention d’aucune de ces demandes ; il se contente de dire qu’Alexandre ayant consulté l’oracle d’Ammon, il en reçut une réponse conforme, disait-il, à ses vœux.

Alexandre, de retour en Égypte, y reçut les secours en hommes qu’Antipater lui envoyait de Macédoine, et dont il avait le plus grand besoin pour exécuter ses vastes desseins. Affaibli par ses propres victoires et par les sièges meurtriers de Tyr et de Gaza, il avait détaché Amyntas avec plusieurs vaisseaux, pour faire de nouvelles levées et les lui amener. On voit par là que ce prince, après la bataille d’Issus, étant dans l’impuissance de poursuivre Darius, avait été obligé de s’emparer des villes maritimes de Syrie et de Phénicie, afin de s’assurer une communication libre avec ses États, et d’en tirer des troupes. Cependant quelques écrivains modernes l’ont accusé d’avoir donné le temps aux Perses de rassembler tranquillement toutes leurs forces en allant conquérir l’Égypte, qui serait tombée d’elle-même en son pouvoir, et consulter en personne, au milieu des déserts, un oracle qui aurait pu être interrogé, de sa part, par des théores, avec le même succès et bien moins de danger. Mais ces hommes qui, après un laps de vingt et un siècles, jugent avec tant de hardiesse le plus heureux des capitaines de l’antiquité, et certainement un des plus habiles, auraient dû sentir la nécessité où il se trouvait de ne laisser derrière lui aucun pays ennemi, et d’attendre les renforts qu’il avait demandés. À la vérité, il aurait pu se dispenser d’aller lui-même au temple d’Ammon ; mais craignant sans doute l’oisiveté de ses soldats, il en employa une partie à construire la ville d’Alexandrie, et emmena l’autre avec lui pour la rendre témoin de la réponse d’Ammon, et persuader ainsi à son armée qu’il descendait des dieux, ou du moins qu’il en était favorisé d’une manière spéciale. D’ailleurs, l’oracle de Delphes, corrompu par l’or de Philippe et dévoué trop ouvertement à son fils, avait perdu son crédit, tandis que l’oracle d’Ammon conservait encore tout le sien ; avantage qu’il devait à son éloignement, et surtout à la prudence de ne s’être dévoué à aucun parti dans les dissensions de la Grèce. Les nations de l’Orient connaissaient beaucoup plus Ammon, et c’était chez elles qu’Alexandre allait porter la guerre : ainsi ce prince, en se faisant déclarer invincible, ou fils de Jupiter, inspirait à ces nations le respect et la crainte, et à son armée la confiance et l’enthousiasme, gages assurés de
la victoire, et sans lesquels elle n’est pas longtemps constante. Les Égyptiens, condamnés à subir un joug étranger, reconnurent sans peine Alexandre pour leur nouveau maître. Quoique ce prince né changeât rien à leurs usages, il craignit cependant de les laisser sous l’autorité d’un seul chef ; il en établit plusieurs pour les gouverner (1)[38].

Cependant Darius rassembla des troupes innombrables ; toutes les parties de son vaste empire contribuèrent à former cette armée, destinée à s’opposer aux entreprises de son ennemi, qui, après avoir quitté l’Egypte, s’avança vers l’Euphrate, et le passa à Thapsaque. Pline et Dion-Cassius rapportent qu’Alexandre traversa ce fleuve près de Zeugma, sur un pont soutenu par des chaînes de fer. Ces écrivains ont sans doute été induits en erreur par l’étymologie du nom de ce lieu ; l’itinéraire de l’armée macédonienne, depuis Tyr jusqu’à Arbèles, suffit pour démontrer la fausseté de leur récit. Mazée, envoyé par Darius pour défendre le passage de l’Euphrate, abandonna son poste, et se retira en dévastant le pays, qui aurait pu fournir des vivres aux troupes macédoniennes. Quatre jours après le passage de l’Euphrate et du Tigre, Alexandre découvrit un corps de cavalerie ; il se mit à sa poursuite et fit plusieurs prisonniers, qui lui apprirent que Darius était campé dans une grande plaine, sur la rivière de Boumade, près de Gaugamèle. Quatre jours de repos délassèrent de leurs fatigues les soldats macédoniens, qui se remirent en marche, et arrivèrent dans un lieu qui n’était éloigné que de soixante stades du camp des Perses. Ces détails, que nous fournit Arrien, sont très-propres à démontrer l’inexactitude de ceux de Diodore. La plupart des historiens s’accordent à faire monter l’armée de Darius à plus d’un million d’hommes, calcul qui n’est pas hors de vraisemblance ; car presque toutes les nations, depuis le Pont-Euxin jusqu’aux extrémités de l’Orient, avaient envoyé de puissants secours à Darius. Quelque vaste que fût la plaine d’Arbèles, elle ne suffit pas pour contenir de front toute l’infanterie de l’armée de Darius. Celui-ci fut obligé de mettre derrière son corps de bataille des troupes entières de plusieurs nations, ce qui ne fit qu’y augmenter la confusion. Alexandre n’avait, selon Arrien, qu’une armée de quarante mille hommes d’infanterie et sept mille de cavalerie à opposer à toute cette multitude (2)[39]. Les dispositions d’Alexandre parurent d’abord n’avoir pour but que de se mettre sur la défensive ; mais elles tendaient réellement à faciliter les mouvements et le choc de sa phalange et de ses escadrons d’élite, dont il espérait tout le succès de cette journée. Il s’approcha ensuite des hauteurs et de l’aile gauche de l’armée ennemie, contre laquelle il voulait diriger ses premiers efforts. Pour l’en empêcher,

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Darius ordonna aux Scythes et aux Bactriens de tourner les Macédoniens. Le combat s’engagea entre eux avec vivacité ; et ce ne fut qu’en les repoussant insensiblement et gagnant pied à pied le terrain, que les Macédoniens parvinrent à défaire ces deux corps de cavalerie. Les escadrons perses qui étaient mêlés avec l’infanterie, étant brusquement sortis de la ligne pour voler à leur secours, laissèrent un grand vide, dont Alexandre profita en les attaquant de front et par le flanc : ils furent mis en déroute, et la confusion se répandit aussitôt dans leurs rangs. Alors tout fut culbuté ou prit la fuite ; et Darius, se laissant lui-même entraîner, tourna honteusement le dos. Au centre, les Grecs mercenaires tenaient encore ferme ; une partie de la droite s’ébranlait pour attaquer Parménion, et la cavalerie arménienne poussait avec vigueur celle des Thessaliens. Les peltastes prirent en flanc les mercenaires, et la phalange, débarrassée de la multitude qui obstruait le terrain, allait rompre la ligne entière de l’armée perse ; lorsqu’un événement singulier parut un moment changer la face du combat. Alexandre s’étant jeté sur le derrière des ennemis, et la nouvelle de la déroute de leur gauche y étant arrivée, la consternation devint générale : les Perses, voyant alors que leur retraite était coupée, cherchèrent à se sauver à travers la phalange, qui s’ouvrit et les laissa passer. Ils se portèrent sur le derrière de l’aile gauche, commandée par Parménion, qui avait déjà sur les bras la cavalerie arménienne et une partie de l’infanterie ennemie. Le danger était pour lui imminent, et il n’aurait pu y échapper si les Perses ne se fussent amusés à piller le camp macédonien. A l’instant Parménion détacha quelques troupes de sa seconde ligne qui dissipèrent les pillards, et fit avancer un nouveau corps contre la cavalerie arménienne, qui fut obligée de s’enfuir. Dès lors la victoire ne fut plus incertaine, et se déclara pour Alexandre. Ce prince ayant appris la position fâcheuse où Parménion venait de se trouver, était accouru pour le dégager ; mais il ne rencontra sur son chemin qu’une masse prodigieuse de cavalerie et d’infanterie, qui ne pensait qu’à se dérober à la poursuite des Macédoniens et des Thessaliens. Dans ce moment, la crainte et le désespoir d’être coupés dans leur retraite agissant à la fois sur eux, ils assaillent à l’improviste et avec impétuosité Alexandre, qui perdit dans cette rencontre une soixantaine des siens, et se vit forcé à donner issue à ce torrent d’hommes (1)[40]. Ainsi se termina une des plus mémorables batailles dont l’histoire nous ait conservé le souvenir. Les seuls détails exacts qu’on en puisses lire se trouvent dans Arrien, qui les a tirés des mémoires de Ptolémée et d’Aristobule.
Après la bataille d’Arbèles, Alexandre s’empressa de récompenser ses officiers et de com
bler de biens ses amis. Il voulut que tous les Grecs participassent à son bonheur, et ordonna que toutes les tyrannies qui s’étaient élevées chez eux fussent abolies, et que chaque ville se gouvernât par ses propres lois? Il ne s’empara de Suse qu’après avoir fait son entrée à Babylone. Tous les trésors que les rois de Perse gardaient à Suse lui ayant été livrés, il fit la guerre aux Uxiens et les subjugua ; puis il passa les Pyles Persides, et se rendit successivement maître de Pasargade et de Persépolis. Là il passa des jours entiers dans les plaisirs de la table, avec des courtisanes. Une d’entre elles, selon Quinte- Curce, Thaïs, excita dans un festin le conquérant macédonien à brûler les palais des rois de Perse, en lui disant que les Grecs attendaient cette satisfaction pour toutes les villes que les barbares avaient détruites et les temples qu’ils avaient brûlés. Les convives, dans l’ivresse, applaudirent à ce discours ; et Alexandre lui-même s’écria : « Que ne vengeons-nous donc la Grèce, et que n’apporte-t-on des flambeaux ! » Il mit le premier le feu au palais, et tous les autres imitèrent son exemple. L’incendie gagna de toute part ; et on ne trouverait aucun vestige de Persépolis, ajoute Quinte-Curce, si l’Araxe ne servait de renseignement : il passait à vingt stades de cette ville (1)[41]. Cet historien a donné une signification trop étendue aux termes de l’auteur que Diodore et lui ont copié. Il disait simplement, comme le texte de Diodore le prouve, que les environs du palais furent brûlés. Arrien, après avoir rapporté que les palais des Perses furent incendiés, contre l’avis de Parménion qui voulait les conserver, blâme cette action, et réfute les raisons frivoles dont on s’était servi pour la justifier, en la mettant sur le compte d’Alexandre. Il a adopté, sur cet incendie, le récit de Clitarque, amplifié par Quinte-Curce. Plutarque a suivi Aristobule lorsqu’il nous assure que, non seulement il n’y eut que le palais des rois exposé à la fureur des flammes, mais encore qu’il n’y en eut qu’une partie de brûlée. Alexandre étant bientôt revenu de ce délire bachique, ordonna, comme tout le monde en convient, qu’on éteignît le feu. Les ruines de ce fameux palais subsistent encore ; d’ailleurs, une masse de pierres d’une grosseur prodigieuse, et qui étaient d’une dureté à toute épreuve, ne pouvait être tellement dévorée par les flammes, qu’il n’en restât aucun vestige ; et le feu dut nécessairement s’éteindre lorsqu’il eut consumé la partie de ce palais qui était construite en bois de cèdre. Mais, pour disculper entièrement Alexandre de l’incendie de Persépolis, on peut démontrer que cette ville a existé encore plusieurs siècles après la mort de ce prince.

De Persépolis, Alexandre se dirigea sur Ecbatane, où Darius s’était d’abord réfugié ; mais ce malheureux, apprenant que son ennemi s’avan-

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çait, quitta cette ville avec une si grande précipitation, qu’il en était déjà à cinq journées lorsque la nouvelle de sa fuite parvint à Alexandre, qui était en ce moment éloigné de trois journées d’Ecbatane. Darius n’avait alors avec lui, selon Arrien, que six mille hommes d’infanterie et trois mille chevaux. Diodore lui donne en tout trente mille hommes (1)[42], et Quinte-Curce trente mille fantassins, quatre mille archers et trois mille trois cents cavaliers.

Les Macédoniens passèrent les Pyles Caspiennes, et poursuivirent Darius fugitif. Ils apprirent bientôt que Bessus et ses complices avaient chargé de fers cet infortuné monarque, et que, peu de temps après, ils l’avaient assassiné. Les historiens d’Alexandre, et principalement Quinte-Curce, ont fait tous leurs efforts pour rendre les circonstances de la mort de Darius aussi pathétiques qu’intéressantes. Étant à la poursuite de Darius et de Bessus, le conquérant macédonien fit des marches si rapides, qu’elles ont paru incroyables, et qu’on a accusé ses historiens d’exagération. Cependant la course était un des exercices les plus favoris des Grecs. Les soldats d’Alexandre s’y étaient tous adonnés dès leur première jeunesse, et le disputaient, sinon en force, du moins en agilité, aux soldats romains, qui faisaient en six à sept heures jusqu’à vingt-quatre milles, c’est-à-dire huit fortes lieues, seulement par forme d’exercice.

Alexandre ayant porté ses armes au delà du Jaxarte, défit les Scythes, qui, avant d’en venir aux mains, lui envoyèrent des députés. Quinte-Curce leur fait prononcer un discours, le plus beau de tous ceux qu’il a insérés dans son ouvrage ; et, comme s’il avait prévu que l’on pourrait soupçonner sa fidélité, il ajoute : « Les Scythes n’ont pas, comme les autres barbares, l’esprit grossier et sans culture ; on dit que, parmi eux, quelques-uns s’appliquent à l’étude de la sagesse, autant que le peuvent des gens toujours armés. Peut-être leur discours répugne à nos mœurs, parce que nous vivons dans un siècle où les hommes ont l’esprit plus cultivé. Si l’éloquence des Scythes est méprisée, notre fidélité ne doit pas l’être, puisque nous rapportons les choses sans altération et comme elles nous ont été transmises (2)[43]. » Les Scythes dont parle cet historien étaient au delà du Jaxarte, sur les bords duquel Cyrus avait bâti Cyra, appelée Cyrapolis par les écrivains grecs et latins. En considération de son fondateur, Alexandre voulait épargner cette ville ; mais comme elle s’était défendue avec beaucoup d’opiniâtreté, et qu’elle avait dû être emportée d’assaut, on en massacra tous les habitants par ordre de ce prince, qui avait été blessé dans une attaque. Tel est le récit d’Aristobule, adopté par Strabon et par Quinte-Curce. Mais Arrien, qui nous l’a conservé, rap-

porte en même temps l’opinion de Ptolémée. Celui-ci assurait que ces mêmes habitants de Cyra furent faits prisonniers, et bannis ensuite de toute la contrée. Quel moyen peut-il y avoir de concilier deux écrivains témoins oculaires du même événement ? Ce moyen ne pourrait se trouver que dans leurs propres récits. Malheureusement, nous n’avons que ceux d’Aristobule et de Ptolémée. Arrien fait bien sentir la différence de leurs opinions ; mais il ne les discute point. Cet historien passe sous silence le sac de la ville des Branchides, dont les ancêtres avaient livré le temple d’Apollon-Didyméen à Xerxès, qui les établit dans cette contrée éloignée. Alexandre mit leur sort à la décision des Milésiens qui étaient dans son armée ; mais étant partagés d’opinion, il investit cette ville, la fit détruire jusqu’aux fondements, et arracher même les bois sacrés. Les malheureux habitants sans défense furent massacrés tous sans exception.

Les victoires d’Alexandre l’avaient rendu célèbre dans tout l’Orient. Thalestris, reine des Amazones, désireuse de voir ce prince et d’en avoir un enfant, vint elle-même le trouver, accompagnée de trois cents de ses sujettes. Quinte-Curce et Justin fixent l’époque de son arrivée après la réduction de l’Hyrcanie (1)[44] ; le premier emprunte son récit à Clitarque, qu’il traduit ou embellit à sa manière. Diodore fixe cette époque au retour d’un second voyage que fit Alexandre dans cette contrée ; Plutarque après le passage du Jaxarte, et Arrien, en font mention parmi les événements qui suivirent l’expédition des Indes. Les trois premiers historiens regardent le voyage de Thalestris comme certain, et prêtent les mêmes motifs à cette reine. Alexandre, dans une lettre qu’il écrivit à Antipater, parlait seul de la proposition que lui avait faite le roi des Scythes de lai donner sa fille en mariage ; mais il ne disait rien des Amazones ni de leur reine. Plutarque ajoute qu’Onésicrite, récitant lui jour devant le roi Lysimaque le quatrième livre de son histoire où il faisait mention de l’aventure de Thalestris, ce prince, en éclatant de rire, s’écria : « Où étais-je donc alors ? »

Quinte-Curce est le seul historien d’Alexandre qui s’attache à nous dévoiler les qualités et les défauts de son héros ; il remarque avec soin les progrès que fit en lui la corruption. Après la bataille d’Arbèle, ce prince commença à donner la préférence aux mœurs étrangères. N’ayant pu être vaincu par les armes des Perses, il fut subjugué par leurs vices ; de longs et interminables festins, des nuits passées dans l’ivresse et au jeu, une suite de trois ou quatre cents courtisanes accompagnées d’eunuques, tout annonça bientôt un changement qui finit par aliéner de lui les esprits, et fit naître de fréquentes conspirations. Après la mort de Darius, rien ne s’opposait plus aux passions d’Alexandre : il leur lâcha

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publiquement la bride ; la continence et la modération firent alors place à la dissolution et à l’orgueil. Il prit l’habillement des Perses, et un diadème de pourpre mêlée de blanc, tel que l’avait porté Darius. Mais ce qui révolta surtout les Grecs, ce fut de souffrir que l’on se prosternât devant lui de la manière la plus humiliante.

Parménion et Philotas n’avaient péri que pour avoir trop manifesté leur opinion sur le changement de mœurs de leur roi ; et Alexandre ne pardonna jamais à ce dernier la lettre où il osait lui dire qu’il le félicitait d’avoir été mis au rang des dieux par l’oracle d’Ammon ; mais qu’il plaignait les hommes obligés de passer leur vie sous un prince qui se croyait au-dessus de l’espèce humaine (1)[45]. Voilà peut-être tout le crime de Philotas. Celui de Clitus fut encore d’avoir blessé l’orgueil d’Alexandre. Arrien rapporte que Clitus, rappelant le combat du Granique, dit au prince qu’il lui devait la vie ; montrant ensuite sa main, il s’écria : « Cette main, Alexandre, te sauva le jour dans le combat. « Malgré la colère que ces mots firent éclater, l’imprudent Clitus lui reprocha encore le meurtre d’Attalus. Selon Quinte-Curce, ce fut en cet instant qu’Alexandre, arrachant une lance ou sarisse des mains d’un de ses gardes, s’élança pour en percer Clitus ; mais Perdiccas et Ptolémée l’en empêchèrent. Au rapport de Plutarque, Clitus fut forcé par ses amis à sortir de la salle ; mais incontinent il y rentra par une autre porte, en récitant les vers de l’Andromaque d’Euripide, où ce poète se plaint de ce que toute la gloire d’une action rejaillit non sur les soldats, mais sur le général. Alexandre se saisit de nouveau d’une lance, et en frappa le malheureux Clitus à l’instant qu’il soulevait une portière pour s’évader. Justin nous représente Alexandre touché du meurtre d’un ami vieux et innocent, au point d’embrasser son corps, d’essuyer ses plaies ; arrachant le trait qui l’avait tué pour s’en frapper lui-même. Mais ce fut dans le premier instant et non le lendemain qu’il manifesta cette douleur, après s’être renfermé dans sa tente, comme le suppose Quinte-Curce.

Depuis la mort de Clitus, le crédit de Callisthène diminua, et celui d’Anaxarque s’accrut ; les disputes devinrent fréquentes entre ces deux hommes. Un jour, en présence d’Alexandre, il fut question de la température de l’air ; Callisthène prétendit que le climat de la contrée où il se trouvait alors était plus froid que celui de la Grèce. Anaxarque soutint le contraire avec opiniâtreté. « Convenez pourtant, lui repartit son antagoniste, que dans la Grèce un mauvais manteau suffisait pour vous couvrir la nuit, et qu’aujourd’hui il vous faut trois gros tapis. » C’était à la fois lui reprocher son ancienne pauvreté, et le luxe auquel il se livrait en ce temps-là. Le trait piqua au vif Anaxarque, qui se ligua
contre Callisthène avec tous les sophistes dont la cour d’Alexandre était pleine (1)[46]. Ces hommes pervers, organes de la flatterie et artisans du crime, ne cherchaient qu’à faire briller leur esprit aux dépens de la vérité et de la vertu. Ils s’attachaient principalement à combattre les principes de la raison les plus évidents et les plus incontestables. Callisthène n’oublia rien pour les décrier ; ce qui fut la principale cause de sa perte. Voyez CALLISTHENE.

Le conquérant de l’Asie se mit de plus en plus à négliger les usages de sa patrie, et s’abandonna à tout le faste asiatique. Rien n’égala celui qu’il fit paraître dans la célébration du mariage de neuf mille filles perses avec autant de Macédoniens, à Suse, à son retour des Indes. Il épousa lui-même Statira, fille aînée de Darius, et Parysatis, fille puînée d’Ochus. Celle-ci était donc sa troisième femme, puisqu’il avait déjà Roxane. Voulant qu’Héphestion, son ami le plus tendre, devînt son beau-frère, il lui fit épouser Drypatis, autre fille de Darius. Cratère, qu’il aimait aussi beaucoup, épousa par ses ordres Amastris, fille d’Oxyartes, frère de ce roi perse. Alexandre distribua les autres princesses ou filles des grands seigneurs perses aux quatre-vingts principaux officiers de son armée. Tous réunis sous une seule tente, ils étaient couchés sur quatre-vingt-douze lits ornés de tapis de pourpre, non compris celui du conquérant macédonien, dont les pieds étaient d’or. Les noces se firent entièrement à la manière perse. Après qu’on eut bu, les fiancées entrèrent, s’assirent à côté de leurs époux, et en reçurent les premiers baisers. Le goût de la volupté fit tomber Alexandre dans la débauche et dans toutes sortes d’excès : il cessa même d’être, pour ainsi dire, homme ; et, après avoir surpassé la gloire militaire de son père, il lui devint très-inférieur en bonté et en clémence. Depuis la mort de Pannénion et de Clitus, il prêta l’oreille aux plus infâmes délateurs ; et, à l’instigation de ses compagnons de débauche, il condamna plusieurs personnes à mort. Plein d’injustes soupçons, il se hâtait de punir les moindres fautes ; inexorable, il faisait exécuter ses arrêts avec la dernière rigueur (2)[47]. Enfin, il tua de sa propre main des hommes distingués, soit par leur naissance, soit par leur place, entre autres Orsodates, qui s’était révolté contre lui. La dévastation du pays de Sambus et de celui des Pattaliens, l’incendie de la ville des Magalasiens, le crucifiement de Musican, prince indien, le supplice de plusieurs brachmanes qui avaient excité leurs compatriotes à défendre leur liberté, enfin le sac de plusieurs villes indiennes qui osèrent arrêter ou retarder l’exécution de ses projets, prouvent assez le penchant d’Alexandre à la cruauté. Après avoir accordé la paix à une ville

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indienne, ce prince retourna bientôt sur ses pas, entra dans cette malheureuse cité, et en massacra tous les habitants.

Reprenons maintenant le fil de son expédition. Nous l’avons laissé à Bactres, d’où il partit au commencement du printemps, pour repousser les Scythes et Spitamène, qui avaient fait des incursions dans la Sogdiane. Cratère avait défait les Scythes ; il envoya la tête de Spitamène à Alexandre, qui mit ses troupes en quartier d’hiver à Mantaca. La campagne suivante est remarquable par la prise de deux places qui passaient pour inexpugnables : l’une était défendue par Oxyartes, et l’autre par Chariènes.

Cratère remporte une victoire signalée dans la Paratacène, et Alexandre retourne à Bactres, où Callisthène est jeté dans les fers. Alexandre traverse ensuite les montagnes du Paropamise, et entre dans l’Inde ; il subjugue plusieurs petits peuples, et assiège Mazaga. Cette ville lui oppose la plus vive résistance, et ne se rend qu’après quatre attaques : quoiqu’elles paraissent avoir été fort meurtrières, Arrien cependant n’y fait perdre aux Macédoniens que vingt-cinq hommes. Après la prise de Mazaga, les Macédoniens marchent contre les Basiriens. Ceux-ci ayant été défaits, se retirent sur le rocher Aome, qu’Hercule disait n’avoir pu prendre. Ils se maintiennent d’abord dans ce poste, et l’abandonnent ensuite. Alexandre arrive à Nysa, entre le Cophène et l’Indus, et accorde la paix à cette ville en considération de Bacchus, son fondateur. On ne voit pas sans quelque surprise les actions d’Hercule et de Bacchus transportées dans des contrées où leurs noms même n’avaient jamais été connus. Souvent la flatterie et la vanité conspirent ensemble contre la vérité. Ces sentiments portèrent les Blacédoniens à croire aux exploits d’Hercule en Asie, et à accréditer la fable des voyages de Bacchus aux Indes. Ils voulaient par là faire naître l’idée d’un parallèle entre ces deux divinités et Alexandre, dont ils partageaient la gloire.

Après avoir traversé les montagnes du Paropamise et passé plusieurs rivières, entre autres le Cophène, Alexandre jette un pont sur l’Indus. Il y a bien de l’incertitude sur la manière dont il agit en cette occasion ; Arrien fait ici une digression sans doute curieuse, mais déplacée, sur l’art de construire les ponts de campagne chez les Romains (1)[48]. Après avoir passé l’Indus, Alexandre entra dans le pays de Taxile. Ce prince indien vint au-devant de lui, et l’exhorta à ne point porter la guerre dans ses États ; il lui proposa un nouveau genre de combat, le seul que les hommes dussent connaître, celui des bienfaits. La proposition fut acceptée et Alexandre resta vainqueur. Il fit présent à Taxile de toute la contrée entre l’Hydaspe et l’Hyphase, qui renfermait cinq mille villes, ha
bitées par neuf nations différentes. Les Macédoniens, jaloux d’un pareil traitement, disaient qu’Alexandre avait été obligé d’attendre qu’il eût passé l’Indus pour trouver quelqu’un digne de ses libéralités. Mais elles étaient très-bien placées, et l’alliance de Taxile lui devint fort utile. Le conquérant, guidé par ce prince, se mit en marche vers l’Hydaspe, dont Porus gardait, avec toutes ses troupes, le passage. Aussitôt Alexandre fit ses dispositions pour l’attaquer, et divisa son armée en plusieurs corps qui firent diverses manœuvres, afin de tromper l’ennemi sur l’endroit où ils devaient passer cette rivière. Les premières tentatives ne réussirent pas ; une nuit orageuse et une grosse pluie secondèrent mieux les desseins du conquérant ; il profita encore avec beaucoup d’habileté des avantages du terrain, les bords de l’Hydaspe étant très-hauts et très-escarpés, et le lit de cette rivière parsemé d’îles ; une forêt couvrait le rivage opposé, où les troupes macédoniennes parvinrent successivement. Alexandre passa le premier sur un bâtiment de trente rames, et fut suivi de six mille hommes qu’il rangea aussitôt en bataille. Arrien nous fournit des détails aussi exacts qu’intéressants sur les dispositions et les manœuvres des deux armées. Il rapporte, d’après Aristobule, que le fils de Porus ayant paru d’abord s’opposer au passage de l’armée ennemie, s’était ensuite retiré avec les soixante chars qui l’accompagnaient. Arrien donne ensuite le récit de Ptolémée, qui se signala dans cette fameuse journée. Suivant ce général, le fils de Porus fut détaché avec cent vingt chars et deux mille chevaux ; mais il arriva trop tard, Alexandre venait de passer le dernier gué. Il se mit aussitôt à la poursuite des Indiens ; leur chef demeura sur la place, et une partie de ses troupes et de ses chars furent pris. Lorsque Porus eut appris la défaite de son fils, il résolut d’aller à la rencontre d’Alexandre, et fit les plus sages dispositions : il plaça sa cavalerie à l’aile droite, partie de front, partie en ligne courbe ; il mit à la gauche ses éléphants, et leur donna aussi la forme de la ligne courbe. Le combat ayant commencé, les Indiens ne soutinrent que faiblement la charge de la cavalerie thessalienne. Ils se retirèrent en désordre vers le flanc de leur infanterie, où ils se rallièrent ; alors la phalange, soutenue des Argyraspides, s’avança. Porus envoya contre elle ses éléphants : ils eurent d’abord quelques succès ; mais la cavalerie de ce prince ayant été rompue une seconde fois, et les éléphants, percés de traits par les Macédoniens, s’étant emportés, le désordre se mit bientôt dans son armée, qui fut battue complètement. Porus perdit dans cette bataille deux de ses fils, près de vingt mille hommes de pied, trois mille hommes de cavalerie, ses chars et tous ses éléphants. Si nous nous en rapportons aux autorités d’Arrien, toute la perte des Macédoniens se réduit à deux cent trente chevaux, et quatre-vingts fantassins.
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Plutarque cite une lettre d’Alexandre, dans laquelle ce prince entrait dans beaucoup de détails sur son passage de l’Hydaspe. Ce fleuve était, selon lui, si enflé et si rapide, qu’il se fit une grande brèche à la rive gauche ; les eaux se précipitèrent par là avec tant d’impétuosité, qu’elles entraînèrent Alexandre, qui ne put s’y soutenir parce que la terre se dérobait sous ses pieds. Ce fut dans ce moment qu’il s’écria : « O Athéniens, vous n’imaginez jamais tous les dangers auxquels je m’expose pour avoir de la célébrité parmi vous (1)[49] ! » C’est le secret de l’âme qui échappe au moment suprême.

Après le passage de l’Hydaspe, Alexandre pénétra dans l’intérieur de l’Inde, et soumit trente-sept villes, dont les moindres avaient sept mille habitants, et les autres dix mille. Partout il y avait une grande population. Arrivé sur les bords de l’Acésines, il eut beaucoup de peine à passer ce fleuve. Il traversa avec moins de difficultés l’Hydraote. Ayant appris que les Cathéens conspiraient avec les Oxydraques et les Malliens, il marcha contre les premiers, qui étaient en armes sous les murs de Sangala. Alexandre les défit et prit leur ville, où dix-sept mille Indiens furent tués et soixante-dix mille faits prisonniers. Ce prince, ivre de ses succès, ne mit plus de borne aux projets de son ambition ; mais il fut arrêté par les murmures de ses soldats lorsqu’il se disposait à passer l’Hyphase, dans l’espoir d’aller jusqu’au Gange. Plutarque indique très-bien les causes du découragement des Macédoniens. La valeur de Porus et de son armée leur faisait craindre, de la part des autres Indiens, une résistance à laquelle ils ne s’étaient pas d’abord attendus. La puissance des Gangarides et des Prasiens qui habitaient la contrée qu’arrosait le Gange leur annonçait de nouveaux combats, dans lesquels toute leur bravoure pouvait succomber sous les efforts d’une multitude d’ennemis. Quelque grandes que fussent en effet les difficultés, elles s’augmentaient encore à leurs yeux, et tous désiraient ardemment retourner dans leur patrie. Alexandre voulut en vain relever leur courage et leurs espérances par un discours qu’Arrien lui prête ; il ne put y réussir. Ce fut donc sur la rive occidentale de l’Hyphase que s’arrêta le conquérant macédonien. On répandit néanmoins le bruit qu’il avait pénétré plus loin. On citait même une lettre de Cratère à Aristopàtre sa mère, où il lui mandait que ce prince était parvenu jusqu’au Gange (2)[50]. Cratère, le plus habile des généraux d’Alexandre depuis la mort de Parménion, n’avait ni raison ni intérêt d’accréditer une pareille imposture. Ce n’était pas la seule que cette lettre renfermât, et tout prouve qu’elle a été supposée par ceux qui ont voulu étendre les conquêtes d’Alexandre au delà de
leur véritable terme. Justin rapporte que ce conquérant soumit les Arestes, les Prasides, les Gansiarides, et qu’il porta ses armes dans le pays des Cuphites. Il fait mention de plusieurs autres peuples dont le nom est aussi inconnu que celui des Arestes ; ce qui vient peut-être de la corruption de son texte. L’itinéraire de Béton et de Diognète faisait mention, ainsi que d’autres historiens, des autels qui furent érigés par ordre d’Alexandre au delà de l’Hyphase, sur la rive orientale. Ils étaient au nombre de douze, consacrés aux douze anciens et premiers dieux. Arrien remarque qu’on les avait construits aussi hauts mais plus larges que des tours. Diodore prétend qu’ils avaient cinquante coudées d’élévation. Philostrate raconte qu’Apollonius de Tyane découvrit ces autels à trente stades des bords de l’Hyphase, et qu’on y lisait encore ces mots : A Ammon, mon père ; à Hercule, à Minerve Pronoia, à Jupiter-Olympien, aux Cabires de Samothrace, au soleil des Indes, et à mon frère Apollon.

Toutes les villes qu’Alexandre fonda dans les différentes régions qu’il parcourut doivent être regardées comme autant de trophées, en prenant le mot dans un sens figuré et plus étendu. Plutarque dit que le vainqueur de l’Asie parsema cette partie du monde de colonies grecques, et que le nombre des villes qu’il y fit bâtir s’élevait à plus de soixante-dix. Il paraît qu’Aristote lui écrivit sur ce sujet une lettre que nous avons malheureusement perdue. Diodore prétend qu’Alexandre bâtit, près du Parapomise, plusieurs villes qui n’étaient éloignées les unes des autres que d’un jour de chemin. Bucéphalie dut son nom au fameux cheval que ce prince montait, et qui mourut dans ces contrées. Patamon de Lesbos racontait que ce prince fit construire une autre ville qui portait le nom de Périte, son chien favori. Etienne de Byzance parle de dix-huit Alexandries, dont une était située dans l’île de Chypre, où le conquérant n’avait jamais été.

Après avoir élevé des autels sur les rives de l’Hyphase, Alexandre donna des jeux gymniques et des courses de chevaux ; il revint ensuite sur ses pas, traversa une seconde fois l’Hydraote et l’Acésines, et arriva à l’Hydaspe. Là il fit rassembler ou construire près de deux mille bateaux, sur lesquels il embarqua son armée, et descendit jusqu’à l’Indus (1)[51]. Alexandre ayant fait approcher du rivage ses bâtiments pour les réparer, marcha avec ses troupes contre les Malliens, qui furent défaits, mais non soumis : voulant emporter d’assaut une de leurs villes, il fut grièvement blessé, et n’échappa à la mort que par le courage de Peuceste. Après avoir subjugué les Malliens et fait prisonnier Oxycan, qui s’était déclaré contre lui, il tomba à l’improviste sur Musican, et le força à se soumettre. Mais celui-ci, ayant repris les armes, fut vaincu par Python, et mis

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en croix par ordre d’Alexandre, avec les brachmanes qui l’avaient engagé à se révolter.

A l’arrivée des Macédoniens dans la Pattalène, l’Océan s’offrit pour la première fois à leurs regards. Leur flotte était encore dans l’Indus près du rivage, lorsqu’ils sentirent les effets du flux et du reflux, qu’Arrien décrit en ces termes : « La flotte demeura à sec, ce qui avait été jusqu’alors inconnu aux soldats d’Alexandre et les étonna beaucoup ; leur surprise augmenta encore à l’heure où le flux arrive. Les vaisseaux, bien mouillés sur un fond de vase, s’élevèrent sans aucune avarie qui pût les empêcher de naviguer ; tandis que par la force de la marée les bâtiments, mal assurés sur un fond de sable, tombant les uns sur les autres, ou se heurtant contre la terre, se brisèrent. La nuit se passa en observations de la part d’Alexandre, et au jour on annonça le retour de la marée, qui commença à soulever les vaisseaux ; et bientôt après, inondant les campagnes, elle remit la flotte en mouvement. La joie fut aussi vive que la frayeur avait été grande. Les Macédoniens allèrent mouiller au large, pour éviter désormais de pareilles crises (1)[52]. »

Arrivé aux bouches de l’Indus, Alexandre divisa son armée en trois corps : il donna l’un à Cratère, avec ordre de retourner vers l’Hydaspe ; ensuite, de venir par l’Arachosie et la Drangiane le joindre dans la Carmanie. Il fit embarquer le second corps sur la flotte que Néarque conduisait, et se mit lui-même en marche avec le troisième à travers le pays des Orites et la Gédrosie. Il ne craignit pas de s’avancer dans une contrée déserte et aride, dans l’espoir que les puits creusés par ses ordres fourniraient suffisamment de l’eau à son armée ; mais il n’observa point que les vents étésiens (la mousson), faisant pleuvoir l’été dans ces contrées, n’y soufflaient pas l’hiver, et qu’alors toutes les sources, les rivières, les citernes même, se desséchaient (2)[53]. Il s’exposa donc par cette faute aux plus grands dangers. Il n’eut bientôt d’autres ressources que l’eau des puits creusés à des distances plus ou moins éloignées, et le fruit de quelques palmiers, ressources auxquelles il dut néanmoins son salut. Mais beaucoup de ses soldats périrent de fatigues et de maladies.

Alexandre était fort avancé dans la Gédrosie lorsque des satrapes perses lui envoyèrent des vivres sur des chameaux et autres bêtes de charge : toutes celles de l’armée avaient péri. Avec ce secours il parvint dans la Carmanie, pays gras et fertile, où il crut devoir se livrer à la joie, mais non telle que plusieurs historiens, surtout Quinte-Curce, ont pris plaisir à l’imaginer. Selon ces historiens, tous les Macédoniens, couronnés de fleurs et de lierre, marchèrent au son de la lyre et des trompettes pendant sept
jours, qu’ils passèrent dans les festins et la débauche, à l’imitation de Bacchus (1)[54].

De retour en Perse Alexandre se rendit à Pasargade ; il y reçut des dénonciations contre plusieurs gouverneurs ou satrapes, entre autres contre Orxines. Ce Perse, d’une naissance illustre, en faisant des présents au vainqueur de l’Asie et à tous les grands de sa cour, omit l’eunuque Bagoas : celui-ci, pour s’en venger, l’accusa d’avoir pillé le tombeau de Cyrus, dans lequel il assurait qu’on avait enfoui trois mille talents. Ce monument funèbre fut ouvert par ordre d’Alexandre ; et on y trouva deux arcs scythes, un bouclier pourri, et un cimeterre. L’eunuque persuada à son maître qu’Orxines en avait enlevé toutes les richesses, et ce malheureux Perse subit la peine de mort.

De Pasargade, Alexandre vint à Suse, où il célébra ses noces avec Barsine, fille de Darius, et celle de dix mille Macédoniens avec des filles perses. Sur ces entrefaites, Néarque arriva, après avoir conduit sa flotte depuis l’Indus jusque dans le golfe Persique. Alexandre lui décerna une couronne, ainsi qu’à Onésicrite, pilote du vaisseau royal. Il fit ensuite rassembler de toutes les parties de son empire trente mille jeunes gens, qu’il ne craignit point de nommer épigones, c’est-à-dire successeurs. Ils furent habillés, armés et exercés dans le costume et la tactique des Macédoniens, dont le mécontentement ne tarda point à éclater.

Arrivé à Opis sur le Tigre, Alexandre résolut de payer les dettes de son armée, et en acquitta, dans un seul jour, pour près de dix mille talents ou soixante millions. Après ce grand acte de générosité, il déclara que son intention était de renvoyer les soldats invalides, et de ne garder auprès de lui que les gens de bonne volonté. Cette déclaration réveilla les anciens sujets de plainte contre lui ; son changement de mœurs, le choix qu’il faisait des Perses pour occuper des places importantes, la création du corps des épigones, etc., toutes ces considérations se présentèrent à l’esprit des Macédoniens ; ils murmurèrent, se permirent des propos offensants, et finirent par se soulever. La révolte se calma devant la douleur du roi. Alexandre pleurait alors la perte d’Héphestion, son plus tendre et son meilleur ami. Tous les historiens s’accordent sur son extrême douleur ; mais ils en parlent différemment, suivant leur affection ou leur inimitié pour ce prince et pour Héphestion. Ce fut à Babylone que l’on transporta le corps d’Héphestion : on lui éleva un bûcher dont rien n’a jamais égalé la magnificence. Plutarque prétend qu’Alexandre chercha dans la guerre une consolation à la douleur que lui causait la mort de cet ami, et qu’en conséquence il partit d’Ecbatane pour faire « la chasse aux hommes. » Ayant vaincu les Cosséens,

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il les massacra tous impitoyablement, et appela cette expédition énagisme, c’est-à-dire libation funéraire en l’honneur d’Héphestion. On ne pouvait rien imaginer de plus injurieux à la mémoire d’Alexandre : mais ce fait est démenti par les autres écrivains. Au rapport de Diodore, les Cosséens furent subjugués dans quarante jours ; Alexandre leur tua beaucoup de monde, et leur fit encore plus de prisonniers. Après qu’ils eurent promis de lui obéir, il leur accorda la paix.

Alexandre s’avança ensuite vers Babylone, et à son approche les députés de toutes les nations vinrent le féliciter de ses succès. Les Éthiopiens, les Libyens, les Carthaginois, les Bruttiens, les Lucaniens, les Toscans, les Scythes, les Celtes, les Ibériens, etc., peuples qui pour la plupart connaissaient à peine le nom macédonien, s’empressèrent de rendre hommage au vainqueur de l’Asie. On rapporte que plusieurs soumirent leurs différends à la décision de ce prince, comme maître de la terre et des mers qui la baignent (1)[55]. Alexandre, de retour à Babylone, n’y resta pas oisif ; à peine le soin de son vaste empire était-il pour lui une occupation. Une foule de projets se présenta alors à son esprit, et il voulut tous les exécuter. Les moyens ne l’embarrassaient pas : il n’avait besoin que de vivre ; mais, heureusement peut-être pour le genre humain, il touchait à la fin de sa brillante carrière. On ne peut douter de ses projets, puisqu’ils se trouvaient consignés dans ses propres mémoires. Éphippus d’Olynthe devait en avoir eu connaissance, et c’est vraisemblablement dans son ouvrage que Diodore de Sicile les a puisés. Perdiccas fit lecture aux Macédoniens assemblés des principaux passages des mémoires d’Alexandre (1)[56], après en avoir retranché ce qui concernait Héphestion. D’abord il s’agissait de faire construire en Phénicie, dans la Syrie, en Cilicie et dans l’île de Cypre, mille navires longs, plus forts que les trirèmes, destinés à porter la guerre chez les Carthaginois et les autres peuples voisins de la Libye et de l’Ibérie. A l’usage de cette flotte, des ports devaient être creusés et des arsenaux construits dans les endroits les plus opportuns, sur la route, jusqu’aux Colonnes d’Hercule. Il était ensuite question de colonies fondées en Asie, des moyens d’assurer et de multiplier leurs relations, soit entre elles, soit avec l’Europe. Alexandre faisait encore mention de six temples, à la construction de chacun desquels il destinait la somme de quinze cents talents, ou neuf millions. Il plaçait les deux premiers à Delphes et à Dodone ; le troisième, de Jupiter, à Dium ; le quatrième, de Diane-Tauropole, à Amphipolis ; et le cinquième, à Cirrha ; le dernier et le plus magnifique de tous était celui de Minerve à Ilium, dans la Troade. Enfin il voulait qu’on élevât une pyramide aussi haute que les pyramides d’Egypte, pour renfermer les cendres de Philippe, son, père. Les Macédoniens applaudirent beaucoup à ces dispositions ; mais ils jugèrent qu’il leur était impossible d’accomplir tous les projets d’Alexandre.

Tous ces rêves de l’ambition allaient bientôt s’évanouir : le rôle éclatant et terrible qu’Alexandre avait joué sur la scène du monde était sur le point de finir. « Lorsque Alexandre, dit Diodore, parut être parvenu au comble du bonheur et de la puissance, le destin coupa le fil des jours que la nature lui accordait encore. La Divinité annonça aussitôt sa mort par plusieurs présages et signes extraordinaires. » Au parti qu’Alexandre prit d’abord d’errer aux environs de Babylone, et aux anxiétés que lui causaient de nouveaux présages, on ne reconnaît plus l’homme de génie qui avait su employer si habilement le pouvoir de la superstition. Veut-il se défaire d’un sujet dont il soupçonne la fidélité ? le devin Aristandre interprète un songe de ce prince, et le fils d’Arope est déposé de sa charge. L’apparition d’un aigle lui suffit pour rejeter le sentiment de Parménion, vieux capitaine qui avait beaucoup de crédit sur l’esprit des soldats. Sous les murs de Thèbes, au siège de Tyr, sur les bords du Jaxarte, etc., partout il s’était montré supérieur aux faiblesses de la superstition, et en avait tiré le parti que les circonstances exigeaient. Mais s’imagine-t-il que tout lui annonce une mort prochaine ? aussitôt il devient le plus superstitieux des Grecs ; son palais est plein de gens qui offrent des sacrifices : les uns y font des cérémonies expiatoires ou des purifications ; d’autres prophétisent. « L’incrédulité, ajoute le sage Plutarque, et le mépris du culte religieux sont sans doute des maux fort grands ; mais la superstition n’en est-elle pas un plus grave ? Elle gagne toujours, comme l’eau, les parties basses, et nous remplit de folie et de terreur sur les événements de la vie (1)[57]. »

A peine Alexandre, encouragé par Anaxarque et quelques autres philosophes, est-il rentré dans Babylone, qu’il s’en repent, blâme ceux qui le lui ont conseillé, et admire, suivant Diodore, l’art et la pénétration des Chaldéens. Toute la conduite du héros macédonien n’est plus désormais que l’effet d’une étrange et déplorable pusillanimité. Sur ces entrefaites arrivent les députés de la Grèce : c’étaient des théores dont les fonctions avaient du rapport à la religion. Ils venaient mettre sur la tête d’Alexandre des couronnes d’or, au nom de leur patrie, et lui décernaient ainsi les honneurs divins. Ce fut encore un funeste présage. Pour juger les derniers moments de ce prince, et pour connaître la véritable cause de sa mort, il faut jeter les yeux, sur un fragment précieux de ses Éphémérides. Nous croyons devoir le rapporter, d’après Plutarque et Arrien, qui nous l’ont conservé. « Le 17

NOUV. BIOGR, UNIVERS. — T. I.

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du mois Dœsius (8 août), Alexandre assista à un repas chez Médius. S’étant ensuite baigné, il soupa, et but fort avant dans la nuit. Le 18, il prit encore un bain, mangea peu, et dormit ayant la fièvre. Le 19, après s’être baigné, il vint dans son appartement, et passa la journée à jouer aux dés avec Médius. Le soir du même jour, s’étant encore baigné et ayant sacrifié aux dieux, il soupa, et pendant la nuit il eut la fièvre. Le 20, il se baigna, et, porté sur son lit, il sacrifia comme à l’ordinaire, et resta couché jusqu’au soir dans sa chambre de bains, où il entendit la relation que Néarque lui fit de son voyage sur l’Océan. En conséquence, il donna ordre aux troupes de terre de se tenir prêtes à partir dans quatre jours, et aux gens de mer dans cinq. Le 21, il fit la même chose que la veille ; la fièvre augmenta, et il eut une fort mauvaise nuit. Le 22, la fièvre fut encore plus violente ; il voulut être porté jusqu’au fleuve, qu’il traversa en bateau. Il passa la journée dans un beau jardin près d’un grand étang, s’entretint avec ses capitaines sur les places vacantes dans son armée, et leur dit qu’on ne devait les donner qu’à des officiers expérimentés. Ensuite, s’étant baigné, il se reposa. Le 23. après le bain et le sacrifice, sa fièvre augmenta ; il donna encore des ordres aux officiers de sa flotte. Sur le soir, s’étant baigné, le mal empira beaucoup. Le 24, on eut bien de la peine à le porter au lieu du sacrifice. Il ne renouvela pas moins ses ordres concernant l’expédition maritime qu’il projetait. Le 25, quoiqu’il fût plus malade, il prit un bain et fit les sacrifices accoutumés. Il entra dans sa chambre de lit, et s’entretint avec Médius. Il fixa le départ de sa flotte, qui devait se faire dans trois jours. Il enjoignit aux principaux capitaines de faire la garde, le jour, dans la cour du palais ; et aux taxiarques et pentacosiarques de veiller, la nuit, aux portes. Il soupa peu, et eut la fièvre toute la nuit. Le 26, il se fit transporter aux jardins du palais, situés au delà de l’étang. Il y dormit un peu, mais la fièvre ne diminua point. Ses capitaines étant entrés, il les reconnut tous, sans pouvoir néanmoins leur parler. La fièvre augmenta encore dans la nuit. Le 27, son état fit croire aux Macédoniens qu’il n’était déjà plus, et qu’on leur cachait sa mort. Ils vinrent en tumulte, en poussant de grands cris, aux portes du palais, et par leurs menaces forcèrent les gardes à les ouvrir. Ils entrèrent tous, en passant l’un après l’autre près du lit. Mais Alexandre avait perdu la parole. Levant avec peine la tête et faisant signe des yeux, il tendait la main à chaque soldat. Ce même jour. Python, Attalus, Démophon et Peuceste avaient passé la nuit dans le temple de Sérapis ; ils y furent joints par Cléomène, Ménidas et Séleucus. Ils demandèrent tous ensemble à ce dieu de leur apprendre s’il ne conviendrait pas qu’Alexandre fût transporté dans son temple, pour y être traité comme son suppliant. Le dieu répondit qu’il valait mieux
qu’il restât où il était. Le 25, les amis d’Alexandre rapportèrent la réponse de Sérapis, et quelques instants après ce prince expira. C’était là le mieux qu’entendait l’oracle (1)[58]. »

A juger par ce récit de Diodore, véritable bulletin de malade, Alexandre mourut d’une fièvre intermittente pernicieuse, à l’âge de trente-deux ans, et dans la treizième année de son règne. Olympias, sa mère, eut donc tort de croire son fils mort empoisonné, et de le venger par des meurtres. Le deuil universel, le désespoir, la consternation que causa la mort d’Alexandre, les larmes de ses soldats, celles de Sisygambis mère de Darius, etc., offrent un tableau sombre et pathétique. Quinte-Curce le trace avec son esprit ordinaire, c’est-à-dire plus en poète qu’en historien, et sans s’apercevoir qu’il en affaiblit beaucoup l’effet par des détails superflus. Toutes les statues et tous les tableaux qui représentaient Alexandre ont péri (2)[59]. Nous n’avons aucune médaille authentique contemporaine qui nous ait conservé ses traits. Il faut donc rassembler sur ce sujet quelques données éparses, incomplètes et, pour la plupart, peu certaines. Ce prince avait les traits réguliers, le teint beau et vermeil, le nez aquilin, les yeux grands et pleins de feu, les cheveux blonds et bouclés, la tête haute, mais un peu penchée vers l’épaule gauche (3)[60] ; la taille moyenne, fine et dégagée ; le corps bien proportionné, et fortifié par un exercice continuel. On remarquait encore qu’il avait l’ouïe délicate, la voix forte, l’haleine douce, la peau très-blanche ; et toute sa personne exhalait, dit-on, une odeur suave. On lui supposait un clignotement ou mouvement très-irrégulier dans les yeux, ce qui devait désigner son amour démesuré de la gloire. Lysippe réussit si bien à exprimer son air terrible, que Cassandre ayant regardé à Delphes une statue qui représentait ce prince, il en frissonna, et éprouva une telle sensation, qu’il eut peine à se remettre des troubles que cette vue lui avait causés : elle lui rappela les mauvais traitements et les menaces qu’il avait reçus de la part d’Alexandre, pour s’être moqué en sa présence de ceux qui l’adoraient.

Les peuples, si souvent vaincus par Alexandre, ne crurent pas d’abord à la nouvelle de sa mort : l’ayant vu si souvent échapper à de grands dangers, ils imaginaient qu’il était immortel. Quand cette mort fut confirmée, ils le regrettèrent comme leur père. Au contraire, les Macédoniens se réjouirent d’en être débarrassés, à cause de sa trop grande sévérité et des périls continuels auxquels il les exposait. Leurs chefs partageaient ces sentiments, mais pour des motifs différents, la cupidité et l’ambi-

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tion (1)[61]. Ces observations judicieuses de Justin peuvent servir de réponse aux questions de Montesquieu, enthousiaste d’Alexandre. « Qu’est-ce que ce conquérant, qui est pleuré de tous les peuples qu’il a soumis ? Qu’est-ce que cet usurpateur, sur la mort duquel la famille qu’il a renversée verse des larmes ? C’est un trait de cette vie dont les historiens ne nous disent pas que quelque autre conquérant puisse se vanter. » On ne peint pas toujours les hommes par les effets que produit leur mort. Celle d’Alexandre jeta d’abord tout dans une si étrange confusion, que, suivant un mot de Léosthène, son armée ressemblait au Cyclope qui, après avoir perdu son œil, portait çà et là ses mains, sans savoir où il allait. Il ne pouvait résulter de cet état de choses que beaucoup de calamités, et on les prévoyait sans peine ; car l’homme s’affecte plus de l’avenir que du passé, et ce qu’il croit lui-même être l’effet de l’amour n’est souvent que celui de la crainte. Ayant perdu l’âme qui dirigeait tout, on laissa le corps d’Alexandre pendant plusieurs jours sans lui rendre les honneurs funèbres. » Lorsque les amis d’Alexandre purent, dit Quinte-Curce, s’occuper de son corps, ils le trouvèrent intact sans la moindre marque de corruption, et avec cette figure vermeille qui annonce la vie. » Les Égyptiens et les Chaldéens, chargés de l’embaumer à leur manière, n’osèrent d’abord y mettre la main, comme s’il eût encore respiré ; puis, l’ayant supplié de permettre à des mortels de le toucher, ils le nettoyèrent, l’embaumèrent, et le mirent sur un trône d’or, avec les ornements royaux sur la tête. Conformément aux dernières volontés d’Alexandre, son corps devait être transporté au temple de Jupiter-Ammon ; mais cette disposition fut changée par Ptolémée, qui sentait toute l’importance d’être en possession d’un pareil dépôt. Le devin Aristandre avait assuré l’armée macédonienne que les dieux lui avaient révélé qu’Alexandre ayant été de son vivant le plus heureux des rois, la terre qui recevrait le corps serait parfaitement heureuse, et n’aurait jamais à craindre d’être dévastée. Rien n’a égalé la magnificence du char sur lequel fut transporté le corps d’Alexandre ; la description que nous en a conservée Diodore de Sicile paraît avoir été tirée de l’ouvrage d’Éphippus d’Olynthe, sur la mort et les funérailles d’Héphestion et d’Alexandre. Ce char funèbre, construit par Hiéronyme, fut mis au nombre des chefs-d’œuvre de la mécanique, tels que le bûcher de Denys l’Ancien à Syracuse, exécuté par Timée ; l’hélépole de Démétrius-Poliorcète, par Dioclide d’Abdère ; le fanal de Persée, par Polyclète ; et le grand navire d’Hiéron, construit sous la direction d’Archimède. Les travaux relatifs au char d’Alexandre durèrent près de deux ans ; et pendant ce temps-là on plaçait le corps de ce prince au
milieu de ses généraux, lorsqu’ils délibéraient sur quelque affaire importante (1)[62]. Il fut ensuite transporté, sous la conduite d’Arrhidée, de Babylone à Memphis, où il fut déposé dans un cercueil d’or. Plus tard, sous Ptolémée Soter, on le transporta à Alexandrie, et on remplaça l’ancien cercueil par un autre en verre. Jules-César le vit en cet état ; et aucun des monuments dont Alexandrie était remplie ne l’intéressa davantage. Il descendit avec empressement dans le tombeau du héros macédonien, comme de nos jours Napoléon visita le tombeau de Frédéric le Grand. Cette vue put lui arracher quelques soupirs ; mais il n’avait plus à gémir comme autrefois, en apercevant la statue du conquérant ; car il était déjà son rival de gloire. Auguste voulut aussi contempler les restes d’Alexandre : il fit tirer son corps du cercueil, lui mit une couronne d’or, et le couvrit de fleurs (2)[63]. Dion-Cassius rapporte qu’il lui arracha un morceau du nez, anecdote qu’il ne donne que comme un bruit, et on doit, en effet, le croire peu fondé. Cet historien nous apprend encore que l’empereur Sévère, ayant fait enlever des temples beaucoup de livres mystérieux, ordonna de les renfermer dans le tombeau d’Alexandre, et défendit qu’on les montrât aux profanes. Depuis cette époque, on ignore ce qu’est devenu ce tombeau : peut-être fut-il démoli, et le corps mis en pièces et pulvérisé, dans une de ces émeutes auxquelles le peuple d’Alexandrie se livrait si fréquemment. D’ailleurs les chrétiens n’auraient pas laissé subsister un pareil monument, situé au centre du quartier du Bruchium, où ils venaient de changer en église le temple de Bacchus. Aussi déjà saint Jean Chrysostome parle-t-il du tombeau d’Alexandre comme ignoré de son temps, c’est-à-dire vers la fin du quatrième siècle.

Alexandre laissa un nom immortel. Les peuples de l’Europe aussi bien que ceux de l’Asie et de l’Afrique le connaissent. Le grand conquérant mit bien moins de temps à renverser l’empire de Darius qu’Agamemnon à assiéger vainement la ville de Priam. Viskander est encore chanté par les poètes de l’Orient. Sa marche triomphale, depuis l’Hellespont jusqu’aux rives du Nil et de l’Indus, ressemble, en effet, plus à un conte fantastique qu’à la réalité. Son œuvre mourut avec lui ; mais les lambeaux furent encore des royaumes que les généraux du conquérant se partagèrent entre eux. Dès ce moment l’Inde, la Perse et l’Égypte cessèrent d’être des pays mystérieux pour l’Europe, et l’échange d’idées qui s’établit entre ces différentes contrées servit à la civilisation du monde. Ce fut là le plus grand résultat des conquêtes d’Alexandre.

Diodore de Sicile, XVII et suiv. — Arrien, Exped. Alexandri. — Quinte-Curce. — Plutarque. — Justin. — Sainte-Croix, Examen critique des anciens historiens. — Eckhel, Doctrina nummorum. — Droysen, Geschichte

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Alexanders des Grossen ; Berlin, 1833. — Williams, Life and actions of Alexander the Great ; London, 1829. — Valerius, Historia Alexandri M., Argent. ; fol. — Lesfarques, Histoire d’Alexandre le Grand ; Toulouse, 1639, in-8o. — Gauddenzio, Fatti d’Alessandro il Grande : Pisa, 1645, in-fol. — Lehmann, Historia M. Alexandri, dissertatione historica descripta. — Obrecht, Justicia armoram Alexandri M. ; Upsal, 1691, in-8o. — Athenius, Dissertatio de Graecia triiimphante, et statu Graeciae sub Alexandro M. tyranno ; Lips., 1706, in-4o. — Eenberg, Dissertatio de testamento Alexandri M. ; Upsal, 1709. — Freitag, Dissertatio de Alexandro cornigero ; Lips., 1715, in-4o. — Kossin, L’éroismo ponderato nella vita di Alessandro il Grande ; Parme, 1716,2 vol. in-4o. — Zeiske, Prolusio de Alexandro M. cornibus insigni ; Soraviœ, 1724, in-fol. — Fonseca-Rebelo, Historia abreviada de Alexandro Magno ; Lisb., 1753, in-4o. — Linguet, Histoire du siècle d’Alexandre le Grand ; Paris. 1762, in-12. — Schlegel, Einleitung zu Alexandropädie Oder über die Jugendjahre einer Alexanders des Grossen ; Riga, 1775, 10-4°. — Pfizer, Geschichte Alexanders des Grossen ; Stuttg., in-8o. — Bury, Vie d’Alexandre le Grand, 1760, in-4o.

  1. Arrien, 1, 18.
  2. Diodore de Sicile, XVII, 21.
  3. Arrien, I, 17.
  4. Diodore de Sicile, XVII, 21.
  5. Arrien, I, 15.
  6. Diodore de Sicile, XVII, 22. — Arrien, I, 19.
  7. Arrien, 1, 24.
  8. Arrien, l, 25.
  9. Ibid., II.4.
  10. Quinte-Curce, III, 1.
  11. Arrien, II. 4.
  12. Quinte-Curce, III, 4.
  13. Arrien, II, 4.
  14. Ibid., II, 5.
  15. Ibid., II, 6, 7.
  16. Ibid., II, 6.
  17. Xénophon, Exp. Cyr., I, 18.
  18. Arrien, II, 7.
  19. Quinte-Curce, III, 11.
  20. Arrien, II, 10 et 11.
  21. Plutarque, Vit. Alex., p. 29.
  22. Quinte-Curce, 111, 12.
  23. Diodore, XVII, 37.
  24. Arrien, II, 14.
  25. Arrien, II, 15.
  26. Ibid., II, 17.
  27. Diodore de Sicile, XVII, 40 ; Quinte-Curce, IV, 2.
  28. Diodore de Sicile, XVII, 46.
  29. Justin, XI, 10.
  30. Arrien, II, 26.
  31. Diodore de Sicile, XVII, 34.
  32. Strabon, XVI, 122.
  33. Josèphe, Antiquités judaïques, XI.
  34. Recherches historiques sur l’Inde, p. 19.
  35. Amm. Marcel., XXII, 16.
  36. Diodore de Sicile, XVII.
  37. Quinte-Curce, IV, 7.
  38. (1) Quinte-Curce, IV.
  39. (2) Arrien, III, 12.
  40. (1) Arrien, III, 13.
  41. (1) Quinte-Curce, V, 8.
  42. (1) Diodore de Sicile, XVII, 73.
  43. (2) Quinte-Curce, VII, 8.
  44. (1) Justin, XII, 3.
  45. (1) Quinte-Curce, VI, 10 et 11.
  46. (1) Plutarque, Vie d’Alexandre.
  47. (2) Quinte-Curce, X, 1.
  48. (1) Arrien, V, 7.
  49. (1) Plutarque, Vie d’Alexandre.
  50. (2) Ibid.
  51. (1) Arrien, VI, 2.
  52. (1) Arrien, VI, 19.
  53. (2) Strabon, XV, 486.
  54. (1) Diodore, XVII, 106. Quinte-Curce, IX, 10, 12.
  55. (1) Arrien, VII, 18.
  56. (2) Diodore de Sicile, XVII, 4.
  57. (1) Plutarque, Vit. Alex., 97.
  58. (1) Plutarque, Vit. Alex. — Arrien, Vit, 25.
  59. (2) Pline, XXXV, 37.
  60. (3) Selon d’autres, la tête était penchée vers l’épaule droite. Voyez sur ce vice de conformation, considéré sous le point de vue de l’art plastique et de la médecine, un Intéressant article du docteur Dechambre, dans la Gazette médicale, année 1851.
  61. (1) Justin, XIII, 1.
  62. (1) Justin, XIII, 4.
  63. (2) Suétone, Vit. Aug. 18.

* ALEXANDRE IV, surnommé Aegus (Άλέξανδροζ Αῖγοζ), roi de Macédome, fils d’Alexandre le Grand et de Boxane, tué en 310 avant J.-C. Il naquit en 323 avant J.-C, peu de mois après la mort de son père, et fut sacré roi par l’armée macédonienne à Babylone. Après la mort de Perdiccas, tuteur du jeune roi, Python et Arrliidée (ce dernier avait conduit le corps d’Alexandre le Grand en Égypte) furent proclamés régents en 321 avant J.-C, et partirent pour l’Europe avec Boxane et son fils. Les intrigues d’Eurydice, femme d’Arrhidée, portèrent les régents à se démettre de leurs fonctions avant d’arriver en Grèce. Antipater fut alors chargé de la tutelle du jeune roi, l’amena en Macédoine, et fit un nouveau partage des provinces de l’empire. Mais il mourut déjà en 319 avant J.-C, et eut pour successeur Polysperchon. Eurydice résolut alors de se mettre elle-même à la tête des affaires, et contraignit Roxane avec son fils à chercher un refuge en Épire, où venait aussi d’être exilée Olympias, mère d’Alexandre le Grand. Polysperchon, de concert avec Éacide d’Épire, ramena toute la famille royale en Macédoine, où Eurydice et son mari Philippe-Arrhidée furent mis à mort en 317 avant J.-C. Olympias et Polysperchon gouvernèrent dès lors sous le nom du jeune Alexandre. Mais déjà, l’année suivante, Olympias, Roxane et Alexandre tombèrent entre les mains de Cassandre, allié fidèle d’Eurydice. Olympias subit le dernier supplice, et Roxane avec son enfant fut emprisonnée dans la citadelle d’Amphipolis. En 3 1 5 avant J.-C ., Antigone fit la guerre à Cassandre, sous prétexte de délivrer le jeune prince. La paix fut conclue en 311 ; mais Alexandre et sa mère restèrent en prison, et Antigone, probablement complice de Cassandre, ne fit entendre aucune protestation, bien que la mise en liberté d’Alexandre eût été stipulée. Les Macédoniens commençaient à murmurer de cet état de choses, lorsque Cassandre ordonna au geôlier Glaucias d’empoisonner Roxane et son fils, et de faire disparaître leurs corps. Le crime de ces malheureuses victimes fut d’avoir été, l’une la femme
l’autre le fils d’un grand homme. L’histoire offre plus d’un trait de ce genre.

Diodore, XVIII, 36, 39 ; XIX, 11, 51, S2, 61, 105. — Justin, XIV, 6 ; XV, 2. — Pausanias, IX, 7, 2. — Plutarque, Pyrrhus, S. — Uroysen, Geschichte der Nachfolger Alexanders.

ALEXANDRE V, roi de Macédoine, troisième fils de Cassandre, mort en 294 avant J.-C. Il disputa le trône à Antipater après la mort de leur aîné, Philippe IV. Antipater fit mettre à mort Thessalonice sa mère, dans la persuasion qu’elle soutenait les prétentions d’Alexandre. Celui-ci, pour se soustraire aux embûches de son frère, se réfugia d’abord en Grèce, et se mit sous la protection de Démétrius Poliorcète, alors occupé au siège de plusieurs villes. Il se rendit ensuite en Épire : le roi Pyrrhus lui promit son assistance, en échange de quelques places fortes de la Macédoine. Après qu’Antipater eut, de son côté, vainement imploré le secours de Lysimaque, roi de Thrace, son beau-père, contre l’orage qui le menaçait, il se réconcilia avec son frère, auquel il céda une partie de la Macédoine. Démétrius arriva après cette réconciliation. Embarrassé de ce secours tardif, Alexandre chercha à se débarrasser de son allié ; mais celui-ci le prévint, et le fit massacrer avec toute sa famille ; puis, réunissant l’armée macédonienne à la sienne, il se fit proclamer roi de Macédoine. Alexandre avait épousé Lysandra, fille de Ptolémée Lagus et d’Eurydice.

Plutarque, Pyrrhus, 6, 7 ; Démétrius, 36. — Justin, XVI, 1. — Diodore, Fragm., VII. — Pausanias, IX, 7, 3. — Droysen, Geschichte der Nachfolger Alexanders, p. 577.

ALEXANDRE, troisième fils de Persée, dernier roi de Macédoine, était encore enfant lorsque son père fut vaincu par Paul Emile (en 168 avant J.-C.). Persée l’avait confié ainsi que sa fille aux soins de Ion de Thessalonique, l’un de ses favoris ; mais ce sujet infidèle, voyant son maître vaincu, livra aux Romains le dépôt qu’il avait en garde. Ces enfants furent conduits à Rome, et ornèrent, ainsi que leur père, le triomphe de Paul Emile. Alexandre fut ensuite conduit à Albe, où on le garda soigneusement jusqu’à la mort de son père, arrivée en 165 avant J.-C. Mis en liberté, il apprit la langue latine et obtint une charge de greffier, qu’il exerça jusqu’à sa mort. Il excellait aussi dans l’art de ciseler, et se faisait remarquer par la perfection de ses œuvres.

Un imposteur (l’an 147 avant J.-C.) usurpa le nom d’Alexandre, fils de Persée, et rassembla une armée sur les bords du fleuve Nestus. Il fut défait par Métellus, qui le força à se réfugier en Dalmatie. On ignore ce qu’il devint.

Zonaras, ex Dion. — Usser., in Annal.

ALEXANDRE, prétendant au trône de Macédoine en 278 avant J.-C. Il était fils d’Amestris, reine d’Héraclée, et de Lysimaque, lieutenant d’Alexandre le Grand. Il fut élevé à la cour de son père, à qui la Thrace et la Chersonèse étaient échues en partage. Après la mort d’Agathocle son frère, tué par son père Lysimaque, il s’en-

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fuit avec Lysandra, veuve d’Agathocle, chez Séleucus, roi de Babylone. Les deux fugitifs déterminèrent ce roi à faire la guerre à Lysimaque, qui fut tué dans une bataille. On raconte qu’Alexandre réclama le corps de son père, et lui fit élever un tombeau entre Cardie et Pactye. Il prétendait au trône de Macédoine après la mort de Sosthènes ; mais il ne réussit pas dans son entreprise.

Pausanias, l. 10. — Droysen, Geschichte der Nachfolger Alexanders.

ALEXANDRE, de Lynceste, fils d’Aéropus, fut accusé de complicité dans l’assassinat de Philippe, roi de Macédoine. Alexandre le Grand lui pardonna, parce qu’il vint le premier lui rendre hommage après la mort de Philippe. Il lui confia ensuite le commandement des troupes de la Thrace et de la cavalerie thessalienne. Malgré les honneurs dont il fut comblé, Alexandre de Lynceste conspira contre la vie de son bienfaiteur pour s’emparer du sceptre, qui, avant le règne d’Amyntas II, était héréditaire dans sa famille. Il entra à ce sujet en correspondance avec Darius, roi de Perse, qui lui garantit le royaume de Macédoine et lui fournit mille talents. L’envoyé de Darius tomba entre les mains de Parménion, qui dévoila le complot à Alexandre le Grand. Celui-ci lui fit grâce de la vie, en considération de sa parenté avec Antipater (dont Alexandre de Lynceste était le gendre), et le punit de la prison. Mais lorsque, trois ans après, Philotas fut condamné à mort pour le même crime, les Macédoniens demandèrent aussi le supplice d’Alexandre de Lynceste, qui fut exécuté en 330 avant J.-C.

Arrien, Anabasis, 1, 25, 26. — Diodore, XVII, 32, 80. — Quinte-Curce, VII, 1 ; VIII, 8.

ALEXANDRE, fils de Polysperchon, l’un des généraux d’Alexandre le Grand, mort en 314 avant J.-C. Il fut chargé par son père, régent de la Macédoine après la mort d’Antipater, de détacher la Grèce du parti de Cassandre, fils d’Antipater. Il réussit dans son entreprise, s’empara du Péloponèse, et s’y déclara indépendant (en 316 avant J.-C.). Il venait de se faire reconnaître roi par Antigone et Cassandre, ses concurrents, lorsqu’il fut assassiné par Alexion, l’un de ses officiers. Son épouse Cratésipolis, femme d’un rare courage, se maintint à Sicyonc dans le suprême pouvoir, et vengea la mort de son mari.

Diodore, XVIII, 65 ; XIX, 67. — Arrien, Photii Bibliotheca, p. 76, édit. Bekker. — Droysen, Geschichte der Nachfolger Alexanders, p. 154.

E. Alexandre de Phères.[modifier]

ALEXANDRE, tyran de Phères (Άλέξανδροζ ό Φεραῖοζ) en Thessalie, tué dans la quatirième année de la 106e olympiade (357 avant J.-C). Il succéda à son neveu Polydore, qu’il fit empoisonner dans un repas en 369 avant J.-C, et devint un objet de haine par sa conduite inique et cruelle. Les Aleuades, famille noble de Thessalie, et quelques réfugiés de Larissa, conspiré
rent contre lui, et implorèrent le secours d’Alexandre II, roi de Macédoine. « Alexandre de Phères, dit Diodore, averti de cette conspiration, mit en campagne tous les hommes en état de manier les armes, dans le dessein de porter la guerre en Macédoine. Le roi des Macédoniens ayant auprès de lui les exilés de Lalisse, prévint l’ennemi, se dirigea avec une armée sur Larisse, et s’empara de cette ville avec l’aide de quelques habitants qui l’avaient introduit dans l’intérieur des murs. Il mit ensuite le siège devant la citadelle, qu’il prit ; il occupa aussi la ville de Cranon, mais il promit aux Thessaliens de leur rendre l’une et l’autre ville. Cependant, au mépris de sa parole, il y établit des garnisons considérables, et, gardait les villes pour lui. Alexandre de Phères revint à Phères (1)[1]. » Bientôt la guerre entre lui et ses sujets recommença. « Vaincus dans plusieurs batailles, ils avaient perdu beaucoup de monde. Ce fut alors qu’ils envoyèrent des députés aux Thébains pour leur demander des secours et Pélopidas pour chef ; car ils savaient que celui-ci était personnellement irrité contre le tyran Alexandre, qui l’avait jeté en prison, et ils le connaissaient en même temps pour un homme renommé par sa bravoure et son talent stratégique. Les Béotiens se réunirent en une assemblée générale, et, après avoir pris connaissance de la mission des envoyés, ils accordèrent tout ce que les Thessaliens leur demandaient. Ils firent partir sur-le-champ une armée de 7,000 hommes, sous les ordres de Pélopidas. Au moment où Pélopidas se mit en route à la tête de son armée, il arriva une éclipse de soleil. Ce phénomène répandit l’alarme ; quelques devins déclarèrent que, par le départ de l’armée, Thèbes allait perdre son soleil ; paroles qui présagèrent la mort de Pélopidas. Mais ce général n’en continua pas moins sa marche, poussé par la fatalité. Arrivé en Thessalie, il trouva Alexandre occupant une position très-forte avec plus de 20,000 hommes ; il établit son camp en face de l’ennemi, et, après sa jonction avec les troupes auxiliaires des Thessaliens, il engagea le combat. Alexandre eut l’avantage, grâce au terrain qu’il occupait. Pélopidas, empressé de décider par sa propre valeur le sort de la bataille, marcha droit à Alexandre. Le tyran tint ferme avec son corps d’élite ; la mêlée devint sanglante : Pélopidas fit des prodiges de valeur ; tout le champ de bataille autour de lui fut jonché de cadavres. Enfin, s’exposant aux plus graves dangers, il mit l’ennemi en déroute, et remporta la victoire. Mais cette victoire lui coûta la vie : criblé de blessures, il mourut en héros. Alexandre, une seconde fois mis en déroute et pressé de tous côtés, fut obligé, par une capitulation, de rendre aux Thessaliens toutes les villes qui faisaient le sujet de la guerre, de restituer au pouvoir des Béotiens les Magnètes et les Achéens de la Phthiotide ; en un
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mot, il dut se contenter de la souveraineté de Phères et du titre d’allié des Béotiens (1)[2]. »

Quelque temps après (en 362 avant J.-C.), il s’empara de l’île de Tenos, et réduisit les habitants en esclavage. L’année suivante, il marcha en pirate contre les Cyclades, assiégea Péparéthus, et défit les Athéniens, sous Léosthène, à Panorme près de Sunium. Tous les écrivains nous dépeignent cet Alexandre comme un homme cruel et perfide. Cicéron et Diodore rapportent plusieurs anecdotes de sa vie. Ainsi, sur quelques dénonciations portées contre les habitants de Scotusse, il les convoqua en une assemblée : là, il les fit entourer par des mercenaires et égorger jusqu’au dernier. On raconte encore de lui qu’il prenait plaisir à faire enterrer des malheureux tout vifs, ou à les revêtir de peaux d’ours ou de sanglier, et que dans cet état il les faisait déchirer par des chiens et les perçait lui-même de flèches, comme s’il était à la chasse. Exécré de tout le monde, Alexandre fut assassiné par les frères (Lycophron et Tisiphron) de sa propre femme, Thébé. Xéaophon raconte ainsi les détails de ce meurtre : « Elle leur avait déclaré qu’Alexandie en voulait à leur vie : un jour entier elle les tint cachés dans le palais. Alexandre revient ivre, et s’endort ; à la lueur d’une lampe, elle lui ôte son épée : ses frères hésitent à s’approcher d’Alexandre ; elle les menace de l’éveiller, s’ils ne commettent le crime. Dès qu’ils furent entrés, elle ferma la porte, dont elle tenait le verrou jusqu’à ce que son mari expirât. Au rapport de quelques-uns, la haine de cette femme provenait de ce qu’ayant un jour fait mettre aux fers un beau jeune homme qu’elle aimait, le tyran l’avait tiré de prison et égorgé, indigné qu’elle demandât sa grâce. Selon d’autres, n’ayant point d’enfants de cette épouse, il avait envoyé à Thèbes demander en secondes noces la veuve de Jason : c’était là, disait-on, le motif de son crime. Au reste, Tisiphron, l’aîné de ses frères, régnait encore lorsque je composai ce livre (2)[3]. »

Xénophon, Hellenica, VI, 4. — Diodore, XV, 61 et suiv. — Polybe, vin, 1. — Cicéron, De officiis, II, 7. — Plutarque, Pélopidas. — Démosthène, contre Polycl.

  1. (1) Diodore de Sicile, t. III p. 57 de la traduction de Perd. Hœfer.
  2. (1) Diodore de Sicile, t. III, p. 74, trad. de F. Hœfer.
  3. (2) Xénophon, Hellenica, VI, 4. 1

F. Alexandre de Rome.[modifier]

ALEXANDRE-SÉVÈRE, empereur romain, né en Phénicie le 1er octobre de l’an de J.-C. 208, mort près de Mayence le 19 mars 235. — Julia Domna, femme de l’empereur Septime-Sévère, avait pour sœur Julia Mœsa, et toutes deux étaient, dit-on, filles d’un prêtre du Soleil, du nom de Bassien, qui exerçait son sacerdoce dans la ville phénicienne d’Émesse. Mœsa, après la brillante fortune de sa sœur, dont le mari était parvenu à l’empire, épousa Julius Avitus, personnage consulaire, dont elle eut deux filles, Julia Sœmis et Julia Mammea. C’est de cette dernière, mariée au consulaire Genesius Marcien,

que naquit Alexandre, qui prit d’abord le nom d’Aurèle Alexien, porté par son grand-père paternel. On lui donna plus tard le nom d’Alexandre, dit Lampride, parce qu’il était né le jour anniversaire de la mort d’Alexandre le Grand, dans un temple consacré à ce héros. Ayant perdu son père lorsqu’il était encore en bas âge, il fut élevé par sa mère Julia Mammea, femme d’une grande énergie, qui non-seulement le guida de ses conseils, mais lui fit donner par les meilleurs maîtres une éducation distinguée, dirigée à la fois vers l’étude des belles-lettres et la science des armes. Il n’avait que dix ans lorsque son cousin Élagabale, fils de Julia Sœmis, fut proclamé empereur par les troupes ; et l’année suivante (de J.-C. 219) il l’accompagnait à Rome, où deux ans plus tard il fut adopté par lui et reçut le titre de César. Dès lors ses inclinations parurent toutes différentes de celles du prince impudique qui avait trouvé le moyen de vaincre en débauches tous ses prédécesseurs, et dont il s’attira la haine par l’énergie avec laquelle il repoussa les tentatives faites pour le corrompre. Aussi Élagabale ne tarda-t-il pas à se repentir de cette adoption, et, familiarisé avec le crime, il voulut se défaire de son jeune parent. Maîtres, officiers, serviteurs, furent engagés par des promesses à se charger secrètement d’un meurtre dont l’empereur n’osait prendre hautement la responsabilité : tous se montrèrent incorruptibles. D’ailleurs Mœsa, l’aïeule de l’Auguste et du César, défendait l’un de ses petits-fils contre la perfidie de l’autre ; si bien que, se voyant démasqué, Élagabale eut recours à la violence, et cassant l’adoption d’Alexandre, le fit mettre au ban du sénat, tandis qu’il envoyait des bourreaux chargés de le mettre à mort. Le sénat tout en gémissant, enregistra l’acte de déchéance ; mais les soldats se montrèrent moins résignés : courant en armes au palais, ils forcèrent le tyran à jurer qu’il respecterait les jours de ce César dont les naissantes vertus annonçaient au peuple romain un meilleur avenir. Élagabale prêta le serment qu’on lui demandait, et le viola bientôt. Deux fois encore la vie d’Alexandre fut menacée ; deux fois l’affection de l’armée le sauva de la mort ; et, à la dernière tentative, Élagabale ayant péri sous les coups des prétoriens, Alexandre lui succéda (an de J.-C. 222).

Jamais avènement, depuis la fondation de l’empire, n’avait été accueilli par des acclamations plus joyeuses et plus unanimes. Lampride nous a transmis, d’après les registres du sénat, le récit de la séance où Alexandre crut devoir refuser le nom d’Antonin et le titre de Grand, que voulaient lui conférer les sénateurs immédiatement après son élection. Cette page est curieuse pour l’histoire du temps, et nous prouve à quel point les formes adulatrices avaient passé dans le langage officiel du premier corps de l’Etat quand il s’adressait à l’empereur, fût-il un enfant. Alexandre-Sévère avait alors qua-

ALEXANDRE (Princes anciens, Rome) 844

torze ans à peine. On était à la veille des nones de mars ; le sénat était réuni dans le temple de la Concorde, lieu habituel de ses séances. Alexandre, invité à s’y rendre, avait refusé d’abord : il savait qu’il était question de lui décerner des honneurs inusités. Mais de nouvelles instances ayant triomphé de sa modestie, il parut au milieu de l’assemblée, qui le salua aussitôt du nom vénéré d’Antonin : « Antonin-Alexandre, s’écrie-t-on, que les dieux vous protègent ! Antonin-Aurèle, que les dieux vous protègent ! Antonin le Pieux, que les dieux vous protègent ! Nous vous supplions de prendre le nom d’Antonin. Rendez cet hommage aux bons empereurs, de porter le nom d’Antonin. Purifiez le nom des Antonins : un monstre l’a souillé, c’est à vous de le purifier. Réhabilitez l’honneur du nom des Antonins ; que le sang des Antonins se renouvelle en vous ! En vous est notre salut ; en vous est notre vie ; en vous est notre félicité. De longs jours à Alexandre Antonin ! notre bonheur est à ce prix. Que ce soit un Antonin qui consacre les temples des Antonins ; que le nom d’Antonin soit restitué à la monnaie ; que ce soit un Antonin qui triomphe des Parthes et des Perses. Qu’étant sacré lui-même, il porte un nom sacré ; que, chaste et pur, il porte un nom vénéré ; à vous le nom d’Antonin ! Que les dieux vous conservent ! Nous avons tout en vous, Antonin ; par vous nous avons tout ! » — « Pères conscrits, répondit Alexandre, grâces vous soient rendues du titre d’Auguste, de celui de souverain pontife, de la puissance tribunitienne et du pouvoir proconsulaire, que par un exemple tout nouveau vous m’avez conférés en un seul jour ; mais ne m’imposez pas le dangereux honneur de soutenir l’éclat d’un grand nom qui serait un pesant fardeau pour mes mérites. Que diriez-vous d’un Varron ignorant ou d’un Cicéron sans éloquence ? Antonin le Pieux donna son nom à Marc-Aurele par droit d’adoption ; Commode le reçut à titre d’héritage ; Élagabale s’en empara, tout indigne qu’il en était : il serait ridicule à moi de le porter. » Ainsi repoussés dans leur première tentative, les sénateurs donnèrent une autre forme à leur servilité. Alexandre se vit salué du nom de Grand, comme le héros de Macédoine : « Grand Alexandre, que les dieux vous protègent ! Vous avez refusé le nom d’Antonin, recevez de nous le nom de Grand. Salut au grand Alexandre ! » Cette fois encore le jeune empereur triompha de l’instinct adulateur du sénat : « Il m’eût été plus facile, répondit-il, d’accepter le nom d’Antonin que le titre de Grand. Qu’ai-je fait de grand jusqu’à ce jour ? Le vainqueur de Darius n’a pris ce nom qu’après d’éclatants exploits, Pompée qu’après de nombreux triomphes. Calmez vos transports ; et si vous voulez m’honorer comme je le désire, ouvrez-moi vos rangs ; que je sois un des vôtres : voilà le titre que j’ambitionne (1)[1]. »
Dès les premiers jours de son règne, Alexandre justifia par de nombreuses mesures un si heureux début. La magistrature, l’administration, l’armée furent épurées, et les sujets indignes qu’y avait introduits Élagabale en furent honteusement chassés. Voulant rendre au sénat la considération que ce corps avait perdue, sans toutefois dessaisir l’autorité impériale de son omnipotence, il assembla, d’après l’avis de sa mère, un conseil de seize sénateurs, auxquels il adjoignit des jurisconsultes célèbres et d’autres personnages éminents au nombre de cinquante, afin que ses ordonnances fussent revêtues du nombre de signatures qui était nécessaire pour rendre valable un sénatus-consulte. Ce fut au sénat qu’il remit la nomination du préfet de Rome ; et il le consulta même pour le choix de son préfet du prétoire, qu’il prit dans ses rangs, afin qu’un sénateur romain n’eût pas la honte d’être jugé, si le cas échéait, par un homme qui n’aurait pas été son égal. Tout juge prévaricateur, tout accapareur spéculant sur la misère du peuple, tout dignitaire vendant sa protection, était recherché et puni selon la rigueur des lois. Toutefois les condamnations étaient rares, parce que les choix étaient intelligents. Mais Hérodien va trop loin quand il dit qu’il n’y eut point sous ce règne d’exécution capitale : il ne faut d’autre exemple pour prouver le contraire que celui de ce Turinus, favori qui promettait son concours à quiconque voulait l’acheter, et qui, sur l’ordre de l’empereur, fut étouffé, au milieu du forum de Nerva, par la fumée de bois vert, tandis que l’exécuteur criait à haute voix : « Que celui qui vendait la fumée périsse par la fumée ! »

Les règnes précédents avaient été signalés par une grande avidité fiscale. Caracalla avait doublé le droit sur les mutations, imposé par Auguste ; il avait transféré au fisc le bénéfice des dispositions testamentaires devenues caduques pour avoir été faites en faveur de célibataires, et qui accroissaient aux pères de famille ; il avait modifié dans le sens le plus favorable à l’État les immunités accordées par la loi Papia ; et pour rendre la perception de ces impôts onéreux plus profitable au trésor, il y avait soumis tous les sujets de l’empire, en leur conférant le droit de cité. Alexandre employa son autorité, et la science des jurisconsultes éminents qui l’entouraient, à diminuer le poids du fardeau par une administration économe ? Il est cependant difficile de supposer que les impôts, ainsi que le prétend Lampride, aient été réduits à la trentième partie seulement de ce qu’ils étaient sous Élagabale, et qu’à cette occasion on ait frappé des monnaies d’or dont la valeur était du tiers de celle des monnaies anciennes. Le texte de l’historien d’Alexandre-Sévère offre en cet endroit des difficultés que les efforts de Casaubon et de Saumaise ne sont pas parvenus à éclaircir. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’on ne possède aucune de ces pièces d’or réduites dont parle Lampride,

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mais que plusieurs types de médailles donnent à Alexandre sur leur légende le titre de restitutor monetae (1)[2]. D’autre part, il fit vendre tous les bijoux, toutes les perles, toutes les pierres précieuses rassemblées par son prédécesseur ; il restreignit les sommes dépensées en spectacles, diminua l’intérêt usuraire qu’exigeaient les capitalistes, défendit même aux sénateurs de prêter à intérêt, laissa aux villes une partie de l’argent qu’elles devaient au fisc, afin qu’elles l’employassent à l’entretien de leurs monuments, et parvint toutefois, par l’ordre qu’il avait adopté dans l’administration des finances, à se montrer souvent généreux. C’est ainsi qu’il établit des écoles gratuites, solda dans les villes de province des avocats chargés de défendre les pauvres, ajouta une distribution de viande aux distributions de blé qui se faisaient au peuple, fit construire des thermes, des greniers publics, et plaça dans le forum Transitorium, ou forum de Nerva, les statues des grands hommes qui avaient honoré l’empire. Alexandre trouva encore moyen de relever la fortune des anciens fonctionnaires (honorati) que des malheurs immérités avaient réduits à l’indigence, tout en remédiant à l’abus d’entretenir un grand nombre de dignitaires qui n’avaient pas de fonctions actives (ascripti, vacantes), et grevaient l’État, sous ses prédécesseurs, de traitements onéreux (2)[3].
Le nombre des rescrits d’Alexandre-Sévère qui sont parvenus jusqu’à nous est assez considérable pour avoir fait l’objet de quelques travaux particuliers (3)[4] ; et, bien qu’on y remarque peu d’innovations dans le droit romain, ils portent tous un caractère humain et religieux qui fait le plus grand honneur à ce jeune prince, ainsi qu’aux hommes qui le guidaient de leurs conseils. Parmi ces derniers brillait au premier rang Ulpien, préfet du prétoire, le plus habile des jurisconsultes de son époque, et dont les fragments qui nous restent de son Liber singularis regularum ont été pour nous le document le plus précieux du droit romain jusqu’à la découverte des Institutes de Gaïus. Ulpien fut, pour ainsi dire, le chef de l’empire pendant les quatre premières années du règne d’Alexandre, qui ne faisait rien sans le consulter, et ne donnait aucune audience qu’il ne fût présent. Les préfets du prétoire, qui n’avaient d’abord exercé qu’une autorité militaire, avaient bientôt étendu leurs attributions, et pris une large part dans l’exercice de la juridiction souveraine. Depuis plusieurs années leurs fonctions étaient devenues judiciaires : ils connaissaient de toutes les causes référées à l’empereur, décidaient les appels des
justices provinciales ; et à plus forte raison, sous un prince si jeune, la responsabilité des actes du pouvoir doit-elle revenir au sage ministre qui guidait son élève dans la voie la plus salutaire au bonheur du peuple. Malheureusement les abus ne se peuvent corriger sans froisser les intérêts ; et parmi ces abus l’un des plus enracinés était le manque de discipline dans l’armée. En voulant la rétablir, Ulpien souleva les prétoriens, qui coururent demander sa mort à Alexandre. L’empereur le couvrit en vain de la pourpre, pour leur faire comprendre qu’attaquer son ministre, c’était l’attaquer lui-même. Pendant trois jours la sédition ensanglanta les rues de Rome ; et enfin Ulpien fut massacré par les révoltés. « Les compagnies prétoriennes, ajoute Dion qui nous apprend ces faits, firent ensuite des plaintes contre moi commue elles en avaient fait contre Ulpien, et m’accusèrent d’avoir établi une discipline trop sévère parmi les troupes de Pannonie. Mais Alexandre, loin d’avoir égard à leurs réclamations, me choisit pour son collègue dans le consulat. Cependant, voyant que son choix irritait les prétoriens, je craignis d’exciter quelque tumulte nouveau, et je m’abstins du séjour de Rome pendant tout le temps que je fus consul (1)[5]. » On voit ainsi combien il fallait à la fois d’adresse et d’énergie pour lutter contre les passions mauvaises qu’avaient favorisées les règnes d’un Caracalla et d’un Élagabale. C’est vers cette époque (de J.-C. 229) que les légions qui occupaient la Mésopotamie mirent à mort leur général Flavius Héracléon, tandis qu’un certain Taurinus, à ce que dit Aurélius Victor, fut proclamé Auguste malgré lui, et s’effraya tellement du dangereux honneur qu’on lui imposait, qu’il alla se précipiter dans l’Euphrate. S’il faut en croire Lampride, une tentative d’usurpation, dont les résultats ne sont pas moins singuliers, s’accomplissait à Rome. Un sénateur, nommé Ovinius Camillus, entreprit de s’élever à l’empire. La conjuration était formée, les preuves irrécusables. Alexandre fit amener Camillus dans son palais, et le remercia de ce qu’il voulait bien se charger d’une partie d’un fardeau qui chaque jour devenait plus pesant ; puis il lui fit revêtir la pourpre et l’emmena au sénat, pour y juger quelques affaires. Ce ne fut qu’après plusieurs jours passés par le malheureux prétendant au milieu des honneurs et de transes mortelles, qu’il obtint la faveur de se retirer à la campagne, sans pouvoir encore comprendre comment celui qu’il avait voulu détrôner s’était contenté d’une si douce vengeance.

Un fait qui n’a peut-être pas été suffisamment étudié explique cette morale indulgente, cet oubli de l’injure, si rare dans l’antiquité. Près d’un siècle devait s’écouler encore avant l’introduction du christianisme dans la politique du gouvernement ; et cependant Alexandre avait appris

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de sa mère à respecter la religion du Christ. Il adorait dans une chapelle domestique, nous dit Lampride, l’image de Jésus-Christ, entre celles d’Apollonius de Tyane, d’Abraham et d’Orphée. Auprès d’un prince né en Asie, le spiritualisme des dogmes chrétiens devait l’emporter sur le polythéisme occidental. Les uns parlaient à l’àme, l’autre ne parlait qu’à l’imagination ; et l’Orient s’est toujours montré dans ses cultes plus extatique que poétique. Dès cette époque on remarque une tendance générale des esprits vers les dogmes orientaux. Les poètes, les littérateurs, les philosophes en sont imbus : cette disposition devait se manifester plus vive encore chez Alexandre, dont les premières années s’étaient écoulées sur les frontières de la Palestine, dont la mère avait fait venir Origène d’Alexandrie à Antioche pour entendre sa parole, dont enfin l’esprit élevé comprenait l’inanité d’un fétichisme, aliment des superstitions de la foule. Aussi savons-nous que si Alexandre ne fut pas chrétien, beaucoup de chrétiens figuraient au nombre de ses officiers ; qu’il prit pour règle de conduite la maxime de l’Évangile : « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fit ; » que cette belle maxime fut gravée par son ordre sur le fronton de son palais, et qu’il eut souvent la pensée de consacrer un temple à Jésus-Christ (1)[6].
Ce fut vers la neuvième ou dixième année de son règne, d’après un calcul très-probable d’Eckhel (2)[7], qu’Alexandre-Sévère porta la guerre en Asie. Une révolution imprévue s’était accomplie chez les Perses. Artaban, le dernier rejeton de la famille des Arsacides, venait d’être renversé du trône par Ardeschir (3)[8], fils adultérin d’un soldat nommé Sassan ; et, fier de son succès, le Sassanide voulut prouver à ses sujets qu’il était digne de les commander. Chasser les Romains des provinces de l’Asie autrefois soumises aux Perses, c’était se faire légitimer par la victoire : il n’hésita donc pas à entrer en armes dans la Mésopotamie, qu’il ravagea d’un bout à l’autre ; et bientôt il menaça les frontières de la Syrie. Alexandre se plaignit d’abord doucement, et fit quelques efforts pour conserver à la fois la paix et ses provinces ; mais, sur le refus d’Ardeschir d’entrer en accommodement, il quitta Rome, accompagné des vœux et des regrets de tout le peuple, qui voulut le suivre jusqu’à quelques milles des murailles de la ville.
Grâces à la précaution qu’il avait prise de désigner d’avance toutes ses étapes, et d’y faire rassembler les provisions nécessaires à son armée, sa marche n’occasionnait aucun trouble, aucune exaction dans les provinces ; la discipline la plus sévère avait été ordonnée ; tout militaire qui s’en écartait était immédiatement puni. Cette rigueur, quoique tempérée par une constante sollicitude pour les besoins, le bien-être, la santé du soldat, blessait trop vivement les habitudes de désordre contractées sous les règnes précédents pour ne pas disposer les troupes à la révolte. Une légion tout entière prit parti à Antioche, pour quelques soldats punis par ordre du prince ; et Alexandre, debout sur son tribunal, sévit entouré d’une foule armée faisant entendre les cris les plus menaçants : « Taisez-vous ! leur dit-il d’une voix haute ; c’est l’ennemi et non pas votre empereur qu’il faut menacer de vos cris ; ils ne sauraient m’effrayer. Un mot de plus, et je vous casse. Qui ne sait pas obéir, n’est plus digne de porter les armes. « Et comme les clameurs continuaient : » Retirez-vous, citoyens, ajouta-t-il, vous n’êtes plus soldats (1)[9] ! » Tel était encore le prestige du titre de militaire, qu’à cette appellation de citoyens, qui semblait les dégrader, les soldats égarés rentrèrent en eux-mêmes. Honteux de leur conduite, ils reportèrent au camp leurs armes et leurs drapeaux, puis vinrent se loger dans la ville ; et quand, après un mois de repentir, Alexandre-Sévère consentit à les rappeler au service, ils se montrèrent plus zélés, plus disciplinés, plus ardents qu’aucun des autres corps de l’armée.

Les événements de la guerre Persique sont racontés d’une manière bien différente par les historiens. Si l’on en croit Larapride, Alexandre vainquit Ardeschir malgré les sept cents éléphants, les dix-huit cents chariots armés de faux et la nombreuse cavalerie qui l’entouraient. Suivant Hérodien, le succès aurait été tout contraire. Alexandre, nous dit-il, avait divisé son armée en trois corps : l’un était entré dans la Médie par les montagnes d’Arménie ; l’autre était dirigé vers la pointe orientale de la Mésopotamie, tandis qu’Alexandre, à la tête du troisième, restait dans une inaction coupable qui permit au roi des Perses de triompher sans peine, aidé par la rigueur du climat dans les montagnes, et, dans les plaines, par les maladies qui décimèrent les Romains. Quelle que soit la vérité entre ces deux versions si contraires, nous savons qu’Alexandre de retour à Rome rendit compte aux sénateurs d’une victoire complète. Lampride a extrait son discours des actes du sénat le septième jour des calendes d’octobre : « Pères conscrits, dit l’empereur, nous avons vaincu. Un long discours est inutile : trois cents éléphants avec des tours chargées d’archers ont été pris, deux cents ont été tués sur place. Cent vingt

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mille cavaliers ont été mis en fuite, dix mille armés de toutes pièces sont restés sur le champ de bataille. La Mésopotamie est reconquise ; le roi des Perses s’est enfui, abandonnant ses drapeaux aux lieux mêmes où, du temps de Crassus, nous avions perdu les nôtres. Nos soldats reviennent chargés des dépouilles de l’ennemi ; la gloire leur a fait oublier leurs fatigues. A vous, pères conscrits, de voter des remercîments aux dieux ! » Aussitôt des acclamations unanimes se firent entendre dans le sénat : « Auguste Alexandre, que les dieux te conservent ! Tu as mérité le surnom de Persique ; reçois-le. Gloire au jeune empereur, au père de la patrie ! Celui-là est sûr de vaincre, qui sait commander (1)[10]. » Une médaille nous a conservé un témoignage irrécusable et contemporain du triomphe d’Alexandre (2)[11] : il y est représenté sur un quadrige, revêtu du paludamentum ou habit militaire, et il est remarquable que c’est le premier empereur qui ait ainsi triomphé. Avant lui, les triomphateurs ne revêtirent pas l’habit militaire, mais la toge peinte ou palmée. Josèphe parlant du triomphe de Vespasien ou de Titus (3)[12], les monuments qui représentent le triomphe de Trajan (4)[13], les médaillons de Marc-Aurèle, de Lucius Vérus, ou de Commode, frappés dans des circonstances identiques, ne nous laissent aucun doute à cet égard.
Après le triomphe vinrent les jeux du cirque, puis un congiaire au peuple, puis les récompenses données aux soldats,dont un certain nombre furent dotés de domaines sur les frontières, domaines transmissibles à leurs fils, sous la condition que ces fils entreraient au service comme leurs pères. A peine terminées, les fêtes célébrées en l’honneur de la paix furent remplacées par de nouveaux bruits de guerre. Les Germains avaient fait irruption dans les Gaules, et Alexandre partit en toute hâte pour les combattre. Son armée semblait pleine d’ardeur ; le peuple l’accompagnait, comme à son précédent départ, de ses vœux et de ses larmes : mais sa fortune devait échouer contre ce même obstacle qui se dressait sans cesse devant lui, l’indiscipline de ses troupes. Il trouva des légions révoltées sur la frontière du Rhin, et fut obligé de les casser ; rigueur qui sembla d’abord lui réussir, dit Aurélius-Victor, et qui bientôt causa sa perte (5)[14]. En effet, un Goth, né en Thrace, qui devait à sa force herculéenne son avancement dans l’année, Maximin, profita du mécontentement des soldats, toujours prêts à donner la pourpre à quiconque leur promettait des largesses ; et, s’étant fait proclamer empereur, il fit tuer par quelques sicaires Alexandre et sa mère Mammée, qui ne quittait jamais son fils. Tous deux se trouvaient
alors dans un bourg nommé Sécila, près de Mayence. Ainsi périt à vingt-six ans, et dans la quatorzième année de son règne, un des meilleurs empereurs qui aient consolé l’empire romain de tant de règnes licencieux ou sanguinaires. Hérodien, qui lui est peu favorable, et lui reproche plusieurs fois une pusillanimité incompatible avec les qualités d’un grand prince, rend cependant toute justice à la douceur de son caractère et à ses inclinations bienfaisantes. C’est à sa mère Mammée qu’il reproche d’avoir rendu, par une avarice profonde, son fils odieux à des soldats accoutumés aux prodigalités des chefs de l’État. Il est plus probable encore que le respect d’Alexandre pour le sénat, ses efforts pour lui rendre l’éclat et la puissance, blessèrent l’esprit militaire, et aliénèrent à l’empereur l’affection des troupes, qui voulaient que leur prince ne dût qu’à eux son trône et sa force.

Alexandre, en mourant, ne laissait pas d’enfants. Il avait eu trois femmes : une première, dont nous ignorons le nom, et dont parle Dion en disant qu’elle fut reléguée en Afrique par l’influence et la jalousie de Mammée, qui ne voulait pas qu’on lui donnât, ainsi qu’on le lui donnait à elle-même, le titre d’Auguste ; la seconde, qui se nommait Memmia et était fille du consulaire Sulpicius ; enfin la troisième, qui portait les noms de Sallustia-Barbia-Orbiana et que nous ne connaissons que par les médailles, les historiens n’en ayant fait aucune mention. Jamais, du reste, la mort violente d’un empereur, cette catastrophe si fréquente dans l’histoire de l’empire, n’avait causé à Rome pareille désolation. Le peuple, le sénat, les provinces furent plongés, dit Lampride, dans la plus profonde douleur. On éleva à Alexandre un cénotaphe en Gaule, un mausolée à Rome ; on décréta son apothéose, honneur bannal, il est vrai, mais qu’on avait du moins refusé à son prédécesseur. Enfin, nouveau dieu, il eut des pontifes qu’on appelait, de son nom. Alexandrins, et on institua une fête pour honorer le jour de sa naissance, fête qu’on célébrait encore sous le règne de Dioctétien.

A. Noël des Vergers.

Lampride, apud Scriptores Historiae Augustae. — Dion Cassius, LXXX. — Hérodien, VI. — Aurelius, Epitome de Caesaribus. — Zonrire, Annales. — Tillemont, Histoire des empereurs, III. — Eckhel, Doctrina nummorum veterum, vii. — Aurelii Alexandri Severi Axiomata politica et ethica, A. Chassanei commentariis illustrata. — J. Greppo, Sur le christianisme de Mammée, de Sévère-Alexandre, et de Philippe.

  1. (1) Ælius Lampride, Vie d’Alexandre, chap. vii.
  2. (1) Voyez Eckhel, D. N. V., t. VII, p. 279.
  3. (2) Jurejurando se constrinxit ne quem ascriptum, id est vacantium haberet, ne annonis rempublicam gravaret ; Lampride, in Alex., ch. xiv.
  4. (3) Voy. Aurelii Alexandri Severi axiomata politica et ethica. Ejusdem rescripta universa, Alex. Chassanei commentariis illustrata ; Paris, 1635.
  5. (1) Dion, LXXX.
  6. (1) Christo templum facere voluit. Lampr., ch. xlii. Si Alexandre n’exécuta pas son projet, détourné qu’il en fut par les prêtres du paganisme, nous apprenons de Lampride que les chrétiens accomplissaient publiquement, sous son règne, les cérémonies de leur culte. Il adjugea aux chrétiens, pour en faire une église, un ancien édifice public que leur disputaient des marchands de comestibles, qui voulaient en faire un halle. Voy. ibid., ch. xlviii.
  7. (2) Eckhel se décide pour cette date, contrairement à l’opinion de Le Nain de Tillemont, d’après la médaille d’or citée par Vaillant, médaille frappée en l’honneur du triomphe d’Alexandre dans la douzième année de son règne. Voy. Eckhel, U. N. V., t. VII, p. 274.
  8. (3) Les historiens latins et grecs le nomment Artaxercès.
  9. (1) Quirites, discedite, atque arma deponite. Lamp. in Alex., § {sc|liii}.
  10. (1) Lampride, ch. lv.
  11. (2) Voy. Vaillant, Num. prœst., t. II, p. 285.
  12. (3) Liv. VII, De bello Jud.
  13. (4) roy. Fabritti, De col. Traj.
  14. (5) Quod in prœscns gloriae, mox exitio daturo. Aur. Victor, De Caesaribus.

G. Alexandre de Syrie.[modifier]

ALEXANDRE, surnommé Zebina ou Zabinas, c’est-à-dire en syrien, esclave racheté (Άλέξανδροζ Ζεβινἆζ), roi séleucide de Syrie, de 128 à 122 avant J.-C. Il était fils d’un fripier d’Alexandrie, nommé Protarque. Aidé de Ptolémée-Physcon, il se fit reconnaître roi de Syrie en qualité de fils adoptif d’Alexandre-Balas. Les peuples, fatigués du gouvernement despotique de Démétrius-

(Princes anciens, SYRIE) 852

Nicanor, se soulevèrent en sa faveur sans approfondir ses droits, dont le plus réel fut le gain d’une bataille qu’il remporta près de Damas (126 avant J.-C.) contre son rival, qui se réfugia à Tyr, où il fut assassiné. Cependant Cléopâtre, veuve de Démétrius, resta maîtresse d’une partie de l’empire. Séleucus, son fils aîné, âgé d’environ vingt ans, réussit de son côté à se faire un parti considérable, comme successeur légitime du roi son père. Cléopâtre, sa mère, fut la plus ardente à traverser ses vues, dans la crainte qu’il ne vengeât sur elle la mort de son père, dont il avait lieu de la croire coupable. Le voyant déterminé à défendre ses droits, cette mère dénaturée le poignarda elle-même (124 avant J.-C.) (Tite-Live, Epitom., LX). Pour se maintenir sur le trône, elle fit venir d’Athènes son second fils Antiochus, surnommé Gryphus, à cause de sort nez aquilin, et le fit proclamer roi, sous sa tutelle. Alexandre ne fut pas longtemps tranquille dans la portion de la Syrie qu’il possédait : Ptolémée- Physcon, l’auteur de sa fortune, voulut être son suzerain et lui faire payer un tribut annuel. Sur le refus de Zebina, il fit alliance avec Cléopâtre, donna Triphène, sa fille, en mariage à Gryphus, puis envoya une puissante armée pour chasser du trône de Syrie ce même homme qu’il y avait placé quelques années auparavant. Zebina, défait et abandonné de ses troupes, s’embarqua pour la Grèce ; mais il fut pris par un corsaire, qui le livra au roi d’Egypte ; celui-ci le mit à mort (122 avant J.-C). On a plusieurs médailles d’Alexandre Zebina : la face représente la tête du roi, et le revers Jupiter assis, tenant d’une main une petite figure de la Victoire, de l’autre, une lance.

Josèphe, Judaic.antiq., XIII, 9, 10. — Justin, XXXIX, 2. — Athénée, V, 17. — Frölich, Annales Syriœ. — Eckhel, Doctrina nummorum veterum, III, 237.

ALEXANDRE-BALAS (Αλεξανδροζ Βαλαζ) souverain du royaume grec de Syrie, depuis 150 jusqu’à 146 avant J.-C. Il prit le nom de Balas (de l’araméen bala ou baal, seigneur), lorsque, se faisant passer pour le fils d’Antiochus-Épiphane, il monta sur le trône après la mort de Démétrius-Soter. Ptolémée-Philométor, roi d’Egypte, auquel il devait principalement le succès de son usurpation, continua de maintenir son ouvrage en lui faisant épouser Cléopâtre, sa fille. Il la conduisit lui-même à Ptolémaïde, où les noces furent célébrées avec une grande magnificence. Croyant ainsi avoir fixé sa fortune, il se livra à la débauche, et remit les rênes du gouvernement à son favori Ammonius. Celui-ci ne se servit du pouvoir que pour satisfaire sa cupidité, et mécontenta le peuple. Démétrius, fils aîné de Démétrius Soter, profita de la disposition des esprits pour recouvrer le trône de ses ancêtres. Lasthène de Cnide, en Crète, lui fournit un corps de troupes avec lequel il aborda en Syrie, et gagna en peu de temps un grand nombre de partisans. Ptolémée 852 ALEXANDRE (Constantinople, Ecosse) 854

Philométor, instruit de cette tentative, leva promptement deux armées, l’une de mer et l’autre de terre, pour venir au secours de son gendre. Mais voyant sa cause perdue, il tourna ses armes contre Alexandre lui-même. Aidé par les Syriens, il commença par s’emparer de Séleucie sur l’Oronte, et d’Antioche. Il mit à mort Ammonius, qui s’était enfui sous le déguisement d’une femme. Le peuple mit ensuite Démétrius en possession de la ville et du palais d’Antioche ; il offrit même à Philométor la couronne de Syrie. Mais ce prince la refusa, disant qu’elle appartenait au jeune Démétrius (Justin., I. XXXV, c. ii). En même temps il rappela sa fille Cléopâtre, qu’il avait mariée à Alexandre, et la donna à Démétrius . Alexandre était alors en Cilicie, occupé à réduire quelques villes. Lorsqu’il apprit la défection de son beau-père, l’infidélité de sa femme et la révolte de ses sujets, il accourut vers Antioche ; et en trouvant les portes fermées, il mit tous les environs à feu et à sang. Ptolémée ne tarda pas à se mettre en marche pour l’arrêter ; il lui livra bataille, et le vainquit. Alexandre se réfugia chez Zabdlel, roi des Arabes, qui le fit assassiner, et en envoya la tête au roi d’Egypte. L’auteur du Ier livre des Machabées laisse croire que Balas était réellement le fils d’Antiochus, tandis que Polybe admet le contraire.

Machabées, I, chap. xvii. — Justin, XXXV. — Strabon, XVII. — Josèphe, V, c. xiii, Histoire des Juifs. — Eusébe ; Sulpice Sévère ; Appien, in Syriac. — Clinton, Fasti Hellen., III, p. 324. — Fröhlich, Annales Syriae.

II. Les Alexandre, princes du moyen âge, et modernes.[modifier]

A. Alexandre de Constantinople.[modifier]

ALEXANDRE, empereur de Constantinople, né vers 870, mort le 7 juin 912. Il était le troisième fils de Basile le Macédonien et d’Eudocie. Son père l’associa à l’empire, et le pai’tagea ensuite avec son frère Léon le PhOosophe. Celurci mourut le 11 mai 911, et Alexandre régna seul. Dès ce moment il s’abandonna à toutes ses passions, prit pour ministres ses compagnons de débauche, et traita ignominieusement les hommes les plus honorables, qui auraient pu censurer sa conduite. Il déposa Eutimius, patriarche de Constantinople, et exila l’impératrice Zoé et son fils Constantin-Porphyrogénète, auquel il voulut faire la castration, pour le rendi’e indigne de régner un jour. Mais ses amis l’en dissuadèrent, disant que ce jeune prince était d’une constitution si faible, qu’il ne vivrait pas jusqu’à l’âge de puberté. Vers la même époque, Siméon, roi des Bulgares, se préparait à ravager l’empire, pour venger un affront que ses ambassadeurs avaient reçu àla cour de Constantinople, lorsque Alexandre mourut subitement de la rupture d’une artère, après un repas copieux, suivi d’un violent exercice à cheval.

Cédrène. — Dufresne, Familiae Byzantinœ, p. 140. — Gibbon, History of the Décline and fall etc., c. 48.

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B. Alexandre d’Ecosse.[modifier]

ALEXANDRE Ier, surnommé le Farouche et le Fort, roi d’Ecosse, fils de Maicolm III, succéda à son frère Edga IV en 1107, et mourut le 27 avril 1124. Il fit, par ses mauvaises qualités, un grand nombre de mécontents ; mais il les battit successivement, et assura sa puissance par la mort des principaux chefs. Il reçut un jour les plaintes d’une veuve, qui accusa le jeune comte de Mearns d’avoir fait mettre à mort sans jugement son époux et son fils. Alexandre fit pendre le coupable en sa présence. Des assassins s’étant introduits dans sa chambre pendant la nuit, il saisit ses armes, tua six de ses agresseurs, et parvint à s’échapper. Après avoir rétabli le calme dans son royaume, il fonda le monastère de Saint-Colm dans l’île d’Emona, et rendit visite à Henri Ier, roi d’Angleterre, auquel il fut utile en accommodant une querelle qu’il avait avec les Irlandais. Il mourut sans avoir été marié, après un règne de dix-sept ans, et laissa le trône à son frère David Ier.

Hailes, annales of Scotland, 3 vol. in-8°, 1819 ; vol. I, p. 53 et suiv. — Eadmerus, Historia Scotorum, cum notis Seldeni ; Lond., 1623, in-fol. — Ailredus, Descriptio belli Standardii. — Kuchanan, Chron.

ALEXANDRE II, roi d’Écosse, fils de Guillaume le Lion, né en 1198, mort le 8 juillet 1249. Il succéda à son père à l’âge de seize ans (1214), eut bientôt une guerre à soutenir contre Jean, roi d’Angleterre, et fit une irruption dans cette contrée. De son côté, Jean pénétra en Ecosse, et y commit de grands dégâts. Dans une seconde expédition, Alexandre prit Carlisle, qu’il ne rendit qu’à la paix d’York, et s’avança jusqu’à Richmond. L’année suivante, il vint à Londres, sur l’invitation du prince français Louis, fils aîné de Philippe-Auguste, pour prêter aide au parti qui s’était révolté contre Jean. Lorsque ce roi se fut réconcilié avec le pape, Alexandre fut obligé d’évacuer l’Angleterre, et courut de grands dangers dans sa retraite. Les pillages que le roi d’Écosse avait commis sur sa route portèrent le pape à mettre son royaume en interdit. La mort de Jean mit fin à la guerre, et Alexandre consolida la paix en épousant Jeanne, sœur du roi d’Angleterre Henri III. Dix-huit ans après, Jeanne étant morte, de nouvelles dissensions s’élevèrent entre les deux monarques ; elles furent apaisées par l’intervention du comte de Cornouailles et de l’archevêque d’York. Alexandre épousa ensuite Marie, fille d’Ingelien, comte de Gouvor. Quelques troubles s’étant élevés dans l’Argyleshire, Alexandre s’embarqua pour ce pays ; mais il mourut dans une des îles de la côte, après un règne de trente-cinq ans. Il laissa de sa troisième femme, Marthe de Coucy, un fils qui lui succéda.

Matt. Paris, Historia Major. — Forduu, Scotichronicon. — Bœthius, Scotorum historia. — Reyiner, Fœdera.

ALEXANDRE III, roi d’Écosse, fils du précédent, né en 1240, mort le 16 mars 1285, monta 855 ALEXANDRE (Géorgie, Pologne 856

sur le trône à neuf ans. Il fut gouverné pendant sa minorité par une famille puissante, les Cummings, qui lui firent épouser Marguerite, fille de Henri III, roi d’Angleterre. Affranchi de ce joug à l’aide de son beau-père, Alexandre eut presque aussitôt (en 1263) une guerre à soutenir contre Achon ou Haquin, roi de Norwége, qui élevait des prétentions sur les îles Hébrides. Les Norwégiens s’emparèrent d’Ayr, et s’avancèrent dans le pays. Le roi d’Ecosse courut à leur rencontre, et les défit à Largs : ils laissèrent 16,000 hommes sur le champ de bataille. Alexandre Stuart se distingua particulièrement dans ce combat. Haquin mourut peu de temps après, et son successeur Magnus renonça, moyennant une modique somme, à toute prétention sur les îles en litige. La transaction fut confirmée par le mariage d’Éric, fils aîné de Magnus, avec Marguerite, fille d’Alexandre. Cette alliance fut utile au roi d’Ecosse : lors de la révolte de ses barons, Éric lui amena 5.000 Norwégiens, et l’aida à soumettre les rebelles. Alexandre eut ensuite quelques querelles avec le saint-siége, au sujet de certains biens ecclésiastiques qu’il avait réunis à la couronne : ce différend s’accommoda par les soins de l’archevêque de Saint-André, et le monarque écossais consentit à fournir des troupes à saint Louis de France pour la croisade qu’il dirigeait. Il assista ensuite, avec sa famille, au couronnement d’Edouard Ier, roi d’Angleterre, et au parlement tenu en 1282, en qualité de premier pair d’Angleterre. Devenu veuf et sans enfants (David, Alexandre et Marguerite étant morts), les états insistèrent pour qu’il contractât un second mariage : il épousa en 1285 Yolande, fille de Robert IV, comte de Dreux. Mais, peu de temps après, il périt à l’âge de quarante-cinq ans, entraîné par son. cheval dans un précipice. Sa petite-fille Marguerite de Norwége, surnommée la Vierge du Nord, fille unique d’Éric III, devait lui succéder ; mais cette princesse mourut aussi en 1291, dans la traversée de Norwége en Ecosse. Le trône étant devenu vacant, les hauts barons se le disputèrent, et de longs troubles désolèrent l’Écosse.

Chronic. de Maitros, dans Fell, Rer. Ànglo. script, veteres ; Oxon., 1684, in-fol. — Haller, Annales. — Tyller, History of Scotland, vol. I. — Wynlown, Chronicle of Scotland.

C. Alexandre de Géorgie.[modifier]

  • ALEXANDRE, roi de Géorgie, mort vers 1440 de J.-C. Il succéda, encore mineur, à son cousin Constantin, qui périt dans une bataille contre les Syriens, en 1414. Il régna d’abord sous la tutelle de sa mère, qui essaya de réparer les désastres causés par les invasions de Tamerlan, et fit, entre autres, rebâtir l’église de Mtzkhaytha, lieu de sépulture des rois de Géorgie. Vers la fin de ses jours, Alexandre se retira, sous le nom d’Athanase, dans un monastère, et partagea ses États entre ses trois fils, Vakhtang, Déraétrius, et George. Ce partage facilita plus

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tard la conquête de la Géorgie par les Turcs.

Klaproth, Voyage au Caucase et en Géorgie (en allemand), t. II, p. 193. — Brosset jeune, Chronique géorgienne.

D. Alexandre de Pologne.[modifier]

ALEXANDRE JAGELLON, roi de Pologne, grand-duc de Lithuanie, né le 5 octobre 1461, monté sur le trône en 1501, mort à Wilna le 9 août 1506. Il fut l’un des fils de Casimir IV et de l’archiduchesse Elisabeth, fille de l’empereur Albert II. Son père, en mourant en 1492, désigna son fils aîné Jean-Albert à la royauté de Pologne, et Alexandre au duché de Lithuanie. Encore grand-duc de Lithuanie, Alexandre eut à combattre la politique envahissante du tzar de Moskovie, Yvan-Vassiliévitsch. Dans l’impossibilité de lui opposer des forces suffisantes, il fut obligé de conclure en 1493 une convention en vertu de laquelle le tzar fut confirmé dans la possession du duché de Nowogrod-Siéwierski, détaché ainsi des possessions lithuaniennes. Pour consoler Alexandre de cette concession forcée, Yvan promit de lui donner en mariage sa fille Hélène : ce mariage eut lieu à Wilna en 1495. Le tzar stipula que sa fille restât fidèle à la religion schismatique et qu’elle eût un temple dans son palais, en même temps qu’elle lui servit d’instrument politique auprès de son mari. Plus tard, Yvan accusa le grand-duc Alexandre d’avoir négligé de bâtir une chapelle dans son palais pour Hélène ; et, sous d’autres motifs frivoles, il envahit Starodub et Czerniéchow. Alexandre marcha jusqu’à Boryssow, sur la Bérézyna, tandis qu’une autre partie de son armée s’étant rencontrée avec les Moscovites sur les bords de la Wiedrosza, succomba sous le nombre (octobre 1499). L’ennemi vint assiéger Smolensk ; mais il ne réussit point à s’en emparer, le grand-duc ayant secouru à temps la garnison polono-lithuanienne. Peu de temps après ces événements, Jean-Albert mourut, et Alexandre fut proclamé roi de Pologne à Cracovie en septembre 1501. Le nouveau roi quitta Wilna, et fut couronné à Cracovie le 12 décembre 1501. Au mois de février suivant, la reine Hélène vint rejoindre son mari ; mais elle ne fut point couronnée, comme professant la religion schismatique.

Durant le séjour d’Alexandre en Pologne, les Moscovites, sans aucun prétexte, envahirent les possessions lithuaniennes, et assiégèrent Smolensk. Le roi marcha à leur rencontre, et les repoussa. Les parties belligérantes signèrent une trêve de six ans. Cette affaire était à peine arrangée, que les Tatars de Crimée envahirent la Podolie, la Russie-Rouge et la Petite-Pologne. Pour remédier à ce malheur, Alexandre vint à Lublin en octobre 1503, et y tint une diète : l’assemblée accorda des hommes et des subsides. Puis il se rendit dans la Prusse et dans la Poméranie, pour y recevoir le serment de fidélité. En attendant, les Tatars ravagèrent la Lithua


* ALEXANDRE-WASA, prince royal de Pologne, né en 1614, mort à Wielkie, près Varsovie, en 1635. Il était fils de Sigismond III, roi de Pologne et de Suède, et de l’archiduchesse d’Autriche, Constance ; il était doué d’un caractère généreux et aimable, et mourut à la fleur de son âge, au moment où il revenait d’un voyage d’Italie. Il a été enterré dans l’église cathédrale de Cracovie.

L. Ch.

Stanislas Plater, Encycl. polonaise.

E. Alexandre de Russie.[modifier]

ALEXANDRE-NEFSKI (saint), fils du prince Iaroslaf II Vsevolodovitch, naquit en 1219, peu d’années avant la malheureuse bataille de la Kalka, qui livra la Russie aux Mongols déjà maîtres d’une grande partie de l’Asie, et mourut le 14 novembre 1263. Il défendit la frontière septentrionale du territoire russe contre les incursions de ses voisins du nord, avides de profiter de la malheureuse situation d’un peuple

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rival. Les Suédois, les Danois, et les chevaliers porte-glaive de la Livonie, se liguèrent contre lui : malgré le petit nombre de ses troupes, Alexandre remporta sur le grand maître de l’ordre une victoire signalée, sur les bords de la Neva. Il en reçut le nom de Nefski. Une seconde campagne ne fut pas moins heureuse. Enfin, dans une troisième, il remporta une nouvelle victoire aux bords du lac Peipous, en 1242 : les chevaliers livoniens furent obligés de lui demander la paix et de lui abandonner le pays de Pskof, dont ils avaient fait la conquête. A la mort de Iaroslaf II en 1247, André usurpa le trône de Vladimir sur son frère Alexandre, qui se vit obligé d’aller plaider ses droits à Sarai, où il se concilia les bonnes grâces du khan. Avec le secours de ce dernier, il monta sur le trône en 1252, et régna onze ans avec sagesse et prudence. Il porta les armes contre les Tchoudes, les lames, les Suédois et les Livoniens, qui ne discontinuèrent pas leurs attaques sur la frontière septentrionale du pays, et repoussa constamment leurs incursions. Il mourut, à son retour d’un dernier voyage à la capitale du khan de Kaptchak, après avoir pris le cilice, suivant la coutume des princes russes à cette époque. Alexandre Nefski fut élevé au rang des saints, et révéré comme un ange tutélaire.

Son corps avait été enterré dans la cathédrale de Notre-Dame, à Vladimir ; mais lorsque Pierre le Grand eut fondé sa nouvelle capitale sur le théâtre même des exploits d’Alexandre, il voulut en sanctifier en quelque sorte le terrain, en y déposant les restes du saint. Il fonda en conséquence le monastère de saint Alexandre-Nefski à l’endroit où la Tchornaïa-Retchka se jette dans la Neva, à quatre verstes (une lieue) de la tour de l’Amirauté, et y fit transférer en 1724 les ossements du héros. Aujourd’hui le saint repose dans la cathédrale de la Trinité, au milieu du couvent : un mausolée magnifique en argent s’élève sur son tombeau, et les bas-reliefs de la châsse représentent les principaux faits de son histoire. Plus de trente-six quintaux d’argent furent consacrés par Elisabeth à cette pieuse offrande, et Catherine II y ajouta une lampe d’or. En l’honneur du même saint, Pierre fonda, immédiatement après la translation de son corps, un ordre qui ne fut pourtant conféré que sous Catherine Ire, en 1724. L’ordre de saint Alexandre-Nefski consiste en une croix rouge émaillée, avec des aigles d’or, et qu’on porte suspendue à un cordon ponceau. [Extr. de l’Encyc. des gens du m.]

Entsiklopedechesky-Lexicon, I, 465. — Ersch et Grubcr, Algemeine Encyclopädie, III, p. 42, etc. — Karamzin. Histoire de la Russie, IV, 22, etc. — Levesque, Histoire de la Russie, II, 97-134. — Leclerc. Histoire de la Russie, II, 113-820. — Hammer-Purgstall, Geschichte der Coldenen Horde in Kaptschak, p. 138-152.

ALEXANDRE Ier PAULOVITCH, empereur de Russie, fils de Paul Pétrovitch et de Mario Federovna, princesse de Wurtemberg, naquit le 859 ALEXANDRE (Russie) 860

17 décembre 1777, et mourut le 1er décembre 1825. Catherine II se chargea elle-même de l’éducation d’un petit-fils qui lui devint d’autant plus cher qu’elle avait plus de répugnance pour son fils et son successeur immédiat, le malheureux Paul. Ce dernier n’eut aucune part à la direction que reçut dès ses premières années le jeune Alexandre. En confiant son petit-fils au comte Nicolas Soltikof, Catherine traça à ce gouverneur le plan qu’il avait à suivre, et écrivit de sa main les instructions qu’elle lui donnait. Rien ne devait rester étranger à son élève, hormis la poésie et la musique, qui, au jugement de Catherine, auraient pris un temps trop précieux sur les études plus indispensables au futur souverain. Le comte Soltikof choisit en 1783, pour précepteur du jeune Alexandre, César la Harpe, depuis l’un des directeurs de la Suisse, et dès lors partisan déclaré des idées libérales du siècle. C’est à cet excellent maître, appartenant à une famille estimable du pays de Vaud, qu’Alexandre fut redevable de ses connaissances variées, de son jugement prompt et sûr, de son goût exquis, de son esprit de tolérance et de philanthropie.

Alexandre, âgé seulement de quinze ans, épousa en 1793 Louise-Marie-Auguste, princesse de Bade, plus connue depuis sous le nom d’Elisabeth Alexéïevna, qui avait à peine atteint alors sa quatorzième année. Ce mariage, que les poètes célébrèrent dans toutes les langues, ne fut pas heureux. Quelques années après, Catherine termina sa glorieuse carrière, et eut pour successeur Paul, qui tomba victime d’un assassinat. Comme Alexandre le Grand, le jeune empereur fut accusé d’avoir trempé dans le meurtre de son père. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il eut connaissance de la conspiration ; on lui avait fait croire que ses propres jours, ceux de sa mère et de ses frères étaient en danger, et on lui avait peint sous l’aspect le plus sombre l’avenir du pays. Tous les regards se tournèrent alors vers le nouvel empereur, dont les qualités précoces avaient fait concevoir de si belles espérances, et Kiopstock en célébra l’immortel avènement par une ode à l’humanité. Ces espérances furent en grande partie réalisées : sous le règne d’Alexandre, la Russie fit des pas immenses dans la civilisation ; et l’heureuse influence de ce prince s’étendit sur l’Europe tout entière, et même sur une partie de l’Asie. Après avoir réparé les nombreuses injustices commises par son père, rappelé des déserts de la Sibérie les innocentes victimes, et ramené la marche du gouvernement dans la ligne que Catherine lui avait tracée, il rechercha pour son pays de nouveaux moyens de progrès, s’appliqua à en développer de plus en plus toutes les ressources, et à y assurer le règne des lois, qui avaient été jusqu’alors remplacées par la volonté du souverain. Héritier d’un pouvoir illimité, il déclara immédiatement, après son avènement au

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trône, qu’il ne reconnaissait comme légitime aucun pouvoir qui n’émanât des lois ; et ses premiers actes furent l’abolissemcnt du tribunal secret, la révocation de la censure introduite ; par Paul Ier, l’organisation du sénat comme haute-cour de justice, et le rétablissement du comité des lois, institué par Catherine II. Il introduisit la publicité dans la gestion des affaires, et donna l’exemple de ces comptes-rendus qui malheureusement n’ont point été renouvelés sous la même forme, mais qui permirent alors d’apprécier avec certitude les avantages et les défauts du gouvernement établi. Il abolit aussi la torture, comme une tache pour la société ; défendit la confiscation des biens héréditaires ; déclara solennellement qu’il répugnait à ses sentiments de faire des dons de paysans, comme cela s’était pratiqué jusque-là ; et ne permit plus les scandaleuses annonces d’hommes à vendre, qu’on avait coutume de lire dans les journaux. Toutes ses paroles, toutes ses manières respiraient la bonté du cœur, le besoin de se faire aimer, et l’amour le plus vrai de l’humanité. Sans faste ni prétention, il accoutuma lui-même la noblesse à des habitudes simples, comme il lui donnait l’exemple de l’élégance des mœurs et de l’amabilité des manières. Après avoir organisé la haute administration, rétabli les divisions territoriales de Catherine II, et remis l’armée sur le pied où Paul Ier l’avait trouvée à son avènement, Alexandre s’occupa des affaires du commerce et de l’instruction publique. Il conclut des traités avec plusieurs puissances, rendit des règlements sur la navigation, facilita les communications intérieures, favorisa les arts, et permit à chacun de ses sujets de se livrer à l’industrie que ses moyens le rendaient propre à exercer. Sous lui, les fabriques de la Russie prirent un essor remarquable ; le revenu des douanes fut plus que doublé, et ce pays commença à verser d’abondants produits sur tous les marchés de l’Europe. Quant à l’instruction publique, il ordonna en 1803 la fondation de trois nouvelles universités, indépendamment de celle de Dorpat qui lui doit aussi son origine, et de celle de Wilna qu’il réorganisa ; il fonda ensuite un grand nom.bre de gymnases, et décida que leur nombre serait porté à deux cent quatre, desquels dépendraient deux mille écoles élémentaires.

Mais ce dernier projet ne reçut qu’un commencement d’exécution. Pour s’assurer par lui-même de la fidélité de ses agents, et pour connaître les nouveaux besoins des localités, il faisait de fréquents voyages, admettait auprès de sa personne des hommes de toutes les classes, et recevait avec affabilité les placets quon lui présentait. Tant d’efforts concilièrent au jeune monarque l’amour de ses sujets, en même temps qu’ils attirèrent sur lui l’attention de l’Europe : ceux même qui n’approuvaient pas tous ses actes ne purent résister à la séduction de ses qualités personnelles, à ses procédés pleins de grâce et 861 ALEXANDRE (Russie) 862

de dignité, à son exquise politesse, à la simplicité de ses manières. Toujours et scrupuleusement attaché aux pratiques de la religion, il se concilia la classe des prêtres et la masse du peuple. Heureux si plus tard cette piété n’avait pas dégénéré en un piétisme étroit, en même temps que sa haute raison se laissa dominer par l’effroi qu’inspiraient à la plupart des princes les idées libérales que la révolution française venait de répandre chez tous les peuples de l’Europe !

Les hautes qualités du premier consul de la république française avaient frappé l’imagination ardente d’Alexandre, et les premières années de son règne établirent entre eux des relations auxquelles Alexandre attachait le plus grand prix. Dès le 8 octobre 1801, il avait signé avec Bonaparte un traité d’amitié conclu à Paris ; et dans l’année suivante, quand la paix d’Amiens eut rendu le repos à l’Europe, ils réglèrent ensemble la nouvelle constitution territoriale de l’Allemagne. Mais lorsque le premier consul se fit couronner empereur, et qu’il voulut encore placer sur sa tête la couronne de fer des rois de Lombardie ; lorsqu’il se prépara à détruire le peu d’indépendance que la paix d’Amiens avait laissé à la République batave, et qu’il occupa successivement toute la côte septentrionale de l’Allemagne, Alexandre lui fit entendre un langage digne, et se plaignit hautement de cet esprit d’envahissement. « La Russie, dit-il dans une note adressée au cabinet de Saint-Cloud, la Russie (on ne saurait assez le répéter) n’a aucune envie, aucun intérêt à faire la guerre : c’est la force des circonstances qui lui dictera le parti qu’elle aura à choisir. Mais elle est en droit de se flatter que le gouvernement français lui accordera assez d’estime pour se convaincre qu’elle le pourra voir avec une indifférence passive des usurpations nouvelles qu’il se permettrait à l’avenir. » Cependant l’empereur de Russie ne négligea aucun moyen compatible avec sa dignité pour éviter la guerre ; aussi ne fut-ce qu’après avoir vu s’évanouir tout espoir de ramener l’empereur des Français à la modération, qu’il entra contre lui dans la troisième coalition formée par l’Angleterre, l’Autriche et la Suède, et qu’il tira l’épée, malgré les mauvaises dispositions de la Turquie à son égard, et malgré la guerre qu’il faisait déjà à la Perse.

Le 5 octobre 1805, une armée russe fut débarquée en Poméranie, tandis qu’une autre traversa la Prusse, dont le gouvernement hésitait encore à se déclarer contre la France. La bataille d’Austerlitz anéantit, le 2 décembre 1805, la coalition, et décida du sort de l’Allemagne. Les troupes russes regagnèrent la Silésie, et leur souverain se hâta de revenir à Saint-Pétersbourg pour y réunir de nouveaux moyens de continuer la guerre, pendant que François II, son allié, faisait sa paix avec le vainqueur. Un instant on espéra que la bonne intelligence pourrait aussi se rétablir

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entre la France et la Russie ; mais Alexandre ne voulut point ratifier le traité conclu à Paris par M. d’Oubril, et entra bientôt après dans une alliance intime avec la Prusse. Sous les auspices de la reine Louise, Alexandre se lia d’une amitié véritable avec Frédéric-Guillaume III, sur lequel devait bientôt tomber tout le poids de la colère de l’empereur des Français. La nouvelle coalition ne fut pas plus heureuse que la précédente : Bennigsen, un des meurtriers de l’empereur Paul, fut battu à Eylau et à Friedland, comme l’armée prussienne, sous le duc de Brunswick, l’avait été à Iéna ; et l’empereur de Russie fut obligé d’abandonner à son malheureux sort un allié auquel il ne restait plus de son royaume que le territoire de la ville de Memel, située aux confins des deux empires. Mais il fut plus heureux du côté de la Turquie, où ses armées réussirent à soulever les Serbes, tandis que l’amiral Siniavine battit la flotte turque dans l’Archipel. Ces avantages ne purent néanmoins consoler Alexandre des échecs nombreux et sanglants que ses armées avaient essuyés en Prusse : il resta stupéfait de l’activité, de l’immense talent et de la fortune de son adversaire ; et, n’étant point en mesure de continuer une guerre déjà si pernicieuse pour son peuple, il entra en négociations avec le nouveau Charlemagne, arrivé de victoire en victoire jusqu’aux frontières de la Russie.

Les deux empereurs se virent et se parlèrent plusieurs fois, dans le courant de juin de l’année 1807, dans un pavillon dressé sur un radeau au milieu du Niémen, qui sépare, du côté de Memel, la Russie de la Prusse. Le génie du vainqueur de l’Europe, l’entraînement de ses discours, ses manières à la fois brusques et simples, l’adroite flatterie dont il sut le circonvenir, fascinèrent Alexandre au point que son ressentiment fit place aussitôt à une amitié portée jusqu’à l’admiration. Il entra dans toutes les vues de Napoléon au sujet de l’Europe ; et, dans la paix de Tilsit, il sacrifia à ses nouvelles affections un allié fidèle, dépouillé de la moitié de ses États, l’indépendance de tous les États secondaires, et la prospérité même de ses sujets, en adoptant le système continental, désastreux sans doute pour l’Angleterre, mais non moins contraire à tous les intérêts de la Russie, dont ce système paralysa tout d’abord le commerce naissant et l’agriculture. Il embrassa si chaudement la querelle de son nouvel ami, qu’il ne craignit point de lui sacrifier un autre allié, le roi de Suède, dont il récompensa les anciens services par une injustice, excusée peut-être par la politique et par la nécessité de mettre sa capitale à l’abri d’un coup de main, mais indigne des principes sévères d’un prince habituellement juste et loyal. Le malheur n’avait pu faire fléchir le bouillant Gustave-Adolphe IV : opposé à la révolution française depuis son origine, et encore plus prévenu contre celui qui s’en était

rendu l’héritier, il ne voulut rien entendre aux accommodements, ni écouter les invitations réitérées de la Russie d’exclure, comme elle, de ses ports les bâtiments anglais. Alexandre déclara la guerre à la Suède, envahit la Finlande, et fit la conquête de ce grand-duché, depuis longtemps objet de sa convoitise. Cette guerre n’était pas encore terminée, quand eut lieu la fameuse entrevue d’Erfurt le 27 septembre 1808, où Napoléon se vit entouré de courtisans, rois et princes, et où l’avenir de l’Europe devait être soumis aux délibérations des deux souverains qui s’en arrogeaient la dictature. Ce congrès resserra les liens qui unissaient déjà les deux empereurs, et rassura Napoléon sur les dispositions de son trop facile allié, au moment où toute son attention se portait sur l’Espagne. Quand la résistance héroïque des Espagnols et les subsides de l’Angleterre inspirèrent au cabinet de Vienne le courage de tenter une troisième fois le sort des armes, le cabinet de Saint-Pétersbourg ne jugea pas à propos de soutenir l’Autriche, ni de faire quelques efforts pour tirer la Prusse de son anéantissement. Aussi les batailles d’Aspern et de Wagram firent-elles promptement justice de cette levée de boucliers que l’alliance de la Russie aurait pu rendre décisive, et que cette puissance contribua, au contraire, à faire échouer par une invasion de ses armées en Gallicie, province dépendant de l’Autriche et démembrée anciennement de la Russie, qui en recouvra alors une faible partie. Les armes de la Russie étaient alors particulièrement dirigées contre la Turquie, son ancienne rivale, dont le partage paraissait avoir été arrêté par des stipulations secrètes du traité de Tilsit. Elles furent heureuses de ce côté-là ; car non-seulement les forteresses de Silistrie, Rutchuk et Giurgévo tombèrent en son pouvoir, mais le gros de l’armée turque sur la rive gauche du Danube se vit aussi forcé de mettre bas les armes et de se rendre à Koutousof. La guerre contre la Perse ne fut pas moins avantageuse pour la Russie, et amena, au bout de quelques années, de nouvelles conquêtes. Au milieu de tant de préoccupations, Alexandre ne négligeait point l’organisation de son vaste empire. Il continuait à travailler au développement de toutes les ressources du pays, et l’inaustrie nationale prit un grand essor par suite de la prohibition des marchandises anglaises, qui d’ordinaire encombraient les marches russes. En 1810 fut institué le conseil de l’empire, où les lois et règlements sont soumis à une délibération provisoire ; en même temps les ministères furent réorganisés et fixés au nombre de huit, avec des attributions précises et bien réglées. On prit aussi, la même année, diverses mesures à l’effet de régulariser l’état des finances, l’administration de la Finlande et la valeur des monnaies ; et, l’année suivante, Alexandre fit inaugurer la magnifique cathédrale de Notre-Dame de Casan,
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qui n’est pas le moindre des monuments de son règne.

L’état de la Pologne et l’occupation du duché d’Oldenbourg par les Français amenèrent bientôt un refroidissement qui ne tarda pas à tourner en mésintelligence, et qui eut pour résultat cette fameuse guerre du Nord, terme de la fortune de Bonaparte. Cependant la Prusse, circonvenue de toutes les manières, embrassa le parti du plus fort ; et l’Autriche, à laquelle la Russie venait de faire la guerre, ne voulut pas non plus se brouiller avec le puissant empereur des Français. La Suède seule, gagnée par la promesse de la cession de la Norwége poui l’indemniser de la perte qu’elle avait faite de la Finlande, consentit à oublier les mauvais procédés de la Russie, en signant avec elle, le 24 mars 1812, un traité d’alliance auquel l’Angleterre accéda peu de temps après, et qu’il eût été important pour Napoléon de prévenir. Si la paix de Boukharest, tout à l’avantage de la Russie, ne donna pas à cette puissance un nouvel allié, elle la débarrassa au moins d’un ennemi qui alors était loin d’être abattu, et lui permit de rappeler les troupes nombreuses entretenues par elle entre le Prouth et le Danube. Rien n’égale la rapidité avec laquelle l’armée française se porta par le centre de l’Europe aux frontières de la Russie : elle était déjà sur le Niémen avant qu’on sût qu’elle avait dépassé Berlin, et Alexandre ne fut pas d’abord en mesure de la recevoir. Ses généraux eurent donc l’ordre de se replier vers l’intérieur, ravageant tous les pays qu’ils quitteraient, et faisant tous leurs efforts pour former leur jonction avant que l’ennemi eût atteint la Russie proprement dite. Après avoir relevé le courage des troupes par sa présence, Alexandre se dirigea sur Moscou, où il s’occupa à soulever les masses en stimulant le sentiment national, l’amour de l’indépendance, et l’attachement à la religion du pays. Ces mesures pouvaient paraître d’autant plus tardives que l’autocrate se préparait à la guerre depuis près d’un an ; et l’on s’est étonné avec raison d’un manque de prévoyance que rien ne semblait justifier. L’empereur retourna ensuite au quartier général, d’où il adressa le 1er juillet une nouvelle proclamation à son peuple ; mais il ne prit pas lui-même le commandement de l’armée, confié à Barclay de Tolly, général expérimenté, dont le peuple russe se défiait cependant, comme d’un étranger. On sait qu’après la prise de Smolensk ce commandement passa entre les mains de Koutousof, le principal auteur de la paix de Boukharest, celui que le peuple russe considère comme le sauveur de l’empire.

Il n’est pas probable que l’ordre (s’il a été donné), en vertu duquel Moscou fut mis en cendres, soit émané de l’empereur Alexandre : sa douceur habituelle, son attachement aux progrès de la civilisation, et la timidité avec laquelle il ménageait l’opinion publique, ne permettent pas de
lui attribuer un tel acte de barbarie ; mais il en profita, et rejeta dès lors les offres que Lauriston lui faisait au nom de son maître, avec une fermeté à laquelle on ne s’était pas attendu. Après cinq semaines perdues en tentatives de négociations, l’évacuation de Moscou fut opérée par les Français le 23 octobre 1812 ; et l’on sait les funestes conséquences de cette retraite, qui anéantit la presque totalité de l’armée française, dont une faible partie seulement échappa aux dangers du passage de la Bérésina. A partir de ce moment, Alexandre adopta le rôle et le langage de pacificateur de l’Europe : dans son manifeste de Varsovie du 22 février 1813, et par sa proclamation de Kalisch du 25 mars suivant, il fit les promesses les plus séduisantes, en appelant tous les peuples à l’indépendance, et leur faisant comprendre, dans un langage vraiment libéral, ce qu’ils devaient à leur honneur et à la dignité de la nature humaine. Le péril qu’il venait de courir avec tout son pays, la terrible catastrophe qui engloutit la fortune de Napoléon, paraissent avoir fait sur son âme une impression profonde, et l’avoir jeté dans une espèce d’exaltation religieuse et mystique qu’on ne lui avait pas connue auparavant, et que fortifiait peut-être le remords de ses dérèglements passés. C’est au bruit des armes, et avant que les troupes françaises eussent évacué l’empire, que le prince Gallitzin, qui participait de cette tendance, fonda la Société biblique russe, destinée à répandre l’Évangile chez tous les peuples de la vaste domination de l’autocrate, mais qui fut supprimée dans la première année du règne de l’empereur actuel.

Nous ne suivrons pas ici la marche des troupes russes à travers l’Allemagne ; nous ne parlerons pas des batailles auxquelles l’empereur assista, ni de ses relations amicales avec Moreau, ni de son influence sur les négociations jusqu’à la prise de Paris : nous rappellerons seulement que, fidèle à l’esprit d’envahissement commun à tous les souverains russes depuis Ivan III Vassiliévitch, il s’empara de la Pologne, en expulsa les administrateurs saxons, et y fit, dès le 17 juin 1813, rendre la justice en son nom. Cette prise de possession violente lui fut confirmée quelque temps après par le congrès de Vienne ; elle acheva l’anéantissement de la Pologne, provoqué et commencé par la même puissance, et détruisit ainsi un des boulevards de l’Europe contre l’immense monarchie moscovite, agrandie peu auparavant par la paix de Gulistan, conclue le 12 octobre 1813 avec la Perse, et dont l’ascendant croissait d’année en année.

Alexandre non-seulement préserva Paris des ravages dont le menaçaient les Prussiens, mais il respecta aussi la volonté du peuple relativement au choix de son nouveau souverain ; et si la famille des Bourbons fut rétablie en France, ce n’est point à Alexandre qu’il faut s’en prendre. Ce fut encore lui qui s’opposa aux prétentions formées par l’Autriche sur quelques provinces

NOUV. BIOGR, UNIVERS. — T. I.

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françaises autrefois dépendantes du saint empire. Il fit tous ses efforts pour faire régner parmi ses troupes la discipline la plus parfaite, sut apprécier les immenses progrès de l’industrie française, et mérita l’estime générale. Ces sentiments d’estime l’accueillirent en Angleterre, où il se rendit après la conclusion du traité de Paris, le 1er juin 1814. Invité à une fête populaire célébrée en son honneur à Guildhall, il se leva de son siège lorsqu’on chanta le Rule Britannia, rendant ainsi hommage à un peuple puissant et libre, dont il se glorifiait d’avoir mérité les sympathies. Il quitta l’Angleterre le 28 juin suivant, et arriva à Pétersbourg le 27 juillet. Là, son premier soin fut de rendre à Dieu des actions de grâces, et d’honorer les compagnons de ses travaux par un arc de triomphe élevé dans le jardin de Tsarskoïé-Célo ; enfin il fit assurer le sort de ceux que la guerre avait mis hors d’état de pourvoir eux-mêmes à leur subsistance. Son séjour dans sa capitale fut de courte durée : il en repartit bientôt pour se rendre à Vienne, où s’ouvrit, le 3 novembre, le congrès qui en porte le nom, et qui plaça l’Europe dans une assiette nouvelle. Les quatre grandes puissances ne s’oublièrent pas dans le partage qu’elles firent des États du second ordre : la Russie s’adjugea la Pologne, la Prusse prit la moitié de la Saxe, l’Autriche ajouta Venise à son ancienne province du Milanais, l’Angleterre s’enrichit de nouvelles colonies et agrandit l’électorat de Hanovre, devenu un royaume. La ville de Cracovie, objet de convoitise pour trois puissants voisins, fut constituée en république ; faible souvenir de l’ancienne Pologne, dont les habitants n’eurent aucun avis à donner sur le sort qu’on leur réservait. Un régime de fer rendit illusoire la prétendue constitution qui lui fut accordée.

Ces tristes combinaisons étaient déjà arrêtées, et l’on s’occupait de l’organisation intérieure du corps germanique, lorsque le retour de Napoléon répandit l’alarme parmi les alliés. Alexandre n’hésita pas à reprendre les armes, et il rappela aux rois les obligations que leur imposaient le traité de Chaumont et celui de Paris. Dès le 13 mai, il signa avec eux une déclaration par laquelle les quatre puissances placèrent d’un commun accord Napoléon hors des relations civiles et sociales, en ajoutant « que, fermement résolues de maintenir intacts le traité de Paris du 30 mai 1814 et les dispositions sanctionnées par ce traité, et celles qu’elles ont arrêtées ou qu’elles arrêteraient encore pour le compléter et le consolider, elles emploieraient tous les moyens et réuniraient tous leurs efforts pour que la paix générale, objet des vœux de l’Europe et but constant de leurs travaux, ne fût pas troublée de nouveau. »

La défaite de Waterloo livra une seconde fois la France à la merci de l’Europe coalisée, et permit à Alexandre d’entrer de nouveau à Paris en vainqueur. Il y arriva le 11 juillet 1815, mais
sans exciter le même enthousiasme, sans donner lieu aux mêmes démonstrations. Il sut encore contenir ses troupes par la plus exacte discipline, et respecter un peuple encore grand dans son malheur. Cependant il consentit à se dépouiller de quelques districts enclavés dans ses anciennes frontières, et qui se trouvaient à la convenance des vainqueurs. C’est pendant son séjour à Paris, et dans des conférences tenues avec Mme de Krudner, qui, depuis une première entrevue à Heilbronn, le suivait partout, qu’il mûrit un plan d’alliance que ses sentiments religieux lui avaient suggéré : ce plan, destiné en apparence à faire triompher dans les relations entre les peuples les principes moraux consacrés par le christianisme, n’était en réalité qu’un moyen de mieux surveiller les peuples, et pour les rois un bouclier contre les tendances libérales qui se produisaient partout. Le traité conclu entre les empereurs de Russie et d’Autriche et le roi de Prusse, et que le nom de Sainte-Alliance a rendu si fameux, porte évidemment l’empreinte des idées religieuses d’Alexandre. Son préambule est digne des décrets d’un concile ; et c’est une chose singulière que ce traité politico-théologique conclu par trois souverains, tous d’une religion différente. Le ton de componction qui y règne passa bientôt dans la vie et dans les actes de l’autocrate, et fut entretenu en lui par les prédications de Mme de Krudner, qu’il écoutait alors avec complaisance, bien qu’il la traitât plus tard avec sévérité. Rien ne caractérise mieux l’état moral de l’autocrate à cette époque qu’un aveu qu’il fit à M. Empeytaz, ministre protestant, et compagnon de voyage de la nouvelle prophétesse. « Dans le conseil, lui dit-il, toutes les fois que ses ministres étaient partagés d’opinion et qu’il était difficile de les mettre d’accord, il priait Dieu, et avait presque toujours la satisfaction de voir se rapprocher les opinions en proportion de la ferveur qu’il apportait à sa prière. » (Voy. Empeytaz, Notice sur l’empereur Alexandre.)

Le 26 octobre 1815, Alexandre fut de retour à Saint-Pétersbourg, où, peu de jours après, il maria son frère Nicolas à l’une des filles de son allié et ami, le roi de Prusse. Puis il partit pour Varsovie, capitale du royaume conquis, auquel il se montra pour la première fois comme roi, tenant en main une constitution qui aurait pu suffire aux besoins des Polonais, si la nomination du grand-duc Constantin comme gouverneur militaire n’en avait pas tout aussitôt affaibli le bienfait, et si l’exécution n’en eût pas été suspendue presque immédiatement. Depuis, plusieurs années de paix permirent à Alexandre de reporter son attention sur les affaires intérieures de son empire ; mais la multiplicité d’abus qu’il y découvrit, le travail immense auquel aurait donné lieu la réforme qu’elles réclamaient, les obstacles qu’il rencontrait à chaque pas, et le quiétisme religieux dans lequel il était tombé, paralysèrent ses efforts. Toutefois il provoqua l’abo-

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lition de la servitude en Courlanrle, dans la Livonie et dans l’Esthonie ; et quand, en 1819, les députés de la noblesse livonienne vinrent lui demander la sanction de cette mesure pliilanthropique, il leur dit ces paroles remarquables : « Vous avez agi dans l’intérêt de notre siècle, dans lequel, pour fonder le bonheur des peuples, il faut des intentions libérales. » De plus, il parcourut encore tout l’intérieur du pays, créa une banque du commerce, soutint l’historien Karamzindans sa grande et laborieuse entreprise, s’occupa avec ardeur de la navigation et de marine russe, encouragea l’industrie en permettant aux paysans d’élever des fabriques, travailla à diminuer la dette dont la Russie était chargée ; enfin il exila les jésuites des deux capitales, avant de leur interdire tout l’empire. C’est aussi dans cet intervalle qu’il fonda, de concert avec le comte Araktchéïef (en qui il avait une confiance illimitée que ne justifiaient aux yeux du pays ni les talents ni le caractère de ce général), des colonies militaires, dans le but d’entretenir une armée considérable sans augmenter les charges de l’État, et sans enlever à l’agriculture les bras nécessaires à la défense du pays.

Le congrès d’Aix-la-Chapelle, auquel Alexandre prit une part si décisive, suspendit quelques moments, son ardeur de réorganisation. A dater du congrès de Troppau, il fut constamment distrait des soins de son empire par l’attachement qu’il conserva pour les principes de la Sainte-Alliance, et par sa crainte que les idées libérales, qui se faisaient jour presque à la fois en Espagne, en Italie et en Portugal, ne finissent par embraser l’Europe entière et par ébranler tous les trônes. Pendant qu’il armait l’Autriche contre l’Italie, et que, de concert avec ses alliés, il poussait la France contre l’Espagne, il abandonna à leur sort ses coreligionnaires de la Grèce, dont il avait longtemps favorisé les vœux, et que l’espérance seule d’obtenir son appui avait engagés à la levée de boucliers de 1821. Vivement affecté de la tourmente à laquelle une grande partie de l’Europe se trouvait livrée, plus effrayé encore de l’insubordination momentanée d’un régiment de ses gardes, il abjura vers la fin de ses jours les idées que M. la Harpe avait fait germer en lui avec tant de soins, et qui avaient fait sa gloire aux yeux de l’Europe civilisée. La censure, en Russie, devint alors sévère et méticuleuse ; une inquisition tracassière fut exercée contre plusieurs professeurs de la nouvelle université de Saint-Pétersbourg ; on opposa de grands obstacles aux voyages des Russes dans les pays étrangers ; la franc-maçonnerie fut supprimée dans tout l’empire, et la Pologne demanda en vain l’accomplissement des magnifiques promesses qu’on lui avait faites. Le cabinet autrichien exerça une influence de plus en plus décisive sur celui de Saint-Pétersbourg ; la Turquie mit impunément la longanimité d’Alexandre aux plus cruelles épreuves, et son pays perdit beaucoup de cette considération et de cette po
pularité qu’un système tout différent lui avait acquise. Au désespoir sans doute de voir échouer ses plus beaux projets et de lutter contre des difficultés trop réelles, Alexandre se lassa des travaux que lui imposait sa position : il rechercha des émotions nouvelles dans les jouissances de la vie privée, et s’abandonna à une dévotion voisine du mysticisme.

Frappés de l’immense contraste entre ce qu’ils avaient vu en France pendant l’occupation, et ce que leur patrie leur offrait ; humiliés de la position précaire dans laquelle ils se trouvaient vis-à-vis du pouvoir, et animés du désir de mettre fin aux abus qu’ils remarquaient partout dans les administrations et dans les tribunaux, plusieurs centaines de jeunes Russes, appartenant à la haute classe, les uns militaires, d’autres employés civils ou lettrés, conspirèrent contre le gouvernement de leur patrie. Sans bien se rendre compte de ce qu’ils mettraient à la place du pouvoir qu’ils se proposaient d’abattre, et, dans le fait, sans avoir étudié les véritables besoins de la nation, ils crurent que, pour régénérer la Russie, le premier pas à faire était de livrer à la mort l’empereur avec toute sa famille, et dans cet espoir ne reculèrent point devant un attentat odieux qui, loin de sauver le pays, en aurait fait la proie d’ambitieux habiles à profiter, pour leur propre fortune, de l’enthousiasme inconsidéré de leurs jeunes compagnons. Cette conjuration de jeunes Russes, divisés d’opinions et d’intérêts, s’appuya sur une autre conspiration qui se tramait en Pologne, et dont l’indépendance nationale était le but avoué. Ne se doutant pas du volcan sur lequel il marchait, et dont son inépuisable bonté aurait dû détourner les périls, Alexandre suivit son épouse malade dans les provinces méridionales de l’empire, dans l’intention de lui faire oublier par des soins affectueux et empressés un délaissement qu’elle n’avait pas mérité, et qu’il se reprochait amèrement. Avant de quitter sa capitale il se rendit au couvent de saint-Alexandre Nefski, et fit célébrer, dit-on, le service des morts, à la suite peut-être des tristes impressions qu’avaient faites sur son âme les paroles d’un ermite dont il avait visité la lugubre cellule (Les derniers jours du défunt monarque et empereur Alexandre Ier ; Saint-Pétersbourg, in-8o, 1827.)

« Il est certain, dit Mme de Choiseul-Gouffier (Mémoires historiques sur l’empereur Alexandre et la cour de Russie ; Paris, in-8o, 1829, pag. 357), qu’Alexandre, longtemps avant sa mort, nourrissait les plus sinistres pressentiments. Ce prince, dit-on, ne put maîtriser son attendrissement en recevant les adieux de sa famille, de la cour ; et en sortant de Pétersbourg il fit arrêter sa voiture, se retourna pour considérer encore quelques instants cette ville superbe, et l’expression mélancolique de son regard semblait adresser aux lieux qui l’avaient vu naître un triste et dernier adieu. » Arrivé à

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Taganrog, port situé sur la mer d’Azof, Alexandre s’occupa des arrangements nécessaires à l’installation de son épouse qui devait y passer quelques mois, et partit ensuite pour la Crimée, afin de visiter encore cette belle portion de son empire. Il y fut attaqué de la fièvre endémique, et revint en toute hâte à Taganrog. La conspiration tramée contre lui venait d’être découverte : déjà souffrant, Alexandre apprit le sort qui lui était réservé ; et la conscience qu’il avait de ses bonnes intentions et de son amour pour ses sujets, jointe aux horribles mystères que la police de l’empire venait de percer, le jeta dans un accablement si profond qu’il souhaita la mort, et qu’il refusa les remèdes dont on pouvait attendre sa guérison. Il mourut le 1er décembre 1825, à l’âge de quarante-huit ans ; l’impératrice Elisabeth le suivit au tombeau le 16 mai 1826.

Nous terminerons cette notice par ce jugement de Napoléon : « Alexandre est un homme infiniment supérieur à l’empereur François et au roi de Prusse. Il a de l’esprit, de la grâce, de l’instruction ; est facilement séduisant. Mais on doit s’en défier ; il est sans franchise ; c’est un vrai Grec du Bas-Empire. Toutefois n’est-il pas sans idéologie réelle ou jouée : ce ne serait du reste, après tout, que des teintes de son éducation et de son précepteur. Croira-t-on jamais ce que j’ai eu à débattre avec lui ? Il me soutenait que l’hérédité était un abus dans la souveraineté, et j’ai dû passer plus d’une heure à user toute mon éloquence et ma logique à lui prouver que cette hérédité était le bonheur et le repos des peuples. Peut-être aussi me mystifiait-il ; car il est fin, faux, adroit … Il peut aller loin. Si je meurs ici, ce sera mon véritable héritier en Europe. Moi seul pouvais l’arrêter avec son déluge de Tartares, etc., etc. » (Las-Cases, t. II, p. 365 et 366.) [Extr. en partie de l’Enc. des g. du m.]

Glinka, Istoriya Ruskaya, XI, 140. — Bignon, Histoire de France depuis le 18 brumaire, I, 430 — Websler, Travels through the Crimea, etc., II, 333-338). — A... Schischkoft, Memorien über die Zeit seines Aufenthaltes bel der Person des Kaiser Alexander I, während des Krieges mit den Franzosen in den Jahren 1812-14. — Alexander in Berlin im September 1818 ; Berl., 1819, in-8o. — Heinrich Storch, Russland unter Alexander I. Historische Zeitschrift ; Kiga et Leipz., 1803-6, 8 vol. in-8o. — Alexander von Russland ; Mannli., 1803, in-8o. — Christian Daniel Voss, Russland beim Anfange des neunzehnlen jahrhunderts ; Leipz., 1814, in-8o. — Kaiser, Alexander und Bonaparte ; Leipz., 1814, in-8o. — Johann Daniel Kriedrich Rumpf, Alexander Ier, Kaiser von Russland ; Regierung und Character Gemœlde ; Berl., 1814, In-8°. — Une année de l’empereur Alexandre, ou résumé de ses principaux actes, etc. ; Paris, 1814, in-8o. — Zens Kragh Hœst, Rustands Kaiser Alexander I ; Copenhague, 1815, in-8o. — N... N... Cousin d’Avallon, Vie privée, politique et militaire d’Alexandre Paulowitz, etc. ; Paris, 1S26, in-12. — Sergius Ouvaroff, A la mémoire de l’empereur Alexandre Ier ; Saint-Pétersbourg, 1820, in-4o. — Carl Florentin Leidenfrost, Abriss einer Lebens und Regierungsgeschichte Alexanders I, Kaisers von Russland ; Ilmenau, 1820, in-8o. — Adrien Égron, Vie d’Alexandre I, empereur de Russie, etc., etc. ; Paris, 1826, in-8o. — Alphonse Rabbe, Histoire d’Alexandre I, empereur de Russie, etc. ; Paris, 1826, 2 vol.in-8°. Henry Evans Lloyd, Alexander I, emperor of Russia ;
London, 1826. in-8o. — Carl Morgenstern, Zum Gedaechtnisse Alezanders I ; Milan, 1827, in-4o. — Erdmann Gustav. V. Brœcker, Alexander der Gesetzgeber ; Riga, 1827, in-4o. — Lobrede auf Alexander I, Kaiser von Russland ; Leipz., 1828, in-8o. — Henri Louis Empeytaz, Notice sur Alexandre I, empereur de Russie ; Genève, 1828, in-8o. — Comtesse de Choiseul-Gouffier, Mémoires historiques sur l’empereur Alexandre et la cour de Russie ; Paris, 1829, in-8o. — E... W... C... Voigt, Alexander I ; Zerbst,1830, in-8o. — Carl. Georg. Sonntag, Alexander in Paris ; Riga, 1814, in-8o. — Pierre Bérault, l’Empereur Alexandre à Bar-sur-Aube en 1814 ; Paris, 1816, in-8o. — Schnitzler, Histoire intime de la Russie ; Paris, 1847.

III. Les Alexandre papes.[modifier]

ALEXANDRE Ier, mort vers 117 de J.-C. était natif de Rome, et succéda, en 108, à Euvariste comme évéque de la congrégation des chrétiens à Rome (1)[1]. On n’a guère de détails sur sa vie : on sait seulement qu’il remplit ses fonctions jusqu’à la mort de Trajan en 117, année où il souffrit, selon quelques écrivains, le martyre. Il passe pour avoir introduit plusieurs formules liturgiques, l’usage de l’eau bénite, et celui du pain azyme dans l’Eucharistie. Il eut pour successeur Sixte Ier. Les Épitres qu’on lui attribue sont supposées. Son nom figure comme martyr dans le sacramentaire de Grégoire le Grand, dans l’ancien calendrier publié par le P. Fronteau, et dans tous les martyrologes.

Pistina e Panvinio, Vite dei Pontifici. — Baronius, Annales éccles., ad ann. 132.

  1. (1) Selon d’autres, il succéda à Evariste en 109 de J.-C, et mourut le 3 mai 119.

ALEXANDRE II, pape, élu en 1061, mort le 20 avril 1073. Il était natif de Milan, et se nommait auparavant Anselme de Badage ou de Bagio. Il parait avoir été élève de Lanfranc dans la célèbre abbaye du Bec en Normandie. De retour en Italie, Anselme de Badage prit une part active à la controverse sur le mariage des prêtres de l’église de Milan : en censurant le mariage des prêtres comme une pratique illégale, il gagna la faveur du bas clergé et du peuple, tandis qu’il avait contre lui le haut clergé et la noblesse. Pour empêcher cette controverse de prendre un caractère trop violent, Widon, archevêque de Milan, éloigna de son diocèse Anselme, en le proposant à l’empereur Henri III et au pape Etienne X pour l’évêché de Lucques. Cependant le mariage des prêtres revint bientôt sur le tapis : le fameux Hildebrand, connu plus tard sous le nom de Grégoire VII, fut envoyé comme légat à Milan ; il s’adjoignit Anselme, et ces deux prélats réunis condamnèrent, en 1058, l’archevêque Widon comme coupable de simonie, parce que, d’après une coutume ancienne, il se faisait payer des droits pour l’ordination des sous-diacres et diacres. L’année suivante, Anselme fut de nouveau envoyé à Milan, avec le légat Pierre de Damien (Petrus Damianus), sous prétexte d’examiner de plus près la question de simonie, mais en réalité pour mettre le siège de Milan sous la dépendance de Rome, et amener les archevêques à n’accepter que du pape, et non de l’empereur, l’investiture

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par l’anneau. Le pape Nicolas II somma ensuite l’archevêque de Milan de comparaître devant un concile à Rome, ce qui était une infraction aux prérogatives de ce siège archiépiscopal.

A la mort de Nicolas n en 1061, il s’éleva un grave conflit ; la majorité des cardinaux, dirigée par Hildebrand, voulait procéder immédiatement à l’élection d’un nouveau pape, sans attendre la sanction de l’empereur ; le parti des princes italiens, ayant à leur tête le comte de Tusculum, maintenait, au contraire, le droit de l’empereur Henri IV, alors mineur, sous la tutelle de sa mère l’impératrice Agnès. Les deux partis envoyèrent des députés à la cour impériale : ceux des cardinaux attendirent sept jours, et revinrent à Rome sans avoir pu obtenir d’audience. Enfin, après une vacance de trois mois, les cardinaux proclamèrent, le 30 septembre 1061, Anselme, évêque de Lucques, qui prit le nom d’Alexandre II. Dès cette époque, les papes se dispensèrent de la sanction impériale. L’impératrice Agnès et ses ministres ne voulurent pas reconnaître Alexandre II ; et les évêques de Lombardie, favorables au mariage des prêtres, conséquemment adversaires du nouveau pape, envoyèrent, à l’instigation du cardinal Hugo, des députés en Allemagne, proposant d’élever au siège pontifical Cadaloüs, évêque de Parme, homme fort riche, mais de mœurs dissolues. Cadaloüs fut élu le 28 octobre 1061 à la diète de Bâle, et prit le nom d’Honorius II. Soutenu par Benzo, évêque d’Albe, et par quelques troupes de la Lombardie, l’antipape marcha sur Rome, où il se fit beaucoup de partisans. Mais Godefroi, duc de Toscane, vint au secours d’Alexandre II, et Cadaloüs fut mis en fuite. En même temps Annon, archevêque de Cologne, du consentement des autres électeurs, se déclara tuteur du jeune Henri, et prit en main les rênes de l’empire. Il allait se rendre en Italie pour mettre fin au schisme qui divisait l’Église, quand il apprit que Cadaloüs venait d’être déposé par un concile tenu à Mantoue.

Alexandre, reconnu seul pape légitime, visita les principales villes de l’Italie, pour rétablir partout la discipline et s’opposer aux progrès de la simonie. Il interdit, dans une bulle, à tout ecclésiastique marié de dire la messe. Cette bulle fit revivre l’ancienne querelle au sujet du célibat, et amena, dans quelques villes de la Lombardie, des troubles sanglants. Alexandre eut aussi des démêlés avec Richard le Normand, comte d’Averse, relativement à la possession de Capoue, que le pape réclamait comme un fief du saint-siége. Il fut cependant en bonne intelligence avec les rois du nord : il envoya un drapeau bénit à Guillaume le Conquérant, accorda la primatie à Lanfranc, évêque de Cantorbéry, et entretint une correspondance avec Harold, roi de Suède. « Comme vous êtes encore peu instruit, lui écrivait-il, dans la foi et la sainte discipline, c’est à nous, qui avons charge de toute
l’Église, de tous éclairer par de fréquentes instructions ; mais la longueur du chemin nous empêchant de le faire par nous-mêmes, nous en avons donné la commission à l’archevêque de Brème, notre légat. Soyez donc assuré qu’en suivant sa voix, c’est au saint-siége même que vous rendrez obéissance. » Parmi les autres Épitres de ce pape, on remarque celle qu’il adressa aux évêques de France, à l’occasion de la persécution des juifs. Plusieurs chrétiens, indignes de ce nom, avaient alors l’étrange dévotion de massacrer ces malheureux, s’imaginant gagner la vie éternelle par ces meurtres. Alexandre loue beaucoup les évêques de France de ne s’être pas prêtés à ces cruautés. Ce pape mourut après avoir porté la tiare pendant onze ans et demi ; il fut enterré dans la basilique du Latran. C’était un homme de mœurs irréprochables, et d’un zèle éclairé pour la réforme disciplinaire du clergé, ainsi que pour la défense des droits du saint-siége. Il eut pour successeur son principal conseiller, le fameux cardinal Hildebrand, qui prit le nom de Grégoire VII. On trouve les Épitres et les bulles du pape Alexandre II dans les collections des Conciles et des Decretalia.

Platina e Panvinio, Vite dei Pontifici. — Verri, Storia di Milano. — Baronius, Annal.

ALEXANDRE III, mort le 3 août 1181. Ce pape se nommait, avant son élection, Roland Rainuce, natif de Sienne, de la maison des Bandinelli. Il professa d’abord la théologie à l’université de Bologne, et fut créé cardinal du titre de Saint-Marc par Eugène III, et chancelier de l’Église romaine par Adrien IV. Il fut élu pape le 7 septembre 1159 par tous les cardinaux réunis, à l’exception de trois : Jean Morson, cardinal de Saint-Martin, Gui de Crème, cardinal de Saint-Calixte, et Octavien, cardinal de Sainte-Cécile : les deux premiers donnèrent leur voix au cardinal Octavien, parent des comtes de Frascati. C’est ce qu’attestent l’auteur de la Chronique de Reichersberg, et l’anonyme du mont Cassin. Onuphre Panvini compte néanmoins six électeurs d’Octavien, lui-même compris, outre ceux qu’on vient de nommer ; Ciaconius et Palatio y en ajoutent encore deux : Grégoire, cardinal-diacre de Saint-Vit, et Guillaume, archidiacre de Pavie. Quoi qu’il en soit, Octavien prit le nom de Victor IV, et, se proclamant pape légitime, arracha la chape des épaules de son rival, et voulut l’emporter. Mais im des cardinaux présents la lui ayant ôtée des mains, il fit signe qu’on lui donnât celle qu’il avait fait apporter, et s’en revêtit avec tant de précipitation, qu’il la mit à l’envers ; ce qui excita de grands éclats de rire, et le fit surnommer pape à l’envers. Des gens armés qu’il avait apostés entrèrent aussitôt dans l’église, et en chassèrent Alexandre et ses adhérents. Il alla ensuite avec sa troupe assiéger Alexandre dans le fort de Saint-Pierre, où celui-ci s’était retiré. Dégagé par le peuple, Alexandre se retira à Santa-Ninfa, dans la Cam-

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panie, où il fut sacré le 20 septembre par l’évêque d’Ostie. Octavien le fut quinze jours après (le 4 octobre), au monastère de Farfe, par l’évêque de Tusculum.

Ce schisme éclata au moment où l’Empire était en hostilité ouverte avec le saint-siége. L’empereur Frédéric Ier prit fait et cause pour le cardinal Octavien, qu’il avait connu légat en Allemagne : il convoqua un concile à Parme, qui proclama Victor IV au mois de février 1160. Ce prince avait des raisons personnelles pour haïr Alexandre, qui était l’un des deux légats qui lui apportèrent à Besançon la lettre d’Adrien IV au sujet de la suprématie papale, et avait appuyé ce qu’elle présentait d’offensant pour l’empereur. Les rois de France et d’Angleterre balancèrent d’abord entre les deux élus ; mais ils se déclarèrent ensuite pour Alexandre III : ceux d’Espagne, de Sicile, de Jérusalem et de Hongrie, suivirent leur exemple. Victor IV, qui se disait élu par le clergé, le sénat et les barons de Rome, était reconnu par l’Allemagne et la Lombardie. Les deux papes s’excommunièrent réciproquement. Alexandre se retira d’abord à Anagni ; et, pour se soustraie au pouvoir de l’empereur, il s’embarqua en 1161 à Terracina, pour Gênes. De là il passa en France ; il arriva le 11 avril 1162 à Maguelonne, et réunit à Tours un concile qui déclara nulles et sacrilèges toutes les ordinations faites par l’antipape. Ce même concile condamna les Albigeois comme hérétiques. En 1163, il célébra la fête de Pâques à Paris, et y posa la première pierre de l’église Notre-Dame. De là il se rendit à Sens le 30 septembre suivant ; il y séjourna pendant un an et demi : ce fut là qu’il vit Thomas Becket, archevêque de Cantorbéry, que sa querelle avec le roi Henri II avait forcé à quitter l’Angleterre. Le pape lui recommanda de continuer la même fermeté à défendre les droits de l’Église. Il y apprit aussi la mort de Victor IV, arrivée à Lucques le 20 ou 22 avril de l’an 1164. Cet événement ne rendit pas la paix à l’Église. Frédéric Ier fit élire le même jour Gui de Crème, qui prit le nom de Pascal III, et fixa sa résidence à Viterbe. En 1165, les affaires de l’Italie donnèrent l’avantage au pape Alexandre ; car l’empereur, après avoir détiuit Milan, avait à combattre une nouvelle insurrection des cités lombardes. Le cardinal Giovanni détermina le sénat et le peuple de Rome à jurer fidélité à Alexandre, et se mit en possession du Vatican.

À cette nouvelle, Alexandre s’embarqua à Montpellier vers la fin d’août 1105. Il arriva d’abord à Messine, où il fut bien accueilli par les officiers du roi Guillaume Ier, roi de Sicile ; de Messine, il se rendit à Salerne, et de là à Ostie. Son entrée à Rome par la porte du Latran fut célébrée commie un triomphe : le sénat, le clergé, le peuple avec des branches d’olivier à la main, les milices portant les bannières déployées, formèrent un cortège brillant. Peu de temps après,