Nouvelles Lettres d’un voyageur/2/2

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Calmann Lévy, éditeur (p. 221-232).


II

DE LA LANGUE D’OC ET DE LA LANGUE D’OIL


À M. LE RÉDACTEUR EN CHEF DE
l’Éclaireur de l’Indre.


Monsieur,

J’ai entendu dire par certains savants que la diversité des langues venait de la différence des climats. Ils soutiennent que, si le norvégien est rude et guttural, et le toscan musical et doux, cela provient de, ce que, en Norvége, les eaux et les vents grondent et mugissent, tandis qu’en Italie, ils font entendre un murmure mélodieux.

Cette théorie sur la diversité des langues, basée sur l’onomatopée, ne me va pas. Je m’en tiens à la tour de Babel. La confusion des langues doit être de droit divin. Cette explication me plaît parce qu’elle est beaucoup moins savante et beaucoup moins embrouillée. Ne voit-on pas, d’ailleurs, le miracle se continuer de nos jours ? Plus les sociétés vieillissent, moins les hommes s’entendent, moins ils se comprennent. Et n’a-t-on pas remarqué qu’une foule de dialectes naissaient d’une même langue, au sein d’une même nation ?

La langue de notre pays de France, la langue romane, presque aussi harmonieuse que celle des Grecs, au dire des connaisseurs, avait comme elle différents dialectes. Les deux principaux étaient le provençal et le français proprement dit, autrement la langue d’oc et la langue d’oil.

Vous ne voyez peut-être pas encore où je veux en venir, monsieur le rédacteur. Un peu de patience, s’il vous plaît, nous arriverons.

Le premier de ces dialectes était répandu dans le Midi ; le second dans le Nord. Mais où commençait le pays de la langue d’oc, où finissait celui de la langue d’oil ? Les uns disent que c’était la Loire qui formait la ligne de démarcation. Cela est vrai à partir de sa source jusqu’aux montagnes de l’Auvergne. De là, la frontière qui divisait les deux pays, se dirigeant à travers les montagnes de la Marche, aboutissait, en suivant une ligne droite, au pertuis d’Antioche.

Nous y voilà, monsieur le rédacteur. Les poëtes du pays de la langue d’oc s’appelaient troubadours ; on nommait trouvères ceux de la langue d’oil. Ainsi, à partir de la province de la Marche jusqu’à la frontière du nord, français, proprement dit, et trouvères c’est le pays de Rabelais, de Paul-Louis Courier et de Blaise Bonnin ; à partir, au contraire, de la même province jusqu’aux rives de la Durance, dialecte provençal et troubadours, troubadours purs ; nos braves voisins de la Marche peuvent seuls revendiquer les deux qualités ; car, pour le dire en passant, c’est au milieu de leur pays qu’était assise la noble forteresse de Croizan. C’était là, au confluent de la Creuse et de la Sedelle, que passait la ligne séparative des deux dialectes.

Vous savez mieux que moi, monsieur le rédacteur, qu’on a beaucoup et savamment écrit sur les troubadours et les trouvères. Mais il nous importe, à nous qui habitons le pays de la langue d’oil, de prouver que les seconds l’emportaient sur les premiers.

Je m’en réfère au jugement d’un homme compétent sur la matière, à celui de M. de Marchangy, écrivain monarchique et religieux s’il en fut. Il dit que les troubadours ont excité une admiration que le faible mérite de leurs compositions ne peut suffisamment justifier. Il ajoute que les trouvères, « moins connus et plus dignes de l’être, ont fait briller une imagination riche et variée dans ses jeux, et ont laissé des ouvrages où n’ont pas dédaigné de puiser Boccace, l’Arioste, la Fontaine et Molière ».

Admettons cependant qu’un troubadour puisse lutter contre un trouvère avec quelque espoir de succès ; du moins faudra-t-il qu’ils écrivent chacun dans leur langue ; mais qu’un habitant du pays des trouvères s’avise de composer en dialecte provençal, ou qu’un troubadour pur sang, un indigène des régions Lémoricques se permette d’écrire dans le langage de Rabelais, nous verrons, ma foi, de belle besogne !

Si vous rencontrez jamais un infortuné troubadour qui veuille entrer en lutte avec notre ami Blaise Bonnin, et s’évertuer à parler notre patois berrichon, citez-lui, je vous prie, le chapitre VI du livre II de Pantagruel.

C’est une petite leçon que Rabelais donnait aux écoliers de son temps, et dont ceux du nôtre feront bien de profiter.

Si ce passage ne dégrise pas le malencontreux orateur, il faudra désespérer de sa raison.


Chapitre VI

Comment Pantagruel rencontra ung Limosin qui contrefaisoit le languaige françoys.

« Quelque jour, je ne sçay quand, Pantagruel se pourmenoit après souper avecques ses compaignons, par la porte d’ond l’on va à Paris : là rencontra ung escholier tout joliet, qui venoit par icelluy chemin ; et, après qu’ils se feurent saluez, luy demanda :

» — Mon amy, d’ond viens-tu à ceste heure ?

» L’escholier lui respondist :

» — De l’alme, inclyte et celebre academie que l’on vocite Lutece[1].

» — Qu’est-ce à dire ? dist Pantagruel à ung de ses gens.

» — C’est, respondist-il, de Paris.

» — Tu viens doncques de Paris ? dit-il. Et à quoi passez-vous le temps, vous aultres messieurs estudians audict Paris ?

» Respondist l’escholier :

» — Nous transfretons la Sequane au dilucule et crepuscule : nous deambulons par les compites et quadeivies de l’urbe, nous despumons la verbocination latiale ; et, comme versimiles amorabonds, captons la benevolence de l’omnijuge, omniforme et omnigene sexe feminin[2]

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» À quoi Pantagruel dist :

» — Que diable de languaige est cecy ? par Dieu tu es quelque hereticque.

» — Seignor, non, dist l’escholier, car libentissimement des ce qu’il illuccese quelque minutule lesche du jour, je demigre en quelqu’ung de ces tant bien architectez moustiers : et là, me irrorant de belle eau lustrale, grignotte d’un transon de quelque missique precation de nos sacrificules, et submirmillant mes precules horaires, eslue et absterge mon anime des es inquinamens nocturnes. Je revere les olympicoles. Je venere latrialement le supernel astripotent. Je dilige et redame mes proximes. Je serre les prescripz decalogicques ; et, selon la facultatule de mes vires, n’en discede la late unguicule. Bien est veriforme qu’à cause que Mammone ne supergurgite goutte en mes locules. Je suis quelque peu rare et lent à supereroger les elecmosynes à ces egenes queritans leur stipe hostiatement[3].

» — Eh bren, bren, dist Pantagruel, qu’est-ce que veult dire ce fol ? Je croi qu’il nous forge ici quelque languaige diabolique, et qu’il nous charme comme enchanteur !

» À quoi dist ung de ses gens :

» — Seigneur, sans doubte, ce galant veult contrefaire la langue des Parisians ; mais il ne faict qu’escorcher le latin et cuide ainsi pindariser ; et luy semble bien qu’il est quelque grand orateur en françoys, parce qu’il dédaigne l’usance commune de parler.

» À quoy dist Pantagruel :

» — Est-il vrai ?

» L’escholier respondist :

» — Signor messire, mon genie n’est point apte nate à ce que dist ce flagitiose nebulon, pour escorier la cuticule de votre vernacule gallicque ; mais viceversement je gnave opere, et par veles et par rames je me entite de le locupleter par la redundance latinicome[4].

» — Par Dieu ! dist Pantagruel, je vous apprendray à parler. Mais devant, respond moi, d’ond es-tu ?

» À quoy dist l’escholier :

» — L’origine primere de mes aves et ataves feut indigene des régions Limoricques, où requiesce le corpore de l’agiotate sainct Martial[5].

» — J’entends bien, dist Pantagruel : Tu es Limosin pour tout potaige ; et tu veulx ici contrefaire le Parisian. Or viens ça que je te donne un tour de pigne.

» Lors le print à la gorge, lui disant :

» — Tu escorches le latin ; par sainct Jean, je te ferai escorcher le regnard, car je t’escorcheray tout vif.

» Lors commença le paoure Limosin à dire :

» — Vee dicon gentilastre ! hau ! sainct Marsault, adjouda mu ! Hau ! hau ! laissas a quo au nom de Dious, et ne me touquas gron[6].

» À quoy, dist Pantagruel :

» — À ceste heure, parles-tu naturellement.

» Et ainsi le laissa ; car le paoure Limosin conchioit toutes ses chausses, qui estoyent faictes à queue de merluz, et non à plain fonds, dont dit Pantagruel :

» — Au diable soit le mascherabe[7] !

» Et le laissa. Mais ce luy fut un tel remordz toute sa vie, et tant feut altéré, qu’il disoit souvent que Pantagruel le tenoit à la gorge. Et, après quelques années, mourut de la mort Roland, ce faisant la vengeance divine, et nous demonstrant ce que dict le philosophe, et Aule-Gelle, qu’il nous convient parler selon le languaige usité. Et, comme disait Octavia Auguste, qu’il fault eviter les mots espaves[8] en pareille diligence que les patrons de navire evitent lers rochiers de mer. »


Je vous demande mille pardons, monsieur le rédacteur, d’avoir interrompu vos travaux ; mais vous m’excuserez. J’aime la jeunesse et je ne désire rien tant que de la voir suivre la bonne voie en littérature comme en toute chose. Je crois qu’il est inutile d’en dire davantage.

À bon entendeur, salut.

Agréez mes salutations cordiales.



  1. « De la belle, remarquable et célèbre académie que l’on appelle Paris. »
  2. « Nous passons la Seine soir et matin. Nous nous promenons sur les places et dans les carrefours de la ville. Nous parlons la langue latine ; et, comme vrais amoureux, nous captons la bienveillance du sexe féminin, le juge suprême, possesseur de toutes les formes et le générateur Universel. »
  3. « Non, seigneur, dit l’écolier ; car, dès que brille le moindre rayon de jour, je me rends de grand cœur dans quelqu’une de nos belles cathédrales, et, là, m’arrosant de belle eau lustrale, je chante un morceau des prières de nos offices. Et, parcourant mon livre d’heures, je lave et purifie mon âme de ses souillures nocturnes. Je révère les anges, je révère avec un culte particulier l’Éternel qui régit les astres. J’aime et je chéris mon prochain. J’observe les préceptes du Décalogue ; et, selon la puissance de mes forces, je ne m’en écarte de la longueur de l’ongle ; il est bien vrai que le dieu des richesses ne verse une goutte dans mes coffres, et c’est à cause de cela que je suis quelque peu rare et lent à faire l’aumône à ces pauvres qui vont demander aux portes. »
  4. « L’origine première de mes aïeux et quadris aïeux fut indigène des régions Lémoriques, où repose le corps du très-saint Martial. »
  5. « Seigneur messire, mon génie n’est pas apte à faire ce que dit ce mauvais fripon, je ne suis pas né pour écorcher la pellicule de votre français vulgaire, au contraire je mets tout mon soin, et, à l’aide de la voile et de la rame, je m’efforce de l’enrichir par l’imitation latine. »
  6. « Eh ! dites donc, mon gentilhomme… Ô saint Martial secourez-moi ! oh ! oh ! laissez-moi, au nom de Dieu, ne me touchez pas. »
  7. « Mangeur de raves. »
  8. « Inusités. »