Nouvelles chroniques francomtoises/Élise
Croyez-vous que la femme adultère trouvera grâce devant Dieu ?
Élise.

Il était tard ; les offices du soir étaient achevés, et l’obscurité régnait dans l’église des Bénédictins de ***. Cependant un grand nombre de personnes entouraient encore le confessionnal du père Anselme, attendant leur tour d’entretenir le saint homme. Un sacristain était déjà venu l’avertir que l’heure était avancée ; mais son zèle l’emportait sur la fatigue, et il continuait de remplir les fonctions de son ministère sans s’apercevoir de celle qu’il éprouvait. Toutefois, comme il lui était impossible d’entendre ce jour-là tout ce qui restait de pénitents, il se décida à les renvoyer au lendemain, et passa la tête hors du confessionnal pour les en prévenir.
« Écoutez-moi, mon père ! écoutez-moi ! » dit une voix timide et suppliante.
La personne qui parlait était une femme, jeune à ce qu’il paraissait ; sa figure, qu’elle tenait baissée, était entièrement cachée par un voile, et il fallait toute l’attention que lui prêtait le père Anselme pour saisir les paroles entrecoupées qu’elle prononçait.
« Il est bien tard, reprit le religieux ; cependant, si vous avez à me communiquer des choses importantes… »
En parlant ainsi, il se rassit, et la jeune dame s’agenouilla à ses pieds.
« Mon père ! mon père ! » répétait-elle avec des sanglots. Le religieux la rassura, l’encouragea.
« Mon père ! vous voyez une femme bien malheureuse et bien coupable !
— Les trésors de la miséricorde divine sont inépuisables ! parlez, mon enfant.
— Mon père ! je suis mariée depuis près de trois ans, quoique je n’en aie pas encore dix-neuf ; j’ai un enfant…
— Eh bien, ma fille ?
— Eh bien ! je vais tout abandonner ; j’aime…
— Un autre que votre mari ! ma fille ? un autre que celui qui reçut vos sermens à la face du ciel ? Ma fille ! ma chère fille !
— Demain, nous quittons tous deux la France pour ne jamais la revoir.
— Mon enfant ! vous n’exécuterez pas un semblable dessein ! Dieu, qui vous inspira de recourir à lui, vous soutiendra contre cette tentation ! Le crime que vous méditez vous épouvantera !
— Ainsi, point de pardon à espérer jamais ! dit la dame, d’un air sombre.
— À Dieu ne plaise que je calomnie la bonté du Tout-Puissant ! repartit le confesseur ; elle est sans bornes, et ne peut jamais nous manquer. Mais, c’est en considérant des intérêts purement humains que votre dessein est insensé ; l’exil, le mépris, le remords, les regrets de l’amour maternel, et, plus que tout cela, les tourmens d’une conscience agitée, voilà les peines auxquelles vous vous condamnez ; et c’est sur le cœur faible et changeant d’un homme que vous comptez pour vous en consoler ? Pauvre créature abusée, revenez à vous !
— Hélas ! mon père ! que servent les conseils de la sagesse à qui n’a pas la force de les suivre ? Mon seul but, en venant ici, était de m’humilier devant Dieu et devant vous, d’implorer votre compassion et vos prières ; elles doivent être puissantes. Priez pour moi, mon père ! demandez que le châtiment de mon crime ne tombe que sur moi ; qu’il n’atteigne pas une créature innocente !… Ô ma fille !
— Il est trop vrai, Madame, reprit le père Anselme, il est trop vrai que votre fille portera la peine de votre faute ! l’iniquité des pères retombera sur les enfans ; Dieu l’a dit. Vous la privez peut-être, cette enfant chérie, du bonheur d’être mère à son tour, de se voir l’épouse honorée d’un honnête homme ! Lequel n’hésiterait pas à confier son sort à la fille de la coupable mère qui trahit tous ses devoirs ? Et déjà, maintenant, ne la privez-vous pas de la tendresse et de la protection si nécessaires à son jeune âge ? et n’est-il pas à craindre que votre époux, autorisé dans ses soupçons par la conduite que vous aurez tenue, ne voie dans cette enfant un témoin vivant de son déshonneur, et qu’il ne se venge, en l’abandonnant, de l’abandon où vous les aurez laissés l’un et l’autre ?
— Ma fille ! mon Eugénie ! je ne l’abandonnerai pas ; elle me suivra.
— Oui, pour partager votre ignominie, votre misère, peut-être !
— Mon père !
— Madame, je vous dois la vérité tout entière ! le dernier degré de l’opprobre et de la dégradation est souvent le terme de la route où vous vous engagez ; et la pente de cette route est rapide, et l’on arrive promptement au terme. Ayez pitié de vous, de votre enfant ! abandonnez un projet plus coupable qu’on ne peut vous le montrer ! »
La dame sanglotait, irrésolue et désolée.
Le religieux, continuant ses exhortations, lui demanda comment sa fuite était concertée. Profitant d’une courte absence de son mari, elle devait quitter sa maison avant le jour, sous prétexte de visiter une de ses parentes ; son amant l’attendait à quelques lieues de la ville, et c’était le lendemain qu’ils devaient se réunir pour ne plus se séparer.
« Oh ! jamais je ne pourrai résister à ses larmes, à son désespoir ! disait la dame.
— Évitez d’en être témoin, reprit le père Anselme ; placez, dès cet instant, entre votre séducteur et vous, une barrière insurmontable. Aujourd’hui il serait un peu tard ; mais demain, si vous y consentez, je vous conduirai dans un couvent où vous passerez le temps pendant lequel l’absence de votre mari vous laisse une dangereuse liberté. L’époque sainte où nous nous trouvons expliquera à ses yeux cette retraite ; mais s’il en concevait des soupçons, supportez-les, ma fille, en esprit de pénitence, et regardez la surveillance qu’il exercera sur vos actions, comme un préservatif contre de nouvelles chûtes. Je sais tout ce qu’il en coûte à la nature humaine pour vaincre ses penchans, et combien l’effort que je vous demande sera pénible et douloureux ! mais je sais aussi de quelles consolations sont accompagnés les sacrifices faits au devoir ! Vous retrouverez dans l’estime du monde, l’amour de votre enfant, et dans la paix de votre âme, bien plus que vous n’aurez perdu ; et, s’il faut ici flatter votre égarement, en triomphant aujourd’hui de votre amour, vous laissez dans l’âme de celui qui vous est cher un aimable et doux souvenir qu’il conservera toujours. Au désespoir que lui causera votre courage, succédera bientôt l’admiration ; et vous vivrez dans sa pensée, parée de vertus autant que de grâces ! À vous-même, il ne vous est pas défendu de prier pour son bonheur, de souhaiter lui être réunie dans le séjour des amours innocentes et sans fin. Mais, si vous attendez tous deux que le dégoût et la satiété vous aient guéris de la passion qui vous semble aujourd’hui devoir être éternelle, de quel œil envisagerez-vous l’abîme où vous vous serez précipités pour la satisfaire ? qui vous consolera de votre ignominie, lorsque votre amant vous la reprochera, et vous reprochera en même temps la perte de ses belles années, de ses espérances de fortune et d’ambition, en maudissant la tendresse dont vous aurez payé la sienne ? Votre cœur se révolte à ce tableau ! eh ! mon enfant, l’expérience de tous les temps en démontre la vérité ! si l’on trouve quelquefois de la durée et du bonheur dans les fragiles attachemens de ce monde, c’est lorsque la nature et le devoir le commandent ; les autres traînent toujours après eux le malheur et le repentir.
Le religieux ajouta beaucoup d’exhortations qui touchèrent la jeune dame ; elle promit de se laisser guider par ses conseils ; et ils convinrent du moment où il la conduirait dans l’asile pieux qu’il lui avait choisi.
— À demain ! dit le père Anselme, en la quittant.
— À demain ! répéta la dame.
Le lendemain, dès le matin, il se rendit à sa maison ; mais elle en était partie avant le jour : sa funeste passion avait triomphé de son amour de mère, et des terreurs de sa conscience.
— Que Dieu la prenne en pitié ! dit tout bas religieux.
Pendant long-temps il pria, dans la solitude de son cloître, pour la malheureuse pécheresse égarée sur une mer d’écueils et de naufrages ; puis, d’autres misères, d’autres pécheurs effacèrent de son souvenir la femme adultère.
Les années s’écoulaient ; et le père Anselme, livré à ses pieux travaux, voyait diminuer les forces de son corps, mais non pas son zèle et sa charité. Un jour il fut mandé pour assister une pauvre voyageuse malade et affligée. Il se rendit sans perdre un instant dans le réduit qu’on lui avait désigné, et trouva une femme que ses traits altérés et sa maigreur faisaient paraître d’un âge avancé.
— Vous ne vous souvenez pas de m’avoir vue ? dit-elle au religieux.
— Ma mémoire est faible, répondit le père Anselme ; d’ailleurs, tant de personnes s’adressent à nous !
— Il y a dix ans que je m’y adressais aussi… ! reprit la voyageuse, je suis l’infortunée et coupable Élise de C…
Le père Anselme rappela un instant ses souvenirs.
— Ah ! oui, dit-il, cela est vrai. Hélas ! Madame, si l’on en croit les apparences, le ciel vous a sévèrement éprouvée ?
— Tous les malheurs que vous m’aviez prédits, et d’autres plus terribles encore, m’ont accablée ; j’ai souffert l’abandon, le mépris, la misère ! Ô Dieu ! et je ne meurs pas de honte et de désespoir !
— Bénissez-le plutôt, ma fille, bénissez-le, ce Dieu miséricordieux, d’avoir été jugée digne de souffrir en expiation de vos fautes ! c’est lorsque tout semble nous sourire au milieu de nos désordres, que nous devons trembler ! Mais parlez ! en quoi puis-je vous servir ?
— Voici ce que j’attends de votre inépuisable bonté. J’ai un enfant, vous le savez, une fille ; je voudrais la voir ! elle croit ma vie terminée ; on ne pouvait lui laisser soupçonner l’existence de sa mère qu’en l’instruisant de ses égaremens… Je ne demande pas à en être reconnue, nommée !… mais seulement la voir, reposer un instant sur elle mes regards. Vous mépriserez ma prière peut-être ; et les sentimens que j’ai trahis ne vous inspirent point d’intérêt ; cependant, je chéris ma fille, je l’ai toujours chérie ! à vous seul j’ai osé révéler ma présence dans ce lieu, et confier mon triste sort : prenez-en pitié ! il est affreux !
— Je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour l’adoucir, reprit le père Anselme ; je ne sais rien de ce qui concerne votre fille ; mais je puis prendre des informations à son sujet, et vous procurer la consolation que vous souhaitez.
Il prit en effet les renseignemens nécessaires, et sut que la jeune Eugénie de C… entendait la messe deux fois par semaine dans l’église des Bénédictins. Dès qu’il eut rapporté ces détails à Élise, il fut impossible de la retenir ; elle voulut, malgré sa faiblesse et sa maladie, se trouver dans l’église à l’heure où s’y trouvait sa fille. Une ample coiffure cachait ses traits ; mais cette précaution était bien inutile ! qui eût pu reconnaître alors en elle la belle Élise de C… ? Le père Anselme se tenait à peu de distance, afin de l’avertir lorsque sa fille paraîtrait ; mais elle la reconnut sans cela. Cette enfant, belle d’innocence et de jeunesse, retraçait à la malheureuse mère ce qu’elle avait été elle-même. Entraînée par un sentiment irrésistible, elle se rapprocha de la jeune personne, et fixa sur elle des yeux égarés. Eugénie, remarquant la singulière attention qu’elle excitait, se pressa contre la personne qui l’accompagnait avec une sorte d’effroi, en disant :
— Allons-nous-en, maman, cette étrangère me fait peur.
— Ô Dieu ! murmura Élise d’une voix sourde.
Elle s’appuya contre un pilier ; et quelques bonnes femmes, qui se trouvaient là, l’aidèrent à regagner son logement.
Peu de jours après, Eugénie, en revenant à la messe, remarqua, dans une chapelle retirée, un cercueil autour duquel on ne voyait personne. Le père Anselme récitait l’office des trépassés, et un petit garçon répondait seul. Lorsqu’il eut achevé, et qu’il se disposait à suivre le corps hors de l’église, il aperçut Eugénie.
« Priez, lui dit-il à demie voix, priez, Mademoiselle, pour la personne que renferme ce tombeau ; elle est bien abandonnée, vous le voyez ! »
La jeune fille s’agenouilla un instant auprès du cercueil, agita sur l’humble drap mortuaire qui le couvrait le rameau béni placé à côté, puis s’éloigna d’un air distrait.
Elle n’a jamais su pour qui, dans cet instant, ses prières avaient imploré le ciel ; et jamais le souvenir de ce cercueil abandonné n’a attristé sa pensée ; peut-être, même, ne s’y est-il jamais offert.