Aller au contenu

Nouvelles chroniques francomtoises/Henry Boguet et son livre

La bibliothèque libre.

Henry Boguet et son livre.

Séparateur

Ce n’est pas au xive ni au xve siècle que les procès pour cause de sorcellerie ont été le plus fréquens, mais au xvie et au commencement du xviie[1]. « À cette époque, dit Walter Scott, dans son histoire de la Démonologie et de la Sorcellerie, la persécution contre les sorciers éclata en France avec un degré de fureur à peine concevable, et un nombre immense d’individus furent brûlés au milieu de ce peuple vif et léger. On peut se faire une idée des préventions extrêmes de leurs juges, d’après ce que dit un des inquisiteurs lui-même, Pierre de Lancre, conseiller au parlement de Bordeaux, chargé, avec le président Espaignel, de faire une enquête sur certains actes de sorcellerie qu’on prétendait avoir été commis dans le Labour et les environs, au pied des Pyrénées, vers le mois de mai 1619.

» Son histoire est la relation d’une guerre ouverte entre Satan d’un côté, et les commissaires du roi de l’autre, parce que, dit le conseiller de l’Ancre, avec un ton de satisfaction de soi-même, rien n’est plus propre à frapper de terreur le diable et tout son empire, qu’une commission armée de tels pleins pouvoirs.

» D’abord Satan s’efforça de fournir à ses vassaux traduits devant les juges des forces suffisantes pour soutenir les interrogatoires ; de sorte que si ces malheureux, dans un intervalle de tortures, tombaient dans un évanouissement, quand ils en sortaient pour être de nouveau appliqués à la question, ils déclaraient que cet état de profonde stupeur avait quelque chose du paradis, étant embelli, dit le juge, par la présence immédiate du diable, quoique, suivant toutes les probabilités, il tirât tous ses charmes d’une comparaison fort naturelle entre l’insensibilité de l’épuisement et l’agonie préalable des tourmens les plus affreux. Les juges eurent soin que le diable n’obtînt que bien rarement l’avantage sur eux à cet égard, en refusant en général à leurs victimes tous intervalles de repos et de sommeil. »

Satan alors fermait la bouche des accusés et leur ôtait tous les moyens de se faire entendre, ce qui ne les empêchait pas d’être pendus ou brûlés, tant les juges étaient habiles et avisés ! Leurs luttes avec le malin esprit sont consignées dans le livre du président de Lancre, et rapportées en grande partie par Walter Scott. Il paraît, au reste, que l'avantage demeurait assez ordinairement aux commissaires armés de pleins pouvoirs, et que les rieurs furent bien rarement du côté du diable : « Il fut si honteux de ses défaites, qu’il cessa pendant trois ou quatre séances de paraître au sabbat, et qu’il s’y fit représenter par un démon de rang subalterne auquel personne n’accordait de confiance, etc. »

» Je n’ai pas le temps, ajoute Walter Scott, de détailler la manière ingénieuse dont le docte conseiller de Lancre explique pourquoi le district du Labour fut particulièrement exposé à être infecté de sorcières ; la principale raison paraît être que c’est un pays montagneux, stérile et frontière, où tous les hommes s’occupent de la pêche, et où toutes les femmes fument et portent des jupons courts. »

Ce président semblerait ne pouvoir pas rencontrer son pareil ; cependant j’en ai un à lui opposer, un de mes compatriotes (ce que je ne dis pas pour me vanter), Henry Boguet, grand-juge en la terre de Saint-Oyan du Joux, dicte Saint-Claude, au comté de Bourgogne, lequel jugeait en l’an de grâce 1602 et plusieurs années en ça.

Celui-ci, ennemi juré des sorciers, ainsi qu’il s’intitule, se flatte d’en avoir fait brûler douze ou quinze cents à sa part, mais non pas d’en avoir détruit la race. Elle se multipliait d’une manière fort alarmante, à ce qu’il paraît ; car Henri Boguet dit qu’il hait les sorciers, tant pour leurs abominations exécrables, que pour le nombre infini que l’on en voit surcroistre tous les jours, de façon qu’il semble que nous soyons des-jà au temps de l’Antechrist, puis qu’entre les marques que l’on donne de son arrivée, celle-ci est l’une des principales ; c’est à sçavoir que la sorcellerie sera lors en règne par tout le monde.

On serait tenté, d’après cela, de croire qu’excepté le juge, tout le monde était sorcier dans le pays qu’il habitait ; et cette opinion l’eût bien moins scandalisé que le doute contraire. C’est merveille, dit-il dans un autre endroit de sa préface, que nous voyons encore pour le jour d’huy des personnes, qui ne croyent point qu’il y ayt de sorciers ; j’estime, quant à moi, que ces gens-là scavent bien le contraire en leur ame, mais qu’à droit propos ils ne le veulent pas confesser

Je ne sçay si j’oseroy dire qu’il y a plus d’apparence qu’ils sont de la partie, qu’autrement ; et certes je ne doute point qu’il n’y en ayt, et croy qu’il fasche à quelques autres d’admettre les sorciers, pour ce que peut-estre ils en sont descendus. Cela est d’autant plus probable, que le père sorcier, si l’on en croit Henry Boguet, ne manque pas de faire son fils sorcier ; la mère, sa fille. Et voyla comme il appert que ce que l’on dit communément est bien véritable, sçavoir qu’il ne faut qu’un sorcier pour gaster toute une maison. Car c’est ainsi qu’il y avait jadis des familles en Afrique et en Italie qui faisoyent mourir les personnes en les regardant et louant ; c’est ainsi encore que la lignée d’Antaeus, en Arcadie, se tournoit en loups, et par après reprenoit la figure d’hommes.

Cet exemple, ainsi que celui de Demenetus Parrasius, lequel, après avoir gousté des entrailles d’un enfant, fut converti en loup ; celui de Lycaon,

Qui s’esgare estonné, et hurle solitaire,
Sans qu’il puisse parler, selon qu’il vouloit faire ;

Le témoignage d’Homère, qui nous dit (traduction

d’Henry Boguet), comment

La sorcière Circé, par ses vers exécrables,
Changea les compagnons d’Ulysse misérables ;

Celui de Lucain et d’Apulée, qui confessent avoir été changés en ânes : tout cela suffit bien pour convaincre un homme raisonnable de la possibilité qu’ont les sorciers de prendre telle figure d’animaux qui leur convient. Mais Henry Boguet en a des preuves bien plus récentes ; en voici quelques-unes.

De nostre temps, raconte-t-il avec tout le sérieux dont il est capable, « un nommé Charcot, » du baillage de Gez, fut assailly nuictamment » en un bois par une multitude de chats ; » mais comme il eust faict le signe de la croix, » tout disparut. Et, de plus fraische mémoire, » un homme de cheval, passant sous le chasteau » de Joux, aperçut plusieurs chats sur un arbre. Il s’advance, et delasche une scopette qu’il portoit, et faict tomber de dessus l’arbre, au moyen du coup de scopette, » un demicin, auquel pendoyent plusieurs » clefs. Il prend le demicin et les clefs, et les » emporte au village. Estant descendu au logis, » il demande à disner. La maîtresse ne » se trouve point, non plus que les clefs de la » cave ; il monstre le demicin et les clefs qu’il » portoit. L’hoste recogneut que c’étoit le demicin » et les clefs de sa femme, laquelle arrive » sur ces entre-faictes, estant blessée en » l’hanchedroite. Le mary la prent par rigueur ; » et elle confesse qu’elle venoit du sabbat, et » qu’elle y avait perdu son demicin et ses clefs, » après avoir receu un coup de scopette en » l’une des hanches. Pierre Gandillon, qui a » esté bruslé tout vif, estoit chargé de s’estre » mis en lièvre.

» En l’an 1521, l’on exécuta trois sorciers, Michel Udon, de Plane, qui est un petit village sur Poligny, Philibert Montot, et un nommé le Gros-Pierre, qui confessèrent qu’ils s’estoyent mis en loups, et qu’ils avoyent tué et mangé en ceste forme plusieurs personnes. Michel Udon, estant en loup, fut blessé par le sieur de la Chasnée, qui l’alla trouver en une cabane, où sa femme le pansait de sa playe ; mais il avait repris pour lors sa forme d’homme. L’on a veu de tout temps des tableaux de ces trois sorciers en l’église des Jacoppins de Pouligny, mesme que l’on les a rafraischys dès peu de jours en ça.

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .

» Il y a environ trois ans que Benoist Bidel de Naizan, aagé de quinze à seize ans, monta sur un arbre pour cueillir quelques fruicts. Ayant laissé une sienne sœur moindre en aage que luy au pied de l’arbre, la fille fut assaillie par un loup, qui estoit sans queue. Le frère descend promptement de dessus l’arbre. Le loup quitte la fille pour s’addresser au frère, et lui oste un cousteau qu’il portoit, duquel il le blessa au col. L’on accourut à l’aide du garçon, qui fut conduit et mené en la maison de son père, où il mourut de ses playes quelques jours après. Mais, pendant sa maladie, il déclara que le loup qui l’avoit blessé avoit les deux pattes devant, au-dedans en forme de mains d’homme, et que le dessus estoit couvert de poil. L’on a sceu du depuis que c’estoit Perrenette Gandillon qui l’avoit tué.

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .

» Jeanne Perrin a semblablement déposé que Clauda Gaillard, avec laquelle elle passoit un bois, luy dict qu’elle avoit davantage d’aumosnes qu’elle, et sur ce se retira derrière un buisson, d’où Jeanne vit sortir tost après un loup sans queue, qui vint à l’entour d’elle, et luy fist telle peur qu’elle laissa cheoir ses aumosnes et s’enfuit après s’estre armée du signe de la croix, et adjouste que ce loup avoit les orteils des pieds derniers comme une personne. Il y a grande apparence que ce loup n’estoit autre que Clauda Gaillard.

» Ce que Gros-Jacques Bocquet, Françoise Secretain, Clauda Jamprost, Thievenne Paget, Pierre Gandillon et Georges Gandillon ont rapporté, aide beaucoup à nostre proposition, d’autant qu’ils ont dict que pour se mettre en loup ils se frottoyent premièrement d’une gresse, et puis Satan leur affubloit une peau de loup qui les couvroit par tout le corps ; ce faict, ils se mettoyent à quatre et courroyent parmy les champs, tantost après une personne et tantost après une beste, selon qu’ils étoyent guydez par leur appétit. »

Il serait curieux de savoir quel appétit les eût guidés pour courir après le président ?

« Davantage, continue-t-il, ils ont confessé qu’ils se lassaient à courir. Je suis souvenant que je demanday une fois à Clauda Jamprost comme elle pouvoit suivre les autres si dispostement qu’elle faisoit, et même lors qu’il luy falloit courir le contremont de quelques rochers, attendu qu’elle estoit boiteuse et de haut aage ; sur quoi elle me répondit qu’elle estoit portée par Satan. »

Et à propos de Satan, il faut que je transcrive encore une belle histoire qui me semble fournir un beau sujet de ballade ; mais peut-être l’a-t-elle déjà fourni. La voici telle que mon président la raconte :

» Je veux ici mettre par escrit, sur le subject que nous traittons, l’histoire estrange d’un de la religion prétendue reformée, qui a esté éxécuté à Nyon, il n’y a pas quinze mois. Celuy-cy retournant de Berne, se désespéroit pour ce que son frère, qu’il avoit unique, lui avoit faict perdre par procès la plus grand part de ses biens. Le diable s’apparoît à luy sous la figure d’un grand homme noir, et luy dict que s’il se vouloit bailler à luy, il luy feroit non-seulement r’avoir ses biens, mais feroit encore que tous ceux de son frère luy tomberoient en main, et luy déclare les moyens qu’il luy conviendroit tenir pour y parvenir. Voilà une boëtte, dict-il, dans laquelle il y a de la gresse ; prends-là, et t’en va à ton frère, le prier qu’il traicte avec toy pour une somme d’argent. Invite-le au disné ; mesle de cette gresse parmi son poutage, tu le verras mourir dans peu dejours ; et comme il a deux fils, tu leur seras décerné pour tuteur. Tu envoyeras le plus aisné aux escoles, et retiendras le plus jeune en ta maison, au quel tu feras semblablement manger de ceste gresse ; et il mourra comme son père. Là-dessus, tu feras retourner le plus aisné, et t’en déferas comme du plus jeune. Et ainsi tu demeureras maistre de tous leurs biens et du tien encore, parce qu’ils ne délaisseront point de parens plus proches à leur succéder que toy. Le pauvre homme ayant ouy ce discours, et sçachant que celuy qui parloit à luy estoit le diable, refuse de prendre la boëtte et de se bailler à luy. Le diable l’importune, et luy dict pour une dernière fois : “Tiens, voilà la boëtte ; quand tu auras faict ce que je t’ay dict, tu te bailleras à moy ;” et puis posa ceste boëtte sur une pierre, et aussi tost disparut. Le pauvre homme ayant demeuré bien long-temps troublé en son esprit, print enfin la boëtte, et du depuis exécuta le conseil de Satan : si bien, qu’en moins de deux ans il fist mourir son frère et ses deux neveux, aux quels par ce moyen il succéda entièrement. Mais il ne jouyt pas long-temps du bien, parce que Satan luy joüa un trait de son mestier. D’autant que tost après il commença de le solliciter pour se bailler à luy ; et, comme il n’en vouloit rien faire, il le tourmenta et battit tant, que les plaintes en vindrent aux voisins et à la justice. Sur quoy il fust saisy, et sur sa confession exécuté. Ceste histoire nous apprent, entre autres choses, comme le diable fournit de gresses et oignemens aux siens pour faire mourir les personnes. »

Il leur fournit bien d’autres moyens encore ! Ne sait-on pas qu’en blessant et tourmentant une image de cire faite à l’image des personnes, on les fait languir et mourir ? et si vous en doutez, le président Boguet vous citera non seulement l’exemple de Charles IX, roi de France, et de Duffus, roi d’Écosse, mais celui de Méléagre qui fust bruslé à mesure que la sorcière Althea fesoit brusler la souche fatale ; celui de Médée qui usoit de ceste practique, au tesmoignage d’Ovide :

Charmeresse elle faict des images de cire,
Qu’a millions de traits au cœur elle martyre.

Le personnage atrocement comique de ce juge, lettré entre tous, s’appuyant sur l’autorité d’Homère, de Virgile et d’Ovide, pour faire brûler vives de pauvres paysannes à moitié idiotes, me paraît bien bon à mettre en scène, et si j’avais fait un roman de mon historiette du Juif, il y aurait figuré ; mais je n’ai ni le courage ni surtout le talent de faire un roman partant, voilà mon juge au service de qui voudra l’employer.


Séparateur

  1. Histoire de la Démonologie et de la Sorcellerie, t. 2, p. 17.