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Nouvelles chroniques francomtoises/La Thessalienne

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La Theſsalienne.

La Thessalienne.

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« La Thessalienne ! la Thessalienne ! » criaient les esclaves, en faisant signe à Hélénitza de fuir. Elle obéit par un mouvement irréfléchi ; puis, fatiguée bientôt de sa course, elle s’arrêta, et fut promptement atteinte par la personne qu’elle fuyait. C’était une femme d’un âge très avancé ; des rides profondes sillonnaient son visage flétri, et sa grande taille rendait plus frappante et plus hideuse son excessive maigreur. Elle était vêtue de lambeaux d’étoffe blanche, dont l’arrangement bizarre rappelait l’habit des religieuses établies dans la Morée avant la dévastation de ce pays par les Albanais en 1770, et dont les couvens furent détruits à cette époque. Elle attacha sur Hélénitza un regard sombre en disant :

« Pourquoi me fuis-tu avant de m’avoir vue ? mon aspect cependant n’a pas toujours inspiré l’effroi : j’ai été belle aussi, moi, aimée de celui que j’aimais ! L’as-tu connu celui que j’aimais ! Non : il n’est plus sur la terre, et tu n’as pas pu le rencontrer dans le ciel ! il suivait cette fausse religion qui en interdit à jamais l’entrée à ses sectateurs. Et toi, jeune femme, quel est ton Dieu ?

— Je suis chrétienne, répondit timidement Hélénitza.

— Et que fais-tu ici, malheureuse, qui t’y amena ? Tu ne sais pas ce qu’il en coûte pour habiter ce lieu, quand on est chrétienne ! Viens, viens ! que je t’en arrache ! »

Elle cherchait à l’entraîner ; mais les esclaves, remarquant de loin son action, accoururent et l’éloignèrent. Hélénitza apprit ensuite que l’étrangère était originaire de Thessalie, de cette contrée où se cultiva de tout temps une science abominable, et qu’elle l’en avait rapportée ; que cet art l’avait autrefois servie, autant que sa beauté, à séduire le père d’Aden-bey, dont elle avait été long-temps aimée.

Le bey en prenait soin par déférence pour les dernières volontés de son père, bien qu’il ne fût pas né d’elle ; et sa protection, jointe au respect superstitieux des mahométans pour les insensés, sauvait la Thessalienne de toute insulte, et lui assurait même une grande liberté. Mais elle n’en était pas moins un objet d’horreur et d’épouvante ; on la fuyait comme un être malfaisant auquel un pouvoir surnaturel donnait les moyens de nuire. C’est au milieu des tombeaux, disait-on, qu’elle composait ses phyltres et ses breuvages ; et, en effet, on la rencontrait souvent dans un cimetière musulman voisin du palais d’Aden. Ces détails augmentèrent la curiosité que l’étrangère inspirait à Hélénitza ; elle chercha à la revoir, et, surmontant un léger mouvement de frayeur, elle lui parla avec intérêt. « Tu ne vois donc pas sur mon front le signe qui fait fuir ? dit la folle, il y est cependant : je suis marquée du sceau de l’enfer ! mais auparavant, on ne pouvait me voir sans amour ; alors des habits somptueux me paraient ! l’or brillait dans ma demeure ! J’étais belle, je voulus que le musulman admirât ma beauté. On m’avait vanté la sienne à lui-même, son courage, sa magnificence. Il fréquentait notre maison ; mais mon frère n’aurait pas souffert que je parusse à ses regards. Il fallut user de ruse pour y parvenir, et j’y parvins ! et je le vis, le beau Sélim ! Tu n’as jamais entendu prononcer les paroles que prononçait cet homme ? il les savait seul, et il ne les disait qu’à moi, à moi seule, entends-tu, jeune femme ? Mon frère était mon seul parent et mon maître absolu ! il m’ordonna de prier notre Dieu pour que le musulman cessât de m’aimer. Qu’il cessât de m’aimer ! qu’étaient les tourmens de l’enfer comparés à celui-là ? Mais né dans une caste proscrite et humiliée, mon frère n’aurait pu lutter contre le pouvoir d’un de nos maîtres ; aussi usa-t-il à son tour de ruse pour me soustraire à l’amour de Sélim. Nous partîmes pendant la nuit, une triste nuit ! je m’en souviens. Nous suivions des chemins âpres et difficiles, et, de temps en temps, les rochers et les arbres formaient au-dessus de nos têtes des voûtes qui nous cachaient le ciel. Un homme seulement nous accompagnait ; mais, parvenus à quelque distance, quatre autres se présentèrent et guidèrent nos mules. C’était quatre kleftes[1] des monts Agrapha ; et nous allions rejoindre leurs compagnons. Ils étaient rassemblés pour célébrer la fête de Saint-Jean, lorsque nous arrivâmes auprès d’eux. Couronnés de fleurs des montagnes, de branches de pins, ils chantaient les exploits de leurs chefs. Mon frère les salua, les bénit, et dit en me montrant : « La chrétienne, au jour de la tribulation, a recours à ses frères ; persécutée de l’odieux amour d’un infidèle, elle vient parmi vous chercher asile et protection. Le temps approche où l’honneur de nos filles et de nos sœurs ne dépendra plus des insolens caprices de nos tyrans !… En attendant, je vous confie cette fille de mon père comme il me l’a confiée en mourant ; elle doit être la compagne honorée d’un brave et d’un chrétien, et non pas l’esclave avilie d’un musulman efféminé.

Les armatoles jurèrent la mort du musulman qui osait offenser par ses feux impurs la vierge chrétienne et la sœur de leur ami. Deux des plus vieux, croisant leurs fusils sur ma tête, se déclarèrent mes gardiens, et tous promirent que je serais, au milieu d’eux, respectée et défendue comme une image de la sainte mère de Dieu. Tu as entendu parler, sans doute, de ces hommes redoutables qui font trember les beys et les pachas jusqu’au fond de leurs palais ? de ces hommes dont le courage assure l’indépendance ; qui ne redoutent ni les attaques de leurs ennemis, ni leurs embûches, ni leurs supplices, qui ne redoutent enfin que des chaînes qu’on essaierait en vain de leur donner ? Mon frère entretenait avec eux des relations mystérieuses dont le but était l’affranchissement de notre nation… Que ce secret demeure enseveli dans ton sein ; la vie de mon frère en dépend !… Mais il est mort ! Eh non ! je ne l’ai pas livré aux bourreaux, comme les bandits me l’ont reproché ! Pouvais-je deviner qu’en faisant connaître à Sélim le lieu de mon séjour, je découvrirais aux Turcs les intelligences de mon frère avec les armatoles ? j’en ignorais moi-même le motif. Il fut saisi, et périt d’un affreux supplice.

Les kleftes ne me tuèrent pas, mais je demeurai leur prisonnière : ils avaient juré que le prix de ma trahison me serait enlevé, et que jamais je ne reverrais le misérable à qui j’avais donné le sang de mon frère. Je vivais la plus malheureuse des créatures au milieu de ces hommes dont j’étais le rebut ; les durs traitemens, les reproches m’étaient prodigués ; ma douleur n’excitait que leur dérision. Un vieux prêtre qui les visitait quelquefois m’arracha à ce triste séjour ; mais celui qu’il me choisit était triste aussi. C’était la paix des tombeaux qui régnait dans ces galeries, dans ces chapelles ! on priait à genoux sur la pierre dure, on chantait de monotones cantiques. Mais les armatoles ne m’avaient permis de les quitter que sous la condition de consacrer ma vie à Dieu au fond d’un monastère, et le vieux prêtre me conduisit à celui de Sainte-Irène, auprès de Patras. Vois ! j’en porte encore l’habit. Nous devons, mon enfant, mourir avec l’habit de notre ordre, c’est la règle.

» Oh ! oh ! continua-t-elle avec un rire effrayant, nous y devrons vivre aussi ! et les anges auront peine à reconnaître sous ces lambeaux la brillante odalisque vêtue de tissus d’or et de soie, embaumée des plus rares parfums de l’Orient ! Il aimait à me voir parée de ses dons ; alors il se prosternait devant ma beauté, et mon sourire excitait ses transports. Ah ! les monotones cantiques de Sainte-Irène ! on ne les entendait plus pendant la nuit ; on entendait, pendant la nuit, le chant du rossignol, que le vent apportait avec le parfum des fleurs, à travers les jalousies entr’ouvertes ; on entendait de douces paroles, doucement prononcées !… Je ne m’en suis pas enfuie de ce couvent. Des hommes terribles y pénétrèrent, le fer et la flamme à la main. On égorgea les femmes, on les emmena captives. Moi je fus exposée en vente sur le marché de Scio. C’est une situation cruelle que celle-là ! Les hommes qui disposaient de nous étaient sans pitié pour la pudeur, pour l’infortune, également sacrée.

Je suivais tristement l’esclave qui m’avait achetée pour son maître, humiliée et effrayée de me trouver ainsi au pouvoir d’un inconnu dont j’ignorais même le nom ; j’attendais en tremblant l’instant de paraître en sa présence… C’était Sélim : c’est à Sélim que j’étais vendue. Revêtu à Scio d’un riche emploi, il augmentait chaque jour son harem de beautés nouvelles, dans la vue de se distraire de mon souvenir ; mais il n’y était point parvenu : l’ennui le poursuivait auprès de ces étrangères ; et, n’espérant pas mieux du nouveau choix fait pour lui, à peine daignait-il jeter un regard distrait sur celle qu’on lui présentait encore, lorsqu’il me reconnut !… J’ai tout oublié auprès de cet homme, et l’horrible trépas de mon frère, et mes sermens, et mon Dieu, ce Dieu auquel j’étais consacrée ! le culte de Sélim devint le mien ; le fils que je lui donnai naquit et mourut dans le culte impie ; il mourut ! et le ciel fut fermé à son ame ! Si jeune ! si beau ! c’était un grand crime ! et je fus marquée dèslors d’un signe qui inspirait l’horreur. Sélim m’abandonna ; une autre lui devint chère, une autre tint ma place ! et moi, reléguée loin d’eux, je ne pouvais, même par ma présence, troubler un seul instant leurs odieux plaisirs ! Mes imprécations, mes cris de rage n’étaient point entendus ! j’appelais sur le perfide le malheur, la honte, la misère. Elle ! je l’aurais fait périr dans les tourmens, déchirée de mes mains !… Ne tremble pas, jeune femme, ma fureur est calmée ; il ne vit plus pour elle, il est mort ! et il expie maintenant mes crimes. N’est-ce pas lui qui en fut coupable ! Il m’apparaît lorsque je visite sa tombe, il m’apparaît et il m’implore, parce que je tiens dans mes mains sa délivrance : je suis une sainte religieuse dont les prières sont toute-puissantes auprès de Dieu ; et le réprouvé me conjure de prier pour lui. Viens le voir, viens avec moi ; ou plutôt va à ma place, prends mes habits, et tu riras comme moi de ses regards supplians, de ses mains étendues. C’est ainsi qu’il m’implorait autrefois… ! »

Elle s’éloigna sans insister davantage ; mais ses derniers mots avaient suggéré à Hélénitza un projet bien vague, à la vérité, qui cependant la préoccupait fortement.


FIN.
  1. « Le mot klefte signifie voleur ; mais on jugerait très mal de la chose d’après le mot, et rien ne ressemble moins aux bandits vulgaires des grands chemins de l’Europe que les kleftes grecs. On comprendra mieux ce que j’ai à dire de ceux-ci, si je commence par dire quelque chose des armatoles. L’institution des armatoles remonte aux premiers temps de l’invasion des provinces grecques par les Turcs, et ce fut en Thessalie qu’elle commença. Les habitans des vastes et fertiles plaines de ce pays avaient subi sans résistance le sort plus ou moins dur que leur avaient fait les conquérans ; mais les montagnards de l’Olympe, du Pélion, des branches thessaliennes, du Pinde et des monts Agrapha résistèrent aux vainqueurs. Ils faisaient fréquemment des descentes à main armée sur les terres cultivées et sur les villes, ils y pillaient les vainqueurs, et, dans l’occasion, ceux des vaincus qu’ils accusaient de s’être soumis à eux ; et reçurent de là le nom de kleftes. Las de guerroyer contre ces hommes intrépides, les Turcs traitèrent avec eux à des conditions très douces. Il leur fut permis, entre autres concessions, de former une milice pour leur sûreté commune et pour le maintien des droits que les Turcs avaient été forcés de leur reconnaître ; cette milice fut celle des armatoles. Grâce à cette institution, la Grèce n’était pas entièrement asservie ; plusieurs cantons conservaient la propriété de leur sol, leur indépendance et leurs lois. Mais ceux qui avaient fait les concessions n’aspiraient qu’à les annuler, et les pachas des provinces se chargeaient successivement de détruire les armatoles ; aussi l’histoire de ces derniers n’est-elle que le tableau de leur longue et courageuse lutte avec les pachas. Rentrés enfin dans leur état d’indépendance, et d’hostilités continuelles contre les Turcs, les armatoles reçurent de nouveau le nom de kleftes, ou peut-être le reprirent-ils d’eux-mêmes comme un vieux titre de gloire. »
    Fauriel, Chants populaires de la Grèce.