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Nouvelles chroniques francomtoises/La mort d’Hermanric

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LA

Mort d’Hermanric.

Les Goths étaient divisés ; Hermanric, abusant du pouvoir, avait fait écarteler la femme d’un chef, Roxolan, qui s’était retiré de lui. Les frères de cette femme la vengèrent en poignardant Hermanric, vainement cuirassé d’un siècle, et à qui cent dix années avaient encore laissé du sang dans le cœur : il ne resta pas sous le coup. Balamir, roi des Huns, profita de cet événement : il attaqua les Goths, qui furent abandonnés des Visigoths. Hermanric, impatient de la douleur que lui causait sa blessure, et encore plus tourmenté de la ruine de son empire, mit fin à ses jours que la mort avait oubliés.

Chateaubriand. — Études historiques.

La Mort d’Hermanric.


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« Frère ! c’est notre sang qui a coulé ! c’est la fille de notre mère que le tyran a fait mourir ! eh de quelle mort ! Que ne pouvons-nous la lui faire souffrir à lui-même ! que ne pouvons-nous séparer aussi en les déchirant ses membres palpitans ! Le fer, voilà tout ce qui reste à notre haine ; mais tu en sentiras la glace, Hermanric, tu tomberas percé de coups, et ton sang rejaillira contre nos visages et teindra les ongles de nos mains. Meurs, vieillard ! meurs ! pour aller dire à la belle Sanielh, à la femme du chef Suérid, que ses frères l’ont vengée. » Ainsi parlent Sarrus et Ammius, guerriers goths de la noble race d’Hialli. Le roi Hermanric a fait périr cruellement et injustement leur sœur, la belle Sanielh, la femme du chef Suérid.

Le vaillant Hermanric règne depuis d’innombrables années sur les Goths, et ce long règne n’a été qu’une suite de victoires glorieuses : après avoir contraint les Romains, ces orgueilleux maîtres du monde, à lui céder les terres à sa convenance, il a soumis les Hérules, les Venèdes et plusieurs autres nations belliqueuses. Mais voici venir un ennemi redoutable ! le Hun, parti de rivages inconnus, s’avance en dévastant tout sur son passage ; le Hun farouche, au corps grêle et velu, a la tête difforme, au visage livide et dont la hideuse laideur[1] accuse la hideuse origine : l’union des sorcières Aliorumna avec les démons, dans les déserts, produisit cette race, qui s’est multipliée sur la terre pour en être l’épouvante et l’horreur. D’étonnans phénomènes l’ont annoncée aux peuples alarmés : la terre a tremblé, des signes effrayans ont paru dans le ciel, et la couronne d’Hermanric a chancelé sur sa tête. Mais il n’est point abattu par ces présages : que le Romain dégénéré frémisse à l’approche de ces hommes, que la peur lui fasse voir en eux des êtres monstrueux étrangers à la race humaine, et jetés sur la terre comme un de ces fléaux qu’il est inutile de combattre ; lui, compte bien les repousser. Mais il faut que tous ses guerriers le secondent ! le secours de tous est nécessaire, et il les appelle tous. L’un d’eux, Suerid, refuse son appel : l’injure qu’il a reçue du roi vit au fond de son cœur ulcéré ; il y conserve les paroles outrageantes qu’il a entendues !… et les redire en cette occasion à l’envoyé d’Hermanric est déjà une vengeance.

« Le bras du lâche est-il donc devenu nécessaire au vaillant ? » dit-il avec un rire amer. Et il s’éloigne suivi de ses nombreux compagnons.

Trahison ! trahison ! s’écrie le roi, à cette nouvelle ; et le traître s’est soustrait à sa fureur, et ses coups ne le peuvent atteindre !… Si ! il lui reste un moyen de le frapper : sa femme, sa jeune femme, la belle Sanielh, est encore au pouvoir d’Hermanric ; il la fait saisir, et la livre à ses bourreaux. Elle regarde autour d’elle, l’infortunée ! point d’appui, point de secours ! ses frères, son mari sont éloignés ; son fils chéri ne peut la défendre : il est si jeune que les satellites d’Hermanric daignent à peine le surveiller ; il parvient à fuir, et c’est par lui que les guerriers Sarus et Ammius apprennent le danger où se trouve leur sœur. Ils partent sans perdre un instant ; ils arrivent, mais trop tard ! le corps de la belle Sanielh, déchiré en lambeaux, était emporté par des chevaux indomptés. Les deux frères se pressent fortement la main sans prononcer une parole ; et de cet instant la mort du roi est résolue entre eux.

En vain son grand âge et sa puissance le protégent ; en vain sa tête, que cent dix années n’ont pu courber, porte une couronne ; en vain un cortége d’amis fidèles l’entoure, lorsqu’il vient faire le dénombrement de ses soldats ! Les deux frères s’approchent comme pour demander ses ordres. Il les regarde, inquiet et soupçonneux ; mais il n’a pas le temps de prévenir leur dessein : il est frappé, et son sang rejaillit sur le visage des deux guerriers, et teint les ongles de leurs mains. Toutefois, la vie semble ne pouvoir abandonner ce corps robuste ; on l’emporte vivant encore.

« Mort aux meurtriers ! » crient les chefs dévoués à Hermanric. « Leur vengeance était juste ! » reprennent ceux que sa cruauté a révoltés. Le tumulte, la désunion sont parmi les soldats ; les frères de Sanielh y trouvent des défenseurs et des ennemis également obstinés. On en vient aux mains, le sang coule ! et les combattans ne se séparent qu’à regret, et animés l’un contre l’autre de fureur et de haine.

Le roi des Huns Balamir sait profiter de ces malheureux débats ; il attaque avec avantage les Goths désunis. Qui pouvait les vaincre, sinon leurs discordes ? Mais la plupart de ces chefs égarés préfèrent le triomphe de l’ennemi et l’abaissement de leur nation, au sacrifice de leurs ressentimens.

Le vieux roi, retenu sur son lit de douleur, apprend chaque jour de nouveaux désastres ; il rugit comme un lion.

« Les lâches ! s’écrie-t-il, même pendant les courts instans de sommeil que lui permettent ses souffrances…, les lâches ! » Car ses souvenirs et ses regrets le poursuivent jusque dans ses songes.

Il ne survivra pas à la ruine de l’empire qu’il a fondé ! les assassins ont laissé du sang dans ses veines, il l’épuisera avant de voir les compagnons de ses victoires soumis à leur tour au joug d’un vainqueur.

« À moi, ma bonne épée, dit-il, à moi ma vieille et fidèle compagne ! toi seule ne manquas jamais à l’appel d’Hermanric, et tu vas lui sauver l’affront de voir fuir ses soldats, de fuir lui-même !… Viens ! viens ! »

Et il retourne le fer dans sa plaie, en riant de pitié aux discours de quelques amis qui lui promettent de veiller sur son jeune fils ! Ce faible enfant relèvera-t-il la puissance des Goths dans les pays dont on les chasse honteusement ? fera-t-il revivre avec gloire le nom d’Hermanric, déshonoré par ses défaites ? Le supplice de la pauvre femme, première cause des malheurs qu’il déplore, revient peut-être alors à la mémoire d’Hermanric… ! Il meurt. C’en est fait, la noble race des Amali va s’éteindre : la puissante nation des Goths fuit et se disperse sur la terre. Ô rois ! ne commettez pas l’injustice !


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  1. Les Huns parurent effroyables aux Barbares eux-mêmes.
     

    La renommée les représentait aux Romains comme des bêtes marchant sur deux pieds, ou comme ces effigies difformes que l’antiquité plaçait sur les ponts. On leur donnait une origine digne de la terreur qu’ils inspiraient on les faisait descendre de certaines sorcières appelées Aliarumna, qui, bannies de la société par le roi des Goths Félimer, s’étaient accouplées dans les déserts avec les démons.

    Chateaubriand, Études historiques, t. 2, p. 271.