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Nouvelles chroniques francomtoises/Madame Adrienne

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Madame Adrienne.














L’amour est l’histoire de la vie des femmes ;
C’est un épisode dans celle des hommes.

Mme de Stael

Madame Adrienne.


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Je ne vous ai pas encore parlé, je crois, dans mes récits éternels, de madame Adrienne, une chanoinesse dont on me conta l’histoire, il y a… Je ne veux pas dire combien il y a d’années qu’une histoire un peu romanesque avait déjà le pouvoir de m’intéresser. Les événemens de celle-ci sont, au reste, fort simples, ou plutôt, elle est sans événemens ; enfin, telle qu’elle est, elle me rendit fort attentive, et je souhaite qu’elle produise le même effet sur vous.

En l’année, donc, que je ne veux pas désigner par son millésime, des dames chez qui j’étais à la campagne, m’engagèrent à les accompagner dans une visite qu’elles faisaient à l’une de leurs voisines, habitant un village placé au-dessus du rocher au pied duquel se trouve celui qu’elles habitaient elles-mêmes. Ce village, appelé Château-Châlons, est fort remarquable par sa situation pittoresque et par son ancienneté ; on y voit les restes d’un château fort et d’une abbaye, dont les constructions remontent aux premiers temps de la monarchie française. Le château fut, dit-on, bâti par Charlemagne, pour protéger le monastère, un couvent de femmes fondé par sainte Bathilde, mère de Clotaire III, qui favorisait beaucoup ces sortes d’établissemens. Pauvre reine ! elle savait, comme une autre femme, je pense, qu’un asile éloigné, bien éloigné du monde, où l’on est à l’abri de ses joies si troublées, de ses menteuses espérances, et de ses affections si fragiles et si douloureuses au cœur quelquefois… ! elle savait, dis-je, la reine Bathilde, qu’un pareil asile est souvent bien nécessaire ! Elle les multiplia dans ses états, et s’y retira elle-même pour y finir sa vie. Mais ce n’est pas d’elle que je veux parler.

Les ruines de l’abbaye occupaient beaucoup ma jeune tête : en tous temps, une pierre noircie et mousseuse qui a fait partie d’une vieille muraille a plus dit à mon imagination que le plus beau palais bâti de la veille ; et, dans ce temps-là, il fallait moins que les ruines d’un couvent de femmes pour me donner à penser. En commençant par la fondatrice de la maison, et finissant par l’abbesse qui en avait remis les clefs à Messieurs du district et du département, je me représentais toutes les femmes qui avaient respiré dans ce lieu, et dont les pas, plus ou moins légers, avaient résonné sous les voûtes des cloîtres et foulé leurs parvis. Toutes n’avaient pas trouvé le repos dans cette retraite préparée par la sagesse et la piété… ! plusieurs, peut-être, s’étaient prosternées sur les marches de l’autel dont je voyais les débris, pour demander à Dieu l’oubli d’un souvenir coupable, qu’elles n’avaient pas la force de bannir de leur cœur… ! d’autres, du haut de l’étroite croisée de leur cellule, avaient cherché en pleurant, dans l’espace immense qu’embrassaient leurs regards, un point… le seul qui leur parût habité sur la terre… ! Les moindres détails ayant rapport à l’abbaye et à ses anciennes habitantes m’intéressaient, je n’en méprisais aucun ; et Dieu sait quelle importance acquit à mes yeux la dame que nous allions visiter, lorsqu’on m’apprit qu’elle avait fréquenté habituellement la maison lorsque les chanoinesses l’habitaient, et qu’elle avait été l’amie particulière de l’une d’elles, morte jeune, et, disait-on, d’amour ! Le portrait de la chanoinesse ornait la chambre où nous reçut la dame ; et j’avoue qu’il dérangea un peu mes idées : cette figure frisée, poudrée, maniérée, tenant délicatement entre ses doigts couleur de rose un gros vilain papillon vert, ne représentait pas du tout les Amélie et les La Vallière dont ma tête était remplie. Au surplus, la chanoinesse avait dû être fort jolie ; et tous les accessoires du portrait annonçaient beaucoup de coquetterie dans l’original.

— « Est-il vrai, dit l’une de mes compagnes, après quelques observations sur le tableau, qu’elle soit morte d’amour ? on a peine à le croire, en la voyant là. Je sais bien que sa robe noire et son manteau d’hermine lui donnaient un autre air ; néanmoins, je pense qu’on a fait beaucoup de suppositions ridicules sur cette mort.

— Ah ! répondit la dame, tristement, elle était entrée en religion sans vocation, sans réflexions ; elle y a vécu malheureuse, et le chagrin l’a tuée à vingt-quatre ans.

— Avait-elle déjà vingt-quatre ans ? on ne les lui aurait donnés. — C’est vrai ; et même, étant malade, elle conservait cet air d’extrême jeunesse qui donnait tant de charmes à sa figure et à toute sa personne.

— Oui, c’était véritablement une charmante personne ! et vous devriez bien nous conter son histoire : il ne peut plus y avoir d’indiscrétion à présent ; tous les personnages qui y figurent sont morts, probablement. Ils le sont en effet, reprit la dame, car elle y figure à peu près seule, la pauvre femme ! elle avait fait son sort, elle l’a subi.

— Allons, allons, contez-nous cela ! j’ai la conviction qu’il y a là-dedans un roman complet ; et je suis enchantée que notre voyageuse emporte un touchant souvenir de son excursion à Château-Châlons.

— Je ne vois nul inconvénient à vous satisfaire, dit la dame ; mais si vous comptez sur un roman, seulement sur une nouvelle, vous vous trompez, je vous en préviens.

« Madame Adrienne, que l’on nommait dans le monde Adrienne de Cernans, était née sans aucune espérance de fortune, et, ce qui est pis, au milieu des embarras d’une fortune en désordre ; elle n’en fut pas moins élevée dans toutes les habitudes de l’aisance, et même du luxe. Ses parens, qui n’avaient jamais calculé leurs dépenses d’après leurs revenus, n’essayaient point de retarder leur ruine par des réformes économiques ; et leur fille jouissait dans leur maison de l’existence brillante que permet l’opulence, sans se douter du peu de solidité de celle qui l’entourait. Elle paraissait toujours avec éclat au milieu d’une société élégante, où ses agrémens personnels lui assuraient tous les succès qu’on y peut ambitionner à son âge ; elle y était recherchée, fêtée, adorée. Cependant, aucun de ses nombreux admirateurs n’annonçait d’intentions sérieuses à son égard ; mais, comme aucun d’eux ne l’intéressait assez pour lui en faire faire la remarque, elle ne s’en étonnait ni ne s’en affligeait : trop contente de son sort pour souhaiter changer d’état, elle n’imaginait certainement pas rencontrer des obstacles, lorsqu’elle le souhaiterait ! L’illusion se dissipa comme toutes les illusions. Un jeune homme, plus aimable ou plus empressé que ses rivaux, la fit réfléchir sur des liens qui lui parurent alors doux à former. Ne doutant pas plus des intentions de celui qu’elle daignait préférer, que de ses sentimens, elle attendit sans inquiétude qu’il sollicitât leur union. Au lieu de cela, le jeune homme s’éloigna ; et les parens d’Adrienne lui apprirent que c’était à la suite d’une explication provoquée par eux, et dont tous les détails furent autant de tortures pour son pauvre cœur ! Quelle découverte ! une famille qu’elle croyait honorer par son alliance la repoussait ! et l’amour qu’elle avait inspiré n’était pas assez puissant, dans le cœur de celui qui le ressentait, pour l’emporter sur ces injustes dédains ; il la sacrifiait sans hésiter… ! Qu’étaient donc ces flatteries qu’on lui prodiguait, cet empressement qu’on affectait pour elle ? une amère dérision ! Elle n’était donc qu’un jouet pour ces hommes qui rampaient à ses pieds… ! Une triste méfiance, une profonde humiliation aigrirent et flétrirent son âme ; elle se vit le rebut de la société, dont elle s’était crue l’idole, ne pouvant attendre que de la pitié le titre et l’état qu’elle avait espéré devoir au plus flatteur de tous les sentimens… ! Jamais ! jamais ! un cloître la déroberait à cette honte ! elle irait y cacher son délaissement, sa pauvreté ! De ce moment fut arrêtée la malheureuse résolution qu’elle exécuta par la suite.

» Une parente de M. de Cernans était chanoinesse ici ; et, bien qu’elle comptât peu sur la fille unique de ce Monsieur pour lui succéder, elle crut devoir, avant de se choisir une remplaçante, le prévenir et offrir la préférence à Adrienne, qui accepta sans balancer. Mais ses parens demandèrent un an de réflexion avant d’accorder leur consentement ; et ils exigèrent que, pendant ce temps, Adrienne continuât le genre de vie dont elle avait l’habitude : ils comptaient sur quelques événemens (assurément très-probables) qui changeraient les dispositions de leur fille, et fixeraient son sort d’une manière plus conforme à leurs vues. Adrienne, en effet, pouvait prétendre à inspirer une passion capable de l’emporter sur des calculs intéressés ; mais cette supposition n’entrait pour rien dans ses projets : son but, en reparaissant dans le monde, était d’y briller quelques instans encore avant de le quitter pour toujours, de le braver maintenant qu’elle n’en attendait plus rien, d’y annoncer sa résolution surtout… ! car l’un des appâts de la jeunesse, et quelquefois de l’âge mûr, pour s’encourager aux partis extrêmes, est la perspective de produire une vive impression sur les autres : comme s’il y avait une compensation à de longues peines, dans cette attention d’un jour que les hommes accordent à ce qui les étonne ! Ah ! la pauvre Adrienne ! elle était depuis longtemps oubliée de tous, lorsqu’elle mourait seule ici de tristesse !

» Sa détermination était donc arrêtée irrévocablement ; et la chance de bonheur que rêvaient ses parens, ne lui eût paru qu’une occasion de se venger, en la méprisant, des mépris qu’elle avait eu à supporter. Au reste, elle la jugeait peu probable : ce premier mécompte de son amour-propre et de sa sensibilité lui avait inspiré une défiance d’elle-même et des autres qui allait jusqu’à l’exagération ; et, tout en conservant le désir de plaire et la coquetterie qui la guidaient comme un instinct, elle ne croyait plus désormais à la sincérité des louanges et des protestations d’amour, qu’elle continuait à rechercher, et se promettait bien de ne jamais ressentir un sentiment qu’elle n’espérait pas voir partagé.

» La prétention était téméraire, à l’âge qu’avait mademoiselle de Cernans ! elle y échoua. Un homme se rencontra (passez-moi la parodie), d’un extérieur aimable, d’un esprit distingué, d’un noble caractère, mais auquel tant d’avantages n’avaient pu persuader qu’il lui fût facile de plaire, en même temps qu’une fierté ombrageuse lui faisait voir de la honte et de la faiblesse à ressentir l’amour sans être assuré de l’inspirer. Hélas ! oui, le malheur voulut que le travers d’esprit qui dominait Adrienne, l’homme qu’elle aima s’en laissât dominer aussi !

» M. d’Antigny, c’est son nom, fut charmé d’abord à la vue d’Adrienne, mais rebuté ensuite par ses manières ; et il y avait certainement de quoi ! La pauvre jeune femme, qui se sentait entraînée par un sentiment qu’elle s’était flattée de vaincre, en voulait à celui qui l’inspirait ; et, dans son dépit, elle accablait M. d’Antigny de froideur et de dédain, espérant ainsi, par ce moyen, dissimuler mieux ce qu’elle éprouvait : c’était dans le même but qu’elle affectait de l’intérêt pour tous les indifférens. Mais la vérité perçait quelquefois à travers ce manège, et un mot, un regard, trahissaient son secret : et voilà peut-être, mesdames, pour le dire en passant, ce qui nous vaut souvent les accusations de caprice et de coquetterie qu’on nous prodigue ! Quoi qu’il en soit, M. d’Antigny en jugea ainsi à l’égard d’Adrienne ; il fut blessé de ses dédains, impatienté plutôt que touché de ses témoignages de tendresse, qui n’étaient à ses yeux qu’un odieux artifice ; et, d’après son caractère, on pense qu’il n’était point en reste avec elle. À son tour, il jouait l’indifférence et la froideur ; à son tour, il affectait de l’empressement pour d’autres, et parvenait ainsi à tourmenter Adrienne, qui le lui rendait de son mieux. Leurs relations devaient être amusantes à observer ; et l’on en rirait, sans le triste résultat qu’elles ont eu !

» M. et madame de Cernans se flattaient que tout cet enfantillage aurait le dénoûment qu’ils souhaitaient. M. d’Antigny avait un rang honorable dans la société, une grande fortune ; et son caractère ne laissait craindre que des calculs vulgaires influassent jamais sur ses résolutions : on pouvait même espérer qu’il céderait le premier à son penchant. La dignité de notre sexe eût été sauvée. Je ris ! c’est qu’en vérité on ne sait si l’on doit se moquer ou s’attrister en voyant quelles causes peuvent influer sur notre destinée, peuvent en disposer quelquefois ! Oui, l’amour de M. d’Antigny aurait certainement triomphé des bizarreries de son caractère : il était séduit, subjugué ! Et c’était en effet une ravissante créature que cette Adrienne ! tant de grâces et d’éclat dans l’esprit ! une imagination mobile qui variait à l’infini ses impressions, et un naturel charmant qui les laissait toutes deviner ! des personnes qui l’ont connue alors m’ont dit tout ce qu’il y avait d’original et d’intéressant dans son incrédulité railleuse pour les louanges, dans la tristesse et le désenchantement de son âme, qui perçaient en dépit de ses efforts pour paraître heureuse et indifférente ! Interrompant tout-à-coup une conversation mélancolique et grave, elle s’élançait au milieu des danses folles, des amusemens bruyans, et s’y livrait avec une ardeur qui étonnait, mais qui faisait rêver… On se demandait si tant de légèreté ne cachait pas des chagrins qu’il serait doux de consoler… ! M. d’Antigny s’était souvent fait cette question… ; de plus en plus entraîné par une passion qui devenait irrésistible, il était décidé à ne la plus combattre, à demander à celle qui l’inspirait le bonheur, qu’il n’attendait que d’elle, désormais : ses craintes, ses méfiances se dissipaient ; il oubliait tout ce qui les avait éveillées, pour ne se rappeler que les regards si doux, les mots si aimables qui l’avaient quelquefois frappé… ; il se croyait aimé, tant il désirait l’être. C’est dans cette disposition d’esprit qu’il vint à la réunion où il devait rencontrer Adrienne. Elle s’était surpassée dans la grâce et l’élégance de sa toilette, elle se surpassa dans celles de ses manières comme dans sa coquetterie : jamais elle n’avait mieux mérité l’admiration et les hommages ; jamais ils ne lui avaient été plus prodigués et jamais il ne l’avaient plus enivrée. L’empressement de cette foule d’admirateurs que M. d’Antigny pouvait remarquer, ces louanges passionnées qu’il entendait, la ravissaient ! c’était un vrai délice ! Toutes les femmes savent combien la présence de l’homme qu’elles aiment donne de prix à ces petits triomphes de vanité. On est si fière et si heureuse de se dire : Il me doit de la reconnaissance pour l’avoir préféré ! je pouvais choisir. Et cette réflexion, d’ailleurs fort sentimentale, entraîne à beaucoup de sottises ; c’est elle qui rendait Adrienne si avide de louanges et de flatterie, et la rendait si aimable pour ceux dont elle les recevait, qui, à chaque nouveau succès, la faisait chercher des yeux M. d’Antigny, afin de s’assurer qu’il en était témoin… Mais elle rencontrait toujours les siens fixés sur elle avec une expression triste et sévère. Ce jour-là, il ne joua pas l’indifférence et ne cacha point son déplaisir. Et la jeune insensée en jouissait, et cherchait à l’augmenter. Elle rentra cependant triste et mécontente ; un trouble douloureux qui ressemblait au remords et à la frayeur l’oppressait péniblement : quelque chose semblait lui dire que cette folle soirée décidait sans retour de son sort.

» Il se passa deux jours sans qu’elle entendit parler de M. d’Antigny ; le troisième, on apporta de sa part, à M. de Cernans, une lettre par laquelle il le prévenait de son départ subit. Il n’habitait pas ordinairement Dijon, la ville qu’habitait Adrienne ; mais on savait qu’il était le maître d’y prolonger son séjour tant que cela lui était agréable. « Des affaires importantes le forçaient, disait-il, d’en partir sur-le-champ ; et il ne comptait pas revenir de long-temps. »

» Bon voyage ! dit M. de Cernans avec humeur. Une larme roula dans les yeux de la mère. Adrienne sentit son cœur froid et serré comme pour mourir.

« Je ne doute pas, me disait-elle, que ce que j’éprouvai dans ce moment, et la violence que je me fis pour le cacher, n’aient influé sur ma santé d’une manière fâcheuse : c’était une angoisse si douloureuse ! si poignante ! j’aurais poussé des cris, si j’avais cédé à mon impression. La présence de cet homme était l’unique intérêt de ma vie ; je m’en aperçus lorsqu’il fut parti. Non pas que je fusse heureuse tant qu’il était là ! non, je pleurais souvent, et d’amères larmes ! mais chaque journée était un événement que j’attendais, auquel je me préparais : je devais rencontrer M. d’Antigny, l’éviter, entendre parler de lui, paraître à ses yeux avec telle ou telle parure ; les circonstances les plus puériles avaient de l’importance. Lorsqu’il se fut éloigné, je ne comprenais plus que l’on s’occupât de quoi que ce fût, que l’on prît plaisir à quoi que ce fût ; je m’effrayais d’un simple devoir de société à remplir, comme d’une fatigue insupportable ; mais je m’effrayais bien plus encore des divertissemens et des fêtes ! c’était du désespoir, que me causaient cette foule, ce tumulte, cette joie que sa présence n’animait plus ! Mais je renfermais soigneusement au fond de mon cœur, qu’elle brisait, ma tristesse vraiment mortelle ! j’aurais craint qu’on en devinât la cause, qu’on ne l’en instruisît… ! et j’affectais une gaîté extravagante, et j’étais plus assidue que jamais aux plaisirs du monde. Cette contrainte a dû aussi me faire du mal : toute ma force d’âme a été employée à me tourmenter, à me tuer ! je devais réussir…

» C’était toujours avec cette amertume, que l’infortunée revenait sur les circonstances de sa vie : elle l’avait, en effet, détruite à plaisir ! Le départ de M. d’Antigny ne les sépara sans retour que parce que la conduite qu’elle tint ensuite le trompa sur ses véritables sentimens. S’il eût pu croire (et il s’en informait) que quelques regrets l’accompagnaient, il n’eût pas eu la force de renoncer aux douces espérances qu’il avait conçues ; mais tous les rapports qu’on lui fit, et ses propres réflexions, le confirmèrent dans la résolution de vaincre une passion dont il n’attendait ni retour ni bonheur. On jugeait Adrienne d’après les apparences : et l’on était autorisé à la supposer légère, coquette, frivole, incapable d’éprouver une affection profonde et durable, comme de se plaire dans les habitudes simples d’un ménage paisible et réglé avec économie ; la malveillance et l’envie se hazardaient même à laisser entendre que son imprudence pourrait aller jusques à compromettre le nom qu’elle porterait… Les torts qui lui attiraient ces accusations tenaient d’abord à une indépendance d’esprit et de caractère que la faiblesse de ceux à qui elle était soumise n’avait pas su réprimer ; puis, en dernier lieu, à son irritation chagrine contre la société, qu’elle s’efforçait de mépriser et de haïr, et aux combats secrets de son triste cœur. Mais il y avait en elle un fond de raison solide, des principes sévères, une grande élévation d’âme ; et ce désir excessif de plaire, qu’on lui reprochait, tenait plus à une vive sensibilité qui a besoin d’amour, qu’à une sotte et vaine ambition de séduire. Elle était bonne, d’une humeur facile ; elle eût fait le bonheur de l’homme qui l’eût choisie pour femme ; et M. d’Antigny a dû regretter, peut-être, qu’un moment de dépit ait aussi décidé de son sort ? Quoi qu’il en soit, il partit bientôt pour l’Italie, où il devait voyager pendant un an ; et peu après, Adrienne vint ici commencer son noviciat.

» Elle se fit une grande violence pour s’astreindre aux pratiques et à la dépendance de son nouvel état : la piété ardente qui fait aimer les austérités et rend tous les devoirs faciles, n’est le partage que d’un petit nombre d’âmes privilégiées. Adrienne y suppléait par le courage et la résignation ; mais l’exercice de ces vertus est rude, et ses forces s’usaient contre une fatigue et des dégoûts sans cesse renaissans.

» Je la connus dans ce temps. Mon mari, en quittant le service, vint habiter ce village, qui était le lieu de sa naissance. J’étais jeune, le séjour m’en parut triste ; l’âge de mon mari était fort éloigné du mien, son caractère était froid et sérieux ; je n’avais pas d’enfans, et mon intérieur avait peu d’agrémens : je fus heureuse de rencontrer madame Adrienne. J’ai peu vu de femmes dont l’abord fùt aussi séduisant ; ses manières franches et élégantes à la fois avaient un attrait irrésistible. Elle était malheureuse, mais non pas habituellement triste ; et ses saillies animaient souvent les conversations un peu languissantes de ses compagnes. Elles l’aimaient, et l’ont fort regrettée.

» Nous nous liâmes promptement ; elle m’ouvrit son cœur, la malheureuse femme ! et je frémis des souffrances qu’il renfermait. Le serment qu’elle devait prononcer l’effrayait ; elle tremblait de s’imposer à jamais des chaînes qui lui pesaient toujours davantage. Mais comment s’y soustraire ? il ne lui restait plus d’autres ressources. Ses parens avaient été forcés de céder tous leurs biens à leurs créanciers ; ils vivaient d’un revenu modeste qui devait finir avec eux ; et leur fille n’eût plus rencontré que de froids protecteurs dans ce monde où elle avait compté un si grand nombre d’admirateurs. Si l’on s’entretenait encore d’elle, c’était pour applaudir à son sacrifice avec les expressions d’une indifférente pitié… Elle se préparait donc à le consommer, mais comme on se prépare au malheur, quelque certain qu’il soit, en cachant au fond de son cœur l’espoir d’y échapper.

» J’osais à peine la conseiller, dans une situation aussi délicate ; cependant j’aurais préféré pour elle les chances de la mauvaise fortune avec la liberté, à cet engagement terrible et irrévocable qui ne lui promettait que malheur. Elle-même, abattue et découragée, n’aurait peut-être pas eu la force de surmonter ses répugnances, sans un événement qui raffermit sa résolution et lui redonna de l’énergie. M. d’Antigny se maria, à son retour d’Italie ; son mariage avait été arrangé par sa famille et ses amis, pendant son absence. Il n’éprouvait ni éloignement ni préférence décidée pour la personne qu’il épousait ; il se mariait comme tant d’autres, par insouciance de son sort, ennuyé de résister aux sollicitations : et cette décision prise avec tant d’indifférence, donnait la mort à une femme charmante qu’il avait aimée passionnément !

» Adrienne sentit se ranimer tout son amour, tout son désespoir, mais aussi toute sa fierté. Elle regretta d’avoir été devancée dans le serment qui les devait séparer sans retour ; l’instant de prononcer ses vœux lui parut alors trop éloigné, et elle fit des démarches pour le hâter. Il vint ce moment funeste ! je la vois encore, les joues couvertes d’un rouge de pourpre, agitée, tremblante, prononcer, d’une voix qu’elle essayait d’affermir, ces paroles qui sont celles de la profession : “Je, Adrienne de Cernans, fille de Maximilien-Philibert de Cernans et de Marguerite d’Aunex mes père et mère, promets et voue à Dieu, en présence de la glorieuse Vierge Marie, et de tous les Saints dont les reliques reposent en cette église, et de vous, madame d’A…, abbesse de céans, les trois vœux de religion, pauvreté, chasteté et obéissance, avec bonne conversion de mes mœurs selon la forme et la coutume de la maison. Ainsi Dieu me veuille aider, amen !”

» Sa mère se trouva mal ; son père était plongé dans une sombre rêverie. Hélas ! ils regrettaient alors, sans doute, leurs folles profusions, première cause du malheur qu’ils déploraient !

» Remise du trouble et de l’agitation qui l’avaient soutenue, Adrienne resta accablée de son sort. Les étrangers présens à la cérémonie s’étaient éloignés, les incidens qui avaient dérangé un instant l’ordre établi dans la maison avaient cessé ; la vie du cloître reprenait sa triste uniformité, et la religieuse n’était plus distraite de ses réflexions. Elle mesura avec effroi l’étroit espace devenu son univers !… compta les longues heures de sa vie, dont chacune était arrêtée, fixée d’avance… ! Là finissaient les magnifiques espérances, les désirs immenses de son cœur ! elle les rappela pour les comparer à sa destinée, maintenant irrévocable ; et le bonheur rêvé aux plus beaux jours de ses plus belles illusions, elle le souhaitait alors avec désespoir, le demandait au ciel, qu’elle accusait… ! Oh ! l’infortunée ! quelles heures elle a passé ! Sa santé ne pouvait résister à de telles souffrances ; elle était née délicate, et l’on avait toujours craint pour elle le mal de poitrine qui l’a tuée : le chagrin en développa violemment le germe, l’air vif de cette montagne contribua à hâter ses progrès, et en moins d’un an il en eut fait d’effrayans. Les médecins pensèrent qu’un séjour de quelques semaines dans son pays natal pourrait lui être salutaire ; et j’obtins de mon mari la permission de l’accompagner à Dijon. C’est là que l’attendaient encore des émotions bien dangereuses dans sa situation ! M. d’Antigny y arriva peu après nous. Il était seul ; sa femme avait craint d’entreprendre un voyage au commencement de sa grossesse, et ne l’avait point accompagné. Je n’oublierai jamais l’expression qui anima la figure d’Adrienne, à la nouvelle de son arrivée ! Revoir M. d’Antigny, maintenant qu’un état austère engageait sa liberté, qu’un mal dangereux menaçait sa vie… ! Ce bonheur amer nous le comprenons, nous autres femmes… ! il payait toutes les souffrances d’Adrienne. Une crainte le troubla un instant, cependant, celle de ne pas se rencontrer avec lui pendant son séjour à Dijon : elle ne pouvait l’espérer qu’autant qu’il visiterait ses parens, dont elle ne quittait pas la maison ; et tant de gens les délaissaient, depuis leur changement de fortune ! Mais une pareille négligence n’était point à craindre de la part de M. d’Antigny ; et il tarda peu à se présenter chez M. de Cernans.

» Adrienne était à demi couchée sur une chaise longue, vêtue de sa robe de chanoinesse, et coiffée d’un bonnet fort simple qui ne la gênait pas pour appuyer sa tête sur ses oreillers ; sa maigreur était extrême, mais son teint avait l’éclat, et ses yeux la vivacité qui sont des symptômes assez ordinaires de son mal ; et elle me parut encore bien jolie ! M. d’Antigny montra beaucoup d’émotion : il promenait d’un air agité des regards tristes sur cette figure amaigrie et souffrante, sur ces vêtemens sombres… ; tout, jusqu’à l’ameublement modeste de l’appartement, semblait lui causer une impression pénible. Le calme d’Adrienne m’étonna ; je l’avais vue beaucoup plus troublée par le nom de M. d’Antigny prononcé inopinément devant elle, qu’elle ne l’était par sa présence. Mais je ne prétends pas plus expliquer les bizarreries du cœur de ma pauvre amie, que celles de tant d’autres cœurs. Elle parla tranquillement, et sans efforts, de tout ce qui pouvait intéresser le nouvel arrivé, son mariage excepté ; il lui eût été trop difficile, apparemment, de conserver du sang-froid en traitant ce sujet… ! Lui, après plusieurs questions sur la santé de la malade, faites d’une voix fort altérée, ajouta que Château-Châlons, dont il connaissait la position, devait être un séjour dangereux pour les personnes délicates.

» — Je le pense aussi, dit Adrienne, mais lorsque j’en ai fait la remarque, il était un peu tard pour en partir…

» — Il serait facile d’obtenir un changement de maison, reprit M. d’Antigny ; on en accorde sur de moindres motifs.

» — Je me garderais bien de le demander ! s’écria Adrienne ; où retrouverais-je ce que j’ai trouvé là ? Et elle me jeta un regard qui dut causer un peu d’envie à son infidèle.

» Elle reprenait ses avantages, la coquette Adrienne ; l’émotion de M. d’Antigny ne lui avait pas échappé, et la satisfaction qu’elle éprouvait de sa découverte, lui laissait la liberté d’esprit nécessaire pour en profiter. Elle fut charmante ! mais charmante, surtout, de naturel et de simplicité. Des phrases prétentieusement mélancoliques ne venaient pas à chaque instant provoquer l’attendrissement de son auditoire, ni des plaintes minaudières attirer sans cesse l’attention sur elle ; de semblables moyens d’intéresser lui eussent paru plus ridicules et plus méprisables qu’à personne : avant tout, même avant d’être coquette, elle était fière et vraie ; et s’il y avait peut-être quelquefois de l’art et du calcul dans sa conduite, jamais on n’y pouvait reprendre ni affectation, ni mensonge. Je ne perdrais pas une occasion de vous en faire l’éloge, je l’ai tant aimée ! et elle le méritait si bien !

» M. d’Antigny tarda peu à revenir après cette première visite ; il revint souvent ; et bientôt il ne se passa plus un seul jour sans qu’il parût dans la maison. La faiblesse des parens d’Adrienne encourageait ses assiduités qui étaient un adoucissement à la cruelle situation de leur fille. Ses souffrances semblaient être suspendues tant qu’il était là ; et sa gaîté, sa vivacité, nous faisaient illusion à nous-mêmes sur son état.

» Les prétextes ne manquaient pas à M. d’Antigny pour se présenter ; aujourd’hui, il venait proposer une promenade qui serait salutaire à la malade, demain, c’était une lecture qui la distrairait et qu’il faisait à haute voix ; et si sa visite se prolongeait jusqu’à l’heure du souper, on l’y retenait, et Adrienne y assistait contre son usage et sans être incommodée de sa longue veille, chose dont M. d’Antigny ne manquait pas de venir s’informer avec empressement le lendemain. Cette intimité leur était douce, et ni l’un ni l’autre n’avait le courage de la rompre, bien que tous deux se la reprochassent peut-être ; elle, au moins, me disait quelquefois :

» — C’est une grande faute que je commets en recevant ainsi cet homme, que ses sermens, les miens, séparent de moi sans retour ! il faut fuir, madame Renaud ; aller expier dans ma prison les heures que je passe ici, les pleurer devant Dieu ! »

» Mais que les larmes qu’elle versait alors étaient loin d’avoir l’amertume de celles que lui avaient coûté l’indifférence et l’oubli de cet homme !

» Aucune explication n’avait encore eu lieu entre eux sur leurs anciennes relations : Adrienne, sans le vouloir, provoqua la première. M. d’Antigny paraissait assez souvent inquiet et préoccupé, et elle lui faisait ordinairement à ce sujet des observations auxquelles il répondait d’une manière insignifiante en apparence, mais qui la faisait soupirer. Un jour, soit que le ton de ses reproches fût moins affectueux qu’à l’ordinaire, soit que M. d’Antigny fût plus mal disposé, il répondit assez sèchement que l’on devait en effet s’étonner de sa tristesse, tant il avait de sujets d’être gai.

» — Eh ! que vous manque-t-il ? demanda Adrienne avec un peu d’aigreur.

» — Rien, Madame, rien absolument ! je suis très-heureux.

» — Vous devez l’être ! repartit Adrienne. Et toute sa force était employée inutilement à retenir les larmes qui roulaient dans ses yeux.

» — Adrienne, reprit M. d’Antigny, vous ne me croyez pas heureux… ! vous me plaignez… ?

» — J’ai assez à pleurer sur moi ! dit-elle tristement.

» — Il est vrai, continua-t-il, vous n’êtes pas heureuse ! mais vos chagrins ne sauraient se comparer aux miens, vous qui n’aimiez rien, qui ne regrettez rien… !

» — Eh ! laissez-moi ! s’écria-t-elle en se levant avec impatience.

» J’étais seule présente à cette scène, que je prévoyais et que je redoutais depuis long-temps.

» Adrienne marcha rapidement vers l’autre extrémité de la chambre, où M. d’Antigny la suivit. Il parlait bas, mais d’un ton fort animé. Elle resta assez long-temps sans répondre ; puis, tout-à-coup, tirant un papier de son sein, elle dit avec une véhémence que je ne lui avais vue en aucune occasion :

» — Tenez ! regardez ces lignes que vous ne vous souvenez pas d’avoir tracées, je les ai conservées, moi ! je les ai conservées au risque du salut de mon âme ! la certitude d’être coupable devant Dieu n’a pas pu en obtenir le sacrifice : je les ai conservées, je les conserve ; on les trouvera sur mon cœur lorsqu’il aura cessé de battre ! Et je n’aurais pas su vous aimer ! et j’étais une femme frivole dont un froid orgueil maîtrisait tous les sentimens ! Vous l’avez dit, vous l’avez cru, vous le croyez peut-être encore ? Oh ! je ne veux pas vous laisser cette erreur ! je veux que des regrets troublent votre vie, qu’ils vous poursuivent auprès de celle que vous m’avez préférée, qu’ils empoisonnent votre bonheur, vos amours ! Pauvre créature délaissée que j’étais ! j’aurais été si heureuse de vous appartenir, de vous avoir pour protecteur et pour appui, sur cette terre où mon passage sera si court ! Mais vous n’avez pas daigné me dire : Sois à moi ! vous m’avez repoussée, méprisée ! Allez ! vous êtes comptable de ma mort !

» — C’est plus que je n’en puis supporter ! dit M. d’Antigny, d’un ton de tristesse si profonde qu’Adrienne en fut effrayée.

» — Reste là ! dit-elle en le saisissant fortement par le bras, reste là ! ne me quitte pas. Oh ! je me sens bien mal.

» Elle eut ensuite une crise qui nous alarma tous ; et, en reprenant ses forces, elle demanda à se retirer dans sa chambre. La présence de M. d’Antigny lui était pénible : elle éprouvait de la honte et du malaise de ce qui venait de se passer.

» Dès-lors, l’espèce de bonheur irréfléchi qu’ils trouvaient à se voir fut détruit : leurs regrets, en s’exhalant, s’étaient aigris ; loin que leur passagère réunion voilât maintenant à leur pensée la séparation éternelle qu’ils devaient subir, elle la rendait plus cruelle. Ils n’étaient plus ensemble que pour gémir de leur destinée, s’en accuser mutuellement ; et ces reproches amenaient toujours la peinture désolée d’un amour qui ne pouvait plus être qu’une source de regrets et de honte. Le monde avec sa malice étourdie vint ajouter à leurs chagrins : on remarqua leur liaison, on la calomnia ; puis, enfin, madame d’Antigny reprocha à son mari, par une lettre, sa longue absence et l’abandon où il la laissait, dans un moment où ses soins et sa tendresse lui eussent été si nécessaires. La lettre me fut monMADAME ADRIENNE. 137 trée ; et je n’hésitai pas à conseiller une séparation que je regardais comme indispensable. M. d’Antigny en sentait lui-même la nécessité ; mais Adrienne !… Peu s’en fallut que je ne fusse humiliée des craintes qu’il manifesta à cet égard, et je lui dis assez séchement que je comptais sur le courage et la raison de mon amie, et que je me chargeais de la prévenir. En effet, nous eûmes le jour même une explication. « Il y a long-temps que je me répète tout cela ! me dit Adrienne ; oui, il faut partir, rompre ces liens de douleur et de honte… ! Mais je ne saurais surmonter toutes mes faiblesses à la fois ! il en est une que je voudrais qu’on ménageât qu’il me laisse partir la première ; le voyage, le changement de lieux me distrairont ! mais me retrouver ici lorsqu’il n’y sera plus ! je ne le pourrais pas, madame Renaud ! Qu’il retarde un peu son départ ; les préparatifs du nôtre seront bientôt faits ! qu’il attende, qu’il ne 138 MADAME ADRIENNE. me laisse pas seule ici ! voilà tout ce que je demande, tout ce que je lui demanderai jamais ! » Son séjour à Dijon n’avait pas été assez salutaire à sa santé pour qu’on tint à le prolonger ; je n’étais pas, non plus, libre d’y prolonger le mien davantage, et notre départ fut fixé à huit jours de là. Ces huit jours furent pénibles à passer ; l’état d’Adrienne m’inquiétait une activité effrayante avait succédé à sa langueur habituelle ; elle parlait sans cesse, agissait sans cesse ; et, à l’instant de partir, elle était dévorée d’une fièvre ardente qui me fit hésiter à poursuivre l’exécution de notre projet. Mais les mêmes accidens se seraient renouvelés dans un autre moment ; et je ne doute pas que la pauvre faible femme n’eût saisi avec empressement tous les prétextes de rester encore…. Ainsi, je ne laissai pas connaître mes craintes, et nous partimes. M. d’Antigny nous vit monMADAME ADRIENNE. 13g ter en voiture ; il porta une dernière fois à ses lèvres la main qu’Adrienne lui tendit par la portière, pressa fortement son front de la sienne, et s’éloigna rapidement. >> La voiture roulait. Adrienne m’étreignit convulsivement de ses bras, et sanglotta appuyée sur mon épaule. Je pleurais en silence : que lui dire ? Elle resta long-temps dans la même situation ; puis elle se remit, et me dit avec assez de calme : Allons ! madame Renaud, du courage ! il faut aller jusqu’au bout. » C’est à l’abbaye que nous descendimes et qu’elle s’établit d’abord ; mais l’air trop vif de Château-Châlons ne tarda pas à faire sentir sa funeste influence, et l’on fut forcé de choisir à la malade une autre habitation pour passer l’hiver. On lui loua, au pied de la montagne, une petite maison, où je la visitais chaque jour ; et, chaque jour, j’étais effrayée par quelque nou140 MADAME ADRIENNE. veau ravage de ce mal désormais sans remède. La situation de son esprit ajoutait aux dangers de son état. Elle était livrée à une piété sombre dont les pratiques austères fatiguaient son corps affaibli et entretenaient sa mélancolie sans la distraire de ses souvenirs. Un amer chagrin rongeait son cœur, et devenait du désespoir à mesure que s’écoulaient ses jours qu’elle savait être comptés ; c’est que M. d’Antigny ne cherchàt pas à la revoir une fois, une dernière fois encore. J’essayais de la consoler en excusant M. d’Antigny il ne la croyait pas en danger ! disais-je. >> — Vous lui mentez donc dans vos lettres, me répondit-elle. Je baissai les yeux en pleurant. >>-Pauvre amie ! reprit la douce créature, tu viendrais de plus loin, toi ! >>-Ce que je vous recommande, me disaitelle encore, c’est de ne jamais lui parler de MADAME ADRIENNE. 141 moi, dans le cas où vous le reverriez ; pas un mot sur mes souffrances, sur mes derniers momens ! je ne veux pas qu’il pense que je vous aie chargée de l’attendrir. Mais où le reverriezvous ? vous ne devez pas quitter ce désert, et il n’y viendra pas pleurer sur ma tombe ! Tout est bien ! Redites-moi les litanies de notre religieuse. » Cette phrase terminait souvent ses réflexions et ses retours sur elle-même ; et en voici l’explication. Elle avait trouvé, dans un livre d’Heures qui m’appartenait, une prière, en forme de litanies, dont je puis vous lire quelques passages ; j’ai conservé précieusement le volume qui la contient. Écoutez : » Seigneur Jésus, père des miséricordes, je vous recommande ma dernière heure et ce qui doit la suivre. » Quand mes yeux obscurcis et troublés promèneront leurs regards tristes et mourans au142 MADAME ADRIENNE. tour de moi pour chercher vos consolations ; miséricordieux Jésus, ayez pitié de moi. Quand mes joues páles et livides inspireront aux assistans la compassion et la terreur, que mes cheveux, baignés d’une froide sueur, s’élevant sur ma tête, annonceront ma fin prochaine ; miséricordieux Jésus, ayez pitié de moi ! » Quand j’aurai perdu l’usage de tous mes sens, que le monde entier aura disparu pour moi, que je serai dans les oppressions de ma dernière agonie et dans le travail de la mort, que mon âme, quittant pour toujours ce monde, laissera mon corps pále, glacé et sans vie ; miséricordieux Jésus, ayez pitié de moi ! » Une note disait que la prière avait été composée par une religieuse morte jeune, et qui s’était toujours occupée de sa fin ; la note et la prière avaient produit une vive impression sur l’esprit d’Adrienne. » Qu’il faut se plaire à l’image de sa desMADAME ADRIENNE. 143 truction, pour y revenir avec tant de détails ! disait-elle ; mais à quoi se plairait-on dans certaines situations de la vie… ! » Et elle murmurait de nouveau la sombre litanie. >> L’indifférence de M. d’Antigny n’était pas cependant aussi incontestable qu’elle l’assurait ; il se faisait, au contraire, beaucoup de violence pour en montrer dans cette occasion ; mais d’autres affections lui commandaient encore : il en devait à sa femme, à la mère de son enfant ; et, sans doute, les ménagemens qu’il avait à garder à cet égard étaient la première cause de son apparente négligence. >>-Cette raison serait la meilleure de toutes, répondit Adrienne à cette observation ; mais il lui restait tant de jours, tant d’années, pour lui faire oublier ce tort… ! pour l’en consoler ! » Je n’avais point instruit M. d’Antigny de ses regrets, d’abord parce qu’elle me l’avait 144 MADAME ADRIENNE. défendu ; et puis j’avoue que je ne souhaitais pas cette réunion, qui ne pouvait apporter aucun adoucissement aux peines de ma pauvre amie. Ce n’était plus des créatures qu’elle en devait attendre, et je demandais chaque jour pour elle la foi qui console. à >> Elle lui fut donnée : son âme se dégagea peu peu de ses liens terrestres, et reprit de la sérénité ; elle envisagea avec dédain les intérêts et les espérances de cette vie, même ses affections, et ne murmura plus contre la part qui lui avait été faite. » Est-on plus assuré du bonheur en confiant sa destinée à un autre, qu’en l’isolant ? me disait-elle ; qui me prouve que l’amour qu’on m’aurait accordé aurait suffi à mon cœur ? que je ne me serais pas lassée moi-même de celui que j’aurais promis ? Et, en supposant accumulées sur ma tête toutes les félicités de ce monde, que de chagrins encore et que de mécomptes ! Ma MADAME ADRIENNE. 145 bonne Alise, je ne regrette pas la vie ! cependant (ajoutait-elle avec un sourire pour lequel l’épithète d’ineffable devrait être inventée si elle ne l’était pas) quand je croyais souhaiter la mort, je ne souhaitais, en réalité, que désespérer M. d’Antigny, exciter ses regrets éternels ; maintenant je ne la crains pas : non que je croie ma vie sans reproches ! j’ai eu des torts, j’ai commis des fautes ! mais ce qui me rassure, c’est cette bienveillance inaltérable et universelle que je sentais en moi je n’ai jamais éprouvé le moindre sentiment, je ne dis pas de haine, mais d’aigreur, tant soit peu prolongé, contre qui que ce soit ; et j’étais disposée à l’affection envers toutes les créatures de Dieu. Cette manière de sentir doit être un signe de prédestination ; et ne riez pas de ma confiance ; ce n’est pas l’orgeuil qui me l’inspire ! non, c’est quelque chose que je ne saurais définir, une espérance sublime, persuasive je serai heu- 10 146 MADAME ADRIENNE. reuse en quittant ce monde, je le crois. >> » Aimable et excellente amie ! elle avait raison d’espérer ! cette âme d’ange aura trouvé de l’aliment pour sa tendresse ; elle est heureuse, maintenant. » >> — Pauvre femme… ! dit à la fois l’auditoire féminin. Comment M. d’Antigny a-t-il pu se consoler ? ajouta la plus jeune de nous ; celles qui avaient alors l’âge que j’ai aujourd’hui, sourirent à demi en secouant un peu la tête ; puis l’amie d’Adrienne reprit en ces termes : « Il eut bientôt de terribles distractions ! C’est au printemps de l’année 1789 que mourut Adrienne, et dès-lors, les événemens publics ne laissèrent à personne le temps de s’occuper de ce qui lui était particulier. M. d’Antigny émigra, fut proscrit, perdit sa fortune, dont il recouvra une partie en revenant en France ; dans toutes ces circonstances, sa MADAME ADRIENNE. 147 femme lui a donné des preuves d'affection et de dévoûment. Il en a des enfans qui font sa joie et son orgueil; il est heureux. >> Il est heureux ! reprit la jeune interlocutrice, et la pauvre Adrienne est morte! Je suis bien honteuse de la vulgarité de mon dénoûment, dit la narratrice, et je vous en fais d'humbles excuses; mais souvenez- vous, s'il vous plaît, que je ne vous avais promis ni un roman, ni une nouvelle, mais une aventure toute simple, comme il en arrive tous les jours, et qui ne valait pas la peine d'être racontée. FIN.