Nouvelles chroniques francomtoises/Sophie D***
Sophie D***.

Le mariage est un état grave, austère même, que l’on ne doit embrasser qu’après de sérieuses réflexions. Ces vérités, si bien établies qu’elles en sont devenues des lieux communs, n’empêchent pas qu’il ne se fasse encore, de temps en temps, des mariages d’avarice, d’ambition, de caprice, de dépit : ce sont les tristes suites de l’un de ceux-ci que je veux raconter.
Il y avait à L…, en 1810, une jeune personne nommée Sophie D***, belle, riche, indépendante ; car ses parens l’avaient laissée orpheline en très-bas âge. Elle n’était cependant pas encore mariée à vingt-deux ans ; et les partis qui s’étaient offerts avaient tous été refusés, bien que fort avantageux pour la plupart. Cet éloignement pour un état assez apprécié des jeunes personnes en général, tenait peut-être au genre de vie brillant et dissipé qu’avait adopté Sophie, et au nombre incalculable de ses adorateurs ; l’enivrement de la vanité peut tenir lieu de tant d’autres biens ! Cependant l’un de ses parens, M. M…, avait à peu près la promesse d’obtenir sa main lorsqu’il reviendrait occuper en France l’emploi qu’il occupait dans l’une des provinces étrangères réunies pour lors à l’empire français. Elle ne l’aimait pas précisément, mais elle en faisait beaucoup d’estime. C’était un homme distingué par son esprit, son caractère, sa fortune, et digne en tout de l’amour d’une honnête femme.
» Un peu avant l’époque fixée pour le retour de M. M…, le colonel Édouard S… fut présenté dans la société que voyait Sophie ; le colonel revenait chez lui achever la guérison d’une blessure fort grave qu’il avait reçue en Espagne, et dont il ne parlait jamais, bien qu’elle rappelât un trait de bravoure des plus brillans. Mais ses exploits, ses campagnes, ses blessures, rien de ce qui le concernait personnellement, n’étaient le sujet des conversations du colonel, surtout avec les femmes ; il ne leur parlait que d’elles, aux femmes ; et l’on a remarqué que c’était un assez bon moyen de les intéresser. Ce qui est certain, c’est que M. S. les intéressait beaucoup ; ses bonnes fortunes étaient nombreuses et constatées ; non pas cependant qu’il fallut voir en lui un de ces barbares séducteurs se faisant un jeu de déchirer des cœurs, de voir couler des larmes, dont les romanciers du xviiie siècle ont épouvanté leurs lectrices, et dont les modèles existaient, dit-on, dans la société d’alors : c’était simplement un beau jeune homme à tête vive, à imagination vagabonde, s’exagérant toutes ses impressions, et les exagérant aux autres. Dès qu’une femme lui plaisait, il se persuadait l’adorer ; et tout naturellement il était avec elle ce que l’on est quand on adore, et tout naturellement il la trompait, parce que son illusion durait peu ; et, dès qu’elle était dissipée, s’il s’étonnait de l’avoir eue, s’affligeait de ses conséquences si elles causaient le malheur de quelqu’un, et ne refusait jamais à ses victimes une profonde pitié qui ne les consolait pas du tout.
» La brillante Sophie fut étonnée de ce qu’elle éprouva après sa première rencontre avec le colonel ; sa confiance en elle-même n’était plus aussi entière, sa supériorité sur les autres femmes ne lui semblait plus aussi clairement prouvée, et elle redoutait des rivales. Cependant le bel Édouard l’avait particulièrement remarquée ; elle n’avait pas une seule fois changé de place sans le retrouver l’instant d’après à ses côtés ; elle n’avait pas prononcé un mot sans être attentivement écoutée ; ses yeux n’avaient pas rencontré une seule fois ceux d’Édouard sans les voir fixés sur elle avec une expression… ! Mais à quoi bon l’analyse d’un sentiment que tous le monde a éprouvé ? Sophie aima le colonel S…, s’en crut aimée, attendit tout son bonheur de son amour, se trompa ; et cela est arrivé à tant d’autres, qu’on risque fort de n’être pas neuf en insistant sur ces détails.
» Avec vingt ans, une beauté remarquable, quatre ou cinq cents mille francs de dot, on ne craint guère d’obstacles au mariage que l’on souhaite, surtout de la part de celui qu’on a choisi ; aussi notre héritière attendait-elle sans inquiétude que le colonel expliquât ses intentions, et, en attendant, elle jouissait avec délices du bonheur d’être l’objet de ses soins empressés, l’arbître de sa gaîté ou de sa tristesse : car un témoignage d’indifférence ou d’intérêt de sa part suffisait pour amener sur le visage d’Édouard l’expression d’une mélancolie profonde ou d’une vive satisfaction ; et ces différentes impressions, dont aucune n’était perdue pour Sophie, faisaient battre son cœur de mille sentimens, parmi lesquels il fallait peut-être compter la vanité.
» Les choses en étaient là, lorsque la baronne C… annonça son grand bal. Qui ne sait de quelle importance est un bal, dans la vie d’une jeune femme ? Et Dieu console toutes celles dont un de ces frivoles passe-temps a fixé le sort d’une manière triste et irrévocable ! Celui-là devait être magnifique ; et Sophie, qui sentait la nécessité d’y paraître avec éclat, prit de grands soins pour y parvenir. Elle en prit trop peut-être ? sa toilette était trop riche, sa coiffure trop surchargée d’ornemens ; et un vague soupçon de tout cela lui donnait un air soucieux et mécontent qui ne contribuait pas à l’embellir. On assure que les grands capitaines, avant de donner une bataille décisive, sont toujours avertis par un pressentiment de l’issue qu’elle aura. Si la remarque n’est pas juste pour les chefs d’armées qui se préparent à un combat, elle l’est pour les jolies femmes qui se préparent à une fête : toutes, au moment d’une soirée décisive, ont le pressentiment de leurs revers ou de leurs triomphes. Sophie fut saisie d’une sorte d’effroi en entrant dans le salon de la baronne C…. Le colonel y était déjà, mais engagé dans une conversation si intéressante, qu’il ne l’aperçut que long-temps. après son arrivée. C’était avec la jeune Mélanie C… qu’il causait, la fille de la baronne. Seize ans, une coquetterie toute naïve, faisaient de Mélanie une petite personne fort séduisante ; sa beauté pouvait se contester, mais elle était si jeune, si fraîche, si ingénue ! Telle qu’elle était, elle occupa presque exclusivement le volage Édouard, qui la voyait pour la première fois ; et Sophie n’en obtint que quelques attentions forcées. Ce qu’elle souffrit pendant cette cruelle soirée ne peut se rendre ! l’amour-propre blessé ne causait pas seul sa peine, elle aimait véritablement l’ingrat qui l’abandonnait.
» Il ne me reverra que mariée ! se dit-elle ; et cette pensée de vengeance adoucit un peu l’amertume de son chagrin.
» Les parens dont Sophie habitait la maison n’étaient pas dans l’usage de contrarier sa volonté : elle les décida facilement à partir sur-le-champ pour la campagne, où elle voulait attendre le retour de M. M…, qui ne pouvait plus tarder que de peu de jours. À son arrivée, elle lui proposa de célébrer leur mariage sans délai, et avant de retourner à la ville, afin d’éviter l’ennui des cérémonies. Quoique un peu surpris d’une détermination aussi promte, M. M… montra tout l’empressement que l’on devait attendre d’un amant fort épris ; et les personnes dont Sophie dépendait approuvaient trop son mariage, pour blâmer la précipitation que l’on mettait à le conclure. Il le fut donc en peu de temps, et Sophie ne reparut aux yeux du colonel que mariée. Elle n’avait pas trop mal calculé son effet sur l’esprit d’Édouard, dans cette circonstance : l’étonnement qu’il éprouva de sa brusque disparition et des suites qu’elle avait eues, ressemblait fort au dépit ; et lorsqu’il la revit dans son élégante parure de nouvelle mariée, qu’il remarqua le tendre empressement de M. M… auprès d’elle, il se crut malheureux et trahi.
» L’imprudente Sophie écouta ses plaintes et ses reproches… Le repos, l’honneur de la vie tiennent à si peu de chose, et on les expose si légèrement quelquefois !… C’est dans la maison où Sophie avait formé les nœuds qui la séparaient d’Édouard, que son mari la surprit seule avec lui. Beaucoup d’imprudences avaient précédé cette coupable entrevue, et c’était la jalousie et le soupçon qui ramenaient M. M… chez lui à une heure où l’on ne devait pas l’y attendre. Sophie s’évanouit en l’apercevant ; lui, sans faire d’éclat, indiqua en peu de mots au colonel le lieu où ils se rencontreraient le lendemain, puis il s’enferma dans son appartement, où sa femme essaya vainement de pénétrer.
» Quelle nuit ! quelle terrible nuit ! et quel bonheur, fût-il innocent, ne serait pas trop acheté par de semblables heures ! Elle veilla à la porte de son mari, jusqu’à ce qu’il sortît.
» — Henri ! s’écria-t-elle, en se prosternant à ses pieds, Henri ! »
» — Point de scène, Madame, dit froidement M. M… ; et, appelant deux domestiques de confiance, il leur ordonna de reconduire sa femme chez elle, et de l’y retenir jusqu’à son retour. Le colonel vint au rendez-vous avec beaucoup de répugnance et de chagrins ; il offrit à M. M… toutes les réparations en son pouvoir ; mais une seule convenait au mari outragé. Ils se battirent, et le malheur d’Édouard le rendit vainqueur. M. M… fut rapporté chez lui mourant ; cependant il put encore voir le désespoir de sa femme, et lui pardonner.
» Sophie quitta B…, où son aventure la rendait l’objet d’une curiosité malveillante. La même raison en fit partir Édouard, qui n’y revint pas de long-temps ; et, pendant son absence, un vieux parent, dont il espérait une riche succession, disposa de ses biens en faveur d’un second héritier. »
Ainsi la précipitation d’une jeune étourdie dans une affaire importante causait la mort d’un honnête homme, nuisait à la fortune d’un autre, et détruisait son propre bonheur. Si mademoiselle D… se fût moins hâtée de décider de son sort, Édouard peut-être serait revenu à elle ; ou bien, mieux éclairée sur le caractère du jeune homme, elle eût été moins facilement séduite par les regrets qu’il exprimait. Après cela, est-il bien certain que plus de réflexions, de précautions, auraient assuré le bonheur de son mariage ? On ne sait ; et de nombreux exemples prouvent que l’on ne saurait tout prévoir.