Nouvelles poésies (Van Hasselt)/Histoire de deux épis

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Paraboles
Nouvelles PoésiesBruylant et Cie (p. 167-171).


Histoire de deux épis.

SUR L’ALBUM DE Mlle MARIE HUBERT.





Utilia humili corde persequere.
Wiberti Epistol.





PREMIER ÉPISODE.

 
Au milieu d’un champ de froment
Un jour deux épis côte à côte
Se trouvaient, l’un la tête haute,
L’autre penché modestement.


— « Hé ! fit l’un d’une voix pincée,
« Mon cher confrère, dites-moi,
« Pourquoi toujours ainsi, pourquoi
« Tenez-vous la tête baissée ?

« Ô modestie, orgueil des sots !
« Voyez comme j’ai belle mine.
« Sur tous les épis je domine
« Ainsi qu’un roi sur ses vassaux.

« Ce champ si vaste est mon empire.
« L’été me verse ses chaleurs,
« Et la brise à toutes les fleurs
« Prend les doux parfums que j’aspire.

« Tandis que, le front dans les cieux,
« Je me prélasse dans ma prose,
« Comme vous avez l’air morose,
« Épi rêveur et soucieux ! »

— « Oh ! cela se comprend, » dit l’autre
Peut-être un peu grossièrement.
« Ma tête est pleine de froment,
« Et pas un seul grain dans la vôtre. »


Il faut une moralité
À toute fable, dit un sage.
Or je me conforme à l’usage,
Et je déduis ma vérité.

Si vous ne l’avez pressentie,
Touchez-la du doigt et de l’œil :
L’ignorance donne l’orgueil ;
La science, la modestie.

DEUXIÈME ÉPISODE.


Quel bruit de fête dans la plaine !
Partout résonne une chanson.
Car c’est le jour de la moisson,
Et toute grange sera pleine.


Voyez, sous les coups redoublés
De la faux qui tourne et travaille
Comme sur un champ de bataille
Tomber les escadrons des blés.

Oh ! quelles javelles superbes !
Dieu nous prodigue un vrai trésor.
Seigle et froment aux graines d’or,
Quels beaux bouquets nous font vos gerbes !

Or, comme la faux va toujours
Frappant dans la récolte mûre,
L’un de nos deux épis murmure :
— « Hélas ! c’est fait de nos beaux jours.

« À quoi donc nous sert-il, mon frère,
« D’avoir vu le printemps fleurir,
« Puisqu’il nous faut l’été mourir ?
« Car voici l’heure funéraire. »

— « Pour y songer en ce moment
« Il est bien tard, lui répond l’autre.
« À chacun sa tâche, et la nôtre
« C’est de produire du froment. »


Il dit, et l’acier étincelle,
Et voilà nos épis fauchés
Et tous deux sur le sol couchés
Au beau milieu d’une javelle.

Comme on engrange la moisson,
Vient le maître qui la visite.
— « Hors d’ici l’épi parasite ! »
Puis il l’expulse sans façon.

Cet apologue nous l’enseigne,
L’homme utile est seul respecté.
L’homme inutile est rejeté ;
C’est l’épi vide qu’on dédaigne.



Novembre 1854.