Novalis. Essai sur l’idéalisme romantique en Allemagne/Chapitre 1

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NOVALIS

ESSAI
SUR L’IDÉALISME ROMANTIQUE EN ALLEMAGNE
Séparateur
CHAPITRE Ier
ÉDUCATION

UN INTÉRIEUR PIÉTISTE


« Le 2 mai 1772 à Wiederstedt, Dieu nous fit la grâce de nous donner un fils, qui reçut au saint baptême les noms de Georges Frédéric Philippe », ainsi lisons-nous dans le Journal de Bernhardine von Bœlzig qu’avait épousée en secondes noces le baron Érasme von Hardenberg. Le propriétaire du manoir seigneurial de Wiederstedt, le baron von Hardenberg, — avait eu une jeunesse fort agitée. Son tempérament fougueux et passionné lui avait rendu particulièrement difficile le choix d’une carrière. Il s’était d’abord destiné à l’exploitation des mines ; puis tour à tour « auditeur » à la chancellerie de Hanovre et « volontaire » dans la légion hanovrienne pendant la guerre de Sept ans, il était revenu au manoir familial, dont la prospérité semblait bien compromise[1]. Son naturel violent autant que son inflexible économie le firent redouter bientôt de tous ses gens. C’est là qu’il se maria. Mais après quelques mois de bonheur il perdit sa femme, tendrement aimée, dans une épidémie de petite vérole. Ce deuil, où il crut reconnaître la main de Dieu, altéra profondément son humeur. Après s’être prodigué auprès des malades, tant que dura l’épidémie, il résolut d’expier à force d’austérités les folies de sa jeunesse. Sans doute son naturel ardent regimbait parfois encore sous l’aiguillon ; mais une tristesse profonde habitait dans son cœur et ramenait obstinément dans son esprit les mêmes pensées.

Dans ses pratiques dévotieuses il apporta bientôt la même fougue et la même sévérité scrupuleuse qui le rendaient si redoutable à son entourage. Il avait pris l’engagement solennel de changer de vie et le renouvelait chaque fois avant de communier. Un jour qu’un ami de son fils, en visite dans la famille, entendait tonner la voix du maître dans une pièce voisine et s’informait du motif qui avait provoqué un pareil éclat, il lui fut répondu qu’ainsi le baron de Hardenberg disait chaque jour l’office à ses gens. Au scrupule religieux s’ajoutait chez lui la haine des nouveautés. Il y mettait une de ces froides obstinations, qui touchent à l’idée-fixe. Le jour où il lut dans la gazette la mort de Louis XVI, il repoussa la feuille avec horreur : « Puisqu’il m’a fallu lire cette infamie », s’écria-t-il, « plus jamais je ne veux toucher à une gazette », — et il tint parole. Sous des apparences calmes et froides couvaient parfois des orages intérieurs, péniblement contenus. « Si chaude que soit ton affection » lui écrivait son fils Frédéric, « si irrésistible que se manifeste parfois ta bonté, il y a pourtant des heures où on ne peut t’approcher qu’avec crainte et angoisse, où ton caractère commande sans doute le respect à ceux qui vivent par le cœur près de toi, mais non une confiance franche et spontanée. Je parle moins de ton emportement que du sentiment profond et troublant qui s’empare de toi, alors que tu parais au dehors calme et froid. »[2]

En dépit de ses austérités le baron von Hardenberg ne retrouvait pas la paix du cœur ou plutôt ses austérités aussi bien que ses scrupules religieux n’étaient que les manifestations d’un trouble moral plus profond, de cette hypocondrie persistante que le deuil avait enracinée en lui. Il y a dans Henri d’Ofterdingen une description de la maison paternelle, avec des détails trop significatifs et trop intimes, pour que Novalis ne les ait pas observés dans son entourage immédiat. « À la vérité » dit le jeune poète en parlant de son père, « j’ai souvent remarqué avec douleur en lui une mélancolie taciturne. Il travaille sans trêve ni repos, par habitude et non avec satisfaction intérieure ; il semble lui manquer quelque chose dont ni la paix et la tranquillité de sa vie, ni les avantages de sa position, ni la joie d’être honoré et aimé de ses concitoyens, d’être consulté dans toutes les affaires de la ville, ne peuvent lui tenir lieu. Ses amis le croient heureux, mais ne savent pas combien il est las de vivre, combien le monde lui paraît souvent vide, avec quelle ferveur il souhaite d’en sortir et comme il travaille avec tant d’acharnement, non par amour du gain, mais pour chasser de pareilles dispositions. »[2]

La mère du jeune Frédéric, la seconde femme du baron paraît avoir été une personne douce et effacée, d’une organisation délicate, d’un caractère docile, timide, un peu rêveur. Orpheline de très bonne heure, sans fortune, elle avait été recueillie par sa tante, Mme von Hardenberg, la mère du baron Érasme. Celle-ci, depuis l’établissement de son fils, vivait retirée dans sa maison de Gera. La jeune fille remplissait là l’office humble et discret de parente pauvre. La première fois que « le riche cousin » vint en visite il s’informa avec quelque rudesse du nom de la jeune fille. « Bernhardine », répondit-elle en rougissant. « C’est un nom à dormir debout », fit-il en guise de compliment. « N’en avez-vous pas d’autre ? » Elle balbutia celui d’Augusta. « Bien », dit-il, « désormais je vous appellerai donc Augusta ». Mariée plus tard à ce cousin, dont il lui avait fallu dès le début subir les caprices autoritaires, elle ne semble avoir eu d’autre rôle que de mettre au monde, d’élever et de voir mourir ses onze enfants, dont un seul lui survécut, et de cacher parfois leurs faiblesses au regard sévère de leur père. Un accouchement avant terme développa en elle une mélancolie maladive et elle resta toujours si languissante, qu’elle dut se décharger sur sa fille aînée, la sérieuse Caroline, de la plus grande partie de son activité domestique. « Pendant des mois entiers » raconte la biographie de la famille, « elle se renfermait dans une apathie complète, ou bien encore tout la surexcitait et l’effrayait au suprême degré. »[3]

Il semblerait qu’elle eût transmis à ses enfants des hérédités physiques et nerveuses maladives, qui se traduisirent chez eux par une prédisposition native à la phtisie et aussi par le manque de forte organisation dans le caractère, par une certaine tendance à l’hypocondrie et à la rêverie, une sorte d’hystérie morale. Une fatalité tragique s’appesantissait sur la famille du baron von Hardenberg. La maladie et la mort visitaient souvent cet intérieur[4]. Le second fils, Érasme est le premier atteint du mal héréditaire. Pendant que Novalis se consume lentement on rapporte au foyer paternel le corps d’un jeune frère noyé dans la Saale, au milieu de circonstances restées mystérieuses. Charles, le troisième fils, apparaît dans les lettres de ses frères comme un esprit inquiet, tourmenté, passionné, hanté par des idées de suicide et par des préoccupations mystiques. Auteur de quelques essais poétiques, où se trouve un pâle reflet du génie de son frère, il meurt en pleine jeunesse, après une soudaine conversion au catholicisme.

Le quatrième fils, Antoine, le seul qui survécut à ses parents, semble avoir été longtemps atteint de névrose hystérique. « Son esprit est agité d’un trouble convulsif », écrit à son sujet Novalis, « il est mécontent de tout et absolument inactif, et avec cela plein de chimères, de sensibilité et de prétentions. Je suppose que sa récente maladie est à la fois l’effet et la cause d’une direction et d’une disposition d’esprit morbides, qui ont pour siège le mental autant que le physique. »[5] Une petite toux sèche accompagnée de fièvre se déclare du vivant encore de Novalis, chez une plus jeune sœur, Sidonie. Enfin la fille aînée, la vaillante Caroline, devenue Mme de Rechenberg, s’étiole dans la même langueur maladive que sa mère, après un accouchement prématuré.

Telle fut l’étoile sous laquelle naquit Frédéric de Hardenherg, celui qui plus tard prendra dans la littérature le pseudonyme de Novalis. Rien ne permettait de prévoir d’abord en lui un esprit exceptionnel. Il passa ses premières années, jusqu’à l’âge de neuf ans, dans une rêverie taciturne où demeuraient comme engourdies ses activités intellectuelles. Une crise soudaine, à la suite d’une dysenterie, tira l’enfant de cet état de torpeur et fit place, sans transition, à une extraordinaire vivacité d’esprit. Le même trait a été relevé par Gœthe dans les « Confessions d’une belle âme », dont la psychologie offrira avec celle de Novalis plus d’un point de rapprochement. « Au début de ma huitième année », raconte l’héroïne de cet épisode de Wilhelm Meister, « j’eus une hémorragie et, à partir de cet instant, mon âme n’était plus que sentiment et réminiscence ». Peut-être est-ce un symptôme fréquent dans toute la famille des mystiques, que ces brusques métamorphoses de la personnalité, à la suite d’une crise biologique. La vie de Novalis en fournira encore plus d’un exemple. Quoi qu’il en soit, il est dit de lui qu’après quelques mois « un tout autre individu sortit de la chambre du malade. » Un ami de la famille l’appelle maintenant « un garçon éveillé, volontaire, original, spirituel. »[6]

La maison de Wiederstedt offrait peu de ressources à une intelligence précoce. C’était un vieux cloître sécularisé, moitié ferme, moitié manoir. Les hautes galeries, sombres et humides, étaient trop sonores pour des jeux d’enfants, trop froides pour cette génération faible et maladive. Le passé ne s’y renouvelait pas. On sentait partout répandue cette ombre indéfinissable de tristesse, particulière aux intérieurs où s’éternise un deuil. Puis le piétisme avait fait la solitude autour de la maison.

Le maître, toujours en quête d’austérité et de discipline religieuse, venait d’entrer en rapport avec l’ordre des frères Moraves de Herrnhout.[7] Le comte de Zinzendorf, grand réformateur de cet ordre, exerçait une étrange séduction, particulièrement sur la noblesse campagnarde, plus renfermée sur elle-même. Dans les « Années d’apprentissage de Wilhelm Meister » Gœthe rapporte l’histoire d’un comte saxon qui, à la suite d’une frayeur superstitieuse, subitement, comme le baron von Hardenberg, changea sa manière de vivre et n’eut plus d’autre pensée que de ressembler, jusque dans les moindres détails, au comte de Zinzendorf. C’était une piété presque de visionnaire que celui-ci avait mise à la mode. Lui-même à partir de l’âge de cinq ans avait ressenti, disait-il, une « blessure d’amour mystique », tellement vive et pénétrante, que cette expérience décida de sa vie entière et qu’il entrait, à partir de ce jour, en un commerce journalier avec Jésus, son frère et « ami de cœur », ou comme il disait encore, son « camarade de chambre ».

Non seulement il ne voyait aucun danger dans cette exaltation des facultés imaginatives, mais il la jugeait indispensable à la vie religieuse. Ce qui, selon lui, manquait à la piété de son temps, c’était moins une théologie correcte, que la « foi » c’est-à-dire selon les paroles de St  Paul « le pouvoir de se représenter vivement comme réelles les choses invisibles  ». Dans les intérieurs où sa forme de piété était accueillie on devait parler du Christ comme s’il était personnellement et corporellement présent, comme s’il occupait une place à la table commune. Pour faciliter la fiction on s’imaginait parfois qu’il était en voyage, parti pour l’Amérique par exemple, mais qu’il allait bientôt revenir. Entre le monde invisible et le visible s’élevait à peine une barrière transparente. Mourir s’appelait dans la communauté « déloger », et on s’interdisait de porter le deuil de ceux qui venaient de « rentrer chez eux ». On les sentait du reste encore toujours là, tout près. Surtout on évoquait l’image du Crucifié. « L’homme intérieur » disait Zinzendorf, « voit, il touche, il tourne et retourne ses mains dans le flanc sacré ». Ce n’étaient du reste point là des manières de parler. « Tout cela est trop vrai » disait-il encore, « trop réel, trop palpable pour l’esprit ; il y a trop de réalité concrète là-dedans. »[8]

Quel effet sur une imagination jeune et ardente devait produire une pareille éducation religieuse, les traces profondes qu’elle devait imprimer dans les cerveaux dociles et malléables, on le devine aisément. Cependant certains détails passent même tout ce qu’on pourrait imaginer. S’il faut en croire Spangenberg, le biographe intime et l’ami du comte, à l’âge d’un an une des filles de ce dernier chantait par cœur des hymnes spirituelles où il s’agissait du « grand et dernier jour ». Cette jeune personne, qui avait si peu de choses à apprendre encore de la vie, mourut à l’âge de deux ans, édifiant jeunes et vieux par ses derniers entretiens. La plupart des enfants du comte mouraient ainsi en bas âge, après une précocité intellectuelle et religieuse effrayante. Conséquents avec leurs croyances, les parents les présentaient joyeusement à Dieu et s’interdisaient de les pleurer.[9] Dans la « Fête de Noël » Schleiermacher a tracé le portrait de l’enfant prodige, du jeune « phénomène » de l’époque : c’est la petite « prophétesse » Sophie, dont la piété précoce et les réponses extraordinaires ne laissent d’inspirer aux profanes de vives alarmes pour l’avenir.

Que sur Novalis cette première éducation ait de même laissé une empreinte ineffaçable, c’est ce qui ressort de sa vie et de son œuvre tout entières. Il faisait de « l’imagination du cœur » sa faculté maîtresse, par où il entendait, comme le comte de Zinzendorf, le pouvoir de se représenter vivement un monde invisible, d’évoquer par l’imagination, sous l’empire d’une émotion exaltée, les réalités spirituelles. Deux traits de psychologie, comme chez la « Belle âme » de Gœthe, apparaissent chez lui dès le premier âge : la préoccupation obsédante de l’invisible et une extraordinaire précocité de la vie affective. Il fait remonter à l’âge de sept ans le premier éveil de l’amour dans son cœur. « Lorsqu’à peine l’enfant, dans le doux pressentiment de ses forces prêtes à éclore, entrait dans son septième printemps, — enfant de joie et de fête, — l’amour effleura son jeune cœur d’une légère caresse. »[10] ; une poésie de la mère, composée pour être dite par le jeune Frédéric à l’occasion d’un anniversaire et remontant à la même époque, semble faire allusion à cette première idylle. — D’autre part les préoccupations de l’invisible et une vie imaginative très puissante avaient abouti chez la « Belle âme » de Gœthe à un commerce régulier et intime avec une foule d’êtres féeriques. Il lui était possible, raconte-t-elle, d’évoquer avec une netteté hallucinatoire un certain petit chérubin pour qui elle s’était prise d’une affection particulière. Novalis de même avec ses jeunes frères avait institué un jeu bizarre, continué pendant des années, où chacun devait représenter un génie, — l’un celui du ciel, l’autre celui de l’eau ou de la terre ; le dimanche lui-même racontait à tous les choses les plus extraordinaires sur ces mystérieuses régions. Ainsi, dès l’enfance, une vie imaginative se superpose chez lui à la vie ordinaire, — une vie de pur rêve, sans doute, mais d’un rêve singulièrement prolongé et intense, qui tend à s’organiser à la manière d’une seconde existence féerique, où l’enfant peut se transporter régulièrement et se retrouver comme une personnalité nouvelle. Il y a là certainement un symptôme significatif pour la psychologie du futur poète mystique.

Cependant le père pensa assurer du même coup l’avenir terrestre et le salut éternel de son fils en le faisant instruire à la colonie morave de Neudietendorf, pour le préparer au ministère évangélique. Si autoritaire que fut le baron, il avait cependant, d’après le témoignage même de Novalis, un grand respect pour la vocation de ses enfants et n’eût certainement pas imposé au jeune Frédéric le choix d’une carrière particulièrement austère, si celui-ci n’avait montré de réelles dispositions. Ce fut la volonté d’un oncle paternel qui en décida autrement, — du « Landcomthur » von Hardenberg, ou, comme on l’appelait dans l’intimité, du « Grand’-Croix ». Il était entiché de gloire et de noblesse, et n’avait lui-même pas d’enfants. Il crut reconnaître chez son jeune neveu les promesses d’un bel avenir, d’où sortirait rehaussé l’éclat du nom. Pour l’arracher à un isolement qu’il jugeait à la longue pernicieux, et à des préoccupations qui ne menaient pas directement aux honneurs éclatants, il le prit chez lui en sa brillante et hospitalière demeure de Lucklum en Brunswick. Novalis a décrit plus tard cet oncle, homme du monde stylé à la française, représentant avec ses étroitesses d’esprit et sa sécheresse de cœur la société de l’ancien régime. Lui non plus ne comprit rien à la Révolution française. « Les nouvelles de France sont horribles, » écrivait-il à son frère, en un allemand émaillé de français, « tu ne te figures pas quel ramassis de valetaille est la milice française, des gens à sac et à corde (sic). »[11]

La société qui frayait chez le « Grand’Croix », libre en ses propos et en ses gestes, était d’un exemple dangereux pour un esprit vif, pour une imagination ardente et prompte à l’imitation. La riche bibliothèque du vieux célibataire contenait sans doute plus d’un livre que de jeunes mains ne devaient pas atteindre. On jugea prudent d’éloigner l’adoleseent, âgé de quinze ans à présent, et de lui faire donner au gymnase d’Eisleben une éducation mieux contrôlée. C’est là qu’il vit se lever l’astre de la Révolution, et, comme tous les jeunes Allemands du temps il eut sa crise révolutionnaire. Elle ne dépassa vraisemblablement pas en tragique véhémence celle des frères Stolberg, si spirituellement contée par Gœthe. Comme ces jeunes seigneurs étaient en visite à Francfort dans la maison du poète et faisaient grand étalage de leurs propos tyrannicides, la mère de Gœthe, qui de sa vie n’avait vu de tyran, si ce n’est dans de vieilles chroniques, et pensait que ce devait être une bien vilaine chose, alla quérir derrière les fagots quelques bouteilles du meilleur vin : « Voici du sang de tyran », fit-elle en leur servant le breuvage vermeil, et détourna du coup leurs ardeurs vers d’autres objets.

ANNÉES ACADÉMIQUES


En automne 1790 le jeune Frédéric von Hardenberg se présentait à l’Université d’Iéna pour y faire ses études juridiques, honnêtement doté par son père. Celui-ci pour subvenir aux charges d’une famille qui n’avait pas cessé de s’accroître, revenant à sa vocation première, s’était établi depuis quelques aimées à Weissenfels, dans les fonctions de directeur des salines. Le jeune étudiant, la tête pleine d’ambitieux projets, où l’entretenait complaisamment l’orgueil familial du « Grand’Croix », ne songeait qu’à faire bonne figure dans le monde, à profiter largement de sa jeunesse, en attendant le riche mariage, qui devait lui faciliter l’accès des hautes charges. À ce moment fleurissaient encore aux universités, dans tout leur pittoresque, les associations appelées « Landmannschaften ». Avec leurs bottes immenses et leurs casques ornés de plumes multicolores, les étudiants ressemblaient, selon Bœrne, « par le bas à des postillons allemands, par le haut à des guerriers antiques ». Des mœurs très tapageuses et très médiocrement intellectuelles accompagnaient cet accoutrement extravagant. Novalis vécut-il de leur existence quelque peu brutale ? Ses biographes parlent de duels : ce n’était là du reste qu’une cérémonie d’admission. On le verra plus tard compromis dans une affaire de dettes et les chastes muses de l’étude n’étaient pas seules, de son propre aveu, à se partager son cœur. En tout cas il partagea aussi l’enthousiasme de ses compagnons pour les deux illustres professeurs d’Iéna : Reinhold, le vulgarisateur de Kant, et le professeur d’histoire Schiller. D’instinct la jeunesse universitaire avait acclamé en celui-ci le grand poète national de l’Allemagne. Le seul nom de Schiller faisait battre patriotiquement le cœur du jeune étudiant. « Mon cœur bat plus fier dans ma poitrine », disait-il, « car cet homme est un Allemand. » Ce fut bien autre chose encore lorsqu’il le connut personnellement et fut reçu à sa table. « Je le connus, dit-il, et il m’aima ».

Qu’on lise le récit de la première entrevue :

« Combien est vivace en moi le souvenir de ces heures où je le vis, surtout de celle où je le vis pour la première fois, lui, l’idole rêvée aux heures les plus belles de mon enfance, alors que la puissance souveraine des Muses et des Grâces faisait sur mon âme juvénile la première impression radieuse et durable, — le souvenir de cette heure où l’imagination toute pleine de mon idéal je me trouvai devant Schiller et vis mon idéal bien surpassé. Son regard me prosterna dans la poussière et puis me redressa de nouveau. Je lui donnai ma confiance la plus entière, la plus illimitée, dès les premiers instants, et je n’ai jamais eu le moindre soupçon que ma confiance fût précipitée. »[12] On pourrait rapprocher ce récit de celui de Mme de Staël ou encore du jeune Schelling. Le Schiller qui nous est décrit là n’est rien moins que foudroyant. « Je n’y pus tenir longtemps auprès de lui », raconte Schelling. « Il est étrange de voir comme cet illustre écrivain est timide dans la conversation. Il est craintif et baisse les yeux, que peut faire alors son interlocuteur ? Sa timidité rend celui à qui il parle plus timide encore. Le même homme qui, la plume à la main, exerce sur le langage un empire despotique, se trouve dès qu’il ouvre la bouche en peine de la moindre expression… Schiller ne peut rien dire qui ne soit intéressant, mais ce qu’il dit semble lui coûter un effort. On appréhende de le mettre dans cet état ; on ne se sent pas heureux en sa présence. »[13]

S’il faut en croire les lettres du jeune Novalis, écrites sous cette première impression, l’influence de Schiller aurait été sur lui décisive. « Si un jour je produisais des œuvres qui eussent quelque valeur originale et personnelle, si j’accomplissais quelque grande chose où se trahiraient une origine plus haute, une inspiration plus harmonieuse, c’est pour la plus grande part à Schiller que je devrais cette disposition, cette préparation en moi d’une forme plus parfaite. Il a tracé dans mon âme les lignes douces et suaves du Beau et du Bien. »[14] Et de fait Schiller non seulement a fourni aux premiers romantiques quelques-unes de leurs grandes divisions historiques et de leurs définitions philosophiques de l’art, non seulement il leur a inspiré le goût de la poésie philosophique et, sous une forme plus abstraite et plus oratoire, a annoncé un des premiers cette « religion » nouvelle de l’art, où se résument leurs aspirations morales et leurs croyances philosophiques, il a aussi suggéré à Novalis bon nombre de motifs poétiques. Et cependant on le verra, dans la suite, systématiquement ignoré ou dédaigné de la part des jeunes auteurs, Novalis lui-même ne lui témoigne plus qu’une indifférence respectueuse. Deux fois à peine Schiller est nommé dans ses Fragments, et encore pour être humilié devant la nouvelle idole, devant Gœthe. « Schiller dessine trop fortement pour paraître vrai à l’œil, — à la manière de Dürer, non à la manière du Titien ; il idéalise trop pour être naturel dans le sens plus élevé », et ailleurs : » Schiller écrit pour quelques-uns, Gœthe pour beaucoup. » Pendant ses nombreux séjours à Iéna Novalis conserve quelques rapports de politesse avec son maître d’autrefois. Caroline Schlegel juge bon de lui rappeler que ses nouvelles attaches romantiques ne l’obligent pas à rompre des relations plus anciennes.[15] Le grand événement théâtral d’Iéna et de Weimar, les représentations de Wallenstein, le laissent froid. Il ne trouve que quelques paroles dédaigneuses pour l’art dramatique en général. Pendant un séjour à Dresde il se croit obligé de faire une courte apparition dans l’intérieur Kœrner. « J’ai été chez les Kœrner » écrit-il à Guillaume Schlegel, « et j’y ai trouvé toutes choses comme nous avons coutume de le dire entre nous. »[16] Les Kœrner, on le sait, se faisaient gloire d’avoir découvert le grand classique. La réputation de Schiller devenait pour eux presque un point d’honneur familial. « Ils sont capables d’une sorte d’esprit très commune » observe Novalis, « et de quelques observations de détail… Leur éducation se réduit au strict minimum indispensable à tout homme. »[17]

Peut-on parler d’ingratitude littéraire ? Assurément ce fut une des grandes erreurs du romantisme d’avoir renié Schiller et, avec Schiller, les grandes aspirations morales et sociales dont il s’était fait, au moins dans sa jeunesse, l’éloquent interprète. Mais il ne faudrait pas exagérer chez Novalis la portée d’un enthousiasme de jeunesse où, comme on l’a vu, l’imagination jouait un si grand rôle. Et puis c’était un de ces esprits qui subissent moins des influences que des fascinations. La femme qu’ils aiment, l’ami nouveau qu’ils rencontrent, le livre qu’ils lisent, l’œuvre qu’ils projettent les captivent momentanément tout entiers, suspendent en eux toute réflexion, toute critique. À chaque impression ils se donnent sans réserve, avec l’illusion de recommencer leur vie entière. Leur esprit à la fois instable et passionné « cristallise » à tout contact excitant. Ainsi Novalis fera hommage de son génie poétique successivement à sa mère, à sa sœur, à Schiller, à sa première fiancée, à Tieck, à sa seconde fiancée, à bien d’autres encore. Il n’est pas jusqu’à un certain bailli d’Eisleben, homme honorable mais obscur, à qui en une déclaration enflammée il n’ait fait hommage de son meilleur « moi ». « Rien ne m’inspirait plus d’orgueil » lui écrit-il un jour, « rien n’était plus ardemment souhaité par moi aux heures du plus chaud enthousiasme que l’amitié d’hommes généreux et spirituels… Votre connaissance, très cher M. le bailli, a comblé tous mes vœux et, encore qu’elle ait été de courte durée, elle a suffi pour se graver en mon âme en des traits ineffaçables… Prenez ce que je vous écris pour un épanchement intime de mon sentiment que je ne puis maîtriser. »[18]

Cependant le baron von Hardenberg n’avait pas lieu d’être satisfait de son fils. On lui avait sans doute rapporté qu’en avril 1791, dans le « Mercure allemand », avait paru, sous le patronage de Wieland, une petite poésie élégiaque intitulée « Les plaintes d’un jeune homme » et signée des initiales, transparentes pour les initiés « v. H-g ». Peut-être savait-il aussi que son fils, désertant les cours de la Faculté de droit, perpétrait un drame intitulé « Kunz von Stauffungen » et dont le seul titre trahissait déjà les tendances subversives. Or le baron flairait en chaque littérateur un oisif et un libre-penseur, c’est-à-dire un homme de peu de chose ou de rien. Il fit part de ses inquiétudes à un de ses amis d’Iéna, le conseiller Schmid, qui s’entremit auprès de Schiller, afin que l’auteur involontaire du mal y portât lui-même remède. Le grand poète appela son jeune admirateur, et avec de paternelles remontrances, fit valoir la nécessité, surtout pour l’aîné d’une nombreuse famille, d’une carrière régulière, montrant que même l’étude du droit comportait quelque intérêt et qu’avant d’instruire l’humanité il serait sage peut-être d’avoir soi-même appris quelque chose. Malgré l’excellence des conseils et le réel sérieux des engagements pris, une transplantation parut indispensable et dès octobre 1791[19] le jeune Frédéric, bientôt rejoint par son frère cadet Erasme, émigra à l’université de Leipzig, pour y suivre des cours de droit, de mathématiques, et de philosophie. Une main austère avait rayé les belles-lettres du programme. Mais le baron comptait sans les artifices du Malin qui, dans la personne de Frédéric Schlegel, apparut de nouveau sur le chemin de son fils.

Frédéric Schlegel accomplissait à Leipzig ce qu’il appelait « les années d’apprentissage de la virilité ». Petit, mais bien fait, ni beau ni gracieux du reste, le teint mat, la physionomie vive, les cheveux coupés ras autour du front, sans poudre ni perruque, avec dans le costume une certaine nonchalance recherchée, il avait quelque chose de très « moderne » et, selon le mot de Schleiermacher, de tout-à-fait « gentleman ». Il complétait ses études helléniques, commencées à Gœttingen sous les auspices du philologue Heyne, par des recherches plus spéciales sur les caractères féminins et, pour la partie sentimentale, se documentait comme il pouvait, un peu partout. Son existence décousue l’avait réduit à un complet délabrement financier, en sorte qu’il vivait de la générosité de son frère aîné, Guillaume, précepteur en Hollande. Son esprit était atteint d’une sorte de « spleen » qui tarissait à sa source toute activité régulière. Parmi la jeunesse académique du temps sévissait une véritable épidémie morale, une « Wetheromanie » suraigüe, faite d’analyse pessimiste et de scepticisme moral, dont les lettres et les confessions de Frédéric Schlegel dans la « Lucinde » ainsi que les premiers romans de Tieck fournissent le texte psychologique.

Les causes de ce mal étaient sociales autant que morales. Un contraste douloureux s’accentuait entre les aspirations nouvelles, encore imprécises, développées par la culture intellectuelle du XVIIIe siècle et les réalités politiques et économiques du monde environnant. Des énergies nouvelles ne trouvaient aucun emploi approprié et se dissolvaient dans une inaction pénible autant que stérile. Beaucoup de jeunes gens, voués à la théologie, par leur pauvreté, s’usaient ensuite dans la tâche ingrate et déprimante des préceptorats. D’autres, mieux partagés, ne trouvaient cependant dans l’étude du droit ou de la médecine que des méthodes surannées, une nomenclature aride ou un empirisme routinier, que n’avait point pénétrés l’esprit philosophique nouveau. Ainsi entre la « faculté » qu’ils choisissaient et les aspirations qui se faisaient jour parmi eux aucun lien n’apparaissait, : ils ne recevaient de leur étude spéciale ni discipline intellectuelle pour l’esprit, ni direction morale pour la vie, et ce sera plus tard une des idées les plus belles et les plus fécondes de Fichte, professeur à Iéna, que d’exposer aux étudiants de toutes les facultés réunies l’indissoluble unité et la haute moralité du travail scientifique. Pour beaucoup n’existait même pas l’aiguillon de la position à conquérir, le favoritisme et le népotisme étant, dans presque toutes les carrières, le seul mode de recrutement. Ils passaient le plus souvent les «  années académiques » dans un dévergondage grossier ou tout au moins dans un état de continuelle flânerie romanesque.

Les plus délicats se rejetaient sur les plaisirs d’imagination. À quel point sévit parmi la jeunesse la « théâtromanie », le roman d’Anton Reiser et le Wilhelm Meister du Gœthe nous l’apprennent. L’engoûment pour la littérature prit un caractère non moins épidémique et excessif. Ce que cette génération y cherchait surtout, comme au théâtre, c’était une idée exaltée d’elle-même. Elle voulait « vivre », au moins par l’imagination, tous ses rêves et ainsi faussa peu à peu en elle le ressort de toute sincère et vraie activité. Car son pessimisme et son scepticisme sont des maladies essentiellement littéraires. « Tout chez ces jeunes hommes n’est qu’attitude » dit un récent biographe de Novalis. « Leurs sentiments sont des réminiscences, leurs pensées des citations. Leur caractère est un rôle qu’ils jouent et dont ils s’applaudissent eux-mêmes au 5me acte. C’est, par le plus théâtral des suicides de théâtre — et même avec le décor extérieur d’une pièce de théâtre, — que finit Roquairol. Lovell jongle avec l’idée du suicide. Toute leur manie du suicide, n’est qu’attitude théâtrale, connut aussi leur libertinage, leur scepticisme, les orgies de leur imagination, leur pessimisme, leur analyse dissolvante d’eux-mêmes : tout n’est que théâtre. »[20]

Tel nous apparaît Frédéric Schlegel à Leipzig. Il s’étudiait à jouer dans la vie le personnage de Hamlet et se flattait d’y réussir. Comme William Lovell il jonglait avec l’idée du suicide. Absolument incapable au demeurant d’exécuter une pareille résolution, il prenait plaisir à envenimer son mal imaginaire par une ironie sans cesse retournée sur elle-même, qui était comme la conscience aigüe d’un grand orgueil impuissant. En mépris factice des femmes le jeta avec une fougue passionnée dans les amitiés masculines. Dans cette passion singulière entrait pour une bonne part le désir, assez fréquent chez les caractères faibles, de jouer à l’éducateur, au directeur de conscience, ou plus exactement d’être un peu le despote de quelqu’un. Dans la foule des étudiants il avait distingué le jeune Hardenberg. Il crut avoir découvert une âme docile, virginale en dépit de quelques expériences précoces, qu’il pourrait pétrir à sa guise. « Le sort m’a mis entre les mains un jeune homme qui peut tout devenir » annonce-t-il à son frère : « une taille svelte et bien prise, un visage délicat avec des yeux noirs et une expression magnifique lorsqu’il parle avec feu d’une belle chose, l’intelligence la plus vive et la plus ouverte : jamais je n’ai ainsi vu l’éclat de la jeunesse… Sa sensibilité garde une certaine chasteté qui a sa source dans l’âme et non dans l’inexpérience… Il est très gai, très malléable et se prête à toutes les empreintes qu’on lui communique. »[21]

Le nouveau protégé tenait en portefeuille quelques essais poétiques, épanchements naïfs de ses premières sentimentalités, récits de bonnes fortunes imaginaires dans un décor conventionnel de bergeries de bosquets de roses, avec accompagnement de rossignols et avec tous les habituels travestissements mythologiques, chers au XVIIIe siècle. Ces « poésies de jeunesse » ont été exhumées dans l’édition complète et critique, récemment parue. Elles n’ajoutent rien à la gloire du poète et ne nous font pas pénétrer bien profondément dans sa vie intérieure. Ce sont amusements d’écolier. On y retrouve d’abord l’admiration pour les anacréontiques latins et particulièrement pour Horace, que le professeur Jani, humaniste distingué, un des maîtres de Novalis à Eisleben. expliquait à ses élèves avec autant de science que de goût. On y suit aussi à la trace les lectures du jeune homme : en formules stéréotypées et par réminiscences nombreuses se trahit sa prédilection pour le « Goettinger Hainbund », tout particulièrement pour Bürger. Le sujet même de ces petites pièces en donne immédiatement le ton. Voici «  l’écureuil de Laure », gracieux et vif petit animal, à qui sa maîtresse permet toutes sortes de privautés, enviées par le poète. Ah ! si celui-ci pouvait quelques instants seulement se métamorphoser en ce gracieux favori, comme il saurait tirer parti de la situation ! De gré ou de force il faudrait que sa maîtresse se résignât, nous dit-il, « à subir le sort de Léda » ! Ailleurs ce sont deux belles, point très cruelles, semble-t-il, qui se partagent, le cœur du jeune homme. La première, brune, ardente, coquette, rieuse, « lit la Pucelle de Voltaire, aime la toilette, la danse, la comédie » ; l’autre, blonde aux yeux bleus, adore la campagne et ne rêve que Bürger. Laquelle choisir ? L’heureux Adonis est perplexe. Soudain il s’avise d’une résolution très simple : il les choisira toutes deux.

Ce sont encore de petites pièces sur le vin, sur l’amour, des poésies de circonstance, composées à l’occasion de quelque anniversaire familial, avec toujours la même note mièvre, la même frivolité conventionnelle, simple jeu d’imagination, arrangement plus ou moins ingénieux de formules courantes et de réminiscences mythologiques.

Parmi ces enfantillages cependant, — outre deux poésies adressées à Bürger, — se trouvaient quelques sonnets dédiés à Guillaume Schlegel, qui trahissaient une inspiration plus personnelle, où le jeune homme affirmait avec foi sa vocation poétique et, non sans quelque désinvolture, offrait à son aîné alliance et amitié. « Et moi aussi je suis né sous le ciel d’Arcadie » ainsi débute le premier sonnet. Il se termine par cet appel chaleureux : « Viens, tends-moi la main fraternelle. La nature nous a marqués pour cette alliance et le même sol maternel nous a donné le jour. Voici longtemps que je me suis attaché à toi par l’amour, obéissant à mon meilleur génie. Donne-moi la main et un baiser de frère. » Frédéric Schlegel tirait de ces premiers essais un heureux horoscope pour le poète futur. « L’extrême inexpérience du langage et de la prosodie, de continuelles digressions en dehors du sujet, un développement démesuré et une surabondance touffue d’images à demi dégrossies… ne m’empêchent pas de pressentir en lui l’étoffe d’un bon, peut-être même d’un grand poète lyrique, une manière originale et esthétique de sentir, une aptitude à prendre toutes les notes du sentiment. »[22]

Cependant, le premier enthousiasme passé, l’éducateur ne tarde pas à sentir l’âme fluide de son disciple lui échapper. « Mon intention était d’abord de l’attirer entièrement à moi… Mais à vouloir fixer cette mobilité sans frein une femme même perdrait sa peine. Aussi bien j’estime présentement qu’il vaut mieux l’abandonner à lui-même. »[23] Un jour il veut lui enseigner l’art de la séduction. Il le trouve « taciturne, indifférent, sot, arrogant, commençant des propos inintelligibles par des paroles qui distillent l’ennui. Il ne sait prendre à rien un plaisir durable, cœur capricieux, passionné, fidèle, il est brusque jusqu’à la sauvagerie, animé d’une joie toujours remuante et inquiète. »[24] Dans un accès d’hypocondrie Frédéric Schlegel se prend à soupçonner son compagnon, croit qu’il ne s’est attaché à lui que par coquetterie et vanité littéraires, interprète en mal ses moindres propos. « Il me croyait dépourvu de sentiment et se mit à me témoigner de la méfiance. De mon côté je vis clairement qu’il était incapable d’amitié, qu’il n’y avait en lui qu’égoïsme et chimère. Un jour je lui dis : je vous trouve tantôt adorable, tantôt méprisable. »[25] Sur ce ton, un orage était imminent : Il éclata. Un jour que Novalis avait taquiné plus que de coutume, Frédéric Schlegel se fâcha brutalement et parla même de duel. On se raccommoda du reste bientôt. Après son départ de l’Université, Novalis écrivait à son camarade une lettre affectueuse et une correspondance assez régulière, quoique très espacée, s’établit entre eux. « Tu sais quelle part tu as prise à mon éducation » écrivait Novalis quelques années plus tard. « Je ne puis me rappeler mon éducation historique sans y associer ton souvenir. Enfin l’annonce de la publication de tes « Grecs » m’a extraordinairement ému… Je me rappelais tes fragments. »[26]

Il s’agit de cette longue étude, restée inachevée comme tout ce qu’entreprenait alors Frédéric Schlegel, sur « les Grecs et les Romains », et qui parut en 1797, — mais dont certains fragments et sans doute le plan général, l’introduction et les idées directrices remontaient à une époque plus reculée, C’était du reste un chaos encore informe que ces premières dissertations de Schlegel, où se trouvent confondues, dans une acception parfois singulièrement détournée, la terminologie philosophique de Kant, les grandes divisions et définitions esthétiques de Schiller et les idées de Winckelmann sur « la perfection objective » de l’art grec. En même temps s’y exprime un sentiment très personnel de mécontentement et de malaise dont l’auteur prétendait retrouver la trace dans tout l’art moderne, trop individuel, trop spécialisé, trop artificiel. L’artiste moderne, selon lui, est « comme un égoïste, isolé au milieu de son siècle et de son peuple ». Hamlet, voilà le type qui l’exprime le plus parfaitement, — âme déchirée, en désaccord avec elle-même et avec le monde environnant. Tandis que Schiller, tout en observant les mêmes symptômes, proclamait cependant résolument les droits et la légitimité de cette poésie moderne, individuelle, « sentimentale », et, définissant, l’art antique un art « naïf », manifestait par cela même qu’il répondait à un moment unique de l’histoire et de la civilisation humaines. Frédéric Schlegel au contraire appelait de tous ses vœux une « révolution esthétique », pour ramener cette « organisation » synthétique de l’art grec, où se fondaient tous les intérêts sociaux, moraux, religieux et artistiques de l’humanité. La pensée éminemment romantique d’une sorte de « catholicisme » poétique hantait déjà son esprit et il se croyait dès à présent appelé à l’annoncer aux hommes.

Tout au moins eut-il l’incontestable mérite avec son frère, de présenter au public et à ses collaborateurs deux hommes qui eurent sur la nouvelle génération littéraire une action profonde : Gœthe et Fichte. Si le Gœthe de Werther et de Goetz von Berlichingen avait du premier coup touché les fibres les plus intimes de l’âme allemande, il n’en était plus de même du Gœthe classique, dont la pensée s’était mûrie sous le ciel d’Italie, dont l’art s’était saturé de beauté hellénique. Le plus pur chef-d’œuvre du maître, où se mariaient harmonieusement ses deux âmes, germanique et hellénique, Herrmann et Dorothée fut accueilli avec une indifférence générale. Les premiers romantiques, particulièrement les frères Schlegel « découvrirent » Gœthe à nouveau. Puis ce fut Fichte que Frédéric Schlegel tenta d’acclimater sur le Parnasse allemand. « Pour ce qui est de Fichte » lui écrivait Novalis, « tu as raison sans conteste. Je pénètre toujours plus dans ta manière de comprendre la Doctrine de la Science », et il se fait communiquer les cahiers philosophiques de son initiateur. « Je te renvoie avec tous mes remercîments tes philosophica. Ils me sont, devenus très précieux. Je les ai assez bien dans la tête et ils y ont construit des nids très solides », ou encore : « je suis avec le plus grand intérêt tes projets philosophiques… Tes cahiers me hantent l’esprit et, quoique je ne puisse venir à bout des pensées fragmentaires, je communie pourtant très intimement avec la pensée de l’ensemble ».[27]

Ainsi s’était établie une liaison toute littéraire et intellectuelle entre les deux amis. Frédéric Schlegel avait rêvé une intimité sentimentale surtout : mais il subsistait malgré tout un fonds de méfiance dans le cœur de Novalis. Il n’annoncera ses premières fiançailles à son ancien camarade d’université que deux ans après l’évènement. Une page du Journal intime de Novalis porte cette phrase laconique : « Sois sur tes gardes dans tes rapports avec Schlegel. » C’est qu’aussi ils représentaient tous deux des types sentimentaux assez différents, — l’un, tempérament sensuel, combatif, jaloux, caractère à la fois désuni et autoritaire, le type du déséquilibré robuste ; — l’autre, au contraire, nature frêle, sensitive, mais d’une sensibilité tout intérieure, d’une nervosité maladive, transmise par l’hérédité maternelle, affinée par l’anémie et comme spiritualisée par l’atmosphère religieuse qu’il avait respirée dans son enfance.

Les « années académiques » avaient, été pour Novalis une période de tâtonnements. Son esprit versatile et passionné n’avait pu s’attacher à rien d’une manière durable. Frédéric Schlegel se désespérait de « cette mobilité effrénée », disait-il, « qu’une femme même ne réussirait pas à fixer », de cette « joie toujours remuante et inquiète ». On a souvent observé que les esprits les plus passionnés, quand ils ne sont pas sous l’empire d’une idée exclusive qui les captive, ont un caractère irrésolu, indolent et versatile. La loi de contraste domine leur activité : c’est-à-dire que sitôt qu’un sentiment a perdu son ascendant sur eux, ils passent généralement au sentiment contraire. « Chez les sentimentaux maladifs, disait Jean Paul, chaque disposition est déjà le symptôme de la disposition contraire, et toutes deux ont alternativement voix au chapitre. » Pareillement, à son père qui le grondait un peu fortement pour quelque peccadille, le jeune étudiant répondait : « Qui sait si dans quelques années tes lettres ne feront pas un singulier contraste avec celles d’aujourd’hui, si elles ne s’élèveront pas contre des choses qu’elles me recommandent aujourd’hui. Je connais moi-même trop bien mes brusques changements. »[28] Exaspéré de ces sautes de caractère, de cette duplicité sans doute involontaire, Frédéric Schlegel s’écriait : « Vous voyez le monde double : une fois comme un honnête jeune homme de quinze ans et ensuite comme un mauvais sujet de trente ans. »[29] C’était une âme en quête de discipline, en mal d’un caractère. La crise qui l’avait tirée de son enfance somnolente, et d’où ses activités intellectuelles et morales étaient sorties si subitement accrues, semble avoir laissé ces énergies nouvelles désunies, sans orientation, sans organisation stable. La vie sentimentale du jeune homme était traversée de crises courtes mais fréquentes. Son frère Érasme l’appelait : « Frédéric le Volage » (Fritz der Flatterer). « Je ne voudrais pas entendre », disait-il, « les récriminations de toutes les jeunes filles que Frédéric a courtisées dans sa vie. » Pareillement les lettres de Novalis, écrites à cette époque, font allusion à un certain libertinage, qui semble avoir eu son siège dans l’imagination plus encore que dans la vie des sens. Il s’accuse lui-même de ses « errements », parle des « excroissances désordonnées de son imagination » ; il se reproche « des heures d’irréflexion, des absences totales ».

Le ton sérieux et solennel sur lequel il se fait la morale à lui-même peut faire sourire. Un regard attentif y lirait cependant autre chose encore que de simples lieux communs inculqués par l’éducation. On découvre chez celui qui a écrit ces lettres à la fois une idée très exaltée de lui-même et aussi la préoccupation obsédante de donner à sa vie de l’unité et de la fixité, et surtout une aspiration très caractéristique vers une sublimité morale encore mal définie. Jusque dans ses poésies de jeunesse, généralement si frivoles, avons-nous vu, apparaissent ces préoccupations, qui donnent tout-à-coup une note plus sincère, plus émue. Elles ont inspiré surtout l’une de ces pièces, « Les plaintes d’un jeune homme », la première petite pièce lyrique du poète qui ait paru en public, dans le Mercure allemand. Amèrement il se reproche sa vie trop facile, paresseuse et lâche. « Je me vois inactif, voué par le sort à une vie de jouissances indigne d’un homme. Les dangers me font lâchement trembler et reculer, car le courage n’enflamme pas mon cœur. J’ai reçu du sort une éducation efféminée. » Et, en terminant, il s’écrie : « Ah ! reprends ces biens que des milliers te demandent et que ta bonté m’a prodigués : donne-moi des soucis, de la misère, de l’angoisse. — mais trempe aussi mon caractère et donne-lui de l’énergie. »[30] Un évènement, peu important en apparence, vint tout-à-coup éclairer d’un jour prophétique ces symptômes encore confus.

Vers la fin de 1792, au moment des premières campagnes contre les armées révolutionnaires françaises, une émotion patriotique s’était emparée de la jeunesse allemande. Précisément après les congés de Noël. Novalis était resté quelques jours malade, de mauvaise humeur, mécontent de lui-même. « Alors, » dit-il, « pour la première fois, comme un trait de lumière, le désir me passa par la tête de me faire soldat. » Il s’étonnait le premier de cette vocation subite. « Jamais auparavant je n’y avais songé », dit-il à son père, « au contraire, je m’en épouvantais comme d’une mesure disciplinaire que vous prendriez à mon égard si mon travail ne répondait pas à votre attente. » Puis il raconte en détail les progrès dans son esprit de ce projet, ou, plus exactement, de cette idée-fixe. D’abord intermittente et facilement refoulée celle-ci gagne sans cesse du terrain. « Le tout restait d’abord comme à l’arrière-plan. Puis mon frère eut un nouvel accès d’hypocondrie. Je lui remontai le moral. Il parla de notre projet. Je réussis assez bien à lui arracher cette idée de l’esprit, mais je ne l’enracinai que davantage dans le mien. » Survient encore une complication sentimentale, une passionnette malheureuse, qui augmente le désarroi. « Une inquiétude me fouettait en tous sens, dont je ne saurais rendre le caractère pénible et violent… Pendant quinze jours je n’ai pas dormi et même les courts assoupissements étaient agités par des rêves angoissants. Alors ma résolution fut mûre : cette fièvre morale tomba, mais la résolution persista. »[31]

Fièvre, insomnies, délire : ce sont bien les habituels accompagnements d’une idée-fixe qui couve encore. Mais celle-ci, chez le jeune mystique, procède de suggestions morales au moins autant que de causes physiques. Il y a dans cette longue épître un passage, à cet égard, particulièrement significatif. « Je ne puis », dit-il, « recevoir mon éducation d’un cercle étroit ; il faut que j’apprenne à supporter la gloire, à braver la haine. Je serai obligé de bien me connaître et de connaître les autres, car seulement par les autres et avec les autres je progresserai. La solitude ne doit plus me bercer de ses enchantements. L’ennemi ne voudra pas m’épargner : l’ami ne devra pas me ménager. Ainsi seulement je commencerai à exercer mes forces et je deviendrai un homme. » Ces lignes sont la transcription presque littérale d’un passage tiré du Torquato Tasso de Gœthe, paru quelques années auparavant.[32] Est-ce un plagiat ou une réminiscence ? Novalis, s’il faut en croire son biographe et ami Just, possédait une mémoire extraordinaire. Il assimilait avec une prodigieuse rapidité ; puis il déposait le livre et tout paraissait complètement oublié, lorsque soudain, dans la chaleur d’une discussion, sous l’empire d’une forte émotion, il lui arrivait de se remémorer, avec une extraordinaire précision, ses lectures déjà anciennes. Ainsi l’évocation se faisait chez lui soudaine, imprévue, presque obsédante et hallucinatoire. Elle prenait alors aisément le caractère d’une suggestion ou d’une idée-fixe. Voici par exemple en quels termes il raconte à son futur beau-frère le premier « pressentiment » qu’il eut des fiançailles de sa sœur. « Dernièrement j’étais à Iéna et visitais votre ami Kern. La conversation tomba sur vous et sur votre longue affliction ; involontairement je vis se dresser votre image devant moi, et, comme un éclair, l’idée me traversa l’esprit : ce serait un mari pour Caroline. En un instant ce fut oublié, et vous jugez de ma surprise, lorsqu’en rentrant je trouve ma mère sur le pas de la porte, qui me raconte le contenu des lettres de Teplitz. C’est vraiment extraordinaire de quelles profondeurs nous tirons une première pensée et à quelles combinaisons fortuites notre esprit l’emploie parfois. »[33]

Qu’une suggestion littéraire se soit mêlée à cette vocation soudaine du jeune étudiant et peut-être même l’ait en partie provoquée, cela paraîtra de plus en plus vraisemblable, à mesure qu’on pénétrera davantage dans la psychologie du poète. Il y a là en tout cas un événement instructif pour sa vie morale et intellectuelle. On se trouve en présence d’un enthousiaste, d’un passionné, d’un mystique. Les caractères fondamentaux de sa personnalité s’y dessinent déjà nettement : une sorte d’hyperesthésie morale du moi se traduisant par des « crises » éducatives, des bouleversements profonds de la personnalité, des « vocations » subites, qui sont autant de formes variées que revêt la même préoccupation, — celle de son perfectionnement individuel, de son éducation morale. Ce qui l’intéresse, dans son projet, c’est moins l’exécution pratique que les bienfaits qu’il espère en retirer pour lui-même, pour son caractère. On chercherait vainement dans sa lettre un souffle d’enthousiasme patriotique. Tout au contraire, à ce moment il est lui-même encore ardent révolutionnaire ; sa sympathie irait donc plutôt à l’armée qu’il doit combattre. Ses préoccupations sont d’ordre tout-à-fait personnel, intime. « Il faut que je sois encore éduqué, dit-il et peut-être faudra-t-il que je m’éduque jusqu’à la fin », et il énumère à son père les avantages qu’il pense recueillir du service des armes, pour la formation de son caractère. « Comme soldat, je suis astreint par une discipline rigoureuse à l’accomplissement, scrupuleux de mes devoirs ; de plus ce sont des occupations en grande partie machinales, qui laissent toute liberté à l’esprit et au cœur. » Quel bienfait pour une imagination passionnée, déréglée, pour un caractère fuyant et instable, que d’être obligé de « se plier aux règles rigides d’un système » ! Et le tête-à-tête continuel avec la mort ne donne-t-il pas une valeur toute nouvelle à la vie ? Cette pensée l’exalte, et dans une sorte de délire prophétique il s’écrie : « Vous souffrirez d’abord de me voir interrompre ma carrière, de me savoir, moi que vous aimez si tendrement, livré aux hasards et aux caprices de la guerre ; vous souffrirez d’avoir pendant deux ans nourri de vaines ambitions, fait des dépenses inutiles ; mais la vie entière de l’homme ne tient-elle pas à des liens invisibles ?… Ah ! des temps viendront, où nous nous réjouirons du passé. où nous envisagerons avec sérénité l’avenir, où toi-même tu reconnaîtras que ma voix intérieure avait raison et qu’un ange tutélaire me dirigeait. »

Ce qui achève de montrer le caractère anormal de cette crise, c’est son dénoûment même. Tout ce bel enthousiasme tomba aussi brusquement qu’il s’était déclaré. Le père, ému du ton solennel des lettres de son fils, avait fini par donner son consentement. Les premières démarches furent entreprises. Mais, sitôt qu’il eut les moyens de réaliser son rêve, le jeune enthousiaste se trouva tout-à-coup fort refroidi. Sa « voix intérieure » se mit à lui tenir un tout autre langage. Les raisons qu’il donne de son changement d’attitude pourront paraître médiocres. « Une de mes raisons » dit-il, « fut que je vis trop nettement combien serait lent mon avancement et resserrée ma vie, en dépit de tout heureux hasard, avec notre fortune médiocre, et que du reste je pourrais atteindre mon but principal aussi bien par les études. »[34] Après s’être écrié : « Un caractère comme le mien ne se forme que dans le torrent du monde. Jamais je ne pourrai recevoir mon éducation d’un cercle étroit », le voici maintenant qui le prend sur un tout autre ton : « Crois-moi », écrit-il à son frère, « nous pouvons tirer et développer tout de nous-mêmes et rien de ce qui donne le contentement et la fermeté intérieurs n’est attaché à une position extérieure », et, à la manière des enthousiastes désillusionnés, il fait à son correspondant, qui n’en pouvait mais, une belle semonce sur le calme philosophique, développant victorieusement les bonnes et solides raisons qu’il eût été fort empêché d’entendre quelques semaines auparavant.

Ainsi se révèle déjà en partie la destinée intérieure du jeune idéaliste : son âme d’artiste était capable assurément de vibrer à l’unisson des plus nobles enthousiasmes, de s’exalter et de se passionner jusqu’à l’idée-fixe. Mais la passion chez lui brûle pour ainsi dire son objet dans ses propres flammes. Il manque à cet esprit réceptif, trop passif dans ses rapports avec les volontés étrangères, cette énergie « en dehors », cette coordination active et volontaire qui oriente les forces du désir ou du rêve vers une réalisation effective, et qui constitue le secret ressort d’un caractère viril. C’est une âme à la fois dévorée d’idéal et voluptueuse, quiétiste, lascive même ; l’idéal dont elle s’éprend deviendra pour elle de plus en plus une nostalgie intime. Après avoir brûlé l’objet précis de son désir, elle se consumera lentement elle-même dans cette nostalgie.

Cependant la fréquentation de Frédéric Schlegel et surtout les distractions et les plaisirs faciles de la grande ville saxonne, où Novalis et son frère se flattaient d’avoir « joué un rôle brillant », inspiraient au vieux baron de nouvelles inquiétudes. Une affaire de dettes, restée mystérieuse, porta l’alarme à son comble. L’honneur même du nom courut, paraît-il, quelques risques. « Le pauvre Hardenberg me fait infiniment de peine », écrivait Frédéric Schlegel à son frère, « parce que son honneur vient de recevoir une tache ; il s’est conduit comme un enfant. »[35] Le Grand Croix n’entendait pas plaisanterie sur ce chapitre et il mesurait son ressentiment moins à la gravité de la faute qu’à l’éclat présumé du scandale. Le père menaça de retirer pour toujours sa confiance au jeune imprudent et on savait ce que parler voulait dire chez le vieux baron. Novalis ne plaida guère que les circonstances atténuantes, accusant de tout le mal ce qu’il appelait « la lubricité de son tempérament ». Il concluait avec plus de philosophie que d’à-propos : « J’aspire de tout mon cœur à être le plus vite possible dans une situation où je ne dépendrai plus de ta bourse ».[36] C’était précisément là ce que son père appelait depuis longtemps de tous ses vœux.

Une nouvelle transplantation fut décidée. On envoya le jeune étudiant à Wittenberg, ville bien pensante, peuplée de souvenirs édifiants. Ne trouvant rien de mieux à faire, il travailla sagement pour rattraper le temps perdu et prit ses grades universitaires. Quelques semaines lui suffisaient, nous est-il dit, pour combler les plus grandes lacunes. En même temps se déclarait, dans ce milieu favorable, une nouvelle « vocation » pour la vie familiale. Il l’expose longuement, dans une lettre enthousiaste à sa mère, qui pourrait servir de contre-partie à la lettre sur la vocation militaire. Ce qu’il avait demandé d’abord au service des armes, il espère maintenant le trouver dans l’accomplissement régulier de ses devoirs domestiques. « Ce goût pour le bonheur familial qui est en moi si puissant et si vivace, aura certainement une action bienfaisante sur ma destinée, et surtout il extirpera les excroissances désordonnées de mon imagination qui me rendent continuellement instable et fuyant. Cultiver ce goût dans toute sa pureté, lui préparer les voies autant que possible dans la trame obscure de ma destinée, tel doit être le but principal de mon activité, et seule la fatalité la plus contraire, l’arrachement de tout ce qui me retient à la vie, pourrait m’écarter de ce but. »[37] Déjà il se voit en imagination le soutien et l’éducateur de ses frères et sœurs, sans qu’aucun symptôme alarmant dans la santé de son père n’eût rendu opportune, semble-t-il, une si chevaleresque attitude. « Mes frères et sœurs ont besoin après la mort de mon père d’un second père. Cette vocation du foyer familial est tout à fait la mienne. »[38]

Après un court séjour de vacances dans sa famille à Weissenfels, tout entier à ces louables dispositions, Frédéric von Hardenberg s’en alla faire un stage chez le bailli Just, à Tennstedt. Il devait s’initier là à l’expédition courante des affaires, en attendant qu’en Saxe ou en Prusse, dans l’administration supérieure, un poste se fît vacant, proportionné à son rang et à ses ambitions. Dans ce milieu paisible, parmi les occupations monotones du greffe, se préparait en lui une crise éducative plus profonde que les précédentes, bien qu’analogue à plus d’un égard. « Il faut que je sois encore éduqué », avait-il dit à son père ; « peut-être faudra-t-il m’éduquer jusqu’à la fin. Mon caractère subit trop peu de chocs ; ceux-là seuls peuvent le former et le fixer. » Esprit à la fois versatile et passionné, âme voluptueuse et dévorée d’idéal, il ne sentait encore en lui aucune tendance pennanente, rien de ce qui fait un caractère énergique, une vie forte et unie. Il s’alarmait le premier de cette imagination déréglée, qui courait capricieusement d’objet en objet, sans se poser nulle part, — de cette mobilité inquiète de la pensée, toujours fascinée par quelque mirage nouveau, — de cette extraordinaire émotivité passionnelle, qui enfiévrait sa vie de crises subites et de vocations imaginaires. Ainsi à travers les diversités et les métamorphoses de cette âme chrysalide s’affirmait, de plus en plus intense, le besoin de s’unifier, de se retrouver enfin identique de quelque façon, par la pensée peut-être, par l’amour d’abord.


  1. Le domaine seigneurial d’Oberwiederstedt avait été presque ruiné par la guerre de Sept ans, à la suite des nombreuses contributions de guerre et réquisitions de toute espèce. Les hypothèques grevaient lourdement la terre et obligèrent les frères Hardenberg de vendre une partie de leur patrimoine. Geschichte des Geschlechts von Hardenberg, par Joh. Wolf. Gœttingen, 1823. II, p. 242-243.)
  2. a et b Friedrich von Hardenberg. — Eine Nachlese aus den Quellen des Familienarchivs. — Gotha — 1883 — p. 29. Cet ouvrage été désigné dans la suite sous la simple rubrique « Nachlese »)
  3. Nachlese etc. op. cit. p. 17.
  4. Le baron Érasme eut 7 fils et 4 filles. Les quatre filles moururent toutes entre 20 et 30 ans. Le quatrième fils, Antoine, seul survécut ; les autres moururent très jeunes. (Voir : Geschichte des Geschlechts von Hardenberg, — par Joh. Wolf. — Gœttingen, 1823, II, p. 244 et suiv.)
  5. Peters. — General Dietrich von Miltitz — Meissen. 1863 p. 32.
  6. « Nachlese » p. 16.
  7. Peters. — General von Miltitz. — op. cit p. 6. Le baron de Hardenberg se rattacha effctivement à la Communauté.
  8. Becker. — Zinzendorf im Verhältniss zu Philosophie und Kirchenthum seiner Zeit. — Leipzig. 1886. — p. 13.
  9. Bovet. — Le comte de Zinzendorf, Paris. 1865. — p. 329 et suiv.
  10. N. S. I, p. 388.
  11. Nachlese, p. 58 et 59.
  12. Voir : Novalis Schriften, Édition Tieck, III, p. 137. les lettres du jeune Novalis.
  13. Voir : Plitt. — Aus Schellings Leben, p. 113.
  14. Novalis Schriften (Édition Tieck), op. cit., III p. 138.
  15. Voir : Raich. — Novalis Briefwechsel, 1880, p. 149.
  16. Raich. op. cit. p. 44.
  17. Raich. op. cit. p. 49.
  18. Nachlese, etc., p. 23.
  19. C’est la date donnée par Haym, alors que Tieck et Dilthey retardent d’un an l’arrivée à Leipzig du jeune étudiant. La question a été tranchée par Raich (Novalis Briefwechsel, op. cit. p. 18, note 2) qui a contrôlé sur les registres de l’université les dates d’inscription de Frédéric von Hardenberg. Son frère Érasme le rejoignit en mai 1792
  20. Heilborn, Novalis der Romantiker, 1901, p 32.
  21. Walzel. — Frédéric Schlegel, Briefe an seinen Bruder, Aug. Wilhelm. Berlin, 1890. — p. 36.
  22. Walzel, op. cit., p. 39.
  23. Walzel, op. cit., p. 39.
  24. Walzel, op. cit., p. 43.
  25. Ibid
  26. Raich, op. cit., p. 16.
  27. Voir Raich, op. cit., pp. 38, 22 et 37.
  28. Nachlese, op. cit., p. 32.
  29. Walzel, op. cit., p. 69.
  30. N. S. I, p. 383-384.
  31. Voir cette longue lettre dans la Nachlese, op. cit., p. 27 et suiv.
  32. Gœthe Torquato Tasso. Acte I, scène 2. — Ce rapprochement a déjà été signalé par Erich Schmidt. — Vierteljahrsschrift fur Litteraturgeschichte. Weimar, 1888, Tome I. p. 287 et suiv.
  33. Nachlese, op. cit. p. 283.
  34. Nachlese, op. cit. p. 41.
  35. Walzel. op. cit. p. 84.
  36. « Nachlese », p. 56.
  37. « Nachlese », p. 47.
  38. Raich. op. cit. p. 5.