Nymphée (Rosny aîné)/I/II

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Nymphée
Société française d’imprimerie et de librairie (p. 30-35).

II

Aveu


Je me levai à l’aurore. Tout le monde dormait encore profondément. J’étais nerveux, plein d’inquiétude pour cette délicate Sabine que son père allait exposer à des périls nouveaux. Je me reprochais ma résolution peut-être, si je m’étais rangé du côté des autres, le capitaine ne se fût pas opiniâtré. Cette idée me rongeait. Et cependant, intraitable comme il l’était, le contraire semblait plus probable. Ne serait-il pas parti seul, emmenant Sabine ?… Cette séparation m’eût été plus amère que la mort !

Ainsi rêvais-je sur le seuil de la plate-forme. Une morose journée débutait dans l’inépuisable pluie. Tout le paysage était eau. L’eau triomphait du ciel à la terre.

Soudain, j’entendis un faible bruit derrière moi, une marche légère et prudente. Je me retournai ; — c’était elle, Sabine. Enveloppée de sa petite mante, elle venait d’un air de gracieux mystère. Et avec elle toute crainte, toute tristesse s’éparpillaient. La pluie même devenait charmante.

Immobile, hypnotisé, j’eus tout juste la force de balbutier un mot de politesse :

« Je venais vous parler. »

Ces mots si simples prirent un infini de mystère et de trouble.

« J’ai été très touchée, — reprit-elle, — de votre dévouement… Mon père, qui vous en gardera une reconnaissance éternelle, ne sait pas remercier. Voulez-vous que je vous remercie pour lui ? »


Oh ! les cheveux du matin mi-libres sur la nuque éblouissante, oh ! l’humble mante grise plus belle qu’une robe de fée. Délicieuse entrée de grotte, douce pluie qui scandait les paroles de ma bien-aimée… Je n’étais plus que force adorante, chacun de mes nerfs chargé d’amour… Mais une angoisse me prend. Cette minute est trop belle ! Elle a — sais-je pourquoi ? — d’un coup parachevé ma passion. Elle a été l’éclair qui déchaîne l’orage. Sans doute tout était prêt, l’âme depuis longtemps fleurie, la tendresse profonde et durable. Mais si souvent l’amour, même puissant, se perd dans un long silence, dans un silence qui peut n’être jamais rompu. Une aventure légère — une jolie démarche comme celle de Sabine en ce moment — peut ne laisser plus que l’alternative entre le bonheur et la détresse, le triomphe ou l’amour mortel, sans réponse. Ce matin, je sais que je vais parler, je sais que je vais interroger le destin. De quelles tortures je puis payer cette minute ! Et alors maudite soit la venue de l’aimée. Je murmure :

« Si j’ai pu vous plaire en parlant comme j’ai parlé… la récompense est trop grande. »

Elle m’épie de ses beaux yeux frais, et toujours grandit le sortilège.

« Trop grande ? »

Voilà qu’elle rougit. Pour moi, mon souffle va si vite que, toute une minute, ma voix se perd. Comment oserais-je lui dire ? Et si je parle, et si j’ai parlé pour la nuit ? Si c’est le refus ? Si jamais ces mains ne doivent étreindre les miennes, si ces lèvres rouges ?… Doutes âpres, doutes puissants, comme ils contractèrent mon être ! Je pus parler enfin :

« Oui … trop grande… votre remerciement payerait tous les périls et tous les dévouements !… »

Elle cessa de me regarder. La lèvre craintive sur la pâleur des dents, Sabine fut ma destinée même, elle résuma la Vie et Le Nirvana en ses grands cils abaissés. Je dis avec tremblement :

« Mon dévouement vous fait peur ?

— Il faudrait que je fusse bien peureuse, » fit-elle avec une légère ironie, mais une ironie très douce, presque tremblante !

Le doute continuait, la terreur de la perdre sur un coup de dés.

Je balbutiai au hasard :

« Ne voulez-vous pas que je vous suive toujours ?

— Toujours ?

— Oui, pour toute la vie ? »

Elle prit un grave visage : je me sentis évanouir. Mais il n’y avait plus à tergiverser : j’avais jeté les dés !

« Ne voulez-vous pas que je demande à votre père s’il me veut pour fils ? »

Le doute passa sur son visage. Puis, avec une charmante bravoure :

« Oui, demandez-le !

— Sabine, m’écriai-je, avec une joie presque pénible… Puis-je croire que vous m’aimez ?

— Et que pourriez-vous donc croire ? » — fit-elle, avec un peu de l’ironie revenue, de la tendre et bonne ironie.

Silhouette de bonheur, petit matin pluvieux, paradis de marécages ! Doucement j’avais pris la jolie main, doucement je l’avais attirée sur ma bouche.

Et je me sentais le maître du Monde.